Philippe Walter
Université de Grenoble 3, France
philippe.walter@u-grenoble3.fr
Dame Abonde et les revenants
dans le Roman de la Rose (XIIIe siècle) /
Becoming a revenant according to The Romance of the Rose.
Abstract: The word “revenant” does not exist in Medieval French. One speaks of “spirit”, thus suggesting that the disembodiment (the absence of carnal envelope) is characteristic of this entity composed of breath and air. Anyone can certainly become a spirit after one’s death but can also become one from one’s birth. Certain children are endowed with such powers in accordance with their rank of siblings (one must be the last born in the series of 3 or of 7). This belief has survived in witchcraft (le marcou). The paper will look at the conditions of the pneumatic life of the revenant, the nature of his skin and his aerial powers, paying more attention to the persistence of the beliefs in various geographical places in Europe and Africa as well as in various periods.
Keywords: Medieval Literature; The Romance of the Rose; Witchcraft; Journey of the soul; Werewolf; Sabbath.
Chacun peut devenir un revenant après sa mort, une fois que l’âme a quitté le corps et erre dans l’univers, mais il peut aussi l’être dès sa naissance. Pour cela, il faut au moins trois conditions : naître au bon moment dans la famille, savoir enlever ou retourner sa peau, bien connaître les caractéristiques magiques des jours de la semaine. On examinera ici les conditions concrètes de la vie pneumatique du revenant, la nature de sa peau et de ses pouvoirs aériens en étant attentif à la permanence de ces croyances dans plusieurs espaces géographiques d’Europe et d’Afrique sur plusieurs époques.
Un texte de la deuxième moitié du XIIIe siècle (datant d’environ 1277) extrait du Roman de la Rose de Jean de Meung fournit un portrait idéal du revenant médiéval. La première partie de cette œuvre due à Guillaume de Lorris (composée vers 1240) est un poème allégorique dont le thème principal est un art d’aimer conforme à l’esprit courtois initié par les troubadours.[1] L’œuvre se conclut abruptement sur la fragile conquête de la Rose par le poète-amant. En continuant ce roman plus de trente ans après sa composition, Jean de Meung réalise une véritable somme du savoir encyclopédique de son temps. Il oriente l’imaginaire amoureux de Guillaume de Lorris vers un rationalisme inspiré.[2] Il y insère divers développements à caractère didactique. Après l’évocation de l’alchimie, des corps célestes (astres et planètes), des phénomènes météorologiques (intempéries, inondations, arc-en-ciel, etc.), ce sont les problèmes d’optique qui sont traités (miroirs, loupes, lunettes) ainsi que les anomalies de la vision. S’enchaînent les questions relatives aux rêves et hallucinations, au somnambulisme et aux revenants. Le roman évoque alors les voyages aériens de certaines créatures fantastiques :
Dont mainte gent par leurs folies
Cuident estre par nuit estries,
Erranz avoecques Dame Abonde,
Et dient que par tout le monde
Li tierz enfant de nacion
Sont de ceste condicion,
Qu’ils vont .iij. foiz en la semaine
Si com destinee les maine.
Et par touz ces hostels se boutent
Ne cles ne barres ne redoutent
Ainz s’en entrent par les fendaces,
Par chatieres et par crevaces ;
Et se partent des cors les ames
Et vont avoec les bonnes dames
Par lieus forains et par maisons,
Et le pruevent par tels raisons
Car les diversitez veües
Ne sont pas en leur liz venues
Ainz sont leur ames qui labeurent
Et parmi le monde s’en queurent.[3]
La question des revenants accède au domaine de la littérature didactique et non plus seulement à la fiction.[4]Elle était probablement déjà l’objet de débats cléricaux depuis que l’aristotélisme[5] avait pénétré, dès la fin du XIIe siècle, dans les universités grâce à des traductions arabo-latines puis gréco-latines. Une nouvelle forme de rationalisme s’attaquait aux croyances et superstitions anciennes, largement répandues dans le peuple[6] et même chez les intellectuels. Les revenants existent-ils vraiment ? Dans son œuvre, Jean de Meung impose les figures allégoriques de Raison et Nature qui occupent le premier plan. Il dénonce les idées fausses répandues dans les mentalités populaires et défend une approche critique (c’est-à-dire non mythique) des phénomènes qu’il traite et en particulier celui des revenants. Une telle approche permet d’opposer la mentalité populaire (traditionnelle) qui s’est maintenue dans le folklore moderne et la réflexion des intellectuels empreinte de rationalisme.
