Michel Maffesoli
Création et Tragique au quotidien
1) Il est toujours intéressant d’entendre le message des mystiques, rêveurs ou romanciers, en ce qu’ils sont, souvent, sensibles aux forces naturelles qui, secrètement, taraudent une époque donnée. Leurs créations sont, bien sur, en avance sur le savoir établi, mais elles n’en sont pas moins en congruence avec ce qui est largement vécu dans la vie sociale. Elles sont, également, paroxystiques par rapport au conformisme ambiant, d’où leur marginalisation. Mais, dès lors que l’on veut être attentif à l’état naissant des choses, il faut savoir les apprécier à leur juste valeur. C’est une bonne « méthode » : elles éclairent bien le chemin emprunté par toutes les pratiques, manières d’être et de penser qui, d’une manière non-consciente, refusent les idées convenues et autres représentations dogmatiques élaborées en une époque devenue étrangère pour le plus grand nombre.
C’est en ce sens que le message prophétique est des plus pertinent. Ne l’oublions pas, à l’encontre de ce dont on le crédite souvent, la plupart du temps, d’ailleurs, pour l’invalider, il n‘est nullement anticipateur. Au plus proche de son étymologie (pro phemi) il ne parle pas « avant », mais « devant » le peuple. Il se contente de dire tout haut ce qui est vécu tout bas. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples parmi bien d’autres, on peut rappeler que dans la mystique de la Kabbale la temporalité progressiste propre à la modernité a peu de sens. Seul importe l’instant où peut se résumer l’éternité en sa plénitude. Cela a été souvent souligné. L’on en trouve écho dans les Thèses sur la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin qui souligne que, pour les Juifs, « chaque seconde était la porte étroite par laquelle pourrait passer le Messie » (1). « Temporalité messianique » où c’est « l’instant-ci » qui, seul, importe en ce qu’il permet la réalisation de soi à partir d’une communion dépassant, justement, le petit moi limité par le temps et ses multiples contingences.
Il serait aisé de voir en quoi la valorisation de cet « instant-ci » n’est, finalement, qu’une succession de moments. De bons ou de mauvais moments, peu importe, mais moments que l’on s’emploie à vivre avec intensité, d’une manière qualitative, et qui sont, faute de mieux, accepté en tant que tels. Préoccupation populaire que l’on peut, encore, rapprocher d’un autre mystique, Maître Eckhart, pour lequel la pleine réalisation consiste à passer de la « pure possibilité » à « l’éternelle actualité ». Voilà bien la force naturelle de l’instant éternel!
Pour rattacher cela à mon propos, on peut dire que le drame de l’histoire, individuelle ou sociale, est d’être un perpétuel possible. D‘où la tension continuelle qui la caractérise: tension idéologique. Le projet (pro jectum) étant la marque essentielle du drame en question. Par contre, le tragique de l’instant n’est qu’une suite d’actualisations: passions, pensées, créations s’épuisant dans l’acte même, celles-ci ne s’économisent pas mais se dépensent dans l‘instant. Là encore on peut voir, contemporaine ment, les multiples illustrations de cette vision mythique. Chaque moment ayant, en quelque sorte, la capacité d’exprimer les multiples possibilités que tout un chacun a à sa disposition, ou qu’un ensemble social recèle en son entier. Le temps s’arrête, s’intensifie pour faire donner, à un individu, à une situation, le meilleur de lui-même.
Le monde peut bouger, les événements s’accélérer, les catastrophes se déchaîner, la politique se donner en spectacle, seul importe un point stable permettant la jouissance de ce qui est. Comme le dit T. S. Eliot: « At the still point of the world ». Attitude aristocratique pourra-t-on dire. Certes, mais d‘un aristocratisme populaire, car c’est bien ainsi que vit l’homme sans qualité, dont l’existence, consciente ou pas, n’est qu’une succession de ces moments fixes dont seule la concaténation constitue le flux vital. Pour le dire en termes bergsoniens, on se souvient de la « durée » de tels moments plus que de leur liaison « historique ».
