Ion Hobana
« Le plus inconnu des hommes »
A Amiens, dans le petit cimetière Madeleine, se trouvait le monument funéraire de Jules Verne. Le sculpteur Albert Rosée l’a montré en soulevant le lourd couvercle et en sortant à demi de la tombe, le visage et le bras droit levés vers le ciel. L’inscription creusée dans le marbre s’écrie : « Vers l’immortalité et l’éternelle jeunesse ». Nous nous sommes réunis pendant ces journées pour célébrer un siècle, le premier siècle d’immortalité de celui qui nous a ouvert les yeux sur les mondes connus et inconnus qui palpitent dans les rêves de chacun d’entre nous.
Nombreux sont ceux qui se trouvent sur des échelons plus hauts de la hiérarchie littéraire, mais très peu d’entre eux bénéficient d’un intérêt si vivant et si durable, Jules Verne en se situant parmi les plus lus auteurs de tous les siècles. L’explication en réside dans le génie de celui qui a créé des héros de la taille du capitaine Nemo, qui a peint les paysages fabuleux des tréfonds de la Terre, qui a narré les aventures prémonitoires de Robur, le conquérant de l’éther, et des trois astronautes avant la lettre. Mais quelle était l’opinion du grand écrivain sur la pérennité de son œuvre ?
En 1895, Jules Verne se trouvait à l’apogée d’une prodigieuse carrière littéraire. Du sommet qu’il avait atteint, il pouvait apercevoir les cimes appelés Voyage au centre de la terre, Voyages et aventures du capitaine Hatteras, De la Terre à la Lune, Vingt mille lieues sous les mers, Le tour du monde en quatre-vingt jours, L’île mystérieuse, Michel Strogoff, Le Château des Carpathes – pour ne rappeler que ces noms. Sa renommée avait dépassé depuis longtemps les frontières de la France et de l’Europe. Et malgré tout cela, le 2 mars, il écrivait à son jeune correspondent italien Mario Turiello: « …je suis le plus inconnu des hommes… ». Modestie? Discrétion? Ou, comme le présuppose Jean Chesneaux, « … aveu à travers lequel s’entrouvraient peut-être à son subconscient des abîmes qu’il hésitait lui-même à explorer »1 ?
Nous ne pouvons sous apprécier l’impacte d’incidents biographiques. On sait que Jules Verne était considéré un artisan trouvé à la périphérie du mouvement littéraire de l’époque. Dans une lettre adressée à son éditeur, Pierre-Jules Hetzel, il parlait de, nous citons, le « peu d’importance que ces livres, destinés plus spécialement aux jeunes, tiennent dans notre littérature », et continuait par ceci : « Je me souviens que Paul de Saint-Victor, parlant des auteurs du Magasin d’Education ne me nommait même pas ». Et de conclure: « Mon cher ami, ne vous emportez pas, mais vrai: n’avez-vous pas quelque illusion et sur cette littérature et sur votre dévoué qui serait, d’ailleurs, incapable de faire autre chose? ».