Dame Abonde
Les plus anciennes mentions de Dame Abonde se trouvent chez l’évêque de Paris, Guillaume d’Auvergne (1180-1249), comme l’a bien noté E. Langlois.[7] On trouve dans son ouvrage l’explication de l’étymologie de son nom (Abonde apporte l’abondance dans les foyers) ainsi que l’évocation du rituel propitiatoire (un repas nocturne) lié à cette « dame de la nuit ».[8] La tradition semble bien être en relation avec des cultes de fertilité remontant aux antiques civilisations agro-pastorales.[9] Elle rejoint des cultes animistes[10] qui ont heurté la vision chrétienne du cosmos et de l’homme. Longtemps tolérée, elle fut combattue par l’Eglise qui instaura l’Inquisition et décréta la chasse aux sorcières vers la fin du Moyen Age.
Le culte lié à dame Abonde rejoint à la fois l’importante tradition des cohortes nocturnes[11] ou Mesnie Hellequin[12] ainsi que les chevauchées des sorcières au moment de leur sabbat. De nombreux textes sur ces chevauchées nocturnes ont été rassemblés par Du Cange dans son dictionnaire.[13] Dame Abonde en est l’une des guides en concurrence avec Diane, Hérodiade ou Holde. Raoul de Presles parle de « la mesgnee de Hellequin, de dame Habonde et des esperis qu’ils appellent fees ».[14] Jean de Meung emploie à propos d’Abonde l’expression de « bonnes dames ». Guillaume d’Auvergne parlait aussi de dominas ou dominas nocturnas, autant de désignations traditionnelles des créatures féeriques. Dans le Jeu de la Feuillée, contemporain du Roman de la Rose, les bonnes dames ne sont autres que les fées.
C’est donc bien la croyance au « double », bien remise en évidence par C. Lecouteux à propos des créatures féeriques,[15] qui articule l’ensemble de ces traditions. Le corps et l’âme possèdent une existence à la fois conjointe et autonome, l’âme (notre alter ego) pouvant temporairement (ou définitivement, lors de la mort) se séparer du corps. Les fées ne seraient alors que des âmes errantes, formes dédoublées de corps momentanément (ou définitivement) perdus. Le témoignage de Jean de Meung accrédite très clairement cette théorie.
Le septième fils (ou la septième fille)
Il existe une croyance traditionnelle largement attestée dans de nombreux pays d’Europe (Allemagne, France, Pays-Bas, Iles Britanniques) : le septième garçon d’une fratrie où il n’y a aucune fille est appelé « marcou » c’est-à-dire sorcier. Selon une étymologie populaire, il porte ce nom parce qu’il a des « marques au cou » (ou parfois sur une autre partie du corps). Cette marque est parfois une fleur de lys car, selon une ancienne tradition étudiée par l’historien Marc Bloch (1886-1944), les anciens rois de France (mais aussi ceux d’Angleterre) passaient pour guérir une maladie appelée les écrouelles ; il s’agissait d’abcès et tumeurs au cou. Le jour de son sacre, le roi de France touchait le cou des malades et pouvait parfois les guérir.[16] L’Eglise expliquait que ce pouvoir venait d’un saint nommé Marcou qui avait transmis ce pouvoir de guérison à toute la lignée des rois de France. Le sorcier possédait ainsi le même pouvoir que le roi, à moins que ce soit l’inverse et qu’on ait attribué aux rois un antique pouvoir de sorciers et qu’on ait christianisé son origine pour le rendre politiquement correct. Par la médiation de saint Marcou, il s’agissait à la fois de donner une origine divine au pouvoir de guérison et donc de transformer la magie profane en miracle. Le roi guérisseur pouvait ainsi légitimer son pouvoir sur les hommes grâce à une autorité de droit divin. C’est Dieu en personne qui agissait à travers lui. A l’évidence, le pouvoir surnaturel du sorcier concurrence celui du roi (qui est aussi celui de l’Eglise). Il est facile de comprendre alors pourquoi l’Eglise combattit de ce fait la sorcellerie. Elle était à la fois un déni de religion et un déni du pouvoir royal.