2) C’est bien de cela dont il est question dans l’instant et dans le présent, ils renvoient à la vie, à l’expérience plus qu’à la représentation ou à la théorie de la vie en des systèmes englobants et rigides. La vie en sa banalité, en sa cruauté aussi, mélange d’ombre et de lumière rappelons-le, la vie, voilà qui fait peur à ceux qui ont pour charge (se sont donnés pour charge) de la dire. Le vitalisme, les diverses formes de la philosophie de la vie (Nietzsche, Simmel, Bergson) n’ont pas bonne presse. Ils furent toujours suspectés de proximité ou d’influences douteuses. Ce qui ne peut être contrôlé, rationalisé est toujours inquiétant. A tout le moins dans la tradition occidentale où la primauté du cognitif, de la raison furent toujours affirmée.
On pourrait aisément établir un parallèle entre la raison et le futur d’une part, l’image et le présent d’autre part. L’image en ce que, directement, elle présente, elle « actualise » ai-je dit plus haut. En tout cas il est frappant d’observer la concomitance de ces deux phénomènes: retour en force de l’image, réinvestissement, multiforme, du présent. Rajoutons le regain d’intérêt pour les auteurs vitalistes cités plus haut.
Mais ce qui est important est bien la liaison entre la vie et le présent. Et l’une et l’autre étant, la plupart du temps, passés sous silence, ou relégués dans ces évidences allant tellement de soi qu’il est inutile de les théoriser. Pour poser cette étroite liaison citons ici le poète et romancier Julien Gracq: « les neuf dixièmes de notre temps vécu, de ce temps dont rien après tout n’est inintéressant pour la littérature, se déroulent dans un monde sans passé et sans avenir, dans le monde de ce qu’Eluard a nommé vie immédiate, monde où l’histoire mord à peine, où le souci de l’action et de l’engagement n’a de prise » (Préférence Pléiade t. I, p. 878).
Analyse aiguë, pertinente, soulignant bien d’une part l’atemporalité, l’intemporalité, de la vie immédiate, en tout cas l’éternité de l’instant vécu, son intensité aussi. Et ce parce que ces « neufs dixièmes » du vécu sont plein d’intérêt de la littérature. A fortiori pour la théorie. En bref, c’est bien la totalité de l’existence, tous ces éléments anodins, qui constituent le terreau de la culture et du lien social. Totalité qui est le conservatoire, sur la longue durée, de cet être ensemble étonnamment résistant quand on considère les diverses aliénations ou impositions qui l’affectent. Force du quotidien!
J’ai dit que l’on pouvait, en priorité, convoquer les poètes. Pensons ici à Verlaine: « La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles, est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour ». C’est bien cela cette « vie immédiate », non théorisée, non rationalisée, elle ne se finalise pas, ne se projette pas, mais s’investit en entier, dans le présent. Et c‘est cela qui nécessite de l’amour, c’est-à-dire de l’intensité. Je le rappelle, en donnant à ces termes leur sens le plus strict: ne plus être « tendu vers » quelque chose (ex-tendere, extension), mais être « tendu dans » ce qui fonde et constitue l’être-ensemble (in-tendere). Investissement dans le présent, « intensité » dans ce qui m’unit aux autres pour vivre cet investissement. « Oeuvre de choix » permettant de comprendre, à certains moments, l’accentuation du qualitatif, la suspension du temps, les rituels de tous ordres, et les us et coutumes assurant de fait l’ossature du corps social. La vie sans qualité est cela même qui assure, d’une manière mystérieuse la maintenance de la société. On est là au cœur de la socialité quotidienne, celle de la banalité, mais celle, aussi, de la « survie » sur la longue durée.
