François Ruegg
Université de Fribourg, Suisse
francois.ruegg@unifr.ch
La culture en état de siège en Europe
Avec la fin du communisme, l’avènement annoncé d’une pensée européenne unique et rentable
European’s Culture under siege
Abstract: This article is a critical reflection on what the author considers as the current closing of the European mind due to a process of bureaucratisation and commercialisation of the academia. It suggests that Europe, following the United States in its reforms, is currently killing the freedom of thought and liberal arts in the name of transnational management and cooperation. Free-circulation happens in a closed-minded world.
Keywords: Bologna Reform; Closing of the mind / Freedom of thought; Globalisation; Liberation; Limits / Borders; Mind cleansing; Political correctness; Third World.
Cet article est né du sentiment que derrière les pratiques de confinements communistes, obvies ou cachées, se retrouvent des schèmes universels et cycliques de la répression de la dissidence, de la mise à l’écart et de la neutralisation des opposants ou plus simplement des inutiles, qu’il valait la peine de mettre en évidence pour mieux comprendre les dangers que courent aujourd’hui les lieux traditionnels de la pensée libre – qu’on ne confondra pas avec la libre pensée[1] – que sont (pour combien de temps encore) l’université et la recherche académique (non appliquée). Il est vraisemblable (et souhaitable certes) que les méthodes d’élimination de cette recherche libre à laquelle n’est pas attachée de plus value chiffrable, se feront sans goulags mais par une simple sélection naturelle des plus aptes et conformes aux nouveaux modèles de gestion. À aucun moment nous ne voudrions comparer notre situation confortable aux souffrances qu’ont endurées les intellectuels et les autres dissidents durant la période communiste, privés non seulement de leur liberté physique mais en outre de littérature scientifique et de contact avec leurs collègues de l’étranger. Il nous est apparu toutefois important de montrer, face à l’engouement en Europe de l’Est pour l’Europe sous sa forme économique et politique (UE) qui devrait, en un coup de baguette magique, régler tous nos problèmes académiques et par conséquent de société, grâce à l’introduction d’un système d’éducation eurocompatible, que derrière les millions d’euros consacrés aux programmes interdisciplinaires et internationaux de recherche après lesquels nous courons comme des mendiants affamés, se cache une emprise managériale implacable, susceptible d’achever de nous soumettre à une pensée unique, politiquement correcte et stérile. Il se pourrait donc bien en définitive, qu’au lieu de nous libérer de la tyrannie, la nouvelle Europe « post-communiste » ou réconciliée, nous prépare une nouvelle prison, du moins pour la pensée.
À titre d’exemple de ce qui nous arrive, voici une déclaration d’intention concernant la réforme dite de Bologne qui a le mérite d’être claire :
Les principaux volets de cette réforme sont la suppression de l’emploi à vie pour les professeurs d’université, la mise en place d’éléments de rémunération liées aux résultats aussi bien pour les traitements des enseignants que, plus généralement, pour le financement des universités, et une plus large autonomie des établissements universitaires pour le choix de leurs domaines de recherche et d’enseignement […] Il faudrait que la réforme s’attache rapidement à créer plus de concurrence entre les universités et à établir un lien entre les résultats qu’elles obtiennent et leur financement (Rapport de l’Autriche à l’OCDE, 2001 cité par Schultheis, 2008, p. 11)
Libertés et limites
La liberté semble, à première vue du moins, garantie seulement dans deux types de sociétés. Premièrement dans une société nomade segmentaire ou semi-nomade de petite dimension, de préférence localisée dans les zones élevées, situation présumée en général des « sociétés primitives » ou de celles qui ont fui le civilisation et le contrôle qui y est attaché (Scott : 2009). Deuxièmement, dans une société suffisamment riche et individualiste pour tolérer des comportements dissidents ou marginaux en son sein, dans la mesure où ils ne la mettent pas en péril, ni ne compromettent la marche de l’ensemble, ainsi que le fut la société dite occidentale durant le dernier quart du 20e siècle.
Dans les sociétés « sauvages », l’apparente totale liberté, eu égard notamment à l’absence de l’État, célébrée par les ethnologues (Clastres :1974 ; Jaulin :1971) et les philosophes contrariés par les normes sociales et les interdits qui pesaient sur leurs propres sociétés, est soumise en fait à un contrôle social très serré, l’évasion étant sanctionnée dans la plupart des cas par la mort, dans la mesure où il est impossible à un individu ou une famille de survivre seuls, hors du groupe. Mais dans des domaines moins visibles, le contrôle est tout aussi strict et la faute punie : je veux parler de la maîtrise de la parole et de la mémoire dans les sociétés de tradition orale, telle que nous l’ont présentée poétiquement un Victor Segalen pour les Maoris de Polynésie dans Les Immémoriaux (1907) ou politiquement, Pierre Clastres dans sa Chronique des Indiens Guayaki (1972).