Le marcou peut aussi être une fille. En Bretagne ou en Angleterre, l’aînée de sept filles (sans aucun garçon né après elle) possède le don de sorcellerie. Elle est aussi prédisposée au somnambulisme. Pour les tsiganes, le septième fils est un bon guérisseur et la septième fille est douée pour dire la bonne aventure. Un roman tsigane (La Septième fille de Mateo Maximoff) reprend les mêmes données. Une sorcière sur le point de mourir veut confier ses dons à une jeune fille qui est la septième fille d’une septième fille. Une curieuse loi se révèle alors : « Pour rendre heureux un être, il faut qu’elle en détruise un autre ». Ailleurs, en Roumanie, le septième enfant est destiné à devenir vampire.[17] Le lien entre sorcellerie et revenants devient patent.
Dans le monde anglo-saxon, la croyance au pouvoir magique du septième fils est aujourd’hui perpétuée par la littérature fantastique. Selon la tradition populaire, le septième fils d’un septième fils est supposé posséder des pouvoirs magiques de guérison. Il est aussi censé devenir sorcier ou posséder un don de clairvoyance. Orson Scott Card (cycle des chroniques d’Alfin le Faiseur) a écrit un cycle de romans dont le premier s’intitule Le septième fils et date de 1987. C’est l’histoire d’une famille américaine pauvre et avec de nombreux enfants durant la conquête de l’Ouest. Elle cherche un nouvel endroit où s’établir. La mère est enceinte d’un septième fils d’un septième fils. Un garçon nommé Alfin doit normalement recevoir des pouvoirs fabuleux. Et c’est effectivement le cas, Alvin est doté de pouvoirs particulièrement puissants, c’est un « Faiseur ». En 1988, une chanson d’Iron Maiden a été tirée de cette histoire :
Here they stand brothers them all
All the sons divided they’d fall
Here await the birth of the son
The seventh, the heavenly, the chosen one
Here the birth from an unbroken line
Born the healer the seventh, his time
Unknowingly blessed and as his life unfolds
Slowly unveiling the power he holds
Seventh son of a seventh son
Seventh son of a seventh son
Seventh son of a seventh son
Seventh son of a seventh son.[18]
Une autre chanson de Willie Dixon chanté par Johnny Rivers évoque « The seventh son ».
Everybody talkin’ ’bout the seventh son
In the whole wide world there is only one
And I’m the one, I’m the one
I’m the one, I’m the one
The one they call the seventh son
I can tell your future, it will come to pass
I can do things to you make your heart feel glad
Look in the sky, predict the rain
Tell when a woman’s got another man
I’m the one, oh I’m the one
I’m the one, I’m the one
The one they call the seventh son.[19]
Un roman pour adolescents de Joseph Delaney, L’apprenti épouvanteur raconte l’histoire de Thomas qui voit et entend ce que le commun des mortels ne perçoit pas. Il devient l’apprenti de l’Épouvanteur. Ce maître très exigeant le teste dès la première nuit en l’enfermant dans une maison hantée… un autre roman d’Anthony Horowitz (L’île des sorciers) raconte l’histoire du jeune David envoyé dans une pension où se pratique la magie noire: vaudou, sorcellerie. Il apprend qu’il est le septième fils d’un septième fils et qu’il est donc un élu de la magie noire. Il devra faire son apprentissage pour lutter contre un rival secret. On croirait lire l’histoire de Harry Potter.[20]
Le Roman de la Rose n’évoque que le troisième enfant d’une série de trois mais il est évident que le motif fait aussi écho à de nombreux contes populaires ou c’est toujours le troisième frère qui réussit là où les deux aînés ont échoué. Ce dernier-né possède des dons particuliers. En regardant attentivement son itinéraire, on s’aperçoit qu’il est confronté à des épreuves qui supposent souvent un pouvoir magique, comme dans le conte dit du « Roi des poissons ». Ce conte sert de trame narrative au célèbre Conte du Graal de Chrétien de Troyes, le premier des romans du Graal au XIIe siècle.[21]
Le motif semble remonter à l’engendrement divin du héros tel qu’on le trouve par exemple dans la mythologie celtique. Le héros Cuchulainn a le statut de dernier-né ou d’enfant né le troisième : sa conception dure trois ans et nécessite trois gestations successives.[22]