L’attitude de Paul de Saint-Victor n’était pas singulière. La plupart des critiques et des historiens de la littérature semblaient, à l’exemple de Brunetière, ignorer jusqu’à l’existence de leur célèbre compatriote. Et lorsqu’ils ne l’ignoraient pas, Thibaudet mentionnait son nom parmi d’autres, et Lanson lui accordait une demi ligne assez méprisante. Même le subtile Anatole France témoignait d’une étrange opacité, dans Le livre de mon ami: « Les petits garçons qui n’ont point de défiance se figurent, sur la foi de Monsieur Verne, qu’on va en obus dans la lune et qu’un organisme peut se soustraire sans dommage aux lois de la pesanteur. Ces caricatures de la noble science des espaces célestes, de l’antique et vénérable astronomie, sont sans vérité comme sans beauté. »2
Le manque de considération se manifestait sur d’autres plans également. Chevalier de la Légion d’honneur à partir de 1870, Jules Verne a été promu officier seulement en 1892, quand il avait soixante quatre ans, suite à la proposition faite depuis 1866 par Frédéric Petit, sénateur – maire d’Amiens. Donc, observait Charles-Noel Martin, « …beaucoup plus en tant que conseiller municipal qu’en qualité de grand écrivain ». Mais la générosité des gouvernements de la troisième République s’est arrêtée à ce point. L’auteur des Voyages extraordinaires n’a pas reçu le titre de Commandeur et même pas les Palmes Académiques, distinction accordée avec assez de largesse. Quant à l’Académie Française, ce sommet de la consécration officielle, voilà ce qu’écrivait Jules Verne dans sa lettre à Hetzel: « Dernièrement, un journal, énumérant les romanciers qui pouvaient prétendre à l’Académie, parlait de Daudet, Goncourt, Fabre, Féval, etc., tous excepté moi. J’imagine donc que si ma candidature s’était produite, elle aurait fait hausser bien des épaules. » In 1892, il a reconsidéré cette question, en s’adressant, cette fois-ci, à Hetzel le fils: « Entrer à l’Académie entre quarante et cinquante ans, bien; y entrer quand on va entrer soi-même dans sa soixante-quatrième année, ça n’en vaut plus la peine. Jamais je ne consentirai à me donner le mal qu’il faudrait, avec si peu de chances de réussir, mon genre, parait-il, n’étant pas académique. »
Ces confessions font naître une question évidente : pourquoi Jules Verne est-il resté fidèle au genre qui le condamnait à une sous appréciation chronique ? Etait-il vraiment « incapable de faire autre chose » ? à la lumière des faits, cette affirmation parait plutôt une riposte indirecte et amère. Avant de devenir le collaborateur quasi exclusif de la Maison d’édition Hetzel et de sa publication, « Magasin d’éducation et de recréation », il avait fait tout autre chose : des pièces de théâtre, des livrets, des contes, des études, des articles de popularisation scientifique. La mesure de ses possibilités, il l’avait donnée avec Maître Zaccharius. Cette nouvelle, parue en 1854 dans « Musée des Familles », témoignait d’une vocation indubitable pour la littérature fantastique. Nous pouvons nous demander, d’ailleurs, tenant compte également de la révélation fournie par le roman posthume Paris au XXe siècle, quel aurait été le destin de l’œuvre vernienne si elle n’avait pas été conçue pour et adressée avec prédilection au public jeune. De toute façon, dans Les Voyages extraordinaires on peut déceler des profondeurs et des subtilités entrevues par très peu de ses contemporains, mais qui s’appellent George Sand, Tolstoï, Mallarmé, Turgueniev, Kipling, Apollinaire…
Après que Jules Verne est passé dans le monde de ses personnages, les choses ont commencé à changer. En 1921, Raymond Roussel écrivait à Eugène Leiris: « C’est lui, et de beaucoup, le plus grand génie littéraire de tous les siècles; il “ restera ” quand tous les autres auteurs de notre époque seront oublies depuis longtemps. »3 Une appréciation excessive, née du désir d’accorder une revanche à son écrivain préféré. Mérite d’être mentionnée également l’opinion du prosateur roumain Cezar Petrescu, exprimée dans la conférence Roman et réalité, présentée à Focşani en 1936. à une époque où, chez nous et partout, Jules Verne était élogié surtout pour l’anticipation de miracles de la science et de la technique devenus, il y a peu de temps, des réalités quotidiennes, il disait :
