Mădălina Vârtejanu-Joubert
Centre Gustave Glotz – UMR 8585 Paris, France
Le concept de pouvoir dans le judaïsme :
Réflexions sur la Bible comme modèle
The Conception of Power in Judaism: The Bible as a Model
Abstract: The paper explores the way the Bible works as a model in the field of Jewish political theory. Departing from the well-known monarchic principle, it describes the “diarchic” system of the Second Temple Period, and the “three crowns” theory invented by the Tannaitic rabbis. The diarchy recognizes two political domains, sacerdotal and royal, while the “three crowns” theory divides the public domain into the “crown of the Torah”, the “priestly crown” and the “crown of the kingship”. It appears that the Bible functions as a legitimizing device, through quotation and interpretation, and not as a repository of an immutable conception of power.
Keywords: Judaism; Bible; Canon; Rabbinic Judaism; Political theory.
1. Introduction
Dans les lignes qui suivent nous nous proposons d’explorer la portée de la notion de « modèle biblique » et, par la même occasion, d’interroger la valeur de la canonicité textuelle et culturelle. Notre réflexion s’est engagée suite à la participation au colloque « Modèles bibliques du pouvoir », organisé par le Collège « Nouvelle Europe », en janvier 2005. Ce sera donc le concept de pouvoir qui nous servira de fil conducteur dans cet examen des rapports qu’entretiennent les communautés historiques aux textes qu’elles déclarent canoniques.
Une première clarification méthodologique s’impose. Le concept de « modèle » a, au moins, une double acception : (a) le modèle en tant qu’agencement de traits propre à la Bible et (b) le modèle en tant que règle que la postérité choisit de suivre.
D’une part, on retrouve dans la Bible la description de plusieurs formes de pouvoir ; la mise en lumière de leurs traits fondamentaux équivaut à la codification d’un « modèle ». Par exemple, la monarchie est un « modèle » de pouvoir tout comme la « dyarchie » en est un autre. Cette description doit être cependant nuancée en réalisant quand on réalise que le texte est lui-même une sublimation de la réalité et qu’il se place à la frontière entre l’observable et le normatif. Par exemple, en examinant le récit de la fondation monarchique, nous avons accès non pas à une description historique des faits mais à la mémoire collective qui a façonné cette histoire : il s’agit dans ce cas, d’un modèle de transition politique, dont nous avons examiné, ailleurs, la structure et la signification[1].
D’autre part, l’histoire de la constitution de la Bible en tant que texte et, par ailleurs, son caractère canonique font qu’elle fonctionne comme « paradigme » ou, plus exactement, comme support d’une exégèse légitimante pour les générations successives l’ayant adoptée en partie ou en totalité. L’aspect « paradigmatique » se manifeste non seulement par rapport à la Bible prise comme un tout, mais également dans le processus de rédaction et de composition des livres qui en font partie. L’exemple le plus parlant est peut-être celui des livres des Chroniques qui, écrits à l’époque perse, reprennent, dans une nouvelle perspective, le trame deutéronomique des livres des Rois. Toute l’histoire royale de Juda et d’Israël est réécrite en prenant comme modèle, ou comme sub-texte, une version antérieure. Autre exemple, le portrait de Moïse dans les livres de l’Exode et des Nombres, présente de traits royaux : le portrait royal a servi de « modèle » à la caractérisation d’un leader à son tour exemplaire.
Devant la problématique du « modèle » dans la Bible, l’historien trouve ainsi plusieurs directions de recherche : l’analyse des institutions, l’analyse du discours idéologique, l’aspect historiographique et l’aspect exégétique. La distinction entre ces divers plans ne s’opère pas toujours facilement, en fait presque jamais facilement, car l’analyse des institutions passe par l’analyse du discours idéologique, et celle-ci par l’analyse de l’aspect exégétique. Il est néanmoins important pour le chercheur de souligner les pièges méthodologiques qui guettent sa démarche, dans le but de mieux situer ses résultats et au besoin, de les relativiser.
Beaucoup d’études ont été consacrées à l’influence exercée par la royauté biblique et par des figures royales de premier ordre, comme David et Salomon. Cependant le principe monarchique n’épuise pas la « pensée politique » de la Bible, ni ne représente le seul modèle pour « l’exégèse politique » des écrits postérieurs. Cet exposé est donc conçu en contrepoint, en voulant amener à discussion des éléments un peu moins abordés et apporter au débat des angles de vue nouveaux.