Le vêtement-peau
Le mot « revenant » n’existe pas en français médiéval. On parle plus volontiers d’« esprit » suggérant ainsi sa désincarnation, c’est-à-dire son absence d’enveloppe charnelle et de peau. La caractéristique principale est que l’âme est faite de souffle et d’air.[23]On parle alors d’une nature pneumatique. Le lai de Marie de France intitulé « Bisclavret » raconte comment un mari se transforme en loup-garou à l’insu de tout le monde.[24] Il se rend régulièrement près d’une pierre creuse à côté d’un buisson. Il se déshabille et place ses vêtements sous le buisson. C’est alors qu’il devient loup-garou et se met à errer dans la campagne. En enlevant ses vêtements, il semble ôter sa peau, se désincarner. Il prend une forme inconsistante. Tout se passe comme si le vêtement était la véritable peau du revenant. D’ailleurs, en latin médiéval, le loup-garou se dit versipellis, celui (ou celle) qui retourne sa peau.[25]
On observera que le récit de l’homme qui enlève ses vêtements pour devenir loup-garou est en tous points comparable à celui de la femme céleste qui descend sur terre et enlève sa robe de plumes pour se baigner.[26] Les humains ne possèdent qu’un seul moyen de retenir sur terre la femme surnaturelle, c’est de s’emparer de leur habit de plumes et de ne leur rendre sous aucun prétexte. Le récit existe à de très nombreux exemplaires dans la littérature médiévale : on le trouve dans l’Edda où Wieland le forgeron et ses deux frères surprennent trois vierges au vêtement de cygne et leur volent leurs vêtements ; on le trouve aussi dans le lai de Graëlent[27] ou dans la légende du chevalier au cygne.[28]
Un autre lai de Marie de France (« Yonec ») présente un oiseau-garou ; c’est un être qui a aussi la capacité de changer de peau et qui peut alternativement avoir une forme humaine ou une forme d’oiseau. Un récit cachemirien de la même tradition indo-européenne permet de comprendre que cet oiseau est en réalité un vampire (ou un ogre).[29] Son meurtre par empalement (des tiges de fer ont été installées sur la fenêtre pour lui transpercer le corps lorsqu’il vient rendre visite à sa dame enfermée dans une tour) rappelle le rite bien connu d’élimination des vampires : on leur plante un pieu dans le cœur.[30] Chez les Yoruba, les sorciers et sorcières se métamorphosent la nuit en oiseaux au long bec recourbé ; ces oiseaux de proie se perchent sur le toit des maisons, non loin de leurs proies humaines. Devins et guérisseurs luttent contre les désordres engendrés par les maladies et la mort. Un bâton de fer, parfois avec une clochette surmontée d’un disque et de plusieurs oiseaux (parfois seize), leur sert d’exorcisme.
Cette nature pneumatique se retrouve également chez les sorcières qui peuvent voler dans les airs comme le rappelle Martin Le France au XVe siècle dans Le Champion des Dames :
Helas tu n’as parlé des masques :
Se ce sont varous ou luitons,
Se vont a pié ou sur bastons,
Se volent en l’air comme oysiaux[31] (livre IV, v. 17377 et suiv.)
J’entens des vielles cauquemares
Qui vont par rivieres et mares,
Champs et boys en mille manieres,
Et sont si soubtilles ouvrieres
Qu’elles entrent sans porte ouvrir.[32]
L’image des sorcières qui partent au sabbat juchées sur des manches à balais est célèbre.[33] Elle témoigne de la nature très particulière du corps des sorcières qui est immatériel et plus léger que l’air. A Oudewater aux Pays-Bas, dans la banlieue de Gouda, se trouve la Heksenhuis, une maison des sorcières qui est devenu aujourd’hui un musée de la sorcellerie. On y trouve une vieille balance aux sorcières (Heksenwaag) où l’on pesait, au Moyen Age, les femmes suspectées de sorcellerie. Celles qui étaient trop lourdes pour voler sur un balai obtenaient un certificat d’innocence (le dernier certificat délivré date de 1729). Les autres étaient brûlées. La femme, plus légère que l’air, ne pouvait pas avoir une nature corporelle normale. Elle avait une nature surnaturelle qui ne pouvait être que celle d’un esprit malfaisant, d’un fantôme ou d’un revenant.
