Matthieu Dubois
Université Catholique de Louvain, Belgique
matthieu.dubois@hotmail.com
De l’expérience pathétique de la fiction visuelle à la lecture des signes littéraires
Analyse de The Matrix et d’Avatar à partir de Michel Henry /
From the Pathetic Experience of Movie Fiction to the Reading of Literary Signs
An interpretation of The Matrix and Avatar movies based on Michel Henry
Abstract: The analysis of the works’ structure in The Matrix and Avatar reveals a similar question about the identity of the subject, which is based on the phenomenological concept of “flesh” defined by Michel Henry. So these two films develop an aesthetic of “resonance”, which means that the visual processing of their diegetic universe operates the passage from hero’s initiation to the spectator’s. The reason is that the pathetic experience of fiction enables an exchange between the audience and the characters that builds a community of affectivities. Furthermore, the initiation, which the viewer is invited to, is precisely reading – decoding and deciphering world’s signs.
Keywords: Film analysis; The Matrix; Avatar; Phenomenology; Michel Henry; Literary reading.
Si l’on s’interroge sur la place réservée actuellement à la littérature, il apparaît que celle-ci partage de plus en plus le monde culturel avec les formes d’art et les modes d’expression liés à l’audio-visuel, dont l’expansion galopante institue une importante rupture épistémologique. Ainsi, au monde du papier et de l’encre, qui nécessite un acte intentionnel – la lecture – pour être goûté, succède celui de l’image animée, dont la réception est davantage vécue sur le mode d’une passivité première – le visionnage. Le cinéma représente en ce sens un adversaire redoutable pour les livres, car le développement des effets visuels numériques, fascinants, rend plus austère l’exigence d’un travail de construction de sens requis par l’écrit.
On ne peut que souligner l’influence grandissante d’une culture de films dits à « grand spectacle » qui imprègne les mentalités. En particulier, la science-fiction connaît un essor et une popularité remarquables, et illustre le fait que le septième art se propose de montrer ce qui est du domaine de l’imaginaire. On voit, ainsi, se profiler une séparation entre l’« ordre analogique », auquel les livres appartiennent, dont les mots ne donnent rien à voir mais à imaginer, et le « numérique », qui rend visible la pure virtualité de la fiction. De ce point de vue, les productions The Matrix[1] et Avatar[2] représentent deux étapes significatives de ce progrès technique, emblématiques de l’affirmation de l’image aux dépens du texte. Ces deux films ont permis de repousser les limites du cinéma, au point d’avoir modelé durablement l’esthétique contemporaine pour le premier, et d’avoir ouvert à une innovation technologique révolutionnaire pour le second. Bien qu’ils aient été projetés à dix années d’intervalle, l’analyse de leurs intrigues révèle une structure et des motifs similaires, qui les apparentent sur le plan de la réflexion. Lors même qu’ils sont considérés comme mineurs parce qu’ils s’inscrivent dans une approche de la scénographie typique d’Hollywood, tous deux puisent dans l’amélioration des effets visuels[3], paradoxalement, la possibilité de révéler à quel point le contexte culturel dans lequel ils s’inscrivent est problématique. Brouillant les notions de « réalité » et d’« identité », ils interrogent de façon brûlante la condition humaine, présente et future, de sorte qu’ils ouvrent à une entente essentielle avec la lecture littéraire.
Afin de déployer autant que possible le sens de leur vision, nous établirons tout d’abord les correspondances entre les deux œuvres sur le plan de leur construction formelle, de manière à souligner leur approche problématique, similaire, de la constitution de l’identité des personnages. La complexité de leur questionnement s’éclairera sous l’angle de la « phénoménologie de la Vie », développée par Michel Henry, pour qui la réalité se pose en termes de rencontre entre le monde et la « chair » de l’être. Ainsi, toutes deux élaborent une esthétique de la « résonance », au sens où le traitement visuel de leur récit conduit à une expérience éminemment pathétique de la fiction : celle-ci permet l’échange entre personnage et spectateur sur le mode d’une communion d’affectivités, dont l’enjeu est le passage de l’initiation narrative de l’un à l’initiation ludique de l’autre.