En reprenant les distinctions méthodologiques énoncées dans le préambule, la première partie sera consacrée au modèle à la valeur « explicative » tandis que la deuxième s’attachera au modèle à la valeur de « paradigme » (si ce pléonasme n’est pas trop scandaleux). Plus précisément, nous allons traiter d’abord l’alternance et la coexistence du principe monarchique avec le principe « dyarchique », pour nous arrêter ensuite sur l’utilisation du texte biblique par la théorie constitutionnelle du judaïsme rabbinique.
2. Le roi et le prêtre : entre monarchie et dyarchie
Dans l’antiquité hébraïque le principe monarchique connaît deux variantes : la doctrine de la prééminence royale et celle de la prééminence sacerdotale. L’idéologie royale est sans doute la plus ancienne : elle figure en effet dans des textes qui sont essentiellement datés d’avant l’exil : je pense aux livres de Samuel, à certains écrits prophétiques comme ceux d’Isaïe par exemple, au livre du Deutéronome, à la plupart des Psaumes, aux livres des Rois, qui, malgré une rédaction deutéronomiste post-exilique, contiennent beaucoup de matériaux datant de l’époque du Premier Temple. L’idéologie royale ne s’éteint évidemment pas avec l’exil mais elle n’aura plus le monopole sur la façon de penser le politique ; le principe monarchique se verra même concurrencé par l’idéologie du partage des domaines de l’autorité entre le roi et le prêtre. C’est le principe de la « dyarchie » qui voit le jour, lequel principe laissera son empreinte sur les institutions et les discours des écrits juifs à l’époque du Second Temple.
Il n’est, somme toute, pas étonnant de constater que la chute du royaume judéen sous les coups de l’armée de Nabuchodonosor II, la transformation de la Judée en province de l’empire néo-babylonien et, peu de temps après, en satrapie perse, conduit à une reformulation des principes d’autogouvernement. La descendance davidique demeure certes, toujours légitime, mais elle doit faire face à l’ascension d’un nouveau type d’autorité qui est, elle, effective – celle du Grand prêtre. C’est probablement le désir du pouvoir perse de ne pas encourager l’affirmation de la lignée royale à la tête de la communauté nationale post-exilique qui a contribué à asseoir l’autorité du Grand prêtre. La documentation ne nous permet pas d’aller plus loin dans la formulation des hypothèses quant à l’origine de ce processus, mais il demeure pour nous comme un fait marquant, indiquant l’adaptation du judaïsme, la solution qu’il a adoptée pour parer à la déliquescence de son état politique. L’entrée en scène du sacerdoce et la constitution d’un discours à la fois sur le partage du pouvoir et sur la prééminence du Grand prêtre constituent une première réponse. Plus tard, après la destruction du Second Temple, le judaïsme va en formuler une autre, celle des « trois couronnes » autrement dit, du partage du domaine public entre trois autorités : l’autorité de la Loi, celle de la prêtrise et celle de la royauté. Mais nous nous pencherons sur cette dernière dans la deuxième partie de cet exposé. Revenons à présent sur la dyarchie.
Vu que les indications sur l’application du principe de la dyarchie, même si elles ne manquent pas, sont néanmoins assez réduites, nous analyserons cette théorie en tant que discours idéologique. Avant de montrer quelques uns des textes où elle apparaît, il convient de souligner qu’en tant qu’idéologie, elle a préparé le terrain pour un autre courant de pensée, celui de la monarchie sacerdotale qui se matérialisera, elle, dans une institution : celle de la royauté sacerdotale ou peut-être du sacerdoce royal des Maccabées.
A présent, quels sont les documents qu’on peut invoquer pour illustrer l’idéologie « dyarchique » ? Ce sont à la fois des textes bibliques et non-bibliques. (Entre parenthèses on peut se demander si une telle distinction est méthodologiquement parlante étant donné l’état d’inachèvement du canon à l’époque perse et hellénistique.) Parmi les textes bibliques, on peut citer certains passages dans les livres de Zacharie, Aggée, 2 Chroniques.