Un autre trait qui a frappé les observateurs des sociétés « sauvages », de Christophe Colomb à Malinowski en passant par Margaret Mead et bien d’autres encore, c’est l’apparente totale liberté sexuelle, manifestée symboliquement par la nudité et pratiquement par la multiplicité de ces relations faisant fi de la dimension morale et générationnelle, telle qu’elle se présente chez « nous ». Ce n’est pas pour rien que les interprétations les plus superficielles des félicités paradisiaques[2] y voient la libération totale de la libido, de même qu’elles considèrent le péché originel, dans la tradition biblique, comme un péché de la chair. Il en va de même dans les sociétés riches et décadentes où la licence sexuelle semble être le sommet de la liberté enfin atteint, allant de pair généralement avec l’éducation libre et le pacifisme, témoins en soient, après l’exemple bien connu de la fin de l’Empire romain, les idéologues, les pédagogues et les artistes à la mode dans les années 1970, de Wilhelm Reich à Michelangelo Antonioni (Zabriskie Point) en passant par Sutherland, Paolo Freire et les autres apôtres de la libération sous toutes ses formes. Les trop fameux slogans de mai 68 (dont le faites l’amour, pas la guerre) en disent suffisamment long sur ce point. Concernant les effets de la pédagogie sans contraintes, il suffira d’en constater les produits, soit une grande partie de la génération des hommes et des femmes au pouvoir durant le dernier quart de siècle en Europe occidentale, pour se convaincre des méfaits des utopies libertaires, préconisant l’abolition de toutes frontières au profit du libre accès de tous à tout, idéal à la fois du néo-libéralisme et du gauchisme anarcho-marxiste. On remarquera que dans ce dernier cas il est vrai, il n’était guère besoin de s’échapper ni de négocier les confins, comme c’était le cas dans les sociétés communistes, puisqu’il suffisait de se trouver dans le bon camp (bourgeois) et d’avoir les moyens financiers suffisants pour vivre en marge. Dans un tel contexte, le contrôle social semble suspendu au point de ne plus nous permettre de distinguer la marge du texte ou du centre, ou encore de la norme, ce qui ne manque pas de créer ce que certains ont signalé comme une absence de repères dans les nouvelles générations dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui et que Bastide (1973), analysant le retour du sacré sauvage, appelait l’anomie, après Durkheim.
Cependant la liberté ne saurait se limiter à ces seuls aspects des mœurs, la liberté sexuelle et l’éducation « libre » de toute contrainte. Elle se veut politique et intellectuelle. Politique elle l’a été sans doute, sans être pour autant plus convaincante dans la mesure où cette liberté politique prenait intellectuellement pour modèle la pire dictature, celle du prolétariat. En effet, tandis qu’en Europe de l’Est on expérimentait le marxisme réel sous la forme du communisme (national), en Europe de l’Ouest on s’offrait le luxe d’être marxiste théorique ou anti-communiste primaire en formant les élites dans ces deux moules pro et contra, en préparant néanmoins des générations de tyrans pour le Tiers-Monde, dont le plus populaire fut certainement Fidel Castro avec son ombre, Che Guevara. Raymond Aron (1970) a magnifiquement décrit, et de l’intérieur si l’on peut dire, ces « marxismes imaginaires » qui ont empoisonné les « années de liberté » en y laissant le goût amer de l’idéologie, alors que l’Occident prétendait échapper à toute forme d’oppression.
Dans le domaine de la religion, la liberté ou plutôt la libération correspondrait, du moins selon un des ténors de la théorie du « désenchantement du monde » reprise de Max Weber, Marcel Gauchet (1985), à une progressive privatisation de la religion, voire avec une sécularisation généralisée de la société qu’aurait inauguré le christianisme lui-même :
Si fin de la religion il y a, ce n’est pas au dépérissement de la croyance qu’elle se juge, c’est à la recomposition de l’univers humain-social non seulement en dehors de la religion, mais à partir et au rebours de sa logique religieuse d’origine. C’est l’examen de ce processus de dissolution et de retournement de l’immémoriale emprise organisatrice du religieux que nous avons privilégié.
Il s’agissait pour lui d’observer « la sortie de la religion », [3] issue semblait-il inéluctable. Or vingt ans plus tard, les faits nous montrent plutôt le caractère exceptionnel et temporaire de cette sortie et les études concernant la sécularisation doivent se recycler en études sur le retour du religieux, rendu visible aussi bien par les activités des fondamentalismes musulmans que chrétiens.
Si le mur de Berlin est tombé, cela n’a pas ébranlé vraiment la vision manichéenne qui prévalait durant la guerre froide. D’une part dans cette vision, c’est l’islam global et indifférencié qui a pris la place d’un monde communiste global et indifférencié. D’autre part les lunettes marxistes continuent de nous faire voir toutes les questions de société sous les aspects de la lutte des classes et constater partout « oppression » et « exploitation ». Nous pouvons en constater encore les stigmates dans les sciences humaines, dans la presse de gauche par principe, dans le misérabilisme[4] et le tiers-mondisme et plus récemment également dans les postcolonial studies qui nous renvoient la balle que nous leur avions servie dans nos universités.[5] Certes il n’est pas interdit d’exprimer des opinions et points de vue divergents en sciences sociales, mais ceux-ci vous classent immédiatement dans la catégorie des rétrogrades, réactionnaires et de toute manière « dépassés », tant l’idéologie du progrès naturel et continu est encore vivace. Aussi la fin des méta- ou mega-discours et des idéologies annoncée en grande pompe par les post-modernes ne semble pas plus imminente que la fin de l’Histoire (Fukuyama) ou de l’Homme (Foucault) ou la « sortie de la religion » évoquée ci-dessus.
La fonction des frontières
Le communisme, comme toutes les utopies avant lui, devait, pour survivre, s’entourer de frontières qui le protégeraient de la contamination –en l’occurrence l’occident capitaliste décadent. Symbolique dans sa formulation, mais bien matériel dans sa réalisation, le rideau de fer a joué ce rôle protecteur, comme les eaux qui entourent l’île où l’on enferme les forçats ou les murs qui entourent le paradis terrestre, car l’enfermement vaut également pour tous les paradis et les enfers, il est la condition de leur existence ou de l’illusion qui les fait naître. Symboliquement et prosaïquement, les anecdotiques paradis du Club Med en sont un exemple concret, de même que les gated communities, ces îlots de sécurité dans des océans de crime, surgissant de plus en plus fréquemment dans les mégapoles pour protéger désormais leurs « bons » résidents du mal extérieur dans un processus de ghettoïsation à l’envers.