1. Le questionnement identitaire
The Matrix remet en cause, de façon radicale, le fondement même de la « réalité », dont la valeur expérientielle est déniée. La réalité est substituée, à l’insu du sujet, par une structure virtuelle qui la copie de façon parfaitement illusoire, de sorte que tout rapport avec elle, médiatisé, s’en trouve faussé. Le héros, Néo, découvre alors que ce qu’il prenait au départ pour le réel, le monde phénoménal donné à ses sens, se révèle une gigantesque simulation, qui dissimule la vérité insupportable d’un futur où l’humanité se trouve asservie par des machines. Avatar met en scène la découverte d’une culture extra-terrestre sur une autre planète, qui vit en harmonie avec la nature environnante, ce qui permet au héros, Jake Sully, de découvrir une forme d’animisme. L’histoire s’articule autour de la confrontation entre cette culture et les colons terriens qui, attirés par l’exploitation des ressources naturelles de la planète, ne la croient constituée que d’autochtones agressifs. Le premier est un film noir de science-fiction, qui brasse une multitude de références culturelles et fonctionne sur un symbolisme souvent énigmatique[4] ; le second s’inscrit dans la tradition des « planet opera »[5], dont la dimension épique participe d’un rapport solaire à l’héroïsme, s’articulant principalement sur la mise en valeur d’une culture imaginaire dans ses dimensions artistique et langagière.
Au-delà de ces divergences génériques, l’analyse de la structure narrative des intrigues filmiques souligne toutefois des convergences notables. Tous deux mettent en scène un personnage clef, nanti d’une destinée singulière, qui, pour s’accomplir, parcourt les différentes étapes d’une initiation qui aboutit à l’accession de son statut héroïque. Le trajet du héros est similaire : il subit d’abord une sorte de renaissance, manifestée par une rupture avec son ancienne existence, qui lui permet de reconstruire un être-au-monde différent. Une fois la coupure réalisée, les deux films progressent sur la base d’une dualité des éléments diégétiques, laquelle se repère pour le traitement de l’espace et du temps.
Du point de vue de la catégorie de l’espace, The Matrix sépare distinctement le monde réel du monde virtuel, nommé « la matrice », immense représentation numérique du monde de la fin du XXe siècle, dans lequel Néo avance dans les étapes de son initiation. Conscient de ce mensonge constitutif de la matrice, il y développe des aptitudes hors du commun – des pouvoirs spécifiques – qui le rendent maître progressivement de ses lois ; tandis que le « réel », découvert après la déchirure de l’illusion, devient le nouveau lieu de référence, qui ré-établit une échelle de normativité. Dans le premier espace, le héros est capable d’introduire du jeu, et dans le second, il doit se confronter à une réalité plus rugueuse, manifestée par la pesanteur irréductible et les limites de son corps, auxquelles il doit naturellement se soumettre. Cette binarité dynamise l’ensemble du récit, car les personnages passent d’un monde à l’autre ; elle est redoublée par une accentuation colorimétrique spécifique : une tonalité verte pour la matrice et une tonalité bleutée pour le réel.
Dans Avatar, la séparation est moins radicale entre le monde vécu par le véritable corps du héros, Jake Sully, paraplégique, et l’environnement exploré par l’intermédiaire d’un corps de substitution, un « avatar », qui lui donne l’apparence d’un autochtone Na’vi. Il s’agit de la même planète, appelée Pandora, mais ils constituent deux habitats coexistant et strictement séparés. Le passage de l’un à l’autre est signifié par le changement d’apparence corporelle de Jake, dont la conscience passe de son corps humain, originaire, à son avatar, doté d’une peau bleue et de capacités physiques supérieures – ne fût-ce que par l’usage qu’il retrouve de ses jambes. La frontière entre les deux espaces est délimitée par l’atmosphère, car l’air de Pandora est irrespirable pour les êtres humains, qui se retrouvent alors dans un environnement confiné, matérialisé par des bâtiments clos, des armures et des masques à gaz ; tandis que les Na’vis évoluent librement à l’extérieur, dans les arbres et les airs[6].
