Ionel Buse
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
De Heidegger à Eliade : deux philosophies mytho-poïétiques
From Heidegger to Eliade: Two Mythical-Poietical Philosophies
Abstract: Martin Heidegger and Mircea Eliade analyzed the soteriological function of the art as a form of poiesis. For them, the anamnesis does not stand for a mere memory of the divine, but for an integration of the individual into the destiny of the human being. The artistical poiesis expresses the unity of mythos and logos. It accomplishes the symbolic androgyny that unifies the invisible and the visible, the meeting between transcendence and human immanence.
Keywords: Poiesis; Man; Transcendence; Mythos; Logos.
Les parallèles établis entre la philosophie de Heidegger et les recherches d’anthropologie du sacré et d’histoire des religions de Mircea Eliade sont extrêmement rares. Les deux penseurs ne se sont jamais rencontrés. Il y a certaines considérations critiques de Mircea Eliade sur l’idée de l’historicisme de Heidegger, mais sont-elles suffisantes pour établir un dialogue entre leurs œuvres ?
L’une des rares études sur Heidegger et Eliade appartient à Sorin Alexandrescu qui nous propose une « rencontre virtuelle » et une « lecture croisée » des deux auteurs en partant principalement de deux notions fondamentales de leur pensée : l’être et le sacré.[1] Le plus souvent ils sont associés dans le contexte de leurs « sympathies » politiques des années Trente.[2]
Sur les chemins de la poésie
Nous avons choisi une grille de lecture « mytho-poïétique » qui renvoie surtout à la nécessité de la redécouverte de la pensée figurative ou poétique des deux penseurs du XXe siècle. En ce sens, nous nous proposons une interprétation qui mette en évidence la relation fondamentale entre le mythos et le logos, entre l’imaginaire et la rationalité, en partant de leurs considérations sur le poétique, pour Martin Heidegger, et sur le symbole et l’hiérophanie pour Mircea Eliade.
On peut commencer par un texte très connu de Martin Heidegger tiré de son livre Qu’appelle-t-on penser ? (Was heisst Denken ? – cours du semestre de l’hiver 1951-1952). Le texte nous semble suggestif dans la perspective de la pensée philosophique actuelle de l’imaginaire qui consiste à reconsidérer la relation entre mythos et logos :
« Μύθος est la requête qui touche tout l’être de l’homme à l’avance et radicalement, la requête qui nous fait penser à l’étant qui paraît, qui est. Λόγος dit la même chose. Μύθος et Λόγος n’entrent aucunement, comme le tout-venant de l’histoire de la philosophie le croit, dans une opposition due à la philosophie elle-même ; et précisément les premiers penseurs chez les Grecs (Parménide, fragment 8 ) emploient Μύθος et Λόγος dans le même sens. Μύθος et Λόγος ne s’écartent l’un de l’autre, ni s’opposent l’un à l’autre, que là où ni Μύθος ni Λόγος ne peuvent garder leur être primitif. C’est ce qui est déjà accompli dans Platon. C’est un préjugé de l’histoire et de la philosophie, hérité du rationalisme moderne sur la base du Platonisme, que de croire que le Μύθος ait été détruit par le Λόγος. Le religieux n’est jamais détruit par la logique, mais toujours uniquement par le fait que Dieu se retire ».[3]
Pourquoi Dieu se retire-t-il ? L’expression est très connue dans la tradition philosophique. L’une des réponses à cette question se trouve dans les textes de Heidegger sur la poésie. Le philosophe allemand découvre dans les années Trente la poésie dans le voisinage de la pensée. Heidegger est fasciné très tôt par la poésie et surtout par la poésie de Hölderlin. Il a consacré aussi des petites études à la poésie de Stefan George, Georg Trakl, Rainer Maria Rilke et René Char. Dans les années Soixante il a même eu des entrevues avec le poète Paul Celan, originaire de Roumanie et établi en France après la guerre. Les rencontres avec la poésie représentent ainsi une préoccupation constante du philosophe Martin Heidegger, même si certains de ses critiques voient dans ses réflexions sur les vers poétiques l’une des sources de son « nazisme » intellectuel.