Les trois jours hebdomadaires du revenant
Dans le Roman de la Rose, il est rappelé que le revenant manifeste ses pouvoirs trois jours dans la semaine. Cette vie intermittente du revenant qui dure trois jours par semaine est confirmée par le lai de « Bisclavret » où le loup-garou disparaît trois jours entiers chaque semaine (v. 25-26) Ni Marie de France ni Jean de Meung ne précisent quels sont ces trois jours. Ils étaient probablement trop connus à l’époque médiévale pour que cette précision apparaisse dans les textes mais cela n’est plus si évident de nos jours.
D’après le lai de « Bisclavret », on peut soupçonner qu’il s’agit de trois jours consécutifs. Il semble toutefois que le samedi fasse partie de la liste car c’est le jour du sabbat. On sait que Mélusine, ce jour-là, prend une forme animale (elle devient un serpent sur la moitié inférieure de son corps) et interdit à quiconque de la surprendre dans cette apparence. Le samedi est donc le jour de la « revenante » Mélusine. C’est le jour où elle reprend sa forme première de serpent et de poisson (car ce serpent se baigne).[34]
Le samedi est surtout connu pour être le jour de réunion des sorciers (le sabbat). Comme le loup-garou de Marie de France, les sorciers ont un double aspect : ils peuvent apparaître comme des personnes ordinaires mais, à certains jours, ils peuvent devenir des esprits qui hantent les airs et se rendent au sabbat en chevauchant un balai. En Roumanie, on pense que, le samedi, les âmes des morts reviennent chez elles, attendent un peu de nourriture puis repartent.[35] Sous leur forme maligne, les sorciers sont des démons et esprits aériens qui semblent avoir perdu leur enveloppe corporelle puisqu’ils voyagent dans les airs. Le vendredi passe aussi pour un jour de mauvais augure. On disait que si les sorciers et magiciens ne pouvaient accomplir de divination, les spectres et démons apparaissaient de préférence ce jour-là.[36]On s’interroge aussi sur l’interdiction médiévale et moderne de manger de la viande le vendredi. L’explication de l’Eglise paraît superficielle : il s’agirait de se souvenir de la passion du Christ et de se priver volontairement de cet aliment en mémoire de son sacrifice sur la croix. Une autre explication (bien plus païenne) pourrait se dissimuler sous cet interdit. Les revenants sont partout. Ils sont parmi nous et se nourrissent de chair humaine dans leurs sabbats (qui ont lieu le vendredi). Interdire la viande à tous les chrétiens le vendredi permet de détecter ceux qui transgressent cet interdit : ce seront nécessairement les sorciers cannibales, les vampires et les revenants. Le jeudi est aussi considéré en Europe comme un des jours du sabbat[37](on parle d’ailleurs de la « secte du jeudi »). Il faut s’abstenir de coudre ou de filer ce jour-là. On sait que les travaux du fil sont réservés aux fées filandières, divinités du destin comme les Parques, et qu’elles sont aussi des sorcières. Le filage, par son rythme alternatif, suppose un jeu avec le temps. Or, manipuler le temps peut être dangereux au moment où celui-ci a besoin de se reconstituer ou de se rénover. Le temps passe en effet par des périodes alternatives de destruction et de rénovation (aussi bien le temps annuel avec l’horloge des solstices, que le temps hebdomadaire avec le rythme de la semaine).
En Roumanie méridionale, c’est le jeudi qu’apparaît la Joimarita, femme hideuse et mauvaise, aussi grande qu’une meule de foin, possédant une tête énorme. C’est à la fois un monstre et un revenant. Elle apparaît le jour du Jeudi Saint pour surveiller les travaux de filage assurés par les femmes. Celles qui, le jeudi, n’ont pas filé tout leur chanvre, tout leur lin et toute leur laine sont impitoyablement punies (la Joimarita rompt les doigts de la fileuse, s’assoit à côté d’elle, file à toute allure puis cuit le fil et échaude la paresseuse.[38] Une jumelle mythique de la précédente (sainte Vendredi) joue exactement le même rôle le vendredi. Elle apparaît aux fileuses la nuit du vendredi ; elle les aide tout en voulant les punir et les faire brûler.[39] Il existait donc dans la tradition populaire des créatures comparables aux revenants qui étaient la personnification de certains jours de la semaine et qui punissaient les femmes qui n’avaient pas fini leur travail avant les jours critiques de la fin de semaine.