Le passage d’un espace à l’autre est assuré dans les deux cas par un même procédé, qui est celui de la connexion. Les êtres humains libérés de la matrice peuvent y retourner grâce à une prise qui se branche au niveau de leur crâne, par laquelle ils réintègrent une représentation virtuelle d’eux-mêmes ; et le passage de la conscience du corps humain vers le corps d’un avatar s’effectue par un scanner, qui établit une « connexion » à distance. Une structure en chiasme s’établit à partir de cette connexion. En effet, le monde réel, éprouvé par le corps du héros[7] et dont l’expérience sensible est véritable, est un monde clos, étouffant, avec des limites qui compensent la qualification héroïque vécue dans le monde second. Dans le premier film, les personnages évoluent dans un vaisseau, et la dernière ville de l’humanité est souterraine : il y a donc une nette séparation avec l’extérieur, perçu de façon restreinte par la vitre du cockpit du vaisseau. En contrepartie, le monde illusoire de la matrice, monde intérieur et mental, est un espace caractérisé par son ouverture : les personnages se déplacent librement dans les rues d’une mégalopole aux limites indéfinies, s’y battent de façon surhumaine, utilisent des véhicules, rencontrent des individus de tous les horizons. Dans le second film, le monde réel est un espace hermétique pour assurer la survie des êtres humains contre l’atmosphère délétère de la planète ; tandis que l’environnement extérieur, exploré par le truchement d’un corps commandé à distance, se caractérise par la libération des contingences physiques : montagnes en apesanteur, corps résistants qui autorisent des chutes spectaculaires et des déplacements acrobatiques, capables en outre d’entrer en communication intime avec les autres espèces, sur le mode d’un élargissement de la conscience subjective.
Du point de vue de la catégorie du temps, une séparation dichotomique analogue, qui se superpose à l’espace, apparaît également. Le temps de référence, celui de la « réalité », représente un temps linéaire où les événements n’affectent que le développement de l’intrigue générale, soit la lutte des rebelles face aux machines, soit la lutte des humains contre les Na’vis. En revanche, le temps lié à l’espace de la matrice ou de Pandora est un temps spiralaire, propre à l’accession d’un statut héroïque : soit un temps d’initiation. Ce dernier combine une dimension linéaire et une dimension cyclique – les deux personnages principaux progressent dans la maîtrise de leurs pouvoirs en monnayant une répétition de leurs gestes et de leurs efforts. Ces étapes répétitives sont vécues comme autant d’échecs préalables à leur accomplissement personnel, et organisent une dynamique complexe pour élever toujours plus haut les personnages, parfois malgré eux. En ce sens, le temps de l’initiation est plus épanouissant et plus enrichissant que le temps du « réel », de l’ordre de l’immobilité.
La densité des deux productions repose sur ce mécanisme duel, qui met en scène l’expérience d’un vécu multiple, dont les aspects complémentaires, en se combinant, donnent l’impression d’une plus grande profondeur de la narration et d’une durée plus étendue de l’œuvre. La progression initiatique des héros est d’autant plus valorisée qu’il y a en contrepartie un temps de référence, plus « statique », qui permet d’en donner une certaine mesure et en souligne la qualité dynamique.