Au-delà de ces exagérations idéologiques, on peut découvrir des idées remarquables sur l’origine et l’avenir de l’humanus. Dans son célèbre essai paru en 1951 et consacré à la poésie de Hölderlin, L’Homme habite en poète, Heidegger interprète l’habitation authentique de l’homme par la poésie. La poésie n’est pas entendue simplement comme une espèce de littérature. Les deux notions, poésie et habitation reçoivent des significations très différentes par rapport aux significations consacrées par la littérature, la sociologie ou l’anthropologie.
Le langage n’est pas compris comme un moyen d’expression qui « peut tomber au niveau d’un simple moyen de pression ».[4] Heidegger parle de l’être du langage qui renvoie à l’être d’une chose. Parler de l’intérieur du langage signifie écouter l’appel du langage : « la correspondance dans laquelle l’homme écoute vraiment l’appel du langage, c’est ce dire qui parle dans l’élément de la poésie ».[5] L’authenticité existentielle de l’homme est exprimée ainsi par l’habitation poétique à l’intérieur du langage.
Par les vers du Hölderlin Plein de mérites, mais en poète, / L’homme habite sur cette terre, Heidegger souligne la différence entre l’habitation extérieure et l’habitation intérieure de l’homme. Les mérites de l’homme sont des mérites essentiels s’ils expriment l’être de l’habitation. « Au contraire, ils ferment à l’habitation l’accès même de son être, dès lors qu’ils sont simplement recherchés et acquis pour eux-mêmes ».[6] L’habitation poétique est une habitation « sur cette terre » qui exprime l’être de la création poétique. Par conséquent « c’est la poésie qui tout d’abord conduit l’homme sur terre, à la terre, et qui le conduit ainsi dans l’habitation ».[7]
Tout en interprétant la poésie de Hölderlin, à un moment donné, Heidegger introduit un élément qu’on peut appeler « étrange » dans son herméneutique : le divin. Par l’habitation poétique sur la terre, l’homme peut dépasser « le climat de la pure peine » qu’il « s’efforce de mériter ». Comment peut-il dépasser ce climat ? Heidegger ajoute : « il est aussi permis à l’homme dans ce même climat, à partir de lui, à travers lui, d’élever le regard vers ceux du ciel »[8] ou vers les célestes (Zu den Himmlischen). « Élever le regard vers ceux du ciel » peut avoir une importance particulière dans l’interprétation de Heidegger. Le regard est exprimé par le mot « image ». Mais quelle image ? L’image reproductive a le rôle de reproduire l’aspect extérieur d’une chose. Elle est simplement une copie perceptive. Par rapport à celle-ci, l’image authentique représente l’invisible. Qui est l’invisible ? Le divin. Mais la dimension qui révèle le divin est le regard vers le ciel. « Le regard vers le haut mesure tout l’entre-deux du ciel et de la terre. Cet entre-deux est la mesure assignée à l’habitation de l’homme ».[9] L’entre-deux (l’intervalle) est l’œuvre du regard. La dimension est la mesure assurée par le regard vers le haut. Par le regard on exprime l’ouverture entre le ciel et la terre. « L’être de la Dimension est la mesure-et-assignation (Zumessung), rendue claire et ainsi mesurable, d’un bout à l’autre, de l’entre-deux… l’homme mesure la Dimension d’un bout à l’autre, alors qu’il se mesure à ceux du ciel…L’homme en tant qu’homme s’est toujours déjà rapporté à quelque chose de céleste et se mesure à lui ».[10] Par cette mesure, l’homme devient homme. Le regard vers les cieux redonne la présence de l’entre-deux dans une ouverture qui unifie le ciel et la terre. Dans cette ouverture l’homme exprime son être d’habiter sur la terre. L’image du regard est la poétique qui révèle le divin invisible dans les cieux visibles. Le poète est l’homme authentique qui mesure sa condition de mortel par rapport au divin. La création poétique est par excellence un acte de mesure. « Le poète ne fait œuvre de poésie que lorsqu’il prend la mesure : lorsqu’il dit les aspects du ciel de telle sorte qu’il se plie à ses apparences, comme à cette chose étrangère où Dieu inconnu se « délègue » ».[11]