Manière mystérieuse car, au plus près de ce qu’est le « mystère » dans les actes d’initiation traditionnels, elle permet que les individus s’associent entre eux, communient à quelque chose qui les dépasse. D’ailleurs, au-delà ou en deçà de toute forme strictement religieuse, peut-être est ce là que réside le vrai sacré: un lien impondérable assurant un ciment non moins solide. N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre, vécu au jour le jour, ce que les ethnologues ont appelé « l’aura », les historiens de certaines sociétés secrètes « l’égregore », des théologiens et des philosophes « l’habitus »? En bref, une manière d’être fondant une sorte de familiarité avec l’environnement naturel et social, se vivant avant d’être pensée ou théorisée.
Toutes les situations de la vie quotidienne sont ainsi des formes d’initiations naturellement vécues. Les lieux et les jeux de l’enfance, le décor des premiers émois, l’apprentissage des manières de penser, l’intériorisation des postures corporelles, l’intégration des formes langagières, et surtout toutes les communications non-verbales qui, par sédimentations successives, structurent la solidarité organique sans laquelle il n’est pas de société possible.
Il est des moments, où ces us et coutumes fondamentaux sont niés, ou à tout le moins relativisés, par le devenir historique. La modernité est du nombre qui tend à effacer tous les effets et contingences de l‘enracinement. Parfois, au contraire, celui-ci revient en force. Le territoire, l’espace et la charge symbolique reprennent sens. Le local, et ses nostalgies, les odeurs et les saveurs structurent l’individu et les groupes. C’est tout cela qui assure au présent sa puissance agrégative. On peut dire que la philosophie du devenir laisse, alors, la place à une anthropologie de l’être ou encore, pour reprendre une expression de Gilbert Durand, à l’abstraction de l’histoire succède la « touffeur du présent », ou ce que l’on peut appeler le « labyrinthe du vécu » (2).
Je rappelle, à cet égard l’étymologie du terme concret: ce qui fait que l’on « croît avec » (cum crescere), c’est-à-dire un temps qui donne à être, que l’on partage avec d’autres. Croissance, qui à l’image de la flore environnante s’élève en prenant racine, c’est-à-dire qui a besoin du terreau de ces choses anodines formant la vie banale, autre manière de dire l’éthique « ethos »: le lieu qui m’unit à l’altérité, l’autre qu’est le proche, l’autre qu’est le lointain domestiqué.
C’est cela, ai-je dit, le sacré. Mais un sacré qui n’est plus surplombant, qui n’est plus celui d’un Dieu abstrait ou d’un état rationnel. Un sacré renvoyant à une « transcendance immanente », celle constituée par le sentiment d’appartenance, par la passion partagée ou par la correspondance, quasiment mystique, à ce qui m’entoure. Dès lors, ce n’est plus l’universel qui importe, mais bien le particulier en ce qu’il a de charnel, d’affectuel, d’essentiellement symbolique. En effet l’ambiance présentéiste, ainsi comprise, est cela même qui permet la connaissance de soi et la reconnaissance de l’autre. N’est-ce point cela, stricto sensu, le symbole? Se connaître et reconnaître l’autre non plus en tant qu’entité abstraite, autonome, purement rationnelle\~: celle de l’individu moderne, qui se sépare de la nature, qui se distingue par rapport à son voisin, et qui fait de cette séparation et de cette distinction le fondement de la logique de la domination et de la maîtrise que l’on connaît bien, mais, au contraire, connaissance et reconnaissance vécues par la personne dans le cadre communautaire: celui du groupe, de la tribu, des « affinités électives », toutes choses dont nous parle la tradition, et qui semblent renaître sous nos yeux. C’est cela même qui donne au présent toute son intensité tragique.
Mais, c’est également tout cela qui le rend si étranger à nos modes d’analyses constituées, justement, sur et à partir de l’universel. Pour les théories modernes, en effet, la vie quotidienne en ce qu’elle a de concret, d’enraciné, est essentiellement aliénée. Il convient de la dépasser, de la libérer de toutes les contraintes coutumières dont elle était pétrie, pour accéder à un plus être. C’est dans l’histoire et dans la dialectique qui lui sert de moteur, que l’individu moderne se réalise pleinement. Tout ce qui l‘attache à l’espace, aux habitudes est, plus ou moins potentiellement, mortifères. Il faut, dramatiquement, briser toutes ces chaînes au travers de luttes et de conflits, rationnellement et consciemment assumés.
