Georges Fréris
Université Aristote de Thessalonique, Grèce
freris@frl.auth.gr
Du genre conventionnel au texte multigénérique
From the conventional gender to the multigeneric text
Abstract: Since today the upheaval of the values plays a dominating role in aesthetic reception, the confusion between culture et divertissement, between the ideological commitment and intimate revelation is bound to be problematical. The demonstration of this crisis is more perceptible in the authors educated by the «classical» culture and less in representatives of the new mouvements who perpetuated the influence of the image culture and live the culture of consumption. The sociopolitical facts and the new lifestyle that technology imposes, call upon the author to draw away from the rules, to breach them, and create new expressive forms whereby the traditional elements get mixed to give birth to a new genetics, one of the liquefaction of the gender for the sake of the text released by the theoretical ploys.
Keywords: gender(s); avant-gard; literary genetic; reader; poetic creation; expressive form; literature conventional.
« Persister à s’occuper des genres peut paraître de nos jours un passe-temps oiseux sinon anachronique. Chacun sait qu’il en existait ballades, odes et sonnets, tragédies et comédies, du bon temps des classiques ; mais aujourd’hui ? Même les genres du XIXe siècle, qui ne sont pas pourtant plus tout à fait des genres à nos yeux, poésie, roman, semblent se désagréger, tout au moins dans la littérature ‘qui compte’. Comme l’écrivait Maurice Blanchot d’un écrivain moderne, Hermann Broch : ‘Il a subi, comme bien d’autres écrivains de son temps, cette pression impétueuse de la littérature qui ne souffre plus la distinction des genres et veut briser les limites’ ». C’est par ces termes que commence Tzvetan Todorov, son article « L’origine des genres ». Et dans le cadre de la théorie littéraire, concernant les fortunes et infortunes des genres littéraires en Europe, il importe de nous demander comment ces faits, ces phénomènes littéraires se réalisent. Par la notion « fait ou phénomène littéraire » nous entendons le texte littéraire, c’est-à-dire le contexte et son public, mais aussi ce qui l’a précédé et ce qui suit, soit sa réception. Ce qui suppose un commencement et une différenciation progressive à travers l’histoire littéraire. Bien sûr nous n’avons pas l’intention, dans le cadre restreint de cette communication, de décrire l’évolution des genres littéraires, mais d’essayer d’expliquer tout ce qu’on entend par genre conventionnel et texte multigénérique, deux notions clés, qui touchent soit la forme et les statuts de l’énonciation du texte, soit celui de l’auteur et de l’œuvre, sans oublier l’importance de l’organisation thématique et stylistique du texte.
Βien sûr quand on parle de littérature on pense à l’écriture, la littérature orale étant depuis longtemps disparue de notre diversité géographique et culturelle européenne, et que même la notion de littérature populaire, utilisée comme contrepoids à celle de la littérature savante, renvoie à nos jours à une écriture, qui bien qu’elle découle de l’oralité historico-culturelle, elle s’exprime par la forme écrite. Si bien qu’il semble que la parole écrite, le verbe, soit le soutien ou le masque qui exprime toute forme spirituelle, intellectuelle ou autre de toute société, de toute époque.
Or, partant du fait que de la réception prend source toute forme, que tout genre naît de ce que son créateur et son lecteur connaissent et conçoivent comme critère générique, il est bien simple que la diversité soit la règle par excellence de la littérature, puisque ses frontières n’ont jamais été considérées comme un ensemble de textes homogènes. La division tripartite (mode lyrique, épique et dramatique) attribuée à Aristote n’a pas seulement instauré une conception à peu près commune de la littérature, elle est devenue le principal point de repère de ses territoires, lui désignant et assignant des tâches typologiques caractéristiques, que chaque époque ou toute tendance et courant changeait, transformait. Ainsi au fil des années, la notion du genre a fini par désigner non pas une catégorie descriptive, mais un indicateur, déterminant ce qui avait été requis dans un type de discours donné. Ce qui a fini par créer un classement de frontières assez précises entre types de discours, supposés infranchissables, pratique assez tôt mise en doute, considérant les genres des catégories artificielles – conventionnelles par les théoriciens de chaque école – et après Croce on a fini par comprendre que les œuvres littéraires ne doivent pas être groupés par genres car elles se fondent sur l’expression individuelle et unique de la nature, autrement dit qu’il n’est pas nécessaire qu’ils existent pour qu’ils opèrent. Le genre, soutiendra Antoine Compagnon, est une «généralité intermédiaire».
