Nadia Danova
Institut d’Études balkaniques, Académie Bulgare des Sciences, Sofia, Bulgarie
nadiadnv@yahoo.com
Créer les frontières ethniques par le récit national bulgare /
Creating Ethnic Frontiers by the Bulgarian National Narrative
Abstract: The purpose of this paper is not to analyze the whole Bulgarian literary production in the 18th and19th centuries, but to examine an essential aspect of the activity of the Bulgarian intellectuals, which has remained largely overlooked in Bulgarian historiography. Our attention is focused on the principal moments in the creation of the Bulgarian national narrative with a view to lay an accent on its function of establishing boundaries between “the Own” and “the Alien”, “the Other”. Special attention is paid to the contribution of the authors who have played the leading role in the evolution of the historical thought of Bulgarians and in the complex process of the construction of models of identification. We shall track down the conscious effort of the Bulgarian elite to consolidate the ethnic community around the “ancestral” values and work for the creation of the “imagined community”. Our goal is to establish the identification nucleus which includes traits of differentiation, sameness and continuity, coded in mythologies, understood as an important complex of stories, bringing the essential knowledge and for this reason being repeated in certain space, time and ritual regulated conditions. These stories arrange the relations of the subject with himself and with the world at a vertical and horizontal plane. Nevertheless we have to agree that the sources from this time attest that in the everyday life Bulgarians, Turks, Greeks and Jews speak and write among themselves, sometimes even in Greek, that they maintain economic and friendly relationships, frequently relationships of neighborhood and mutual help.
Keywords: Bulgarian Literature; National identities; The image of “the other”; Ethnic frontiers; Romantic historiography.
L’objectif de cette étude est de retracer l’effort conscient de l’élite bulgare au cours des XVIIIe et XIXe siècles en vue d’œuvrer pour la construction de son imaginaire. Notre réflexion portera avant tout sur le noyau identitaire autour duquel se forme l’identité nationale bulgare en tant qu’un phénomène culturel collectif, noyau renfermant des signes de différenciation et d’identification, codés dans le récit créé par l’élite sur le passé de la communauté, la mythologie qui doit légitimer cette communauté devant les autres et dans la conscience de ses propres membres. Nous allons nous concentrer sur les mythes au moyen desquels se définissent “le sien” et “l’autrui” et qui trace la limite entre “nous” et “les autres”. Notre exposé ne propose pas une analyse exhaustive de la production littéraire bulgare : il a pour objet de marquer les principaux moments de la construction du récit national bulgare au regard de ses fonctions de tracer les frontières entre “le sien” et “l’autrui”. Il sera question d’ouvrages d’auteurs ayant joué un rôle fondamental dans l’évolution de la pensée historique des Bulgares et qui ont leur place dans le processus complexe de la construction des modèles identitaires de la société.
Au cours des siècles qui ont suivi la conquête des Balkans par les Ottomans jusqu’à l’époque moderne, c’est le principe religieux qui joue un rôle déterminant dans les processus identitaires dans cette partie de l’Europe. La religion orthodoxe commune aux Bulgares, aux Grecs, aux Serbes, aux Roumains et à une partie des Albanais, fonctionne comme un facteur de lien entre ces peuples renvoyant les différences ethniques au second plan. Cette primauté du principe religieux sur le principe ethnique est raffermie par le caractère même de l’État ottoman où l’islam est la religion dominante alors que les peuples assujettis se trouvent tous sous la souveraineté du patriarche de Constantinople. Dans le même temps, le rôle de la religion orthodoxe en tant que barrière contre la pression islamique contribue à affermir l’identification des peuples balkaniques en premier lieu comme orthodoxes. L’Église orthodoxe, elle-même, déploie des efforts en vue d’isoler ses ouailles des autres religions, ce qui a pour effet de rendre encore plus distinctes les frontières entre les orthodoxes, d’une part, et “les autres”, c’est-à-dire les musulmans, les juifs, les catholiques et les protestants. Particulièrement caractéristiques sous ce rapport sont les nombreuses interdictions de l’Église dont non seulement l’interdiction de passer à une autre religion mais aussi celle d’avoir des contacts avec des représentants des autres religion et leur culture[1]. La quantité énorme d’ouvrages produits par l’Église orthodoxe révèle les efforts assidus de cette institution de consolider la frontière entre les orthodoxes et “les autres”. Dans le même temps, cependant, cette littérature nous permet de connaître la vie quotidienne des sujets du sultan, qui présente un nombre infini de cas de contacts entre les Balkaniques appartenant à différentes religions, dans la sphère des mœurs, des pratiques rituelles et cérémonielles, des coutumes, de la vie économique, juridique et politique.