Le regard vers les cieux pour révéler le divin, c’est l’origine de l’image poétique essentielle de l’existence de l’homme sur la terre. L’important, c’est le fait que les images poétiques ne sont pas « de simples fantaisies ou illusions, mais des imaginations en tant qu’inclusions visibles de l’étranger dans l’espace familier. Le dire poétique des images rassemble et unit en un seul verbe la clarté et les échos des phénomènes célestes, l’obscurité et le silence de l’étranger ».[12] Pour Heidegger, l’image poétique authentique est le regard qui exprime l’invisible par le visible. Le regard vers les cieux, tout comme l’image poétique, met en évidence l’intervalle de l’appropriation entre la terre et le ciel institué par l’homme en révélant les traces de l’invisible. La faculté qui exprime cette habitation poétique (habitation qui poétise) est l’imagination, comme faculté particulière qui exprime la modalité authentique d’être de l’homme. L’image poétique des cieux qui cachent l’invisible est à l’origine de toute la pensée. L’homme devient conscient de son existence par la force poétique de ce regard. Il devient conscient de soi-même dès le moment où il dépasse sa simple condition naturelle en regardant les cieux et par ceux-ci il a la révélation de l’invisible. Le seul étant qui peut regarder l’invisible sur la terre est l’homme, l’être mortel. Le sens de la mort de l’homme est exprimé par Heidegger dans un autre essai : « Seul l’homme meurt, il meurt continuellement, aussi longtemps qu’il séjourne sur terre, sous le ciel, devant les divins ».[13] L’homme meurt parce qu’il est le seul étant qui a la possibilité de « regarder » le divin. Martin Heidegger n’utilise pas le langage de la métaphysique ou de la théologie. Ses notions ont une détermination figurative. Regarder le divin « sur terre, sous le ciel » exprime l’idée d’une habitation poétique. L’homme devient religieux parce qu’il est à l’origine un être poétique. Le religieux est poétique dans la mesure où l’image poétique l’exprime. C’est le regard vers l’invisible qui lui révèle le destin de l’homme. Le religieux garde la « structure » poétique de son existence. L’accent tombe ainsi sur le regard, sur l’image. Par le « regard » vers les cieux il « regarde » le monde. Il regarde l’ascension. Regarder ne signifie pas voir quelque chose, mais regarder ce qui ne se voit pas. L’image de l’invisible lui apporte la conscience de l’existence de soi-même et du monde.
Révéler l’invisible signifie suivre les traces du divin. C’est le regard – image qui suit ses traces. Heidegger nous rappelle que pour les Grecs anciens, la notion du regard est différente de l’origine de la notion moderne du regard. Le regard n’est pas une activité subjective de représenter quelque chose, une activité orientée vers les objets.[14] C’est la modalité par laquelle un homme nous regarde et va à notre rencontre pour nous accueillir.[15] Les animaux nous voient mais ils ne nous regardent pas. Mais quelle est la modalité par laquelle les dieux nous regardent ? Les dieux des Grecs ne sont pas des personnes qui dominent le monde. Les dieux nous regardent parce qu’ils nous accueillent et nous parlent par l’intermédiaire de la parole mythique comme poièsis. La poièsis est l’apparition du regard du divin dans le regard de l’homme. Il relate par la parole du mythe l’apparition de l’invisible dans le visible.
Du poème au symbolisme religieux
Apparemment, par rapport à Mircea Eliade, Martin Heidegger n’est pas intéressé par le problème du symbole religieux. Ses interprétations sur le divin n’ont pas comme origine la religion, mais la poésie. D’ailleurs, la religion (dans ses formes évoluées, comme la théologie) est considérée comme une variante de la métaphysique. Il retourne à Parménide et aux ontologies présocratiques en accusant la métaphysique de l’« oubli de l’être ». Mircea Eliade lui aussi s’occupe dans ses études d’anthropologie du sacré, surtout des religions archaïques. C’est l’un des motifs pour lesquels Daniel Dubuisson dans un sens nihiliste considère que les œuvres des deux auteurs sont des ontologies primitives et par conséquent, antidémocratiques, antilibérales, totalitaires : « Cette facile confusion, écrit-il, (primitif ou présocratique = ontique) s’appuie toujours sur la conviction naïve qu’il y eut des paroles premières et que ces dernières possédaient une valeur incomparable dont le sens a été perdu depuis lors ».[16] Le problème n’est pas de nier les valeurs de la modernité, mais de dévoiler les dérapages de la rationalité identitaire (par l’ « oubli de l’être ») et de retrouver l’authenticité de l’humanus.