Cette pratique conventionnelle de la catégorisation des genres, qui visait et continue à viser à l’unicité de la littérature – indépendamment de la culture d’origine, n’est pas tout à fait rejetée par la poétique moderne qui elle, cherche les critères logiques de cette typologie conventionnelle, qui veut voir derrière les textes englobés et schématisés en genres conventionnels, si ceux-ci sont littéraires, qui veut discerner si les propriétés et le fonctionnement de ces textes est dû à leur catégorisation. Ces questions majeures, ont été renforcées par des critères pragmatico-structuraux, c’est-à-dire qu’on tient compte de la structure de l’œuvre et des comportements que lui correspondent (statut de l’énonciateur, structure temporelle) ou par des critères purement esthétiques ou comme une expression d’une certaine attitude envers le monde, devenant ainsi une catégorie métaphysico-existentielle. L’essentiel réside dans la pluralité des relations qui peuvent unir l’écriture à un genre. Ce classement typologique varie en ce qui concerne le degré de généralité, si bien que se pose toujours la question de la subordination de la division des genres, non plus selon la subdivision conventionnelle : genre lyrique, épique, dramatique, mais par des rapports de hiérarchie qui ne sont jamais complets, ni conséquents. Le genre se présente donc, sous la forme d’une sous-catégorie, comme un phénomène plus limité appartenant à un phénomène plus vaste, chaque catégorie comportant des caractéristiques irréductibles, ce qui nous conduit à un premier point, que la fonction typologique des genres littéraires implique la recherche littéraire et la vie littéraire à une certaine typologie.
Devant cet impasse typologique, la linguistique a déplacé le centre d’intérêt vers des pratiques langagières où l’analyse du discours a permis de distinguer des « genres de discours » à un nombre indéfini, puisqu’ils révèlent de situations humaines très diverses, évoluant et se renouvelant toujours, sans pour autant oublier la fonction esthétique qui permet à tout discours de se distinguer de la diversité poétique. Jadis, le genre était une étape d’identification intermédiaire, entre la reconnaissance de l’individuel et l’attestation de la littérature comme institution sociale. « Dans la littérature savante occidentale, soutient Jean-Marie Schaeffer, du moins depuis la Renaissance, la différenciation générique de plus en plus marquée doit permettre à chaque auteur de déterminer le lieu littéraire que l’œuvre qu’il crée doit et peut occuper dans le système littéraire historique ». Formulée par Bakhtine la théorie des genres du discours, a mieux saisi sa portée universelle, parce qu’elle caractérisait toute pratique langagière, et les genres deviennent archétypes du discours littéraire, fixés dans la tradition, codifiés, dotés de caractéristiques distincts et identifiables.
La conséquence de cette conception fut que le genre littéraire se manifeste non pas par l’ensemble des textes admis, mais par l’analyse de textes particuliers, pour énumérer une série de traits pertinents pour un genre donné. Pour le roman p.ex., on étudie Pantagruel et Don Quichotte, Madame Bovary et Les Frères Karamazov, A la recherche du temps perdu et Ulysse, L’étranger et Modification, c’est-à-dire que le genre devint une simple liste de propriétés, une somme de caractères, dont «la transgression générique» peut être vue comme un cas parmi d’autres de modulation de genre, historiquement marqué, bien adapté à notre conception de l’invention, cas particulier d’une dynamique générique à l’œuvre dans tout mouvement conscient d’écriture, depuis la reprise anachronique chez Malraux ou le contrepoint hagiographique de Saint-Genet de Sartre, jusqu’à la vaste hésitation entre essai et roman qui nourrit La Recherche de Proust. Le débat engagé devint philosophique et selon Michał Głowiński le mode d’être des genres littéraires serait de les comparer à la grammaire, conçue comme un ensemble de facteurs conditionnant toute communication linguistique. Les genres littéraires constituent une sorte de « grammaire de la littérature », puisque :
1. comme la grammaire ne se laisse pas réduire à l’énoncé grammaticalement correct, le genre ne se laisse pas non plus ramener au texte perçu comme sa réalisation ;
2. l’étendue d’un système des genres est en principe plus restreinte que celle d’un système grammatical, qui englobe tous les énoncés corrects formulés en une langue donnée, alors qu’un système des genres ne doit pas nécessairement englober tous les énoncés reconnus pour littéraires à une époque donnée ;
3. le système grammatical en tant que catégorie « relative à la langue » et le système des genres, se rapportant à la sphère des discours, sont conçus comme « une grammaire du discours », et l’on peut concevoir que comme on parle grammaticalement sans être conscient des règles de grammaire, de même on peut soumettre son discours aux règles d’un genre sans dessein préconçu. Bien sûr le système des genres fonctionne plus consciemment, ce qui permet de distinguer les genres littéraires des genres du discours, le système générique historique constituant un coefficient très important;