Les monuments écrits bulgares des siècles qui ont suivi l’invasion ottomane : les textes religieux et apocryphes, les hagiographies et les offices des saints, les récits profanes, les annales, les chroniques et les notes marginales dans les livres manuscrits donnent d’une manière catégorique la priorité à l’appartenance religieuse en tant qu’une marque identitaire, alors que la différence ethnique est présente sous une forme plus atténuée[2]. Avec l’entrée de la société bulgare dans le dix-huitième siècle, la gamme des critères servant à définir “le sien” et “l’autrui” s’enrichit, mais la distinction fondée sur le critère religieux garde encore sa primauté. Au cours des années de ce siècle, on voit apparaître dans les sources des critères nouveaux, autres que les critères religieux, à partir desquels on définit l’identité de sa propre communauté. L’analyse des textes au regard du thème qui nous intéresse commence par l’Histoire slavo-bulgare de Païsii Hilendarski, terminée en 1762[3]. On pourrait affirmer que ce livre est un des premiers textes permettant des observations plus complètes sur le processus de construction de la narration nationale bulgare. Ce livre est le fruit de changements sérieux intervenus dans la vie de la société bulgare à la suite de l’intégration progressive des Balkans dans le marché capitaliste européen. L’effet direct de ces changements sur les Bulgares sont les contours nouveaux qu’acquiert le monde dans leur conscience. Les nombreuses copies de l’Histoire de Païsii, réalisées au XVIIIe et le début du XIXe siècle par d’éminents lettrés bulgares, la diffusion de sa version imprimée après son édition en 1844 et avant tout son utilisation comme manuel d’histoire dans les écoles bulgares dans la seconde moitié du XIXe siècle, nous autorisent de l’inclure dans notre analyse des textes ayant formé l’identité nationale. Le récit de Païsii permet de cerner les critères à partir desquels l’auteur constitue l’histoire bulgare par rapport à l’histoire des autres peuples. Nous pouvons juger de la conception de l’auteur en ce qui concerne l’origine de sa propre communauté, ses frontières et la chronologie lors de la construction de l’histoire nationale. Païsii met un accent très fort sur l’identité slave des Bulgares, ce qui trouve un reflet dans le titre même de son ouvrage. Il révèle le lien entre les Bulgares et les territoires au sud du Danube, où ils s’installent, en ne parlant pas d’une simple conquête de ces territoires, mais de leur transformation en des territoires “propres” par l’idée de sédentarisation marquée par les symboles – ville, forteresse, capitale – comme des supports de l’identité. L’expression “jusqu’à nos jours” employée très souvent dans le récit de Païsii, montre le désir de l’auteur de démontrer la continuité de la présence bulgare dans ces frontières. Bien plus : l’installation des Bulgares dans les Balkans revêt un sens sacré car cet acte est consacré par la volonté divine.
Dans les conditions de domination étrangère dans les Balkans, la tâche primordiale des élites est la création d’une construction généalogique pour les ethnies qui n’ont pas leur propre État. La construction de la généalogie des Bulgares depuis Noé, ses fils et ses petits-fils, permet à Païsii d’invoquer des preuves en faveur de la continuité de la communauté, de sa présence permanente dans l’histoire humaine. Il tire l’origine des Slaves de Mosoh, le sixième fils de Japhet, le troisième fils de Noé. Le récit de Païsii pose l’accent sur l’appartenance des Bulgares à la famille slave. Païsii fait la différence entre Slaves et Protobulgares. Pour lui, les Protobulgares sont également une tribu slave. Très typique pour le récit mythologique est la tentative de tirer l’ethnonyme des Bulgares du nom de la Volga autour de laquelle s’installe une partie des Slaves. Païsii estime que l’État bulgare existe depuis 390, c’est-à-dire à peu près le temps où les Bulgares s’établissent, selon lui, sur le Danube et ont déjà leurs souverains et leurs capitales imaginaires « à Vidin et à Svichtov ». Il introduit les souverains imaginaires, Vukitch et Dragitch, qui comblent la période avant Asparuh. Il estime que tous les peuples venus du Nord sont des Bulgares, en explicitant : « En ce temps, les Grecs ne savaient pas que les Bulgares s’appelaient Bulgares, et ils leur donnaient le nom de Huns et de Goths. Ils appelaient Goths tous les peuples originaires du Nord, qu’aujourd’hui ils appellent Tatars ».
L’histoire de Païsii permet de révéler les fonctions des sujets historiques comme un moyen efficace pour la formation de la mythologie nationale permettant de définir “le sien” et “l’autrui”. Écrit au temps où la société bulgare franchit le seuil de l’époque moderne, ce livre reflète le processus du recul de la conscience religieuse d’appartenance à la communauté orthodoxe devant la conscience de différenciation ethnique. Sans rejeter la construction mythologique chrétienne déjà établie, la nouvelle mythologie redéfinit “le sien” et “l’autrui”. C’est ici que se dégage clairement la création d’une nouvelle variante du récit sur le temps des ancêtres, le passé glorieux, les personnages et les héros du temps ancien, caractéristique du processus de formation de la mythologie nationale. On voit se dessiner de manière plus précise les images des tsars, des patriarches et des saints bulgares, c’est-à-dire des héros nationaux caractéristiques du récit mythologique. Dans le récit est introduit également l’image de “l’autre”, qui a pour tâche de marquer nettement la frontière entre “le sien” et “les autres”. “L’autre” entre en relation avec “le sien” comme Ravisseur, Agresseur, Envieux ou Intrigant. Les Grecs apparaissent dans le récit de Païsii dans le rôle de l’Intrigant, faible mais perfide, du Ravisseur cultivé, mais cruel. Dans le rôle de la Belle femme perfide apparaît « la femme grecque » ayant pénétré à la cour imaginaire du tsar bulgare où elle a fait beaucoup de dégâts. Les actes de cruautés de son propre souverain sont rapportés avec un sentiment de fierté. Un tel sentiment doit susciter le récit où le khan Kroum coupe la tête de l’empereur byzantin Nicéphore et en fait faire une coupe ou bien la prise des « Deux Valachie » par Assen qui ordonne de couper les langues aux Valaques qui « lisent le latin » et professent « la religion romaine ». On retrouve aussi le récit traumatisant où les soldats de Samuel sont aveuglés par les Byzantins.