Les trois jours privilégiés des revenants sont justement la fin de la semaine : jeudi-vendredi-samedi. Ce sont des jours privilégiés pour l’errance des âmes. Elle ressemble à la Perchta austro-bavaroise.[40] Dans le calendrier chrétien, ces trois jours correspondent aux trois jours de la Passion du Christ au cours desquels les croyances et interdits relatifs aux revenants sont nombreux. Naître le jour du vendredi saint apporte des dons de clairvoyance et de guérisseur à l’enfant qui est destiné à devenir sorcier.[41] En Russie, on allume des feux le soir du samedi saint car il faut réchauffer les âmes des morts qui se lèvent et vont prier à l’église.[42]
Les trois jours hebdomadaires des revenants sont donc à replacer dans le cadre plus général des croyances au voyage intermittent des âmes que l’on pourrait retrouver dans l’ensemble de l’Eurasie. Peut-être faut-il également établir un rapport entre les sept jours de la semaine et le septième enfant d’une famille de sept garçons (ou la septième d’une famille de sept filles) dont le destin est de devenir sorcier ou sorcière.
Pour conclure, la mythologie des revenants relève du vieux fonds chamanique des civilisations et à des croyances relatives au voyage des âmes dont a bien parlé Mircea Eliade.[43] Sur ce point au moins, Le Roman de la Rose fait état de motifs mythiques qui s’inscrivent dans la longue durée de la civilisation européenne. Telle est bien l’importance de cet extrait du Roman de la Rose car le narrateur apporte un témoignage nuancé. Il reconnaît que la croyance aux revenants émane d’une voix populaire, collective et anonyme dérivant vers la superstition mais il propose en même temps une explication quasi anthropologique du phénomène en témoignant d’un souci de définition de l’irrationnel. Pour le narrateur, les pérégrinations nocturnes relèvent de l’activité onirique comprise traditionnellement comme une « extase », action d’être hors de soi, l’âme quittant provisoirement le corps pour voyager temporairement hors de lui. C’est l’expression même de la croyance chamanique.
Notes
[2] Badel, Pierre-Yves, « Raison “fille de Dieu” et le rationalisme de Jean de Meun », in Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, professeur à la Sorbonne, par ses collègues, ses élèves et ses amis, éd. Jean Charles Payen et Claude Régnier, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, 112), 1970, t. 1, p. 41-52.
[3] Jean de Meung, Le Roman de la Rose, éd. d’A. Strubel, Paris, Livre de Poche (Lettres gothiques), 1992, v. 18429-18448. Traduction (Ph. Walter) : « Bien des gens dans leur folie croient être des striges (sorcières) errant la nuit avec dame Abonde. Partout sur la terre, on raconte que les troisièmes enfants d’une famille ont la faculté d’y aller trois fois par semaine, comme le destin les y entraîne. Ils s’introduisent dans toutes les maisons, ne craignant ni clés ni barreaux, et entrant par les fentes, chatières et crevasses. Leurs âmes quittant leur corps suivent la trace des bonnes dames, à travers les maisons et les lieux étrangers, et ils le prouvent en disant que les étrangetés auxquelles ils ont assisté ne sont pas arrivées tandis qu’ils étaient dans leurs lits mais que ce sont leurs âmes qui agissent et courent ainsi de par le monde.
[6] J. Agrimi, « Savoir médical et anthropologie religieuse. Les réprésentations et les fonctions de la vetula (XIIIe-XVe siècle) », in Annales E.S.C., 48, 1993, p. 1281-1308.
[7] Guillaume de Lorris et Jean de Meung, Le Roman de la Rose, éd. d’E. Langlois, Paris, Edouard Champion, 1927, t. 4, p. 314-316.