4. le système des genres porte toujours un certain degré ou potentiel de normativité, souvent dû aux circonstances historiques. Cet aspect normatif spécifique, toujours latent, diffère du système grammatical sur deux points : il ne définit pas d’avance tous les énoncés qualifiés de littéraires et il est toujours le résultat d’un ensemble de directives;
5. les directives ne sont pas des indications incohérentes ; elles découlent d’une culture, d’une mentalité, d’une mode et supposent que leur application engendrera un nouveau texte littéraire bien cohérent, un texte bien reconnaissable du patrimoine générique et lors de la réception une lecture cohérente; toute dérivation des normes le rend une exemption, un cas particulier. Exemple, le sonnet. S’il n’est pas composé de 14 vers, il est exclu;
6. plus un genre est diversifié intérieurement, plus il est complexe dans ses réalisations textuelles et exige un caractère général plus ample pour être identifiable, si bien qu’on impose de nouveau des critères, sinon formels, souvent narratifs ;
7. ces normes narratives constituent un ensemble de phénomènes de choix libres qui donnent des dimensions bien distinctes des autres genres littéraires ; ainsi le roman est subdivisé selon le critère du narrateur (roman à la 1ère, 2ème ou 3ème personne), selon le thème narratif (roman sentimental, historique, de fiction, d’adolescence, etc.), selon les moyens techniques employés (roman épistolaire, humoristique, policier et autres) ;
A ces critères il faut prendre en considération l’évolution historique de chaque aire littéraire, à son appartenance à une culture nationale ou autre concrète, c’est-à-dire que le genre subit des changements selon les besoins sociaux-esthétiques et non pas selon les besoins expressifs de l’identité personnelle. Dans ce cas nous avons des genres qui appartiennent ou sont cultivés par une aire langagière ; comme le « haïku », le « rebetiko », poème-chanson grec ou encore le nombre des syllabes de vers nationaux qui proviennent de l’oralité culturelle d’une société etc.
Tous ces éléments créent un vaste champ libre où un certain type de genre peut changer, peut s’enrichir, se transformer. Le geste de classification ; doit accepter un principe d’hétérogénéité car les objets taxinomiques des arts n’obéissent ni à la clôture ni à la hiérarchie nette des classes biologiques.C’est ainsi qu’au roman se sont introduits au cours du temps des éléments hétérogènes, comme l’essai, le poème, l’article politique, le dialogue philosophique, la dimension érotique, policière, humoristique, la narration linéaire ou polyphonique, tant d’éléments qui ont apporté des changements au roman, mais celui-ci a continué à être le roman. Car le système des genres littéraires, bien plus que le système du discours, a la possibilité par sa nature et son étendue de changer en fonction de plusieurs facteurs, admis ou acceptés pour une période donnée. Cette possibilité de facteurs variables et invariants des genres littéraires démontre d’une part que l’identification du genre littéraire n’est pas une affaire du hasard ni de contingence, mais une nécessité de survie pour le genre littéraire, ce qui l’oblige de se soumettre à un certain nombre de sous-systèmes relativement indépendants ; d’autre part, elle souligne que ce jeu d’éléments variants et invariables est l’essence même de la littérature, fondée avant tout sur la fiction, exprimée par des expressions socialement contrôlées et permettant une communication avec d’autres conventions littéraires, comme le style, la thématique, la versification qui à leur tour subordonnent les genres littéraires.
Ainsi conçus l’évolution du système des genres littéraires, il semble, qu’à l’ère actuelle où le monde vit et constate le bouleversement des valeurs traditionnelles, voire conventionnelles, la réception esthétique dans le domaine littéraire soit directement visée. La littérature subit, elle aussi, les conséquences de cette transformation, y compris le système des genres littéraires. Passion du général et refus de l’abstrait, le plaisir générique suppose une incarnation ; c’est aussi un sentiment structural par excellence : on ne reconnaît pas nécessairement un objet parce qu’on l’a déjà vu, mais parce que l’on possède la conscience de la règle et de la généralité ; des ressemblances et des différances. Cette transformation ne date pas de nos jours. Elle est le résultat d’une série d’événements sociaux-politiques et culturels, dont le plus important à notre avis est la confusion entre culture et divertissement, confusion de longue date mais dont l’impact de l’audiovisuel l’a imposée comme règle générale. Si bien qu’on ne peut qu’admettre le concept de Tz. Todorov que «chaque type de discours qualifié habituellement de littéraire a des ‘parents’ non littéraires qui lui sont plus proches que tout autre type de discours ‘littéraire’». Appliquant ce principe au système des genres, il est clair que les genres littéraires aujourd’hui ont plus de «parenté» avec des éléments non littéraires.