Dans la vision de Zaharie décrite au chapitre 4 de son livre on peut lire :
L’ange qui me parlait revint et me réveilla comme un homme qui est tiré de son sommeil. Et il me dit : « Que vois-tu? » Je répondis : « Je regarde, et voici : il y a une menorah tout en or, avec un réservoir à son sommet ; et sept lampes tout en haut, sept becs pour les lampes qui sont à son sommet. Près de lui sont deux oliviers, l’un à la droite du réservoir, l’autre à sa gauche. » Prenant la parole, je dis à l’ange qui me parlait : « Que signifient ces choses, mon Seigneur ? » […] Je pris alors la parole et lui dis : « Que signifient ces deux oliviers, à droite de la menorah et à sa gauche ? » Il me répondit : « Ne sais-tu pas ce que signifient ces choses ? » Je dis : « Non, mon Seigneur. » Il dit : « Ce sont les deux désignés pour l’huile qui se tiennent devant le Seigneur de toute la terre. » (Za 4.1-4, 11-14)
Dans un contexte hautement significatif, où Dieu transmet sa volonté de reconstruction du Temple, on constate que, contrairement à la vieille tradition orientale, qui réserve au pouvoir civil, royal, la fonction de bâtisseur, celle-ci sera partagée par le Grand prêtre Josué, fils de Yehosadaq, et le gouverneur descendant de David, Zorobabel, fils de Shéaltiel :
La deuxième année du roi Darius, le sixième mois, le premier jour du mois, la parole de YHWH fut adressée par le ministère du prophète Aggée à Zéroubavel, fils de Shéaltiel, gouverneur de Juda, et à Josué, fils de Yéhosadaq, le grand prêtre, en ces termes […] (Ag 1.1)
Enfin, un autre passage, du livre des Chroniques, fait passer le même message :
Voici! Le grand prêtre Amaryahou sera au-dessus de vous pour toutes les affaires du SEIGNEUR, et le chef de la maison de Juda, Zevadyahou, fils de Yishmaël, pour toutes les affaires relevant du roi ; les lévites seront devant vous comme scribes. Ayez du courage et agissez ! Et que YHWH soit avec celui qui fera le bien ! (2 Ch 19.11)
Parmi les textes non-bibliques véhiculant le principe dyarchique je vais citer un seul, un passage de l’Ecrit de Damas, découvert à Qoumrân. Ce passage, à connotation eschatologique, utilise la Bible, la commente et nous pouvons ainsi avoir un aperçu sur ce que peut représenter l’exégèse politique de la Bible à la fin de l’époque hellénistique. Il s’agit ici d’une exégèse de Nombres 24.17 :
Et l’Etoile, c’est le Chercheur de la Loi, qui est venu à Damas, ainsi qu’il est écrit : Une étoile a fait route de Jacob et un sceptre s’est levé d’Israël (Nb 24.17) Le sceptre c’est le Prince de toute la Congrégation (nasi), et, lors de son avènement, il abattra tous les fils de Seth. (Ecrit de Damas vii.18-21)
Une des hypothèses sur l’origine de la communauté qoumrânienne est justement celle d’un refus du « blasphème » hasmonéen qui consiste à avoir usurpé la fonction de Grand prêtre. Nous arrivons ainsi à l’une des questions qui taraude l’historien de l’antiquité hébraïque, à savoir l’innovation que représente à première vue, le cumul de l’office sacerdotal et de la fonction royale par Simon Maccabée et ultérieurement, par sa dynastie.
Avant même l’installation de la dynastie hasmonéenne, plusieurs données convergent vers l’idée que le Grand prêtre détenait l’autorité suprême sur la nation juive. On peut penser à la correspondance entre les représentants de la colonie juive d’Eléphantine avec l’administration perse dans laquelle mention est faite de la plainte déposée auprès du Grand prêtre de Jérusalem. Ces documents datent de la fin du Ve siècle av. n. è., en pleine période perse. Un document assez difficilement datable mais que la plupart des chercheurs situent vers la fin du IVe siècle av. n. è., à savoir Hécatée d’Abdère cité par Diodore de Sicile, décrit la constitution politique des Juifs de la manière suivante[2] :
Les Judéens n’ont jamais eu de roi et l’autorité suprême revient à celui parmi les prêtres qui jouit de la meilleure réputation en termes de sagesse et de vertu. Ils appellent cet homme Grand prêtre et le considèrent le messager de Dieu par qui ils reçoivent ses commandements. (Bibliotheca historica XL, 3, 5).