[8] Ph. Walter, « Récipients ouverts et découverts. Mythe et vaisselle au XIIIe siècle d’après Guillaume d’Auvergne », in D. James-Raoul et C. Thomasset éd., De l’écrin au cercueil. Essai sur les contenants, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 173-188.
[10] Ph. Walter, « European forests, fairies and witches in medieval folklore », in Yoshinori Yasuda éd., Forest and civilisations, New Delhi, Roli Books, 2001, p. 129-141.
[12] K. Ueltschi, La Mesnie Hellequin en conte et en rime. Mémoire mythique et poétique de la recomposition, Paris, Champion, 2008.
[13] C. Du Cange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, Graz, 1954, 5 volumes (1ère éd. Francfort sur le Main, 1681). Voir les articles Abundia, Diana, Hera, Holda. Voir aussi J. Grimm, Deutsche Mythologie (4e éd.), Berlin, Harrovitz et Grossman, 1878, t. 1, p. 220-237 et 882-886.
[16] M. Bloch, Les rois thaumaturges, Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre (nouvelle édition), Paris, Gallimard, 1983 (édition originale : 1924).
[18] Ils se tiennent là tous bien frères, / Divisés, tous les fils s’écrouleraient / Ils attendent la naissance du fils, / Le septième, le sacré, l’élu / Voici la naissance d’une lignée ininterrompue. / Il est né le guérisseur, le septième, à son tour / Béni sans le savoir et alors que sa vie se déroule, / Révélant peu à peu le pouvoir qu’il possède / Septième fils d’un septième fils / Septième fils d’un septième fils / Septième fils d’un septième fils / Septième fils d’un septième fils.
[19] Tout le monde parle du septième fils / Dans le monde entier, il n’y en qu’un seul / Et je suis celui-là, je suis celui-là / Je suis celui-là, je suis celui-là / Celui qu’ils appellent le septième fils. Je peux prédire l’avenir, celui qui adviendra / je peux faire des choses pour que votre cœur se sente heureux / Voir dans le ciel, prédire la pluie / Dire quand une femme a eu un autre homme. Je suis celui-là, oh je suis celui-là / Je suis celui-là, je suis celui-là / Celui qu’ils appellent le septième fils.
[22] G. Dumézil, « Les transformations du troisième du triple », in Cahiers pour l’analyse, 7, 1967, p. 39-42.
[23] C. Lecouteux, Fées, sorcières et loup-garous au Moyen Age. Histoire du double, Paris, Imago, 1992.
[24] Marie de France, Lais, édition et traduction de Ph. Walter, Paris, Gallimard (Folio/classique), 2000.
[27] Les Lais anonymes des XIIe et XIIIe siècles, édition critique de P. M. O’Hara Tobin, Genève, Droz, 1976. Lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles, traduction et notes d’A. Micha, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 19-61.
[29] Ph. Walter, « Yonec, fils de l’ogre », in D. Boutet éd., Plaist vos oïr bone cançon vaillant ? Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à F. Suard, Lille, Editions du Septentrion, 1999, t. 2, p. 993-1000.
[31] Martin Le Franc, Le Champion des Dames, édition de R. Deschaux, Paris, Champion, 1994, tome 4, v. 17377-17380. Traduction : « Hélas, tu ne m’as pas parlé des sorcières, s’il s’agit-il de garous ou de lutins, si elles se déplacent à pied ou sur des bâtons, si elles volent dans les airs comme des oiseaux. »
[32] Martin Le Franc, Le Champion des Dames, tome 4, v. 17385-17389. Traduction : Je veux parler des vieilles cauchemars qui se déplacent de mille manières sur les rivières, les étangs, dans les champs et dans les bois. Elles sont si habiles qu’elles entrent dans une maison sans en ouvrir la porte ».
[36] E. Mozzani, Le Livre des superstitions. Mythes, croyances et légendes, Paris, Laffont, 1995, p. 1763.
[40] M. Rumpf, Perchten-Populäre Glaubensgestalten zwischen Mythos und Katechese, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1987.
[43] M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 1951 (réédition : 1992). Même contesté sur certains points de méthode (définition du terme « chamanisme »), cet ouvrage livre une synthèse toujours exploitable de faits et de croyances relatifs au monde des esprits agissants sur la matière.