3) On peut, par exemple, faire ici référence à Henri Lefebvre qui, dans la pensée critique qui est la sienne, avec les nuances que sa grande culture lui suggère, ne peut cependant pas, ne pas critiquer cette vie quotidienne. Il a le mérite de la prendre en considération, mais, uniquement, comme quelque chose qu’il convient de dépasser, qu’il faut en quelque sorte libérer d’elle-même. Le titre de son livre est, d’ailleurs, instructif: « critique de la vie quotidienne ». En l’occurrence cette critique consiste à considérer que la vie quotidienne, justement, est le « non-tragique » par excellence. Pour lui, les objets-kitsch, l’organisation des intérieurs sont comme autant de « forteresses » échafaudées contre le sentiment du tragique, c’est-à-dire contre la conscience de la mort et de la fin inéluctable. L’œuvre de Moles, au contraire, montre en quoi la « psychologie du kitsch » c’est tout un « art du bonheur » (3).
Le propos est paradigmatique et bien caractéristique d’une sensibilité intellectuelle incapable de saisir toute la part de poésie dont est pétri le quotidien. Poésie qui, bien sûr, n’est pas revendiquée en tant que telle, mais qui n’en est pas moins à l’œuvre dans l’ironie vis à vis de toute instance surplombante, dans l’humour propre aux multiples discussions anodines ou, surtout, dans toutes ces communications non-verbales dans lesquelles s’exprime la passion sociale.
Bien sûr on retrouve dans tous ces phénomènes quelque chose qui est de l’ordre du stéréotype, c’est cela, d’ailleurs, qui pousse à les déconsidérer, mais il est important de voir que les stéréotypes en question s’enracinent dans des archétypes fondateurs. C’est cette dialectique même qui constitue, justement, la poésie du quotidien. Ou encore qui fait de ce quotidien le terreau de ce qui deviendra, peu après, les œuvres de la culture. En bref, c’est là qu’est le richesse de l’expérience sociale, le conservatoire de sa perdurance sur la longue durée.
4) Ainsi à l’opposé du drame qui tend à la déconsidérer la vie quotidienne est le lieu d’excellence du tragique. D’où la nécessité d’en rendre compte théoriquement. C’est, par exemple, le propos de l’herméneutique de Dilthey mettant, essentiellement, l’accent sur le vécu. Ainsi pour lui « les sciences morales sont fondées sur cette connexion de la vie, de l’expression et de la compréhension ». C’est tout un programme qui est là proposé. Celui d’une compréhension érudite, celle d‘une théorie de l’empathie (Einfühlungstheorie) qui, au plus près de son étymologie, va voir dans la « poiesis » la création par excellence. Non pas d’un sens confondu avec le but à atteindre, la finalité à réaliser, mais le sens enraciné, le sens vécu, le sens qui s’épuise dans l’acte même (in actu). C’est cela qui fonde la liaison « tragique-vécu-expérience ». C’est ainsi, aussi, que l’on peut comprendre ce que Moles appelle les « sciences de l’imprécis » (4).