Bien sûr, l’authenticité de ce passage n’est pas fermement établie : elle peut être simplement le miroir du regard ethnographique grec ; mais il n’empêche que la corroboration des données peut donner raison à Goodblatt[3] qui voit ici l’expression d’une idée ayant une large diffusion parmi les Juifs de l’époque.
Les débuts de la période hellénistique sont très mal documentés pour la région qui nous concerne. Mais quelques siècles plus tard, le livre des Maccabées décrit le même type d’autorité : quand l’envoyé du roi séleucide, Héliodore, vient inspecter la province et Jérusalem, il est reçu par le Grand prêtre (2 M 3.9).
Cela laisse penser que lorsque l’office de Grand prêtre passe de la lignée de Sadoq à la lignée des Hasmonéens, la constitution ne change pas fondamentalement. Par ailleurs, l’adoption du titre de « roi » attendra soit Alexandre Janée soit Judas Aristobule, quelques cinquante ans après l’installation de Simon comme Grand prêtre, ethnarque et chef de l’armée.
Nous ne savons pas quelle légitimation textuelle ont invoqué les Hasmonéens pour établir leur pouvoir. Il se peut, comme le pense Goodblatt, que le modèle mis en exergue soit celui du Melkisedéq de Gn 14.18 : « roi de Salem, prêtre du Dieu Très-Haut ». La même appellation figure dans une citation faite par Flavius Josèphe d’une lettre d’Auguste adressée à « Hyrcan (II) le prêtre du Dieu Très-Haut » (Antiquités Juives XVI.162-165).
Mais il est certain que l’idée d’une « théocratie » est encore vivace au tournant de notre ère, en pleine époque romaine. C’est l’apologie qu’en fait Flavius Josèphe :
Certains peuples on accordé le pouvoir suprême aux monarchies, d’autres aux oligarchies, et d’autres encore aux masses. Notre législateur n’a été attiré par aucune de ces formes de pouvoir et il a donné à sa constitution la forme de ce qui peut être appelé la « théocratie », en plaçant la souveraineté et l’autorité entre les mains de Dieu. (Contre Apion II, 16.164-165).
Pourrait-il y avoir une meilleure et plus équitable politeia que celle qui place Dieu à la tête de l’univers et qui attribue l’administration de ses plus hautes affaires aux prêtres et accorde au Grand prêtre la direction des autres prêtres ? » (Contre Apion II, 21.184).
Il résulte de ce bref exposé que l’idéologie royale, si présente dans les écrits pré-exiliques, subit des modifications importantes pendant l’époque perse et hellénistique. La théorie politique juive prévoit désormais un partage entre les domaines réservés du roi et du prêtre, ce qui aboutira, vers le IIe siècle av. n. è., au cumul, par une seule personne, des deux types de prérogatives. Il n’est pas aisé de juger dans quelle mesure le programme politique biblique a exercé son influence : le royalisme ne cesse pas mais reçoit des connotations eschatologiques. Les textes d’époque hellénistique, comme les écrits de Qoumrân et les livres des Maccabées, sont truffés d’allusions et de citations bibliques mais dans quel sens peut-on parler de modèle dans ce cas ? On n’assiste pas à une reprise de fond d’une doctrine mais plutôt à une légitimation par le texte biblique d’un renouveau doctrinal : nous avons vu cela dans l’exemple de l’Ecrit de Damas.
Cette observation nous amène tout naturellement à la deuxième partie de notre exposé, dans laquelle sera abordée la théorie politique des débuts du judaïsme rabbinique, ce qui correspond grosso modo au deux premiers siècles de notre ère.