Pour établir un certain parallélisme entre les interprétations de Heidegger sur le poétique et les études d’Eliade sur le symbole religieux, bien que Heidegger refuse l’apport de l’anthropologie, il est ici nécessaire de faire appel aux considérations de Gilbert Durand et de Gaston Bachelard sur l’imaginaire. La perspective de Gilbert Durand est une perspective anthropologique d’origine structuraliste, mais elle peut nous aider dans notre effort d’interpréter le sens ascensionnel de l’image. Selon Gilbert Durand, le commencement de n’importe quelle création humaine est gouverné par une fonction fantastique de l’esprit. L’espace, et non pas le temps, est la structure a priori de cette fonction. L’imagination est d’abord une imagination spatiale. Par l’espace, la fonction fantastique de l’esprit s’oppose au devenir, au temps, à la mort. L’espace imaginaire est plus large que l’espace perceptif. La représentation de l’espace est reliée à l’image visuelle. En partant de Piaget, Gilbert Durand nous propose trois propriétés de l’espace imaginaire ou fantastique : l’ocularité, la profondeur et l’ubiquité de l’image. Dans son étude sur l’ocularité, il met en évidence le caractère topologique fondamental de l’image. L’image est créatrice de l’espace. Le regard vers les cieux exprime en même temps une vision ascendante de l’homme. Gilbert Durand, en suivant sa théorie du trajet anthropologique, dans le « Régime diurne de l’imaginaire », parle d’un schéma ascensionnel, l’archétype du monde ouranien de l’esprit. Il souligne que la plupart des recherches de psychologie et psychiatrie mettent en évidence la constante octogonale qui commande la perception visuelle pure. Les schèmes axiomatiques de la verticalisation par la dominante du réflexe postural de l’homme subordonnent la perception visuelle. L’ascension est déterminée ainsi par la perception visuelle qui est fondamentale pour la représentation de l’espace. En citant Gaston Bachelard, le philosophe de la rêverie, Gilbert Durand écrit que l’outil fondamental par excellence est l’aile. En ce sens Gaston Bachelard a créé une ptéropsychologie où convergent l’aile, l’ascension, la flèche, la pureté et la lumière[17]. D’un autre côté, dans ses considérations sur le « Régime nocturne de l’imaginaire » par le symbolisme de la descendance, l’anthropologue français exprime la polarité et l’unité de l’esprit.
Selon Mircea Eliade, n’importe quel symbolisme de l’ascension est relié à la signification religieuse du ciel. « La simple contemplation de la voûte céleste provoque dans la conscience primitive une expérience religieuse… Une telle contemplation équivaut à une révélation. Le ciel se révèle tel qu’il est en réalité : infini transcendant. La voûte céleste est par excellence « tout autre chose que la vue qui représente l’homme et son espace vital ».[18] Tout comme Martin Heidegger, Mircea Eliade souligne le fait qu’il serait une grave erreur de rationaliser dans le sens aristotélicien du terme la relation de l’homme avec la transcendance. « La catégorie transcendantale de la hauteur, du supra-terrestre, de l’infini, se révèle à l’homme tout entier, à son intelligence comme à son âme ».[19] Mircea Eliade conteste plusieurs fois n’importe quelle rationalisation du symbole. L’expérience religieuse n’est pas incompatible a priori avec l’intelligibilité. On ne peut pas voir dans le symbolisme solaire, par exemple, seulement les origines de la rationalité moderne. Le ciel est l’espace des hiérophanies du transcendant, mais on ne peut pas réduire les hiérophanies du transcendant aux symboles ouraniens. Le symbolisme lunaire est aussi présent dans les hiérophanies archaïques. Toutes les hiérophanies cosmiques sont les expressions symboliques de la complémentarité de deux régimes de l’imaginaire diurne et nocturne de l’esprit. D’ailleurs Mircea Eliade parle d’une fonction unificatrice du symbole religieux et de l’hiérophanie par l’idée du transcendant. « À la limite, un objet qui devient un symbole tend à coïncider avec le Tout, de même que l’hiérophanie tend à incorporer le sacré dans sa totalité, à épuiser à elle seule toutes les manifestations de la sacralité ».[20] Le symbole n’est pas une simple annexe de l’homme : par l’expérience magico-religieuse, « l’homme devient lui-même un symbole »[21], écrit Eliade. Que signifie l’expression « l’homme devient lui-même un symbole » ? L’attribut ontologique fondamental de l’humanus pour Eliade est celui de symboliser. Symboliser signifie poétiser l’existence.