Or, cette bipolarité diégétique se fonde sur l’ambivalence de l’apparaître phénoménologique du monde. Aussi les frontières qui permettent de distinguer réalités secondes et monde ontologiquement « vrai » sont-elles brouillées, ce qui disqualifie toute condition de possibilité d’un « en-soi » du monde phénoménal. Si les deux films n’abordent pas le problème sous l’angle d’une schizoïdie pathologique, c’est parce que c’est la réalité elle-même qui génère cette tension. Celle-ci – définie du point de vue de la phénoménologie par l’expérience que l’on peut en faire – échappe irréductiblement à une saisie empirique assurée, puisqu’elle se révèle protéiforme : le sujet subit la révélation abrupte de ce que Michel Collot définit par la « structure d’horizon » du monde. Celle-ci implique « l’idée d’une transcendance inépuisable de la chose »[8], car toute chose dispose d’un horizon interne, c’est-à-dire d’une part d’invisibilité constitutive, liée au fait qu’on ne peut posséder simultanément tous les points de vue sur cette chose et qu’autrui en a au moins un, irréductiblement singulier. En ce sens, le monde peut se révéler radicalement autre à tout moment. Ainsi Néo, suite au pacte faustien conclu avec Morpheus, s’éveille brutalement de la pièce sombre dans laquelle il se trouve pour se retrouver immergé dans un liquide visqueux, nu, à l’intérieur d’un récipient translucide, accroché à une gigantesque pile. Et Jake Sully, s’endormant dans le caisson hermétique du scanner, s’éveille en un éclair dans un corps étranger devenu le sien – ne réintégrant le premier que par le biais du sommeil.
Dès lors que l’expérience empirique de l’extériorité n’est plus susceptible de fonder une connaissance assurée du monde, c’est l’identité même du sujet qui menace de se révéler pure vacuité. Si le monde se révèle double, tel que le thématisent les deux films avec une extension du Soi par le truchement d’une liaison technique, alors les conditions d’expérience du monde, au fondement de la constitution du Soi, sont mises radicalement en doute. La question qu’ils posent rejoint alors celle de la tradition phénoménologique : de quoi puis-je être certain ?
2. La rencontre du monde et la chair
Suite à l’analyse des éléments formels de The Matrix et d’Avatar, il apparaît que tous deux explorent, par les voies de l’imaginaire propres à la science-fiction, les limites de l’identité. Le premier interroge la viabilité de la rencontre avec autrui, dont les conditions de possibilité sont posées comme nécessairement virtuelles pour la plupart des individus : quel degré de réalité lui accorder si ce n’est pas vraiment un Soi qui est présent mais son image ? Pour le second, c’est la possibilité d’un corps identitaire qui est mise en doute : est-il possible que le Soi d’un sujet puisse changer de corps, et dans ce cas, est-ce toujours le même Soi ?
Face à ce questionnement, la pensée phénoménologique de Michel Henry s’avère éclairante, grâce à sa distinction fondamentale du corps et de la « chair », qui lui permet de contourner les problèmes rencontrés par la phénoménologie classique en fondant une « phénoménologie de la Vie ». La théorisation henryenne d’une « chair », nécessaire pour comprendre la relation entre un Soi et le monde, redonne au corps une importance capitale, car tout être vivant s’avère irréductiblement un être incarné, dont la vie dépend d’une venue dans une « chair » invisible. Tout individu est donc un être sentant, qui jouit et souffre de la vie, dans le pathos irréductible d’une existence qui est la trace même de cette « chair » :
L’incarnation consiste dans le fait d’avoir une chair – davantage peut-être : d’être chair. Des êtres incarnés ne sont donc pas des corps inertes qui ne sentent et n’éprouvent rien, n’ayant conscience ni d’eux-mêmes ni des choses. Des êtres incarnés sont des êtres souffrants, traversés par le désir et la crainte, ressentant toute la série des impressions liées à la chair parce que constitutives de sa substance – une substance impressionnelle donc, commençant et finissant avec ce qu’elle éprouve.[9]
Cette ambivalence constitutive, pour tout sujet, d’être à la fois corps et chair, c’est-à-dire constitué d’un organisme biologique « objectif », et d’un « corps invisible »[10] (en tant que pouvoir donné par la vie de faire l’expérience du monde), permet de résoudre certaines difficultés conceptuelles rencontrées dans l’univers fictionnel des deux œuvres.