Il me semble que l’herméneutique prenant au sérieux une telle connexion peut permettre de comprendre les diverses expressions contemporaines de la présence au monde, la calme rage du présent, c’est-à-dire l’exigence de vivre ici et maintenant, le désir de jouir de ce qui se présente. De comprendre, également, la désaffection vis-à-vis de toutes les projections idéologiques ou politiques, l‘extraordinaire suspicion appliquée aux diverses représentations et croyances abstraites, en un mot l’étonnant empirisme ne faisant confiance qu’à la présentation du monde, n’appréciant qu’un monde tel qu’il est, et ne se préoccupant de ce que le monde devrait être ou pourrait être. L’expérience quotidienne conduit à vivre ce qui est, à s’accommoder de ce qui est, à donner sens « tout de même » à un vécu pétri de vicissitudes et d’imperfections, mais dont on a conscience qu’il est le seul qui nous soit donné à vivre. Ce n’est, bien sûr pas le cas à toutes les époques, mais il en est certaines où l’inconscient collectif se constitue par et pour un tel immanentisme.
Insistons là-dessus il y a une poétique de la banalité, poétique recelant une charge d’intensité. Pour ma part je verrai là une réserve d’énergie sociétale où puiserait, pour s’y sustenter la socialité de base. Sorte de nappe phréatique invisible mais, oh combien, nécessaire à la perdurance collective. R. Caillois parle, dans un autre contexte de « l’aventure de la grisaille » (5). L’expression est bienvenue pour décrire ce conservatoire qu’est la vie de tous les jours. Un trésor s’y trouve niché, encore faut-il, dans le cadre d‘un savoir organique, le révéler à lui-même. Et pour cela, ne pas le mépriser a priori. Ainsi, suivant en cela le cycle mystérieux des histoires humaines à la fascination du futur ou à la recherche éperdue des origines, succède, parfois, l’aventure du présent. Et l’on peut se demander si les chevaliers du Graal postmodernes ne sont pas, justement, les aventuriers du quotidien, ne projetant plus leurs espoirs en d’hypothétiques idéaux lointains, mais s’employant à vivre, au mieux, d’une manière qualitative, au jour le jour, une forme d’intensité existentielle.
Simmel voyait une des caractéristiques de l’aventure dans la focalisation sur le « ici et maintenant », la vie dans son immédiateté, « le lancement, disait-il, du processus vital en un point qui n’a ni passé ni avenir » (6). L’expression est paradoxale, mais elle exprime bien l’intensité du moment, celle des archers zens se préoccupant moins de la cible que de leur équilibre intérieur\~; le résultat leur étant donné de surcroît. Il est intéressant de noter que l’aventure comme concentration du processus vital est présentée, par Simmel, comme une forme de l’expérience. On pourrait dire comme « éthique de l’esthétique » en ce qu’elle fait société.
Quand on sait l’importance de la « forme » (Simmel): ce qui révèle, fait advenir à l’être, on ne peut qu’être attentif à la réversibilité, à l’étroite connexion, en un mot à la fécondation mutuelle existant entre l’aventure et l’expérience. C’est en ayant cela à l’esprit que l’on peut comprendre en quoi, de plus en plus, la vie aventureuse va de pair avec une expérience spirituelle vécue comme un rapport au destin avec lequel il faut compter, et dont on est pas totalement maître.
En ce sens, l’attitude contemporaine rejoint celle d’un héros tragique tel, en particulier, qu’il apparaît dans la tradition grecque. Celui-ci ne demande pas des comptes au destin, il trouve sa fierté en en acceptant les décrets. Cioran fait une distinction entre ce type d’héroïsme et l’attitude de Job qui, au contraire, harasse Dieu, exige des explications, en un mot n’accepte absolument pas ce qui est, ce qui advient, ce sur quoi l’on ne peut rien\~. Ce dernier exemple est une bonne illustration de l’esprit dramatique, tracassé par l’obsession du futur, du projet, de l’action, en un mot de la maîtrise sur la vie. Toute la culture judéo-chrétienne est là résumée. Par contre tragique est l’acceptation du destin, la reconnaissance de l’existence pour ce qu‘elle est: précaire, finie, toujours soumise à l’inexorable loi de la mort de toute chose et de tout un chacun.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître l’accentuation du présent n’est qu’une autre manière de dire l’acceptation de la mort. Vivre au présent c’est vivre sa mort de tous les jours, c’est l’affronter, c’est l’assumer. Les termes d’intensité, de tragique ne disent pas autre chose: ne vaut que ce dont on sait qu’il va cesser. Certaines époques protestent contre cela et, dès lors, la volonté, l’action, le sens du projet et du futur, vont prédominer. D’autres s’accordent, s‘ajustent, s’accommodent de la finitude et vont accorder leur préférence à la contemplation et à la jouissance du monde, au présentéisme leur servant de vecteur. Mais c’est une contemplation ou une jouissance fugaces, toutes pénétrées de sentiments de finitude. Elles consument, avec intensité, tout ce dont elles vivent.