3. Les « trois couronnes »
L’emploi du mot « théorie » est justifié ici non seulement dans la perspective du chercheur mais également dans la perspective de ceux qui ont produit les textes. Nous avons précédemment employé les mots « monarchie » et « dyarchie », mais ceux-ci ne figurent pas comme tels dans nos sources. Par contre, ce qui représente la théorie constitutionnelle rabbinique est attestée en hébreu sous son propre intitulé : « les trois couronnes », shloshah ketarim. Comme l’explique Stuart A. Cohen[4], la doctrine des « trois couronnes » consiste à considérer que le domaine de l’autorité publique est divisé en trois : le domaine de la torah, le domaine de la kehunah (prêtrise) et le domaine de la malkut (royauté). Le premier, keter torah, est le moyen par lequel la loi mosaïque est interprétée et perpétuée ; le deuxième, keter kehunah, est celui par lequel le contact est maintenu entre Dieu et son peuple ; enfin le troisième, keter malkut, désigne le système par lequel sont réglementés les rapports entre les membres de la société, en accord avec les stipulations de la constitution divine. Cohen précise que la distinction entre les trois domaines
« ne tient pas à leur fonction mais à leur centre d’intérêt. Ils ne se distinguent pas par le fait qu’ils répondent à des besoins spécifiques mais par la perspective propre que chaque domaine introduit en ce qui concerne la conduite humaine. Chaque domaine agit comme un prisme différent pour déterminer la pertinence du comportement politique. A ce titre, chacun est autorisé à exercer un contrôle constitutionnel sur les deux autres »[5].
A cette caractéristique s’ajoutent deux autres : dans la reconstruction rabbinique, l’institution des trois « couronnes » est chacune liée à un événement distinct où une alliance est conclue entre Dieu et Israël – le don de la torah sur le Mont Sinaï, l’alliance avec Pinhas, l’alliance avec les descendants de David[6]. Cela confirme d’une part, leur relative autonomie et, d’autre part, dénote le caractère durable, « éternel », de cette configuration tripartite.
A l’époque de la Mishna et du Talmud, l’équilibre entre ces trois domaines de l’autorité publique n’existait pas : la keter kehunah avait été fortement mise à mal par la destruction du 2e temple, tandis que la keter torah et la keter malkut se restructurent et se disputent la primauté. Le nouveau locus du pouvoir communautaire est l’académie rabbinique, le beit midrash ou la yeshivah. Progressivement la classe des Sages vont faire de la keter torah une « couronne » supérieure au deux autres : elle va incorporer la keter kehunah (l’étude est désormais vu comme l’équivalent du rituel du temple) et voudra exercer son contrôle sur la keter malkut.
La plus ancienne formulation de cette doctrine figure dans le traité michnique Avot 4.13 et le propos est attribué à Simon bar Yohaï :
Il existe trois couronnes : la couronne de la torah, la couronne de la prêtrise et la couronne de la royauté ; mais la couronne de la bonne réputation les dépasse toutes les trois.
Cela peut paraître inattendu mais le symbole de la couronne n’est pas un symbole fort dans la Bible : le pouvoir y est symbolisé surtout par le rite de l’onction ou par le manteau. En hébreu biblique c’est uniquement dans le livre d’Esther que le mot keter est attesté. A l’époque hellénistique, les rois hasmonéens ont adopté certaines regalia du monde grec mais l’innovation linguistique de la Michna n’est pas moins parlante. En utilisant le terme de « couronne », Simon bar Yohaï non seulement accrédite en hébreu un mot rarement utilisé auparavant mais surtout transpose à la torah et à la prêtrise un imaginaire lié précédemment à l’exercice du pouvoir civil.
Pour résumer la spécificité de cette doctrine, on peut mentionner deux de ses traits caractéristiques. D’abord, l’autonomie de chaque « couronne », légitimée pour chacune, par une « alliance » fondatrice avec la divinité. Chacune a une légitimité et une juridiction propre car chacune représente d’une façon particulière la volonté divine. Les reconstructions rabbiniques confèrent à chaque couronne un corps de représentants propres et des procédures de transmission et de succession spécifiques. On apprend par exemple que seulement les prêtres peuvent exercer le service sacerdotal et seulement le Grand prêtre peut accéder au Saint des Saints ; que seulement celui qui détient la suprématie dans le cadre de la couronne de la royauté peut exercer des pouvoirs civils et de même, que seulement les hakhamim (les Sages) peuvent accréditer la validité des interprétations humaines de la volonté divine.