Le rôle symbolique de la frontière est en effet permanent, il partage la civilisation de la barbarie, tel aussi le rideau de bois qui fut érigé par les Confinaires de la Militaergrenze du 16e au 19e siècle de l’Adriatique aux Carpates et qui, jusqu’à l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union européenne servait de frontière symbolique et réelle entre l’Europe occidentale et les Balkans, soit l’Empire ottoman, souvent confondu avec la barbarie. Doublé d’un « cordon sanitaire » au 18e siècle, pour éviter avant tout la peste, ces confins exprimaient tout à fait explicitement que le danger et la maladie, la contamination en fait, viennent de l’étranger (Ruegg :1991). On pourrait bien sûr citer d’autres frontières symboliques comme la Muraille de Chine[6] et bien d’autres encore, y compris la frontière imaginaire entre un monde islamique et un monde occidental, fondée sur des schémas antithétiques primaires et réducteurs. On remarquera encore que ces frontières extérieures ont par ailleurs un rôle non moins important pour l’intérieur, celui de renforcer l’unité face à l’adversaire commun, processus bien connu dans la construction de la nation ou de la religion, car comme le dit le dicton « Hors de l’Eglise pas de salut ». Ce fut le cas également pour l’ensemble du monde communiste qui donna lieu en l’occurrence à la théorie des blocs, créant par la même occasion la notion de monde libre. Le Tiers-monde lui-même, autre fiction des politologues et des agences humanitaires, continue de faire carrière et illusion, comme si tous les pays qu’on y rejette sur la base d’indices géo-économiques, le Sud et sa prétendue pauvreté, étaient composés de populations homogènes, sans élites ni gouvernants, sans ressources enfin, de vraies sociétés primitives ! Ces mécanismes ont été étudiés depuis longtemps pas les anthropologues mais leurs écrits demeurent souvent confinés dans le cercle des spécialistes et n’affectent aucunement l’imaginaire commun qui préfère les stéréotypes et les théories simples, comme celle de l’affrontement des civilisations, de l’existence d’une « communauté musulmane » et jadis du « bloc de l’Est. »
Cependant, à l’intérieur, la pureté doit aussi être garantie de toute corruption. Contre l’ennemi intérieur on recourt à d’autres moyens que les divers pouvoirs avaient mis en œuvre bien avant le 20e siècle. Moyens symboliques ou physiques, ils sont tout aussi puissants : exclusion de la communauté par « excommunication » ou « mise à l’index, » pour les mesures symboliques, bannissement et exil, persécution, tortures, enfermement, élimination, pour les mesures appliquées à l’intégrité corporelle des rebelles. La tradition révolutionnaire ne fait pas exception : elle aussi possède ses « pratiques dissuasives », la terreur. Si l’Inquisition catholique est toujours montrée du doigt comme parangon de la répression obscurantiste de la dissidence ou du déviationnisme, elle n’en a pas le monopole et les sbires de Jean Calvin dont on vient de fêter en grande pompe le 450e anniversaire à Genève, n’ont pas procédé autrement pour éliminer ses adversaires, comme l’a admirablement montré Stefan Zweig (1936) dans un essai dont le nom ne laisse pas deviner l’objet. Il s’agit des menaces proférées non pas contre Michel Servet, exécuté lui, mais contre Castellion, un humaniste, qui put heureusement se réfugier à Bâle pendant qu’il était encore temps. Dans un contexte plus récent et imaginaire, la parabole d’un film oublié de Völker Schlöndorff, The Handmaids’Tale (1990), sur un texte de Harold Pinter, évoque une Amérique sectaire, puritaine et hypocrite, qui pour purifier la secte, s’entoure de frontières infranchissables dans les deux sens, sorte de réduit au cœur de l’Amérique et procède au rapt de jeunes femmes pour procéder à une sorte d’eugénisme évangélique. Celui-ci résume fort bien le processus de toute « purification » idéologique, laquelle s’accompagne hélas toujours d’élimination physique à plus ou moins brève échéance. S’il s’agit ici de la société américaine puritaine dont la présentation semble à peine caricaturale, voire prophétique, la parabole peut s’appliquer dans d’autres contextes, ceux des dernières guerres ethniques en Europe du sud-est, libérées en principe du communisme mais non du fondamentalisme politique ou religieux! Les subtiles frontières par exemple, établies entre musulmans et Musulmans de Bosnie Herzégovine sous le régime titiste démontrent admirablement (Popovič :1997) comment on peut, par l’établissement de nouvelles entités nationales et donc de frontières, semer les germes d’une guerre fratricide. Ce dangereux découpage ethnique peut d’ailleurs s’observer aussi dans le sécessionnisme radical qui a suivi la chute du mur de Berlin et qui détermine encore aujourd’hui les points chauds de la zone : Kosovo, Transnistrie, Abkhazie, Ossétie, Haut-karabakh etc.
Les effets pervers de l’enfermement et de la liberté : pensée captive et pensée unique
Czeslaw Milosz, dans son ouvrage resté emblématique La pensée captive (1953) décrit les conditions qui, sous le communisme, permettent aux intellectuels de s’adapter. Il se fonde pour cela sur un roman de Witkiewicz Insatiabilité dont il analyse le message. Milosz démontre alors fort bien les subtilités du piège de l’idéologie du diamat et comment celle-ci en arrive à dominer complètement les intellectuels. Cette philosophie totale constitue un indéniable lien social, remplaçant la religion défaillante ou disparue. C’est d’abord sur ce vide, cette absence de références communes, que vient se greffer l’idéologie de l’homme nouveau, véritable substitut du christianisme dont il comporte aussi la dimension salvifique. Mais qui plus est, le matérialisme dialectique possède aussi les vertus de la science et promet un avenir radieux.