En plaçant la Bulgarie dans le récit biblique Païsii souligne son appartenance à la civilisation chrétienne européenne. Dans le même temps, la présence dans l’Histoire du récit imaginaire de la dévastation du monastère de Zographe du Mont Athos par les Latins trace clairement la frontière entre “les siens” orthodoxes et “les autres” appartenant à l’Église occidentale. L’identification de “l’autre” par rapport auquel on se différencie est obligatoire. Dans certains cas, comme dans le cas des Grecs et des Serbes, “l’autre” appartient à la famille des peuples orthodoxes, soumis au même souverain, mais dans le même cas il possède une identité définie par une langue, une culture et un passé historique différents, il a son propre caractère, etc. Sur la base de la langue, qui est une marque importante de l’identité, Païsii ne cesse de souligner les priorités de “notre” langue. À maintes reprises dans son récit, il souligne l’héroïsme du guerrier bulgare qui souvent l’emporte sur l’ennemi et met en déroute son armée. Le récit de Païsii suggère, de manière directe et indirecte, différents éléments mettant en évidence des traits négatifs chez “l’autre” auquel il se réfère afin de démontrer la supériorité du “sien”. Cette méthode de construction de l’identité nationale reflète sur l’attitude à l’égard de “l’autre” qui naturellement est en tous points inférieur aux Bulgares.
La différenciation des “autres” est suggérée de manière indirecte par tout le récit sur le Moyen âge lorsque les Bulgares avaient « des chroniques royales et des codes épiscopaux, des connaissances sur tout et sur de nombreux saints bulgares, hagiographies, offices ». L’époque glorieuse en tout point de vue du Premier État bulgare médiéval est suivie de la domination byzantine. Il importe de souligner que c’est notamment dans le récit des rapports des Bulgares avec les Grecs byzantins que Païsii a formulé, dans l’esprit du providentialisme de l’historiographie médiévale, la thèse de la mission particulière dont Dieu a chargé son propre peuple, qui est une des thèses caractéristiques du processus de formation de la mythologie nationale. Ainsi, selon Païsii, Dieu a élevé le royaume des Bulgares contre les Grecs orgueilleux, afin de les « humilier par ce petit et simple peuple bulgare ».
En mobilisant tous ses efforts en vue de tracer une frontière entre Bulgares et Grecs, Païsii prend de toute évidence conscience du danger que représentent la langue et la culture grecques pour les Bulgares, dont certains – attirés par celles-ci – se sont grécisés. Dans le même temps, il s’applique à distinguer les Bulgares des autres Slaves, cherchant à suggérer à ses compatriotes qu’ils sont les plus dignes parmi “les autres” dans la communauté des Slaves. En identifiant les Bulgares en premier lieu comme des Slaves, Païsii tient à tracer une nouvelle frontière identitaire les distinguant des autres Slaves dans le cadre de la communauté fondée sur des liens tribaux. Il insiste que les Bulgares avaient eu beaucoup plus longtemps un État indépendant au Moyen âge par rapport aux Serbes, qu’ils avaient eu des rois plus glorieux qui avaient laissé une trace plus durable dans l’histoire et les ouvrages des auteurs étrangers, alors que les Serbes n’avaient pas eu de villes, leur royaume était beaucoup plus petit et avait existé peu de temps. Païsii consacre tout un chapitre de son histoire aux rois serbes dans le seul but de montrer la supériorité des “nôtres” devant les “leur”, en se lançant dans un récit détaillé sur les rois serbes, démontrant qu’ils étaient d’origine latine et non d’origine serbe. Païsii raconte qu’il y a parmi les souverains serbes des parricides et des tyrans, alors que les tsars bulgares étaient sans conteste plus forts dans le combat, plus nobles, d’une morale plus élevée et plus beaux. Il souligne que les Russes et les Serbes dans l’empire des Habsbourgs se moquent et insultent injustement les Bulgares, que ceux-ci sont incultes, n’ont pas de livres ni leur propre histoire. Les Turcs sont représentés dans l’histoire de Païsii comme des oppresseurs, pillards, destructeurs de l’État, la culture, la littérature, le peuple bulgares. Il souligne que les Bulgares supportaient plus péniblement “le joug agarien” en comparaison avec les autres peuples balkaniques étant donné qu’ils étaient plus près de Constantinople. Il importe d’indiquer que c’est notamment l’Histoire de Païsii qui contient et suggère de la manière la plus insistante la notion de “joug turc” et “esclavage turc”. Les autres voisins balkaniques, Roumains et Albanais, sont présents d’une façon plus périphérique dans son ouvrage. D’une façon générale, nous pouvons affirmer que Païsii s’est appliqué à tracer dans son Histoire une ligne de démarcation avant tout entre Grecs et Bulgares, car la société grecque s’était engagée avant la société bulgare dans la sphère des rapports bourgeois et l’identité grecque était devenu une menace pour l’identité bulgare.
Les peuples occidentaux sont représentés soit par les Latins symbolisant l’hétérodoxe à l’égard duquel est témoigné principalement une attitude négative, soit par des Magyars et des Francs que les Bulgares rencontrent sur le champ de bataille et qui sont l’Ennemi. Rarement les peuples européens sont présents avec leur culture dans le rôle de “l’autre” prestigieux. En ligne générale, on peut conclure que le récit créé par Païsii sur le passé de la communauté joue un rôle fondamental dans la formation de l’identité nationale bulgare.