Si le corps représente l’élément que la tradition reconnaît comme permettant de définir les limites du réel et de l’illusion, la matrice des frères Wachowsky ne constitue qu’un univers irréel. Il n’y a pas, de fait, de partage d’un même espace par des corps véritables, lesquels sont privés de leur liberté originaire – celle de se mouvoir, de rencontrer autrui, de sentir, jouir et souffrir le monde. La matrice constitue une structure « mentale », en ce sens que toute rencontre y est purement désincarnée. Est-ce à dire, pourtant, comme Néo semble le découvrir à la lumière de sa renaissance, que tous les souvenirs de son existence passée dans la matrice ne sont pas vrais ? Difficile de le croire, car il y a une rupture entre le vécu du corps et celui de la conscience, le premier occulté totalement par le second absorbé dans la virtualité de la matrice. Cette occultation n’est possible que si la chair est présupposée rattachée à la conscience plutôt qu’au corps. Dès lors, le paradoxe des souvenirs de Néo trouve une explication : tous « irréels », ses souvenirs n’en sont pas moins vrais, car vécus sur le plan de la sensation, donc de la chair, ayant joui ou souffert de son existence, malgré l’ignorance de la posture réelle de son corps. En outre, si Néo a confondu le monde virtuel et le réel, c’est aussi parce que sa conscience revêt dans la matrice l’apparence d’un corps. La chair demeure donc nécessairement reliée à un apparaître identitaire corporel, qui réaffirme l’impossibilité d’un dualisme du corps et de l’esprit soulignée par Michel Henry. Car, pour lui, l’expérience du monde, d’ordre éminemment auto-affective, renvoie :
[…] d’un corps sensible mondain, objet du monde, à un corps d’un tout autre ordre : un corps transcendantal pourvu de ces pouvoirs fondamentaux de voir, de sentir, de toucher, d’entendre, de mouvoir et de se mouvoir, et défini par eux. Corps « transcendantal » parce que condition de possibilité du corps senti, mondain. Corps sentant et non plus senti, donnant et non plus donné, un corps qui donne le monde et l’ensemble des corps sentis en lui – notre propre corps par conséquent comme corps de ce qui est lui aussi senti dans le monde, parmi les autres corps mondains. Un corps-sujet, opposé à un corps-objet dont il est la condition.[11]
Dans l’œuvre de Cameron, la rencontre entre le héros et le peuple Na’vi est ontologiquement faussée, puisque sa réalité charnelle passe par l’outil biotechnologique d’un avatar : Jake Sully ne rencontre pas réellement les autochtones, lors même que son « corps identitaire » demeure présent dans un caisson où il se réveille systématiquement – de sorte que son avatar se révèle un simple habitacle de tissus organiques, privé de chair propre. Or, si la chair est liée à un Soi, dont elle est la manifestation intrinsèque, le héros, qu’il ait intégré son corps ou celui de son avatar, demeure le même personnage, comme si le corps ne constituait qu’une enveloppe matérielle. Cette postulation n’est pas invraisemblable, puisque Michel Henry rattache le « moi » à la chair et non au corps :
La génération de la chair qui est la nôtre est strictement parallèle à celle de notre Soi transcendantal qui fait chaque fois de nous ce « moi » ou cet « ego » que nous sommes. Ou plutôt il s’agit là d’une seule et même génération. La génération du vivant dans la Vie est celle de notre Soi transcendantal dans l’Archi-Soi de la Vie absolue – dans son Verbe – et, identiquement, celle de notre propre chair dans l’Archi-Chair de ce Verbe.[12]
Ainsi, il est posé également que la chair soit rattachée à la conscience. Toutefois, le film n’est pas sans aborder les limites de cette vision, en soulignant parfois les changements de personnalité liés à l’expérience d’un changement de corps : le revirement identitaire du héros qui choisit d’appartenir au peuple Na’vi, est imputable en partie au fait d’avoir recouvré dans le corps de son avatar la pleine possession des pouvoirs originels de son vrai corps, tel qu’il était avant la paralysie.