Le matérialisme dialectique a uni tout le monde et la philosophie a retrouvé son influence sur la vie ; on s’est mis à la considérer avec ce respect que l’on a seulement pour une science et une technique dont la connaissance procure le pain et le lait pour les enfants, le bien-être et la sécurité […] Il crée des conditions politiques et sociales telles que l’homme perd la capacité de penser et d’écrire autrement qu’il ne faut. (33-4)
Milosz montre ensuite comment cette philosophie répond à la constatation de l’absurde et au besoin de reconnaissance officielle, une sorte de politiquement correct avant la lettre, qu’il appelle l’imprimatur telle qu’elle était délivrée par les autorités de l’Eglise catholique romaine pour des publications conformes à sa doctrine. Enfin, comme il arrive dans toute conversion, le converti doit chasser le sentiment de culpabilité que lui donne l’abandon de son ancienne foi ou appartenance qu’il a d’une certaine manière trahie et reconnaître qu’il n’y a pas d’autre chemin. Les exemples de cas concrets que donne Milosz ne font que souligner la logique de cette contamination progressive qui finit par faire des intellectuels non seulement des adeptes passifs de la nouvelle foi, mais bien ses propagateurs les plus virulents.
Face donc à la double censure, celle qui bloque l’accès à l’information et à la communication extérieure ou qui les travestit, mais face également à l’expression libre à l’intérieur, les attitudes divergent. On peut choisir de jouer le jeu pour bénéficier des privilèges des élus, dans l’espoir ou non d’échapper un jour au ghetto, comme tant d’émigrés l’ont fait avant de pouvoir sortir réellement du pays. On peut aussi « entrer en schizophrénie » et vivre une double vie, comme l’ont fait tant d’autres, qui ont payé cher ce jeu, pour peu qu’ils aient été dénoncés, ainsi qu’en témoigne notamment le film allemand « La vie des autres »[7]. Il en est qui ont également choisi l’exil intérieur, le profil bas, la vie à la campagne et le développement intellectuel autonome, hors des sujets qui pouvaient prêter à contradiction. De cette école sont sorties de très nombreuses œuvres littéraires, historiques ou philosophiques comme on sait, une tradition littéraire en tout cas extrêmement savante qui nous semble, à nous, « occidentaux » de cette Europe alors divisée, parfois trop éthérée, trop éloignée de « la réalité », mais dont on comprend enfin la cause de l’éloignement des thèmes d’actualité. Si des politiciens ou des professeurs en science politique des années qui ont suivi l’ouverture se sont occupés jadis des anges et de Byzance, ce n’est pas seulement parce qu’ils avaient une formation classique. Ils ont choisi des domaines moins risqués et l’érudition a été ainsi maintenue, mais à quel prix. Cette fuite, bien réelle pour ceux qui ont pu la réaliser en quittant le pays, a eu pour conséquence bien sûr un grand vide intellectuel au niveau local manifesté par l’absence d’une génération d’intellectuels capables de former la génération suivante, désorientée devant le choix des libéralismes et des compromissions nouvelles. Car il est difficile pour cette nouvelle génération de croire en la liberté académique, lorsqu’elle constate le peu de cas que l’on fait désormais à l’Ouest comme à l’Est des « humanités ». Le flirt des sciences sociales avec les sciences appliquées du management et du marketing en dit long sur ce nouvel imbroglio. Celui-ci reflète bien l’ambiguïté d’un héritage socialiste combiné avec les tendances les plus utilitaristes de l’académie se développant sous le ciel de Bologne.
D’un point de vue social, à ces anciennes limites intellectuelles, issues du vide laissé par une génération d’intellectuels « abstraits » ou émigrés, sont venues s’ajouter dans les années 2000, celles que crée le décalage culturel de ce qu’il est convenu d’appeler le transnationalisme. En effet, la deuxième vague d’émigrants, temporaires ou définitifs, mais qui gardent des liens quasi quotidiens avec leur communauté d’origine, a achevé de déstabiliser le monde des anciennes frontières, politiques et mentales. Deux systèmes de pensée qui correspondent plus ou moins à deux générations, s’opposent dorénavant, celui de l’ancien régime revenu aux commandes sans pouvoir toujours s’adapter aux flux nouveaux d’information et celui de la nouvelle génération made in Budapest, Paris, Halle ou dans les innombrables universités américaines qui ont attiré immédiatement des jeunes chercheurs de l’Est par leurs bourses généreuses. Si le marketing, la finance et le management les réunissent parfois, les membres de la première génération s’étant reconvertis de leur ancienne affiliation au matérialisme dialectique, au matérialisme capitaliste, leur expérience existentielle demeure radicalement différente. Les membres de la deuxième génération sont nés dans les dernières années d’un communisme chancelant et n’ont pas connu l’imprégnation idéologique que l’on sait. La fracture est également sociale : l’émigration temporaire ou définitive dans toutes les catégories de la population, crée de nouvelles relations entre les membres de la communauté mobile (diasporique) et ceux qui sont restés au pays. Loin de pouvoir établir des limites claires entre eux qui sont partis et nous qui sommes restés, cette situation fait que les malentendus s’accumulent à partir d’attentes déçues et de divergences de vues sur les « vraies valeurs », même si la figure de l’émigré qui a réussi peut parfois donner le change à ceux qui sont restés.
Paradoxalement cependant, le « monde libre » s’est aussi refermé sur lui-même ainsi que le dénonçait il y a déjà bien des années Allan Bloom dans son ouvrage au titre suggestif de « The closing of the American mind »(1987) en montrant que la culture acquise dans les institutions scolaires et académiques ne permettait plus à l’esprit de se former de manière humaniste, c’est-à-dire englobant dans un regard large les différences culturelles à partir d’une connaissance profonde de la sienne propre. Ce déclin de la pensée, annoncé déjà par Spengler au début du 20e siècle, est certes un thème récurrent chez les pessimistes ou nostalgiques de la grandeur passée de l’Europe civilisée. Cependant force est de constater également qu’à l’intérieur de ce cadre « décadent », la mode de l’auto flagellation et du dénigrement de soi a succédé au discours triomphaliste d’un Occident arrogant et de sa mission civilisatrice. L’esprit délétère d’une bonne partie de l’existentialisme, notamment sartrien, avait probablement préparé le chemin, de même que le marxisme morbide d’un Althusser, ou celui aveugle d’un Michel Leiris en ethnologie. Mais la grande vague destructrice devait venir plus tard, aux alentours de mai 1968.