Le pas suivant dans la construction de la mythologie nationale bulgare est le Précis d’histoire du peuple bulgaro-slave, écrit quelques décennies plus tard (1792) par le hiéromoine Spiridon[4]. Là aussi, comme dans l’histoire de Païsii, le récit biblique permet de chercher la généalogie des Slaves loin en arrière dans l’histoire de l’humanité et de légitimer sa propre communauté. Ici apparaissent les personnages mythiques du roi des Mésiens, Illiric, et ses descendants Bolg et Brem, qui se partagent la terre, et le nom des Bulgares ne vient pas du nom de la Volga, mais précisément d Bolg. Spiridon ajoute que les Bulgares ont la priorité en toute chose par rapport à leurs voisins slaves occidentaux. Nous retrouvons le personnage de Kroum – Vainqueur et Conquérant –, alors que l’histoire de la tête de Nicéphore, coupée et transformée en coupe, est racontée deux fois. La frontière par rapport aux Grecs est recherchée encore dans la généalogie des peuples: les Grecs descendent du quatrième fils de Japhet, Joan, alors que les Bulgares du sixième – Mosoh. Dans le même temps, nous observons chez cet auteur le pas suivant dans la clarification des marques identitaire en comparaison avec Païsii. Alors que dans le récit de Païsii les chrétiens appartenant à l’Église occidentale sont désignés principalement par le nom de “Latins”, chez Spiridon apparaît une vue plus différenciée du point de vue ethnique par rapport aux peuples occidentaux. Le titre même de l’ouvrage indique que les Bulgares sont identifiés comme des Slaves. En marquant l’appartenance des Bulgares à la communauté des Slaves, l’auteur retrace avec insistance les mérites des Bulgares en invoquant des faits de leur histoire. Nous retrouvons dans le récit de Spiridon les éléments caractéristique de la narration nationale : l’idée de la grandeur passée suivie de déclin, ainsi que les symboles – appuis de l’identité – les trônes royal et patriarcal.
Nous retrouvons également le mythe de la primauté de la propre communauté, typique de la narration nationale, dans les phénomènes importants du point de vue de l’autoidentification de la communauté, comme, par exemple, que les Bulgares sont un des premiers peuples à avoir adopté la religion chrétienne. Attirons l’attention sur un fait intéressant, à savoir que Spiridon se tourne vers l’Antiquité afin d’y puiser des arguments en faveur de la grandeur passée de son peuple. C’est le récit mythique de la guerre des Slaves contre Alexandre de Macédoine. Ébloui par la bravoure des Slaves, Alexandre leur donne une charte où il est inscrit avec des lettres d’or « народ славен и непобедим » (« peuple glorieux et invincible »). Depuis lors les Bulgares ont adopté le nom de “ Slaves ”. Selon ce mythe, Alexandre est devenu le parrain des Slaves et ceux-ci tirent leur nom du mot “slava” – “gloire”. Ce mythe se fonde sur la thèse que les Slaves sont le plus ancien peuple installé en Europe et pour cette raison ils sont présents dans tous les évènements marquants de l’histoire antiques.
Une attention particulière dans l’histoire de Spiridon mérite le mythe du patriarche grec de Constantinople, qui avait suggéré au sultan de massacrer les notables bulgares et serbes. Cette légende s’inscrit parfaitement dans le système de mythes et de symboles dont le but est de décrire le passé traumatisant de la communauté, d’indiquer le coupable des malheurs qui lui sont arrivés et raffermir ainsi la frontière envers “l’autre” plus proche, le Grec. Le remarquable, dans ce cas, est la circonstance que le coupable est trouvé notamment parmi les chefs de la communauté identitaire à laquelle les Bulgares se référaient naguère, à savoir la communauté des orthodoxes.
Dans les premières décennies du XIXe siècle, nous voyons se multiplier les manifestations du grand mouvement idéologique des Lumières qui marque profondément et durablement la vision du monde des Bulgares ainsi que le processus de la formation de l’identité nationale bulgare. Un moment fondamental dans les conceptions des porteurs de l’idéologie des Lumières au sein de la société bulgare est la nouvelle réception du monde occidental, considéré il n’y a pas longtemps comme un monde d’hérétiques, et qui devient progressivement dans la conscience des Bulgares l’Europe éclairée que nous devons prendre comme modèle. Les ouvrages de Sofronij Vratchanski, Petâr Beron, Néophyte Rilski, Raino Popovitch et H. Pavlovitch et bien d’autres, qui ont joué un rôle fondamental dans l’affirmation de l’identité nationale bulgare au XIXe siècle, s’orientent vers le modèle culturel identitaire européen. Dans ces ouvrages les Grecs apparaissent dans le rôle de l’Autre prestigieux qui doit nous servir d’exemple.
En 1844 Hristaki Pavlovitch publie son Livre des Rois qui est un remaniement de l’Histoire de Païsii[5]. Dans l’ouvrage de Pavlovitch sont insérés des suppléments sur la base de l’histoire du hiéromoine Spiridon, qui permettent de faire reculer dans le temps l’histoire des Bulgares et d’enrichir la généalogie de ses souverains. Pavlovitch actualise en pratique le texte de Païsii en y posant certains accents nouveaux liés aux besoins du moment historique, à savoir la nécessité de légitimation du mouvement national bulgare pour une Église autonome qui avait commené et la polémique engagée avec les Serbes au sujet des origines de Cyrille et de Méthode. H. Pavlovitch ajoute tout un chapitre à son histoire dans lequel il démontre que les deux éducateurs des Slaves étaient de naissance bulgare. Il développe l’argumentation légitimant l’identité nationale des Bulgare en utilisant le plus puissant moyen de l’époque, à savoir le récit historique de la grandeur passée de la communauté. Plusieurs expressions de Païsii sont complétées dans le but de poser d’une manière plus nette une ligne de démarcation identitaire entre Bulgares et Grecs. Il y est souligné que les Grecs descendent de Joan, le quatrième fils de Japhet – le fils de Noé, alors que les Bulgares sont les descendants de Mosoh, le sixième fils de Japhet. On met en évidence également qu’en s’installant dans les Balkans, les Bulgares ont accompli la volonté divine d’humilier “l’orgueil des Grecs”, c’est-à-dire que parallèlement à l’affirmation de l’orientation antigrecque du texte, est formulée la thèse romantique – typique du processus de l’affirmation de l’identité nationale – du rôle de son propre peuple comme exécuteur de la volonté divine, de sa mission particulière. Les nombreux exemples témoignant de la perfidie des Grecs dans leurs rapports avec les Bulgares au Moyen âge sont complétés par la légende que la chute de la Bulgarie sous la domination ottomane est le résultat de « la félonie grecque ».