En ce sens, la fascination pour l’œuvre d’art est caractéristique aussi chez Mircea Eliade. L’écrivain Eliade suit les chemins du philosophe des symboles.[22] Comme auteur de prose fantastique, il considère que les scénarios narratifs du mythe se prolongent dans la littérature. En ce sens la littérature (la fille de la mythologie) nous transmet toujours un message sotériologique par un processus d’anamnèse archétypale.
Personnage mythologique célèbre, le modèle archétypal du créateur, du poète qui dompte la sauvagerie de la nature et de l’homme par le vers et la chanson, Orphée[23], est l’inspirateur d’une vaste littérature d’imagination dans laquelle les éléments mythiques participent à la représentation du sens de la vie et de la mort de l’homme. En ce sens, la création fantastique de Mircea Eliade abonde en éléments de nature orphique, mais la prose qui les exprime le mieux est Chez Denys, en sa cour[24] (1977). La nouvelle, considérée par l’auteur lui-même comme l’une de ses créations fantastiques les plus représentatives, nous propose un échange de rôles entre Orphée et Eurydice représentés ici par les personnages Adrian et Leana. Adrian est un poète qui devient amnésique à la suite d’un accident banal. Par conséquent, il perd le contact brut avec la réalité dans laquelle il avait vécu jusqu’à à ce moment-là, en passant dans un monde des signes et des symboles. Leana, chanteuse dans les cabarets bucarestois pendant l’Entre-deux-guerres, devient la porteuse du mythe parce que c’est elle qui chante au lieu d’Orphée. Elle exerce ainsi une fonction sacrée en apprivoisant les gens qui ont perdu le sens du mystère.
Selon les dires d’Adrian : « La poésie est plus qu’une technique mystique ou un instrument de connaissance. La poésie est une méthode politique par excellence, et, malheureusement, elle est la dernière méthode politique que nous avons sous la main ».[25] Le sens que l’auteur donne à la « politique » est, évidemment, le sens original du mot polis (cité). La poésie est l’espoir de survivance de la cité. Le poète est une sorte de prophète et de thaumaturge conscient de la mission politique du verbe lyrique. La poésie devient dans les conditions d’une société désacralisée, une sotériologie, une « parole » de salut.
La différence entre le poète et les autres est que le premier a la possibilité de les voir parce qu’il s’est éloigné de la contingence, car l’amnésie prépare une remémoration d’une identité archaïque. Un message divin lui aurait dit des choses d’une importance exceptionnelle, importantes non seulement pour nous, les artistes, les écrivains, ou, disons, l’élite, mais aussi pour tout homme vivant et intègre, pour tout homme qui « veut rester tel qu’il s’est rêvé lui-même de prime abord », tel qu’il a vécu peut-être à l’époque mythique, dans le monde de l’imaginaire archaïque, le monde des signes primordiaux : « nous attendons Orphée, nous attendons ce poète de génie dont le verbe obligera l’homme à s’ouvrir à l’Esprit. Autrement dit, qui précipitera la mutation à laquelle ont aspiré toutes les religions et toutes les philosophies du monde ».[26]
Figure de l’imaginaire, le jeu lui aussi révèle le mystère du salut par la création. Le théâtre en tant que forme du jeu remet en scène le mythe de la création et les rituels de la transcendance. « Seul le théâtre, grâce à sa qualité de rémanence de l’action, garde sa corrélation avec le jeu »[27]. Les scénarios d’Eliade renferment plusieurs thèmes et symboles qui renvoient à des sens mythiques. Par exemple, dans la nouvelle Uniformes de général, les costumes des acteurs (les uniformes de général), appartenant à l’univers de la création dramatique, sont des symboles de l’art et du genre ludique. Ils offrent la possibilité du travestissement et du changement d’identité, du passage au monde du spectacle, au-delà de l’histoire : « Tant que nous pourrons nous costumer et que nous pourrons interpréter, nous sommes sauvés ! », dira Ieronim dans la prose Incognito à Buchenwald.[28] Le vrai monde est le monde du spectacle – on peut y intervenir à tout instant par l’imagination, qui peut corriger ainsi la réalité, en nous sauvant de ses lois, parfois dramatiques. Modifiant les données de la réalité, le créateur devient un démiurge dans le monde de la fantaisie poétique, produit de l’imagination-jeu. La réalité acquiert d’autres dimensions dans la lumière du jeu-spectacle qui renvoie au monde de l’au-delà, à l’invisible, en anticipant la révélation de la mort.