Tandis que les luttes de libération nationale se multipliaient dans les colonies et que l’on assistait à la chute des Empires coloniaux de l’Europe, cette mauvaise caricature de la pénitence qu’est l’accusation de soi a posteriori se répandait aussi bien dans le monde politique, religieux qu’intellectuel. Comme s’il était impossible de faire la part des choses, une fureur autodestructrice s’empara de l’Occident, fort bien analysée par Pascal Bruckner qui écrit, déjà en 1983, Les sanglots de l’Homme Blanc. Tiers Monde, culpabilité, haine de soi. Cet essai s’attaque à l’appendice quasi inévitable de ce que l’on pourrait nommer le bonisme, à savoir de se déprécier soi-même pour pouvoir mieux célébrer « l’Autre », celui par rapport auquel nous sommes coupables, déjà évoqué dans la tradition existentialiste, comme marqués d’un nouveau péché originel (Bruckner:1983, 13), celui qui consiste à être né du bon côté de la barrière, bourgeois honteux, coupable.
Mais de qui parlons-nous ? Et depuis quand ? Cette attitude de mésestime de soi s’est répandue avec la décolonisation et touche ce que l’on nomme globalement (et donc improprement) l’Occident, n’ayant jamais su où il commençait ni où il finissait et en gommant du même coup toutes différences à l’intérieur de ce qui ne l’est pas, le Tiers monde, pour en faire une vaste poche de misère dont nous sommes aussi responsables. Le sanglot n’a guère vieilli et illustre bien comment le sentiment de la faute a rempli le vide créé par l’abandon de la « mission civilisatrice » et la désillusion de la science. Bruckner intitule son premier chapitre La solidarité ou la légende noire contre l’histoire sainte, ce qui illustre une fois de plus le mouvement du balancier de l’idéologie, tantôt noircissant les autres, tantôt s’adressant à elle-même les pires imprécations. De cette solidarité paternelle tiers-mondiste, nous en voyons des exemples plus récents dans le débat des droits culturels. Rappelons que Bruckner identifie trois moments de ce bonisme autodestructeur : la solidarité, la compassion et le mimétisme. Comme il l’écrit justement à propos de la collusion entre marxisme et haine de soi « bien des progressistes européens devinrent autant de torches vivantes de la punition, prêts à s’immoler pour racheter les obligations contractées par leurs pères. » Cependant, la manie de la haine de soi s’empara aussi des chrétiens et elle souligne la parenté idéologique maintes fois suggérée entre laïcité et christianisme « engagés », celui-ci projetant à son tour la figure du sauveur dans tout leader d’un mouvement de libération sociale, confondant salut et millénarisme (Mühlmann : 1968). Enfin, alors que nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis et que nous rêvons du paradis perdu, les « autres » ne rêvent que de s’y asseoir à leur tour. C’est ce rêve croisé que Bruckner appelle le « mimétisme ». Il en donne des exemples frappants (et hilarants), notamment dans le domaine religieux et celui plus particulièrement de la quête des occidentaux d’autres mystères, le chamanisme ayant pris aujourd’hui la relève des ashrams que décrit Bruckner en 1983.
On remarquera que de son côté, dans son effort de déconstruction, l’anthropologie a suivi le même chemin d’autocritique[8]. N’épargnant aucun de ses pères, elle s’est adonnée dans les années 80 à une véritable inquisition qui n’a pas encore cessé, cherchant à démontrer soit la duplicité des grands maîtres à partir de la lecture de leurs carnets ou journaux, comme ce fut le cas pour Malinowski en particulier, dénonçant les autres de collaboration avec les régimes coloniaux ou fascistes (Eliade, Dumézil par exemple) et d’avoir contribué à faire disparaître les sociétés qu’ils étudiaient. L’histoire des religions lui a emboîté le pas avant que les fidèles eux-mêmes ne se battent la coulpe. Les écrits apocalyptiques de Jean Delumeau illustrent cette vague d’autodestruction joyeuse, suivis par ceux d’un Dubuisson. Après les ethnologues eux-mêmes (Bruckner cite notamment Lévi-Strauss), ce sont les organismes humanitaires qui nous répètent à longueur d’année le même message de culpabilité : nous sommes responsables des malheurs du monde, de la pauvreté et de la faim. Nous sommes coupables et solidaires : nous devons payer pour les crimes de nos parents et pour les nôtres que nous commettons par notre seule existence. Cette vague semble avoir atteint aussi la Roumanie. J’en veux pour preuve cette confession publique de Cărtărescu[9] qui assume les péchés commis par ses ancêtres putatifs (étaient-ils boyards ou eux-mêmes serfs ?) à l’égard des Tsiganes asservis. Cette déclaration ne manque pas de piment puisqu’elle mêle une nation roumaine inexistante à l’époque des faits à un crime contre l’humanité anachronique !
Le paradoxe de la nouvelle frontière, instaurée par la reconnaissance de la diversité culturelle
L’anthropologie sociale s’occupe depuis un certain temps déjà de la notion de confins, notamment dans le domaine de l’étude des cultures, des identités, de l’ethnicité et de la Nation, domaines souvent fortement imprégnés d’essentialisme. Si pour les politiciens de Bruxelles et de Strasbourg, la reconnaissance non seulement des minorités mais de leurs droits est une garantie de « bonne gouvernance », dans la mesure où elle respecte ce que l’on appelle dorénavant les droits culturels, la discrimination positive ne manque pas d’avoir ses effets pervers et de creuser le fossé qui sépare les minorités de la majorité et les minorités entre elles, qu’elles soient historiques ou ethniques, pour reprendre la nomenclature officielle roumaine. Par exemple, le modèle américain prôné par les activistes Roms/Tsiganes pour « libérer » les leurs, tend à en faire une « nation » à part avec tous les symptômes d’une ethnogenèse hormis ce qui touche le territoire, et par conséquent renforce la différence en voulant homogénéiser une ethnie rom fabriquée de toutes pièces (Ruegg & Boscoboinik, 2009). Cette différence est aussi bien exprimée par les activistes de l’ethnicité rom que par ricochet, par les « majorités ». Simultanément, les préjugés réservés jusque-là aux Roms/Tsiganes, ont tendance à s’étendre désormais à tous les Roumains en Europe, jugés globalement comme des nomades mendiants, quand ce n’est pas des voleurs, en partie à cause de la nouvelle appellation politiquement correcte de Rom que la « communauté internationale », à savoir essentiellement le Parlement européen, a reconnue officiellement (Liégeois :2007) et qui pour un ignorant des choses de l’Europe de l’Est dont on continue à ne parler dans la sphère publique qu’à propos de scandales, peut prêter à confusion.