En 1835, Néophyte Bozveli publie son ouvrage en plusieurs volumes Pédagogie slavo-bulgare où il déclare l’identité européenne des Bulgares. La partie du livre de Bozveli consacrée à la Bulgarie représente une description géographique dans lequel est inséré le récit historique. Ce récit, aussi, est entièrement construit d’après les canons du récit national, ayant pour but de retracer, sous tous les aspects, les frontières de l’identité de la communauté bulgare, de la légitimer devant elle-même et devant les autres, de démontrer sa continuité, ses lointaines racines historiques et son passé glorieux. La description même de la Bulgarie répond à l’exigence de servir d’appui à l’identité nationale: son paysage est merveilleux, elle a un sol riche et fertile, un climat sain, de très belles montagnes, forêts et plaines, riches de toutes sortes de cultures, aliments, vins, soie, bétail, gibier et fruits, alors que « Les Bulgares ont le cœur ouvert, peu portés sur l’instruction, mais ils sont pieux, hospitaliers, travailleurs, paisibles, bienveillants et ingénieux. Mais leur manque d’instruction les rend sauvages, ignorants et ridicules aux yeux des peuples européens cultivés et raffinés ». L’image de “l’autre”, – les voisins balkaniques – est peint avec un ton calme et chaleureux, ce qui est un fait essentiel car c’est un livre largement utilisé dans les écoles bulgares plusieurs années après son édition et qui a incontestablement joué un rôle dans le processus identitaire des Bulgares par rapport au autres[6]. Aux années 1840 Néophyte Bozveli devient l’idéologue et le chef de fil du mouvement des Bulgares pour l’affranchissement du Patriarcat de Constantinople et la création d’une Église nationale. On voit alors apparaître dans ses ouvrages des attaques contre le clergé grec et en général contre tout ce qui est grec. Bozveli reproche aux Grecs qu’ils « voulaient helléniser les Valaques, les Serbes et les Bulgares, qu’on n’entende plus parler de ces peuples, et qu’on les appelât tous des Grecs ». Bozveli développe plus avant la mythologie nationale en blâmant « ces Grecs rusés et leurs évêques », qui ont apporté aux Bulgares plus de malheurs que les kirdzalis et les enicars. Il déclare que « les métropolites et les évêques grecs ont commencé à brûler les livres en slavobulgares dans la malheureuse Bulgarie, dans le but d’helléniser ses enfants ». Ainsi Bozveli participe activement à la construction d’une des principales mythologies historiques bulgares[7].
L’effort de se différencier des Grecs revêt une expression particulièrement éclatante dans les ouvrages de Vassil Aprilov, datant également des années 1840. Aprilov est considéré comme le précurseur de l’historiographie critique bulgare. Selon lui, Cyrille et Méthode sont d’origine bulgare, les Protobulgares et les Slaves ont la même origine ethnique slave. À la communauté slave appartiennent non seulement les Protobulgares mais aussi les Huns et les Avars. La conquête ottomane est considérée par Aprilov comme un désastre pour le développement bulgare et elle favorise l’effort de la hiérarchie d’helléniser les Bulgares[8].
Toujours aux années 1840, Konstantin Fotinov, instituteur populaire et éditeur de la première revue bulgare Ljuboslovie témoigne une attitude totalement différente à l’égard de “l’autre”. Selon lui, les Bulgares appartiennent à la communauté slave. En s’appuyant sur le mythe traditionnel de l’historiographie slave sur la descendance des Slave de Mosoh, il affirme que leur histoire commence il y a 5 000 ans. Le nom de la rivière Moscou vient des descendants de Mosoh qui s’étaient établis au nord. Fotinov est convaincu que les Slaves envahissent l’Europe il y a 3 000 ans et en fait tous les autres peuples européens y étaient venus après eux. Les Balkans sont peuplés de Slaves depuis des temps les plus reculés et toutes les invasions postérieures dans la Péninsule balkanique et en Europe ne sont que des afflux périodiques de tribus slaves. Partant de cette thèse, Fotinov démontre facilement que les Francs et les Allemands sont aussi des Slaves, de même que Constantin le Grand. Les Slaves ont pris part à la guerre de Troie, ils combattent contre Alexandre de Macédoine qui les appelle “slaves”, pour leurs mérites guerriers, d’où leur nom. Les Slaves se battent avec succès contre les Romains. Ils fondent Venise, Padoue, Ravenne, etc. Les Bulgares appartiennent aussi à la famille des Slaves et leur nom vient de « leur roi Volg, fils de Koled ». Disciple de l’école et de la littérature historique grecques, pénétrées par la vénération devant l’Hellade antique, propre au siècle des Lumières, Fotinov ressent naturellement le besoin de découvrir de la splendeur dans l’histoire des Slave précisément dans l’Antiquité. Il puise chez les auteurs antiques et médiévaux des données liées à une histoire qu’il considère erronément comme faisant partie du passé bulgare, en affirmant que les Huns sont des Slaves. Il est convaincu également que les Amazones sont des Slaves, de même qu’Achille. Il parle avec enthousiasme des succès obtenus dans la sphère de l’édition du livre, le journalisme et la vie culturelle en général, par les Turcs – “ peuple ottoman ”, les Juifs, les Arméniens, les Grecs et les Serbes, en les donnant comme exemples aux Bulgares[9].