La légitimation de cette autonomie provient, comme nous l’avons déjà mentionné, de la conclusion d’une alliance spécifique : l’alliance avec Moïse pour le don de la torah, l’alliance avec Aaron pour le don de la prêtrise et l’alliance avec David pour le don de la royauté.
Par contre, l’autonomie est contre-balancée par l’idée de l’organicité du système. En théorie, la politeia juive ne peut exister en dehors du fonctionnement simultané des trois couronnes car elles représentent les trois piliers du judaïsme : la torah, le service au Temple (avodah) et le comportement civil approprié (gemilut hasadim) (Avot 1.1).
Mais comment cette théorie se matérialise-t-elle en pratique ? Les porteurs de cette théorie comme les porteurs du judaïsme normatif en général, sont les pharisiens, représentants laïcs qui mettent l’accent sur la notion d’interprétation de la torah. La révélation comme interprétation est la grande innovation, à mes yeux, du judaïsme rabbinique. Cette conception devait se créer aussi un appui social et politique : dans le cadre de la théorie constitutionnelle que nous venons de présenter, la création de la couronne de la torah répond à ce besoin. D’autre part, malgré les affirmations programmatiques d’interdépendance et d’organicité, les rabbins vont en réalité argumenter en faveur de la supériorité de leur propre domaine d’autorité.
Lisons, à titre d’exemple, un midrach du Sifré sur Nombres, pisqa 119.
Il est dit : il existe trois couronnes – la couronne de la torah, la couronne de la prêtrise et la couronne de la royauté. Aaron méritait la couronne de la prêtrise et la prit ; David méritait la couronne de la royauté et la prit. Mais voici, la couronne de la torah n’était pas attribuée. C’est pour ne pas fournir une excuse au gens qui pourraient dire : « Si la couronne de la prêtrise et celle de la royauté étaient encore disponibles, je les aurais méritées et je les aurais prises. » Voilà, la couronne de la torah est une admonition pour chacun. Car tous ceux qui la méritent sont considérés par Dieu comme méritant les trois. Et réciproquement, celui qui ne l’a mérite pas, même si les trois couronnes avaient encore été disponibles, il les aurait manquées. Et si tu demandes « La quelle est la plus grande ? » Rabbi Simon ben Elazar avait l’habitude de dire : « Qui est le plus grand, celui qui nomme le dirigeant ou celui qui dirige ? Certainement le premier. » […] Toute la force des autres couronnes dérive uniquement de la couronne de la torah, comme il est écrit : Par moi règnent les rois et les nobles décrètent le droit ; par moi gouvernent les princes et les grands, les juges légitimes (Pr 8.15-16).
Ce passage dénote non seulement la hiérarchie des trois couronnes et la supériorité des détenteurs de la couronne de la torah, mais laisse aussi entrevoir aussi la justification par laquelle les rabbins se donnent la possibilité d’accéder aux fonctions des autres couronnes. Cela est surtout manifeste dans l’établissement de ce qu’on appelle généralement une monarchie laïque, à savoir le régime du patriarcat. En Terre d’Israël, à partir d’une date encore incertaine, probablement avec Gamaliel II, au milieu du II e siècle de notre ère, le patriarche devient le chef et représentant de la nation juive. Plus intéressant encore, il fait appel à des éléments d’idéologie royale : son titre en hébreu est celui de nasi, il se réclame de descendance davidique et applique le principe dynastique.
Ce tableau, quoique sommaire, donne une idée de la pensée politique au moment de l’élaboration du judaïsme normatif. Et pour revenir au sujet de ce colloque : où est la Bible dans tout ça ? Sur quel plan exerce-t-elle son influence ? L’historien peut trouver des antécédents bibliques de la doctrine du partage (Dt 17-18), ou de la notion d’alliance – c’est une tradition qui perdure. Mais en même temps, l’agencement des trois couronnes représente une nouveauté, ce n’est pas une doctrine biblique. Le même rapport ambigu subsiste lorsque le texte biblique est utilisé dans l’exégèse qui légitime cette nouveauté. C’est une technique typique du judaïsme rabbinique, du midrash comme procédé herméneutique à la fois textuel et doctrinal. On peut s’apercevoir que la Bible est un modèle dans le sens d’une tradition assumée et d’un appui textuel ; mais, à cette époque, le fond (le royalisme ou le dyarchie) de la doctrine biblique du pouvoir n’est pas repris.