Ainsi, lorsqu’une frontière disparaît, une autre se créée aussitôt. C’est ce que le modèle du politically correct n’avait pas prévu. En effet, croyant effacer les stigmates des populations minoritaires ou exclues en adoucissant leur désignation, elle renforce en fait leur différence et leur visibilité dans la vie courante. Heureusement les Roumains n’ont pas perdu leur sens de l’humour et prennent leur revanche dans des films comme Filantropica de Nae Caranfil (2002), de même que les Américains au début de la mode du parler politiquement correct avaient publié des volumes parfaitement drôles de contes pour enfants, politiquement corrects, où l’on ne parle plus de nains, par exemple, mais de « personnes verticalement mises à l’épreuve » (vertically challenged) (Garner : 1994).
Le politically correct ne serait-il pas lui aussi une sournoise expression du confinement de la pensée, un cri de ralliement à la pensée unique venue d’outre atlantique, sur fonds commercial globalisé. Si l’on peut se réjouir à bon droit de la libre circulation des Européens dans l’espace Schengen et dans l’espace universitaire de Bologne, fallait-il pour autant adopter le calendrier des fêtes américain, introduire Halloween au lieu de la Toussaint, sous prétexte que les fantômes ne sont pas religieusement marqués ? Ainsi que j’en ai été le témoin l’an dernier, il semble qu’on ne célébrera désormais plus Noël à Bucarest autrement qu’avec des Pères et (il faut être de son temps) des Mères Noël venant sur des traîneaux tirés par des rennes de pacotille made in China ?
Mondialisation, mobilité et frontières : de l’individualisme au communautarisme
Après avoir annoncé l’avènement de l’individualisme (Lipovetsky : 1975, Dumont : 1983), on a beaucoup écrit sur la mondialisation et les nouvelles élites cosmopolites qui se confectionneraient des identités sur mesure, aussi bien sociales (Appadurai :1991) que religieuses, en recourant à la métaphore du bricolage, utilisée jadis par Lévi-Strauss à propos de la Pensée sauvage. Parallèlement, on a dénoncé la Macdonaldisation du monde. De ces points de vue, les frontières culturelles visibles disparaîtraient, à l’instar des barrières douanières, pour faire place à la libre circulation. S’il est vrai que nous assistons à de nombreux phénomènes culturels mondiaux, de la mode à l’expression corporelle, en passant par la world music, il n’en reste pas moins que, avec ou sans frontières visibles et marquées, les centres se distinguent des périphéries, les nations et les entreprises puissantes de leurs servantes délocalisées, les individus qui ont les moyens de voyager et ceux qui ne voyagent qu’en images. Il est admis aujourd’hui que les identités collectives reprennent peu à peu le dessus sous les formes du communautarisme ou des fameuses minorités, entendues ici comme les nouvelles tribus (Maffesoli : 1987) recréant les frontières disparues en coupant dans le genre (sexe), « l’orientation sexuelle », la famille, l’ethnie, voire la nation ainsi que l’illustrent les divers mouvements sécessionnistes en Europe de l’Est, des Balkans à la Géorgie. Selon Amselle (2001), cet état de choses serait encouragé par la démission de l’État de ses charges traditionnelles au profit de la « société civile » laquelle serait une nouvelle forme de gouvernance introduisant le règne de sociétés parallèles.
Même si ce que l’on pourrait appeler le retour de colonisation, à savoir l’immigration massive de non européens en Europe, n’est pas aussi intense dans les pays post-communistes que dans les pays de l’Europe de l’Ouest, l’immigration y change également la donne, créant de nouvelles minorités qui ne sont donc pas historiques et qui, si elles sont ethniques, le sont d’une nouvelle manière. L’arrivée en Roumanie des Italiens (à Timişoara par exemple), des Turcs, des Moyen-orientaux et des Chinois va sans doute obliger tôt ou tard l’État aussi bien que la société multiculturelle à revoir la gestion de ses composantes culturelles ou nationales et à devoir prendre en considération à son tour ces minorités « allogènes » sans droits politiques. Pour donner à penser, on peut se demander à quand la création en Roumanie d’un parti chinois, qui viendrait s’ajouter à celui des Tatares et des Turcs ?
À mesure que les frontières nationales sont remises en cause par les régions autonomes et les mouvements sécessionnistes, les différences « communautaires » ou culturelles sont mises en évidence au risque de celer les différences sociales et de penser (à nouveau) à une société pluriculturelle sans classes, la culture et l’ethnie les ayant remplacées (Amselle : 2001). Cela se vérifie aussi bien dans les revendications des peuples autochtones dans les Amériques que dans la création d’une nation Rom en Europe (Ruegg : 2009) sinon sous une forme territoriale du moins comme « minorité transnationale européenne.»