Le théâtre comme jeu-spectacle sert à dévoiler par des archétypes et symboles la nécessité du retour à l’Être, tombé dans l’oubli du monde moderne. Des éléments insignifiants, ou de petits accidents de l’histoire, ont contribué à la naissance des peuples et des civilisations. On comprend aisément en ce sens que, selon Eliade, l’Esprit Universel puisse prendre corps en toute chose, même insignifiante. Ce qui est important, c’est que l’homme soit à même de le révéler par l’anamnèse. L’auteur suggère par la relation jeu – mythe – mystère la récupération du sacré par le jeu-spectacle, où la fonction rituelle aurait un rôle essentiel pour la communication avec la création originaire de l’illo tempore. Les spectateurs doivent récupérer par l’initiation le sens caché du jeu auquel participent les acteurs.
En guise de conclusion
On peut remarquer avec Sorin Alexandrescu que « Heidegger et Eliade partagent ce souci sur l’avenir d’une certaine société traditionnelle européenne, menacée par la politique, la technologie et l’oubli de l’être, d’une manière encore plus dure après la guerre qu’auparavant ».[29]
Dans sa célèbre Lettre sur l’« humanisme », Heidegger explique pourquoi il doit renoncer au terme d’humanisme pour redécouvrir l’humanus. Renoncer au mot « humanisme » ne signifie pas un acte inhumain ou illogique. Il y a le préjugé logiciste selon lequel la « seule rigueur » de la pensée est la logique. Mais la logique ne signifie pas le logos.[30] La logique comprend la pensée comme la représentation de l’étant par l’intermédiaire de la généralité du concept. Non pas tout système logique pose la question de l’essence du logos. La rationalité transformée en logique n’est plus la pensée de l’être. Logos et mythos sont à l’origine la même chose, souligne Heidegger. Ses interprétations sur la poésie montrent une origine commune de la pensée et de la poésie : le poièsis de l’humanus, la révélation de l’invisible en visible par l’image-regard du divin.
Bien que Martin Heidegger refuse toute anthropologie, son idée sur la révélation de l’invisible dans le visible est très proche de la conception de Mircea Eliade sur la structure et la fonction du symbole religieux. Martin Heidegger exprime, dans la perspective phénoménologique, l’idée selon laquelle la conscience imaginative révèle l’« objet » invisible qui se retire, le divin. Cet invisible révélé en/ dans le visible est plus qu’un noème. En invoquant de nouveau la pensée présocratique, Heidegger considère que pour Parménide le poème ne se sépare pas du noème par rapport à Platon qui les sépare au profit du noème. L’imagination qui fait paraître l’absence dans un objet visible est une imagination, on peut dire, poématique. En ce sens, l’objet visible même n’est plus noématique, mais poématique, parce que, par l’intermédiaire de l’imagination, il unifie la noèse avec le noème. Si la métaphysique est l’oubli de l’être, la poésie dans le sens de poièsis, est une anamnèse originelle du retrait du divin.