Ivan Dobrovski, éditeur de la revue Mirozrenie et instituteur réputé fait lui aussi partie de l’intelligentsia bulgare ayant joué un rôle dans l’élaboration de modèles identitaires pour les Bulgares au milieu du XIXe siècle. Selon Dobrovski le peuple bulgare appartient à la communauté des peuples slaves et sa langue est slave. Dans le même temps, il déclare son appartenance à l’humanité et avant tout aux peuples européens avec lesquels les Bulgares ont « la même nature ». Le peuple slavo-bulgare est le plus nombreux dans la Turquie européenne, il est aussi le plus pacifique et le plus laborieux. L’éducation aidera le peuple bulgare de faire “siens” les acquisitions des peuples européens. Par rapport à la question fondamentale de l’ethnogenèse des Bulgares, Dobrovski adopte entièrement la thèse que partout où l’on rencontre chez les auteurs anciens le nom de Huns, d’Avars, etc., il est question de Bulgares. On retrouve ici le récit des guerres des Slaves contre Alexandre. Dobrovski insiste sur la puissante présence des Slaves dans les Balkans au Moyen âge et à partir de cette thèse il affirme que Justinien et Bélisaire sont Slaves. Les images représentées par Dobrovski sont chargées de différencier “le sien” de “l’autrui”. Dans la plupart des cas les peuples européens sont présentés comme l’Autre prestigieux qui mérite d’être un exemple dans le développement de la culture, de l’éducation, de la vie sociale et politique. Les Grecs apparaissent comme l’Intrigant perfide. Les Grecs “phanariotes”, ourdissent des intrigues contre les Bulgares qu’ils calomnient devant le pouvoir ottoman. Si nous ouvrons l’histoire, nous verrons « du début à la fin, à millier d’endroits, que les Grecs nous ont si souvent dupé l’un contre l’autre, et nous ont ruinés », alors que les Serbes revendiquent des terres qui reviennent de droit aux Bulgares[10].
Un rôle important dans l’élaboration des modèles identitaires des Bulgare a joué Georgi S. Rakovski. Les conceptions de l’histoire bulgare de Rakovski rappellent dans une grande mesure celles de Konstantin Fotinov, mais il y les complète de ses thèses sur l’origine des Bulgares qu’il prétend venir d’Industan, sous l’influence des nouvelles découvertes de la science européenne de la fin du XVIIIe siècle quand on découvre le sanscrit et l’on commence des études comparatives des langues anciennes et des langues modernes européennes et non-européennes. C’est alors qu’on lance l’idée d’une protolangue indo-européenne commune et d’une même patrie indo-européenne. Selon lui, les Bulgares sont les plus purs Indo-Européens et ils n’ont naturellement rien de commun avec les Scythes et les Avars. Il affirme que les Bulgares se sont installés dans la Péninsule balkanique bien avant les Grecs, en venant de l’Inde et en passant par l’Asie mineure et le littoral nord de la Mer Noire. Ils son d’origine slave et non tatare. À l’instar de Fotinov et de Dobrovski, Rakovski rattache à l’histoire bulgare des événements liés à Attila et ses descendants, Justinien et Bélisaire, qui sont de purs Slaves, et Constantin le Grand qui est né à Nich, de parents bulgares. Le peuple bulgare a existé au temps de la guerre de Troie. Les Bulgares contemporains sont les descendants de l’ancienne population de la Péninsule balkanique, avant tout des Thraces. Les anciens Pélasges, Étrusques, Scythes, Macédoniens, Thraces et Huns sont des Slaves « ce qui est la même chose ». La thèse de la primauté est présente chez Rakovski d’une manière très ostensiblement. Cette thèse est enrichie par l’idée de la pureté, le caractère monolithe de la communauté, en comparaison avec les Grecs, qui sont un “ramassis”. L’invasion des Slaves est « la première et la plus ancienne », nous sommes « les premiers et les plus anciens habitants en Europe et les plus purs descendants des Ariens ». Sous le nom de Byzantins, il faut comprendre non seulement les Grecs, mais un mélange de divers peuples qui habitaient l’État byzantin : des Bulgares, des restes d’Hellènes, d’Arméniens, des Juifs convertis et des Romains. Le bulgare est plus ancien et plus riche que le grec qui est “un dérivé”, du bulgare. Ce n’est pas vrai que les Byzantins ont créé l’alphabet slave et ont instruit le peuple slave. Cyrille et Méthodes n’ont découvert aucun alphabet car celui-ci avait existé avant eux.