La manifestation de cette crise est évidente dans tous les genres conventionnels (dramatiques, lyriques, épiques) et varie selon et dans l’histoire de l’évolution sociale et des impacts que celle-ci reçoit. Le texte littéraire devient un espace dialogique complexe où le lecteur, peut-être lassé des textes conventionnels littéraires ou incapable par son éducation moderne et métamoderne de saisir, de découvrir la littérarité, cherche la nouveauté, tout comme il cherche un nouveau produit dans un supermarché ou un nouveau appareil technologique dans une grande surface. « C’est l’objet livre qui conditionne la perception des genres pour le lecteur, qui est d’abord un acheteur dans une librairie ou un emprunteur dans une bibliothèque » soutiendra Dominique Combe. Jadis un genre dramatique était facilement identifiable. Aujourd’hui par exemple, les pièces de Bergman avec un discours qui renvoie au langage télévisé, une structure qui utilise la vidéo et la division de l’œuvre en séquences cinématographiques, font penser à une pièce fondée sur les effets des multimédia et non plus au théâtre conventionnel; de même le théâtre de Dario Fo, est un amalgame des farces moyenâgeuses et des effets de la Comedia dell’ arte, sur un fond thématique et un discours contemporain.
L’identification du genre de ces textes n’équivaut pas à la capacité de formuler ce qui constitue les particularités d’un genre donné et de définir conceptuellement ses traits spécifiques; elle relève d’un savoir-faire pratique qui fait partie de la lecture. Car la lecture, elle aussi, détermine le genre. Combien de nos amis ne nous répondent-ils pas, quand on leur suggère de lire une œuvre, par la phrase devenue classique: «Je l’ai vu à la télé»? Mais le genre situe le texte que l’on lit par rapport à une tradition sans pour autant le lui soumettre entièrement. C’est ainsi qu’aujourd’hui les genres littéraires offrent toute une gamme de possibilités, plutôt que de se borner à un modèle unique. Exemple, les best-seller, type La Vie sexuelle de Catherine M. ou Eloge des femmes mûres, où les bifurcations allant de l’autobiographie à l’autofiction, de la contre-hagiographie à l’essai, situent les promesses du récit érotique vers une méditation sur la coïncidence de l’individu avec lui-même. La perception générique se pense ici comme ailleurs en termes d’attentes et d’ajustements progressifs. C’est la raison pour laquelle le roman actuel ne se contente plus à la simple narration, mais très souvent, à part les dessins ou les photos intégrés au texte, le lecteur y trouve des cartes, des documents, des passages de journaux intimes, des poèmes, des dessins, sans mentionner l’impact du discours télévisé et cinématographique, le mélange des sous-catégories, les changements de distribution, les effets de compensation, les transferts de fonction entre roman et autobiographie, l’effusion du lyrisme, la transformation du rapport d’inclusion de l’autobiographie et des mémoires ou encore l’insertion des genres « vulgaires ».
Les événements sociaux-politiques et le nouveau mode de vie que la technologie imposent, obligent l’écrivain actuel de s’écarter des règles conventionnelles, de les dépasser, de les violer, de créer de nouvelles formes expressives où fusionnent les éléments traditionnels pour donner naissance à une nouvelle génétique, celle de la liquidation du genre au profit du texte, au profit d’une littérarité affranchie de ses carcans théoriques. Cet aspect «avant-gardiste» convient parfaitement au public actuel de la mondialisation qui constate et découvre, ainsi, une certaine diversité artistique et esthétique par le mélange des genres, le «consolant» de la monotonie de l’expression unique de la vie quotidienne. « Le but du poète est de plaire selon les règles de son art », disait Pierre Corneille, ce qui amena Gérard Genette à réévaluer l’idée de « convenance » en termes empiriques, rappelant que la valeur absolue réside à se conformer – dans un esprit aristotélicien et au fond relativiste – au génie propre du genre, c’est-à-dire d’ « être topique », comique en comédie, copieux en description. Si bien qu’on comprend pourquoi Averroès de Borges est incapable de comprendre les notions de tragédie et de comédie : chaque époque découpe, selon sa mentalité, l’espace littéraire et conçoit différemment le système des genres littéraires. Les genres donc, forment la carte et la mémoire du système littéraire de chaque époque. Ils conservent la tradition et permettent de déchiffrer leur capacité éventuelle, en accentuant le rapport entre le passé et l’avenir.