A titre d’illustration, on peut rappeler, ici, la différence entre les civilisations qui ensevelissent leurs morts, et celles qui les incinèrent (7). Les premières expriment par là le souci de durer dans le temps. L’ensevelissement est comme une sorte de négation, ou une dénégation, de la mort. C’est un simulacre de la vie qui perdure, le tombeau est, en quelque sorte, une résidence secondaire que, suivant les cultures, l’on va orner, où on va laisser de la nourriture et autres manifestations du même genre dans l‘attente du retour à la vie. Par contre l’incinération prend acte que ce qui est fini est bien fini. La caducité est affirmée et constitue même, sous forme de cérémonies adéquates, une exaltation de la finitude. La force du destin va de pair avec la force de l’oubli. On ne mime pas une vie à renaître, on reconnaît que la mort est partie prenante de la vie. Il s’agit là d’une forme paroxystique de l’immanentisme, d’un présent se suffisant à lui-même et n’ayant que faire des illusions et des réconforts fournis par les projections lointaines.
La mort et le présent sont au cœur de nombreux phénomènes contemporains. La musique, bien sûr, en offre de multiples illustrations, la peinture aussi qui, dans ses diverses expressions, souligne la « minimalité » et la banalité quotidienne de l’art ce qui, dans les meilleurs des cas, l’apparente à la recherche mystique du néant divin. La théâtralité urbaine n’est pas en reste, qui offre le spectacle chatoyant de ces nouvelles tribus juvéniles vivant, innocemment, dans l’excès et le désordre en un mixte étonnant où la proximité de la mort s’allie à un roboratif appétit pour la vie. Une telle conjonction n’est pas sans rappeler l’invocation de Rimbaud à la « mort mystérieuse », sa « sœur de charité ». En effet, dès le moment où l’on construit son existence comme une œuvre d’art, c’est-à-dire comme quelque chose de global, la vie contient son contraire et s’emploie à s’ajuster à lui.
Voilà bien à quoi renvoie le présentéisme et son incarnation dans la vie ordinaire: une sorte d’intensité qui, consciente ou quasi-consciente de la précarité de toutes choses s’emploie à en jouir au maximum, et au plus vite, « hic et nunc ». Dès lors le temps linéaire, celui du comput moderne, le temps mécanique de la production industrielle et de l’horloge pointeuse, le temps dramatique, homogène et vide, laisse la place à la discontinuité des instants vécus: celle de la durée. Seuls importent les temps forts ou les moments ordinaires du quotidien. On pourra dire que seul le banal fait événement. Le « kairos » de la philosophie antique rejoint ainsi, le sens de l’opportunité, un « situationnisme » généralisé sachant vivre, pour ce qu’ils sont, les événements qui se présentent tout au long de l’existence. Des recherches actuelles sur le cinéma et la publicité soulignent bien, que le succès de tel film ou de telle campagne publicitaire tient, justement, en ce qu’ils expriment l’événementiel ou l’avénementiel de la vie sans qualité (8). L’image, à cet égard, est bien une communication symbolique. Elle fait culture.