Rakovski attache beaucoup d’attention à l’image des Byzantins et des Grecs qui représentent pour les Bulgares le principal Ennemi sur le champ de bataille pendant l’existance de l’État bulgare au Moyen âge. Byzance est la source d’une influence néfaste pour les Bulgares. Au temps du christianisme l’esprit bulgare change. L’apparentage des tsars bulgares avec la cour byzantine modifie peu à peu l’esprit bulgare car non seulement des tsars se mariaient à des Grecques mais aussi beaucoup de voïévodes et de notables bulgares prenaient femme “de cette race”. Depuis lors « s’est installé en Bulgarie un luxe et une débauche contagieux et autres choses encore » – de nouveaux titres et charges grecs. Le rôle de la Belle femme perfide est assumé par « des Grecques coquettes ». C’est depuis que le peuple bulgare commence à décliner, c’est le règne des intrigues et de la discorde. Les Byzantins ont corrompu les Bulgares par leurs modes et coutumes. Dans la période de l’histoire bulgare qui a suivi la disparition de l’État bulgare, les Grecs apparaissent principalement dans le rôle de l’Intrigant perfide et malicieux qui profite de son influence devant les Ottomans puissants pour assimiler les Bulgares. Rakovski enrichit le mythe de Bozveli des livres bulgares incendiés par les Grecs après la conquêtes des Bulgares par les Turcs, en y ajoutant quelques nouvelles données liées à la personnalité du patriarche Samuel et du prince phanariote Ioan Ypsilanti du milieu du XVIIIe siècle, qui brûlent des livres vieux bulgares dans l’intention d’helléniser les Bulgares. Il se réfère à J. Ph. Fallmerayer afin de démontrer que les Grecs actuels ne sont qu’un amalgame de Slaves, d’Albanais et de Valaques. Nous retrouvons chez Rakovski les peuples occidentaux sous l’image de l’Autre prestigieux, mais il n’oublie jamais de souligner que les Bulgares sont les premiers et les plus anciens habitants d’Europe. Au Moyen âge les Bulgares étaient premiers en tout point de vue[11]. « Quand nous pouvions lire et écrire, ils étaient de vrais sauvages ! Ils se nourrissaient de glands dans les forêts et ils étaient complètement illettrés »[12].
Les images des “autres” ayant pour tâche de différencier les Bulgares de leurs voisins sont présentes aussi dans les ouvrages des premiers historiens bulgares diplômés, Spiridon N. Palauzov et Marin Drinov. Palausov formule la thèse de l’influence néfaste de Byzance et du byzantinisme pour l’État bulgare médiéval. Selon lui, le clergé phanariote rêve de restaurer l’Empire byzantin et il a toujours été l’ennemi des Bulgares. Selon Drinov, les Grecs cherchent à réaliser leur Mégali idea en hellénisant les ouailles bulgares. Pour réaliser ce projet, en 1767 le Patriarcat de Constantinople a détruit l’ imaginaire “Église autocéphale bulgare”, et a contribué à la propagation des livres grecs parmi les Bulgares dans le but d’anéantir leur culture[13].
C’est pendant la deuxième moitié du XIXe siècle que les idéologues du mouvement pour une église nationale bulgare indépendante du Patriarche de Constantinople déclanchent une attaque contre le pèlerinage à Jérusalem. Ils insistent que les Bulgares « doivent cesser de remplir les ventres des moines grecs au Saint Sépulcre ». Leur opinion est qu’il vaut mieux faire le pèlerinage au monastère bulgare de Rila ou bien donner son argent à l’église et à l’école de sa ville natale qui est aussi un acte de piété[14].
C’est la période où la littérature scolaire se soumet entièrement aux objectifs du mouvement national bulgare. En 1869 l’instituteur et éditeur bulgare Hristo Danov fait paraître un programme destiné aux écoles bulgares où sont formulés les tâche et les buts de l’enseignement scolaire et de l’enseignement de l’histoire : « L’histoire bulgare montre depuis quand et d’où vient le peuple bulgare, comment il était aux temps anciens et comment il est maintenant. Elle montre encore que le Bulgare a vécu et vit encore, qu’il n’est ni Grec, ni Russe, ni Français, mais qu’il est Bulgare »[15]. En effet, chaque manuel d’histoire destiné aux enfants bulgares est plus ou moins soumis à cette tâche. Dans la plupart des cas, la conscience bulgare est formée sur la base de l’opposition à “l’autre”, et cet “autre”, est principalement le Grec. La propre nation est appréhendée comme éternelle, immuable, se mouvant au cours des siècles depuis les temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui. La propre communauté est perçue comme monolithe et homogène du point de vue ethnique, en excluant son mélange avec d’autre peuple. Indépendamment des contacts qu’elle a eus au cours de son existence pluriséculaire, elle a gardé son homogénéité sans avoir subi aucunement d’influences extérieures. La propre communauté est aperçue comme un peuple élu qui se doit de remplir une mission dont la Providence divine l’a chargé. Malgré tous les malheurs et péripéties, elle poursuit sans s’écarter le chemin tracé par son destin. On voit se manifester une sélectivité exclusive par rapport au passé. On y choisit et introduit dans l’histoire nationale précisément des événements et des personnages qui peuvent être utiles aux tâches du moment ou bien aux futurs projets. Afin de démontrer notre priorité sur les “autres”, on avance de nombreux arguments, en recourant parfois à des mythes contenant l’image négative de “l’autre”, pour compléter quelque généalogie incomplète de monarques ou de saints, ou bien pour justifier certaines pages pas tellement brillantes de l’histoire nationale en rejetant la responsabilité sur les “autres”. Dans ces manuels on défend la thèse de l’unité de la nation sur le plan synchronique et diachronique, en insistant sur les institutions de la monarchie et de l’Église en tant que porteurs et facteurs de cette unité. Leurs auteurs soulignent la continuité dans l’histoire nationale en mettant un accent particulier sur le Moyen âge qui est une source riche d’arguments en faveur de la grandeur passée tant territoriale et politique que culturelle, utilisés aussi pour étayer “le droit historique” sur les terres comprises dans les limites des territoires revendiqués. Cette attitude sélective par rapport aux différentes périodes de l’histoire nationale est liée avec une préférence manifestée envers l’histoire politique qui est remplie principalement de guerres et suggère d’une manière indirecte avant tout un sentiment d’hostilité vis-à-vis des voisins. Les souverains sont des figures centrales dans le récit historique et avant tout ceux qui se sont distingués sur les champs de bataille. Dans le panthéon national entre en premier lieu ceux qui ont la réputation de conquérants, alors que ceux qui ont contribué au progrès culturel n’ont droit qu’à des places secondaires. Bien entendu, cette approche de l’histoire a pour résultat de charger de traits négatifs l’image de “l’autre” car nos ancêtres l’ont rencontré uniquement sur les champs de bataille où il était l’Ennemi. Presque aucun intérêt pour la vie quotidienne, la vie matérielle, le travaille constructif, pour l’homme qui travaille. Les marchés et les foires sont absents, ainsi que les centres urbains, avec leurs institutions économiques, juridiques, culturelles et administratives, où “les dissemblables”, entrent en contact et s’influence réciproquement. Comme si le seul contact entre eux est la guerre et dans les rares cas où il est question de contact culturel, celui-ci est appréhendé comme une influence favorable de sa propre, plus haute culture sur les “l’autre” ou bien comme une influence néfaste des “autres” sur les “nôtres”[16].