Comment expliquer cependant la survie des démocraties libérales alors même qu’elles ont été constamment contestées, aussi bien par des menaces extérieures que par de fortes oppositions intérieures, comme celle des années 68 que nous avons évoquées plus haut. Dans un essai audacieux, intitulé la « Dictature libérale » (1994), Jean-Christophe Rufin révèle ce qu’il appelle « le secret de la toute-puissance des démocraties au XXe siècle ». Si malgré tous les évènements, les révolutions et les sursauts qu’ont connus les démocraties à l’Ouest de l’Europe au XXe siècle, elles ont pu se maintenir, c’est selon cet auteur, grâce à leur capacité d’absorption ou de neutralisation des forces adverses :
La civilisation libérale tire sa force, on pourrait dire sa substance, de l’hostilité qu’elle rencontre. Elle est la première civilisation de l’Histoire qui ne sollicite aucun consentement volontaire, qui tolère et encourage les plus radicales oppositions (Rufin : 15).
L’idée ne manque pas d’être séduisante et rappelle les techniques de combat des arts martiaux orientaux. Elle a ainsi pour corollaire, l’identification d’un ennemi global, à la fois rejeté politiquement et admis au sein de la société libérale, longtemps incarné par l’Union soviétique à l’extérieur et le communisme à l’intérieur. Rufin nous montre comment l’écologie, le Sud et l’exclusion sociale viennent tour à tour remplacer la première. La proposition est d’autant plus convaincante si l’on prend en compte une autre incarnation de l’ennemi, à la fois extérieur et intérieur, l’Islam, dont il n’est pas besoin de démontrer qu’il dispose de ces deux qualités. Sept ans avant les attentats de 2001, Rufin observe déjà cette « généralisation de l’ennemi » à laquelle procèdent les Etats-Unis :
Par-delà ses multiples courants nationaux, émerge l’image d’un Islam unique et en grande mesure abstrait, opposant son fanatisme théocratique aux douceurs laïques de la démocratie […] il semble bien que l’Islam soit armé pour relever le défi de la fin du communisme et constituer cet ennemi idéal que la civilisation démocratique n’a pas renoncé à découvrir[10].
Même si l’auteur tempère ensuite ses affirmations en montrant la diversité des Islams et ses querelles intestines, on ne peut s’empêcher de penser que, comme le proposent les théories des représentations sociales depuis Moscovici, l’idée que l’on se fait de l’autre global est au moins aussi importante que la réalité de cet autre, puisque d’une part c’est à partir de nos représentations sociales, vraies ou fausses, que nous agissons, et que d’autre part, l’autre finit par adopter le stéréotype dont il est l’objet, soit par lassitude, soit au contraire pour le retourner contre celui qui en est à l’origine. La représentation sociale d’une prétendue « communauté musulmane » mondiale, voire d’un monde arabo-musulman, homogène et menaçant, dont on efface les diversités et les dissensions internes, en est la meilleure illustration dans la mesure où, comme le communisme ou le « péril jaune », elle nourrit à la foi la peur et la haine de l’un et la puissance de l’autre.
Les nouveaux censeurs de la pensée en Europe : management, planification et bureaucratie
Pendant que nous discutons savamment les questions interculturelles d’appartenance, d’identités, de limites et d’ouverture, les ingénieurs et fonctionnaires eux, mettent en place au niveau européen des politiques globales fondées essentiellement sur les techniques du management appliquées depuis longtemps dans les entreprises privées, puis, depuis moins longtemps, dans les institutions publiques. Elles ont pour nom rationalisation, planification stratégique, standardisation, économie et rendement, regroupement, concurrence et j’en passe. L’illustration et le résumé en sont donnés dans le texte que nous avons mis en exergue concernant la réforme dite de Bologne. La colonisation des esprits, de même que la transmission des modes alimentaires ou vestimentaires, s’opèrent toujours avec un certain « décalage horaire » pour ne pas dire retard[11]: ainsi ce qui s’est passé aux États-Unis dans le monde académique, semble se reproduire aujourd’hui en Europe, témoins en soient ne serait-ce que les termes anglais choisis, déjà adoptés pour certains dans le jargon des entreprises. L’histoire académique et le contexte culturel européens ne correspondent pas du tout à ces innovations, le premier obstacle étant que jusqu’à nouvel avis, l’enseignement est une affaire relevant essentiellement de l’État. Le décalage est particulièrement patent dans le domaine du financement, duquel désormais chaque professeur doit devenir, pour être crédible, un expert dans la recherche de fonds dits tiers. Si aux États-Unis, il existe une tradition philanthropique qui veut qu’un universitaire, dont la carrière est un succès, restitue en quelque sorte à son université les crédits académiques obtenus par des crédits en dollars, cette pratique est totalement inexistante dans un système européen d’universités publiques. Contrairement à ce qu’en dénonce un des auteurs du « Cauchemar de Humboldt » (Fantasia : 2008), je ne pense pas que le système américain doive être critiqué pour son élitisme, car si l’on en juge à ses fruits, il demeure dans bien des domaines à la pointe de la recherche, notamment grâce à sa capacité d’attirer les meilleurs talents, selon une politique éprouvée d’aide financière aux études. Cela ne justifie en rien l’importation aveugle d’un système qu’on ne saura faire fonctionner dans les mêmes conditions, les liens sociaux des académies n’étant pas fondés en général en Europe sur le monde de l’entreprise et des fortunes privées.