Le concept de « chair » fournit donc d’une part le cadre conceptuel nécessaire à assurer la cohérence des deux narrations – même incarné dans un corps autre que le sien, Jake Sully demeure identiquement lui-même ; même désincarné dans la matrice, Néo vit une vie tout aussi valable que dans le réel – et d’autre part l’arrière-plan sur lequel les enjeux de leur fiction se détachent. Le contact avec la matrice ou la planète Pandora demeure de l’ordre du pathos, lors même que ces deux espaces se conçoivent comme « non-réels », ce qui confère à leur expérience une valeur constructive indéniable. Car toute expérience affective détient une vérité irréductible, originaire, par-delà la négation de la réalité « phénoménale », au sens où il s’agit d’expérience de vie. Pour Michel Henry, en effet, la « vie » s’éprouve elle-même dans son pathos :
[…] c’est une Affectivité originaire et pure, une Affectivité que nous appelons transcendantale pare que c’est elle en effet qui rend possible le s’éprouver soi-même sans distance dans le subir inexorable et la passivité insurmontable d’une passion. C’est dans cette Affectivité et comme Affectivité que s’accomplit l’auto-révélation de la vie. L’Affectivité originaire est la matière phénoménologique de l’auto-révélation qui constitue l’essence de la vie.[13]
Si la matrice se révèle aux yeux de Néo comme lieu virtuel, sans odeurs, ni saveurs, ni couleurs, ni textures, ni goûts, ni sons véritables, parce que codifiés informatiquement, il n’en est pas moins en demeure de faire l’épreuve pathétique de ce code, puisqu’il se révèle à lui dans un apparaître tout aussi originaire que l’apparaître qui caractérise les éléments du réel. Pour Jake Sully, la planète Pandora représente le lieu d’une initiation à une hyperesthésie, qui lui permet progressivement de mieux s’incarner dans son avatar, démultipliée par le lien charnel que son avatar peut former avec d’autres formes de vivant : la chair de sa monture peut devenir sa propre chair, dans un contact tout aussi immédiat et infrangible.
Ainsi donc, ce que The Matrix et Avatar, à travers la remise en question de l’évidence de l’apparaître du monde empirique, interrogent fondamentalement, c’est l’être-au-monde. En cela, ils rejoignent l’analyse phénoménologique de Michel Henry. La vérité n’est donc pas à chercher du côté de conditions de possibilité matérielle du monde, mais dans la vie elle-même, la sensation, laquelle donne accès à cette certitude absolue : celle d’être un Soi vivant. Aussi la jouissance et la souffrance, que leur mode de manifestation soit virtuel ou réel, signifient-elles irréductiblement les limites et la qualité de la condition humaine.
3. Une esthétique de la résonance
Au-delà de ce qui concerne la cohérence du discours narratif propre à la trame des deux productions, l’importance du concept de « chair » se mesure également à un niveau poétique, permettant de définir l’esthétique novatrice qui les sous-tend. Leur structure binaire, tant au niveau de l’espace que du temps, met en valeur, au niveau visuel, un monde second articulé au réel. Celui-ci constitue un espace narratif où la fiction peut s’avouer et s’exprimer librement en termes d’images cinématographiques. Bien qu’explorés par un corps de substitution, ce qui détermine leur caractère faux, ces environnements s’inscrivent comme les lieux où l’œuvre se donne à voir, paradoxalement, de manière plus « charnelle » que dans le « réel », c’est-à-dire selon une esthétisation plus particulièrement accentuée, qui la donne pleinement à jouir pour le spectateur.
The Matrix, en particulier, a libéré les mouvements de caméra et les effets visuels d’une doxa réaliste, jusqu’alors dominante, pour mieux goûter les images. On rappellera de ce point de vue le célèbre plan caractéristique de l’œuvre, où la caméra tourne autour du héros alors qu’il évite les balles de son adversaire – plan qui opère