Il s’agit là, stricto sensu, d’une culture populaire. Je veux dire par là de quelque chose fondant société. Culture exprimant un vécu collectif qui, en fin de compte, se rit de tous les impératifs moraux, politiques ou économiques édictés par les pouvoirs surplombants et abstraits. Il faut dire « en fin de compte », car il existe bien sûr, une apparente soumission à l’ordre établi. Comment faire autrement? Mais au-delà ou au-delà de cette apparente soumission existe une non moins solide résistance, celle du « quant à soi » ou celle de la sécession, ne faisant pas de bruit, mais s’exprimant dans les multiples ironies, versatilités et révoltes qui voient ponctuellement le jour dans les sociétés dites démocratiques.
Peut-être peut-on rapprocher, cette ruse, ou duplicité anthropologique, de l’immanentisme fondamental, du « phénoménisme instinctif » dont on a crédité les cultures extrême-orientales, et les diverses philosophies religieuses qui les ont constituées (9). Immanentisme qui ne fait qu’exprimer un rapport à la nature et aux autres intégrant la finitude, la déréliction et la mort dans la vie de tous les jours. Le pouvoir transcendant, que ce soit celui du religieux ou celui du politique peut s’exercer, mais il n’est considéré que comme une illusion à laquelle il n’y a pas lieu de faire confiance, ou à tout le moins que l’on peut relativiser par les exigences, autrement plus précieuses du quotidien, de l‘existence concrète s’exprimant au travers des innombrables rites et coutumes, précis, tatillons, contraignants dont la culture est pétrie. Curieux retour des choses, qui fait qu’après la domination exclusive du mode de penser et d’être occidental, sous-tendu par la conception du temps linéaire, ce soit, maintenant, les « orients mythiques » qui prennent leur revanche, et imposent, par l‘accentuation du présent, une présence au monde, à ses plaisirs, à ses joies, mais aussi à ses cruautés et à ses peines.
La vie ordinaire s’orientalise-t-elle? Consciemment peut-être pas, inconsciemment sûrement. Très précisément en ce que seul existe le moment vécu, avec d’autres, en un lieu donné. C‘est cela l’immanentisme. Un vécu qui passe par le biais des images communielles, des corps que l’on exacerbe, de la nature que l’on réinvestit, toutes choses pouvant se résumer dans le « phénoménisme instinctif » de la vie empirique. La vie sans qualité, celle du quotidien qui, stricto sensu, « ré-oriente » le monde. Lui donne son sens profond.
Notes
(1) Cf. l’analyse de M. Löwy, Rédemption et utopie, le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, PUF, 1988, p. 76. Cf. également, Traités et sermons de Maître Eckhart, Paris, Aubier, 1942, p. 158.
(2) G. Durand, L’âme tigrée, les pluriels de la psyché, Paris, Denoël, 1980, p. 157. A. Moles – E. Rohmer Le Labyrinthe du vécu, Paris, Méridiens.1982. Cf. aussi M. Maffesoli, La Conquête du présent, (1979), rééd. Desclée de Brouwer, Paris, 1998.
(3) A. Moles Psychologie du Kitsch, Denoël,1971. H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche éditeur, 1981, p. 169.
(4) Diltey cité in J. Harbermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976, p. 183. A. Moles, Les sciences de l’imprécis, Seuil,1995.
(5) Cit. in Cioran, Exercice d’admiration, Paris, Gallimard, 1986, p. 140.
(6) A. Moles, Théorie de l’information et perception esthétique, Denoël, 1972. G. Simmel, Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, p319-320. Sur la forme, et le “formisme” cf. M. Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996, et La Connaissance ordinaire, Paris, 1985.
(7) Cf. O. Spengler, Le déclin de l’Occident, Paris, Gallimard, 1948, p. 24.
(8) A. Moles, L’image communication fonctionnelle, Casterman, 1981.
Cf. aussi G Durand, “Le génie du lien” in Eranos Jarbuch, Francfort, Insel, 1982, vol 51, p. 254, et M. Maffesoli, La Contemplation du monde (1993), Paris, Le Livre de Poche, 1996.
(9) Cf. P. Pons, D’Edo à Tokyo, Paris, Gallimard, 1988 p. 43.