Comment peut-on conclure cet essai sur les différentes façons dont le concept de « modèle » s’applique à la Bible et à l’antiquité hébraïque ? Il nous semble que la question peut être reformulée en se référant à la notion de canon, qui est intrinsèque à la Bible. Comment un canon influence-t-il les formes de pensées, l’évolution historique ? Et dans ce cadre, une dimension spéciale à prendre en considération est la « textualité », car la Bible est un texte écrit, il est lu, du moins dans le judaïsme. Quelles sont les limites de la contrainte canonique ? Le judaïsme rabbinique l’affirme clairement, ces limites sont très larges : c’est plus l’aspect adaptation et interprétation qu’ils entendent exploiter, tout en clamant le respect de la lettre. Le domaine politique est peut-être celui dans lequel le judaïsme a été le plus obligé d’innover et de s’adapter.
Bibliographie
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Leçons des pères du monde : Pirqé Avot et Avot de Rabbi Nathan : Version A et B, texte intégral ; trad. de l’hébreu par Eric Smilévitch, Paris, Lagrasse, Verdier, 1983.
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Flavius Josèphe, Contre Apion, éd. Théodore Reinach, trad. Léon Blum, Paris, Les Belles Lettres, 1930.
Flavius Josèphe, Antiquités Juives, éd. sous la dir. de Théodore Reinach, Paris, E. Leroux, 1900-1932.
Goodblatt David, The Monarchic Principle. Studies in Jewish Self-government in Antiquity, Tübingen, Mohr Siebeck, 1994.
Cohen Stuart A., The Three Crowns. Structures of communal politics in early rabbinic Jewry, Cambridge, 1990.
Cohen Stuart A., « The Bible and Intra-Jewish Politics: Early Rabbinic Portraits of King David », Jewish Political Studies Review, 3, 1-2, 1991, pp. 49-65.
Elazar D. J., Cohen S. A., The Jewish Polity: Jewish Political Organization from Biblical Times to the Present, Bloomington, 1985.
Schmidt Francis, « Figures du Roi et du grand prêtre dans la Bible et le judaïsme ancien », Cahiers du Judaïsme, 20, 2006, pp. 81-93.
Vartejanu Madalina, « Quelques remarques sur les modèles de transition politique dans l’Israël antique », Annals of the Sergiu Al-George Institute for Oriental Studies, Bucarest, IV-V, 1995-1996 (1999), pp. 15-29.
[1] Madalina Vârtejanu, « Quelques remarques sur les modèles de transition politique dans l’Israël antique », Annals of the Sergiu Al-George Institute for Oriental Studies, Bucarest, IV-V, 1995-1996 (1999), pp. 15-29.
[2] En parlant de l’installation du peuple expulsé d’Egypte, Hécatée décrit sa constitution en faisant de Moïse le fondateur non seulement des lois et des coutumes mais également du Temple et crée des institutions politiques. Moïse divise le peuple en 12 tribus, il choisit parmi eux les hommes les plus doués et les ordonne prêtres. Ceux-ci auront à leur charge l’entretien du culte sacrificiel ; ils disposeront aussi d’un pouvoir juridique. Hécatée d’Abdère, Aegyptiaca dans Diodore de Sicile, Bibliotheca historica XL, 3.
[3] David Goodblatt, The Monarchic Principle. Studies in Jewish Self-government in Antiquity, Tübingen, Mohr Siebeck, 1994.
[4] Stuart A. Cohen, The Three Crowns. Structures of communal politics in early rabbinic Jewry, Cambridge, 1990. V. également D. J. Elazar, S. A. Cohen, The Jewish Polity: Jewish Political Organization from Biblical Times to the Present, Bloomington (Indiana), 1985.
Nous mentionnons aussi son article sur David dont l’approche et la méthode sont apparentées aux nôtres : Stuart A. Cohen, « The Bible and Intra-Jewish Politics: Early Rabbinic Portraits of King David », Jewish Political Studies Review, (JPSR), 3, 1-2, 1991, pp. 49-65.