Pour le philosophe allemand, la poésie (dans le sens de Hölderlin) exprime une sorte d’anamnèse du divin. La poésie signifie tout art (tout art peut se ramener à Dichtung), parce que tout art a un rapport essentiel avec la parole, tant qu’elle fait venir l’étant dans l’ouvert, dit Heidegger. Pour Eliade le symbole religieux garde la propriété poématique de refléter l’invisible dans le visible, le sacré dans le profane, ce qui implique pour toute conscience religieuse une anamnèse du divin. La littérature (la « fille de la mythologie ») a elle aussi un rôle d’anamnèse.
Ainsi, les deux penseurs mettent-ils en valeur la fonction sotériologique de l’art dans le sens du poièsis. L’anamnèse ne signifie pas un simple rappel du divin, mais une intégration de l’homme dans son destin d’être humanus. Poièsis exprime l’unité du mythos et du logos. Elle est l’intervalle de l’androgynie symbolique qui unifie l’invisible et le visible dans l’image-regard ascensionnelle de la transcendance qui descend pour accueillir l’homme. Poièsis est à l’origine de toutes les créations fondamentales de l’homme, de l’imaginaire et de la pensée : l’art, la religion, la philosophie, la science et la technique. Même si elles sont différentes comme manifestations de la « fonction fantastique de l’esprit », comme écrit Durand, elles gardent le même destin de l’humanus. Les dérapages identitaires de ces productions de l’homme ont toujours besoin d’une anamnèse, d’un retour en arrière, au fondement même de leur apparition au monde, à l’unité poïétique du mythos et du logos.
Bibliographie
Alexandrescu, S., « L’Être et le sacré. Lectures croisées de Heidegger et d’Eliade », in Mircea Eliade et la pensée mythique, Symbolon nr. 4, s. la dir. de Ionel Buse et Jean-Jacques Wunenburger, Centre Mircea Eliade de l’Université de Craiova et L’Institut de Recherches Philosophique, Université Lyon 3, Editions Universitaires, Lyon, 2008.
Buse, I., Métamorphoses du symbole. Figure de l’imaginaire dans la prose fantastique de Mircea Eliade, Ed. Dacia, Cluj, 2004.
Durand, G., Structurile antropologice ale imaginarului, Ed. Univers Enciclopedic, Bucarest, 2000.
Eliade, M., Istoria credintelor şi ideilor religioase, vol. II, Ed. Stiintifică, Bucarest, 1992 ; – Traité d’histoire des religions, Payot, Paris, 1996 ; Integrala prozei fantastice, vol. II, Ed. Moldova, Iasi, 1994.
Heidegger, M., Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, Paris, 1992 ; – Parmenide, Humanitas, Bucarest, 2001 ; – Essais et conférences, Gallimard, 2006.
Huizinga, J., Homo ludens, Ed. Univers, Bucarest, 1978.
Notes
[1] Sorin Alexandrescu, « L’Être et le sacré. Lectures croisées de Heidegger et d’Eliade », in Mircea Eliade et la pensée mythique, Symbolon nr. 4, s. la dir. de Ionel Buse et Jean-Jacques Wunenburger, Centre Mircea Eliade de l’Université de Craiova et L’Institut de Recherches Philosophique, Université Lyon 3, Editions Universitaires, Lyon, 2008.
[2] Voir Daniel Dubuisson, Mythologies du XXe siècle, Presse Universitaires de Lille, 1994. Il y a aussi des apologètes bizarres de Martin Heidegger qui culpabilisent Eliade ayant comme but de déculpabiliser Heidegger.
[4] Martin Heidegger, « …L’homme habite en poète… », in Essais et conférences, Gallimard, 2006, p. 227.
[17] Gilbert Durand, Structurile antropologice ale imaginarului (Les structures anthropologiques de l’imaginaire), Ed. Univers Enciclopedic, Bucarest, 2000, p. 132.
[22] Voir Ionel Buse, Métamorphoses du symbole. Figure de l’imaginaire dans la prose fantastique de Mircea Eliade, Ed. Dacia, Cluj, 2004.
[23] Voir aussi Mircea Eliade, « Mythes d’Orphée », in Istoria credintelor si ideilor religioase (Histoire des croyances et des idées religieuses), vol. II, Ed. Stiintifica, Bucarest, 1992, pp. 167-180.