Pour définir le changement qui survient dans les universités européennes avec le régime de Bologne, j’emprunte cette citation, à la fois hors contexte et hors histoire, puisqu’il s’agit de l’histoire de la philosophie au 18e siècle, mais qui décrit très exactement cette nouvelle pensée utilitariste : « un nouvel ethos de l’utilité est venu remplacer l’ancien ethos de la curiosité, requérant qu’un phénomène puisse être répliqué, sans tenir compte des contingences et des conditions locales[12] » (notre traduction, Datson : 2000, 40)
Il reste que les politiciens européens ne cachent plus leurs intentions de mettre de l’ordre dans le domaine improductif de l’université, face à « la crise ». Il est toujours utile d’avoir un tel prétexte, alors que certains secteurs de l’économie demeurent florissants et que les fortunes individuelles continuent d’atteindre de nouveaux plafonds, à l’Ouest comme à l’Est. Pour leur part les directions/rectorats et la plupart des professeurs [13] se sont empressés d’adopter et d’appliquer la réforme de Bologne un peu comme on accepte un nouvel horaire de travail ou de nouvelles directives administratives, en faisant tout au plus le gros dos. Quelques manifestations d’étudiants et l’opinion de certains observateurs se sont avant tout indignés du fait que l’on risquait d’augmenter le coût des études dans les pays où celui-ci demeure plus que modeste, comme la France et la Suisse. J’ai tout de même pu lire sur un mur de l’université de Genève cette inscription, rassurante quant à la santé mentale des étudiants: nous ne sommes pas des clients. À la bonne heure ! Mais le problème n’est évidemment pas là. En se focalisant à tort sur un aspect secondaire et local, celui du coût des études, on risquait de ne pas voir que l’ensemble de la réforme académique se calquait bien plutôt sur la restructuration globale des entreprises, devenues banales dans le secteur privé, avec son cortège de mesures administratives et financières : regroupements, élimination des emplois jugés inutiles, introduction de la planification stratégique et de réunions administratives à tous les niveaux sous prétexte de participation, évaluation des enseignants par les étudiants, instaurant bien évidemment une relation de type contractuel voire commercial entre eux. Les outils « indispensables » de la communication et du marketing ne manquent pas de remplacer rapidement les dépenses « inutiles » de disciplines peu visibles ou peu productives que l’on s’empressera d’éliminer sinon totalement du moins au niveau supérieur (Master) par un moyen très simple, l’introduction de « quotas » ou nombre minimum d’étudiants inscrits qui, s’il n’est pas atteint, fera la preuve de l’inintérêt de la branche en question. Ces mesures touchent évidemment avant tout les disciplines des Lettres et sciences humaines en général et plus particulièrement celles qui ne s’enseignent pas au niveau secondaire et dont on ne peut pas espérer former des professeurs. Ne servant à rien , comme c’est le cas des sciences sociales qualitatives et critiques, l’anthropologie sociale et la sociologie, ou des sciences s’occupant des civilisations mortes, les sciences dites de l’Antiquité et l’enseignement des langues « mortes », elles seront les premières à passer à la trappe.
Le vocabulaire administratif témoigne déjà de cette nouvelle « vision ». Il n’a pas tardé à s’adapter à cette mode commerciale et marchande : on parle déjà dans les textes de planification et dans les rapports d’activités des Facultés de l’établissement de pôles d’excellence quand ce n’est de phares du savoir ainsi que de production et de consommation de crédits, comme si nous étions de vulgaires fabricants de crédits que l’université mettrait en vente, avec toutes les conséquences logiques qui en découlent, à savoir que le client évalue le produit, de même que le contrôle de qualité de l’université. En cas d’insatisfaction, on vous menace soit d’une rééducation pédagogique, soit d’aller produire autre chose ailleurs. À partir de là il sera évidemment aisé d’introduire le système de sélection, non pas fondé sur la qualité des études, mais bien sur la réputation des universités, établie par des spécialistes de l’évaluation et non des matières en question. De même, les chercheurs seront promus en fonction de leur appartenance aux cercles les mieux cotés, à savoir les revues AAA dont le système de cotation ressemble étrangement à celui pratiqué par la bourse. Sans nous appesantir davantage sur les diverses formes que prend cette réforme – qui comme toute réforme est iconoclaste, austère, fondamentaliste et utilitariste – nous voulions avant tout signaler ce que cachent les grands projets d’abolir les frontières académiques et la promotion de la mobilité sur fond de crédits transférables. Étudier en Europe devient désormais un exercice d’accumulation de capital sans autre intérêt que celui de bénéficier du prestige de l’institution choisie, prestige établi, répétons-le, sur la réputation institutionnelle et non nécessairement sur la qualité de l’enseignement dispensé et de l’encadrement proposé aux étudiants.
Le Roi est bel et bien nu et bien malin est celui qui l’en convaincra.
Bibliographie
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Notes
[1] La confusion est fréquente : voir l’article de Virgil Ciomoş paru dans La pensée libre (No. 8, Octobre 2005) « Sécularisation et Etat d’exception en Europe de l’Est et ailleurs » et les précautions que prend l’éditeur pour « faire passer » cet article à ses yeux insolite.
[2] Tcherkézoff, reprenant le dossier de la critique de Margaret Mead conclut justement à l’existence d’un véritable mythe de la sexualité polynésienne (2001). On pourrait y ajouter les félicités promises dans l’autre monde aux sectateurs de l’Islam.
[3] Le christianisme serait « la religion de la sortie de la religion », c’est-à-dire « sortie d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et définit l’économie du lien social » (La Religion dans la Démocratie, Gallimard, Paris, 1998).
[4] Nous entendons par misérabilisme la tendance à ne s’occuper en sciences sociales que des groupes défavorisés, minoritaires ou marginalisés en vue non pas de leur étude seulement mais de leur réhabilitation.
[5] Un exemple particulièrement patent en est le « Les lieux de la culture » de Homi K. Bhabha (1994/2007 trad)
[6] Dont on prétend parfois qu’elle a été érigée autant pour éviter les fuites que pour prévenir les invasions.
[8] Voir notamment les ouvrages de James Clifford et de George Marcus. Toutefois l’anthropologie réflexive a oublié de se prendre elle-même pour objet ; elle en aurait peut-être conclu qu’elle était l’expression d’enfants gâtés.
[10] Il faut dire que dans les pages qui suivent, Rufin met en doute la capacité de l’Islam (politique) à cause de sa diversité de constituer à lui seul une menace équivalente au communisme et que l’article de Huntington, Le clash des civilisations qui a certainement contribué à faire de l’Islam une unité imaginaire ne sera publié qu’en 1996.
[11] Trop souvent, comme c’est le cas pour les transferts technologiques dans le Tiers Monde, les modèles exportés gracieusement ont été déjà abandonnés par les donateurs pour des modèles plus performants, alors que les « bénéficiaires » s’en emparent avec avidité.