Les textes dont nous venons de parler n’épuisent pas entièrement la réalité de ce temps. Si l’on se réfère aux témoignages des pratiques quotidiennes, nous observons un tableau tout à fait différent. Il n’y a pas longtemps, j’ai eu le plaisir de faire éditer une partie des archives de l’instituteur et journaliste Konstantin Fotinov, déjà mentionné, qui tout au long de son activité intellectuelle a vécu à Smyrna et s’est occupé entre autre de commerce. La correspondance de Fotinov nous permet d’entrevoir quelle était la vie quotidienne dans la première moitié du XIXe siècle et de nous représenter un monde sans frontières, un monde où les contacts commerciaux et les relations entre les gens cultivés ne connaissent les frontières ethniques. Dans les lettres de Fotinov, qui est membre de l’élite bulgare créant les frontières dont nous parlons, Bulgares, Turcs et Juifs parlent entre eux et écrivent en grec, ils entretiennent des relations économiques et amicales et s’entraident pour résoudre les problèmes surgissant dans la vie quotidienne[17].
Notes
[1] Νικόδημος Αγιορείτης, Πηδάλιον, Λειψία, 1800, σσ. 6-7, 31; Παπαστάθης, Χαράλαμπος, « Νομοκάνων Γεωργίου Τραπεζουντίου », Ανάτυπον της Επετηρίδος του Κέντρου Ερεύνης Ιστορίας του Ελληνικού Δικαίου της Ακαδημίας Αθηνών, Τ. 27-28, 1980-1981, Αθήναι, 1985, σ. 384, 440-444, 454, 456, 485, 497, 517, 525, 529, 535.
[2] Nadia Danova, « L’image du Grec dans la littérature bulgare (XVe-milieu du XIXe s.) », in Études balkaniques, 1994, 2, p. 15-40.
[3] Les citations sont d’après l’édition Paisii Hilendarski, Slavjanobalgarska istorija, Părvi Sofroniev prepis ot 1765 g. Uvod, novobălgarski text i komentar Bojidar Raikov, Sofia, 1972.
[4] Les citations sont d’après Spiridon Ieroshimonah, Istorija vo kratze o bolgarskom narode slovenskom, B. Hristova éd. GAL-IKO, Sofia, 1992.
[6] Les citations sont d’après : Neofit Bozveli, Slovenobolgarskoe detovodstvo. P. V, Kratkoe politiceskoe zemleopisani, Kraguevats, 1835.
[7] Les citations sont d’après : Neofit Bozveli, Sacinenija. St. Tarinska éd Sofia, 1968. Au sujet des livres bulgares brulés par les Grecs voir. Aretov, Nikolai, « Izgorenite knigi ili mitat za pohitenata identicnos », Ezik, Literatura, Identicnost, Sofija, 1999, p. 41-59.
[8] Vasil Aprilov, Dennica novobolgarskogo obrazovanija. P. I, Odesa, 1841, IV-V, pp. 17, 28-29, 67, 87, 119.
[9] Liuboslovie, I, 55, 88, II, 61, 143, 173. Fotinov, Konstantin, Obstoe zemleopisanie, Smirna, 1843, 61, 75. Sur les idées de Fotinov voir Nadia Danova, Konstantin Georgiev Fotinov v kulturnoto i idejno-politiceskoto razvitie na Balkanite prez XIX vek, BAN, Sofiia, 1994, pp. 247, 257-261, 285-336.
[10] Dobrovitch, Ioan, Pismo obijavitelno, Viena, 6. VIII. 1849, Mirozrenije, No 1, IX. 1850, p. 16, No 2, X. 1850, 27-30, No 3, XI. 1850, 38-40, No 4, V. 1851, 57-59, No 5, VI. 1851, 69-73. Sur ses ideés voir Naida Danova, Ivan Dobrovski v perspektivata na balgarskiia XIX vek, Valentrn Traianov, Sofia, 2008.
[11] Les citations sont d’après : Georgi Rakovski, Sacinenija, T. III. V. Trajkov éd, Sofija, 1984 ; T. IV, Svetla Gjurova, Veselin Trajkov éd. Sofia, 1988.
[12] Naida Danova, « Problemat za nacionalnata identicnost v ucebnikarskata kniznina, publicistikata i istoriografijata prez XVIII-XIX vek », Balkanskite identicnosti v balgarskata kultura, Sofia, 2003, p. 69-70.
[15] Angel Dimitrov, Ucilisteto, progresat i nacionalnata revoljutija. Balgarskoto uciliste prez Vazrazdaneto, BAN, Sofia, 1987, p. 160.