« Un romancier ne peut modifier la réalité à l’aide d’une baguette magique, à l’exception de son domaine stricte, le roman, où il est démiurge et souverain. Mais il crée en même temps, et justement par cette œuvre, un climat à part, une sensibilité, une mentalité, qui influent la réalité concrète, puisqu’ils poussent les esprits dans une certaine direction, quand ils se trouvent à un carrefour de l’histoire. Même les romans utopiques de Jules Verne ont coopéré pour changer la face du monde. L’histoire littéraire les néglige avec un superbe dédain. De simples fictions scientifiques, littérature de vulgarisation, pour la jeunesse. Pourtant, ces romans ont crée et entretenu une poésie de la science, du progrès scientifique, de l’héroïsme moderne. Bien des enfants qui, autrefois, grâce au prestige du roman chevaleresque et napoléonien, se seraient rêvé soldats, sous l’influence des romans de Jules Verne ont choisi des carrières scientifiques : ingénierie, chimie, physique, explorations géographiques. Et ces jeunes lecteurs exaltés par le romantisme scientifique de Jules Verne, en s’accomplissant à leur tour, ont modifié les conditions de vie de l’humanité, ont prospecté la planète et la matière ; tout comme d’autres héros balzaciens, d’une essence plus noble, ils nous ont aidé vivre réellement les utopies du romancier Jules Verne. »
Pourtant, une véritable et ample reconsidération s’est produite après 1950, lorsque des voix des plus autorisées ont anéanti les préjugés qui faisaient de celui à qui on rend hommage aujourd’hui seulement un auteur pour enfants et un promoteur de la science. Dans Fragments d’un journal, Mircea Eliade reproduit une note datée juillet 1957: « Je lis Voyage au centre de la terre de Jules Verne, et je suis fasciné par la hardiesse des symboles, la précision et la richesse des images. L’aventure est proprement initiatique et, comme dans chaque aventure de cette sorte, on peut y retrouver les errances dans le labyrinthe, la descente dans le monde souterrain, le passage des eaux, la preuve du feu, la rencontre avec les monstres, la preuve de la solitude absolue et des ténèbres, enfin, l’élévation triomphante qui n’est pas autre chose que l’apothéose de l’initié. Comme elles sont justes les images de ces mondes souterrains – les autres mondes – admirablement précise et cohérente aussi la mythologie à peine camouflée par le jargon scientifique de Jules Verne. Comment ont-ils pu ignorer, les psychologues et les critiques littéraires jusqu’à aujourd’hui, ce document exceptionnel, cet inépuisable trésor d’images et d’archétypes? ».
Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que celle-ci est la première mention quant au caractère initiatique d’une œuvre vernienne. On peut lui ajouter celle de Léon Cellier, en 1964, avec Le roman initiatique en France au temps du romantisme et Marcel Brion, en 1966, avec Le voyage initiatique. Le Summum, de ce point de vue, le constitue l’ouvrage monumental de Mme Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique, paru en 1973.
Les Voyages extraordinaires sont abordées d’une perspective non-conventionnelle par Michel Butor également, dans Le point suprême et l’age d’or, datant de 1949. Mettant en évidence le rôle important des thèmes du feu central et du point suprême, il rapprochait aux images des poèmes d’Henri Michaux les visions sous-marines de Vingt mille lieues sous les mers et la description des orages électriques qui sillonnent le ciel polaire dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras.
On a invoqué aussi la psychanalyse pour expliquer la présence massive des thèmes de l’île, du trésor caché, de la force métallique. Dans ses livres, Le très curieux Jules Verne et Nouvelles explorations de Jules Verne, Marcel Moré souligne la permanence de certains leitmotifs fondamentaux : la recherche du père et l’amitié indestructible entre deux frères. Dans cette clé de lecture, le lord Glenarvan de Les enfants du capitaine Grant serait « le père sublime » de Robert Grant, et Cyrus Smith de L’île mystérieuse, celui du jeune naturaliste Harbert. Le thème des deux frères apparaît d’une façon prégnante dans Les frères Kip, Nord contre Sud, Le sphinx des glaces. Marie Langer tente, elle aussi, de nous convaincre, en Fantasias eternas a la luz del psicoanalisis, que dans Voyage au centre de la terre se manifeste « la nostalgie de la mère, du sein maternel ». Marc Soriano va encore plus loin, trop loin, en suggérant que la présence de tant d’adolescents dans les romans verniens serait la conséquence d’une pulsion inavouable. Ce qui signifie ignorer le spécifique de la publication Magasin d’éducation et de recréation et de la collection où apparaissaient ces romans, mais aussi la bibliographie secrète de l’auteur, partiellement déchiffrée grâce aux lettres adressées à Pierre-Jules Hetzel, aux allusions et aux révélations trouvées dans les bibliographies signées par Marguerite Allotte de la Fuye et par Jean Jules-Verne.
Toutes ces interprétations reflètent un changement radical d’optique, mettant en valeur l’originalité et la profondeur de l’œuvre vernienne et contribuant d’une manière décisive à une appréciation plus autorisée de la place qu’il mérite dans la littérature française et universelle. Nous allons ajouter aux opinions citées ou commentées antérieurement deux témoignages d’éminents érudits roumains. En 1958, George Călinescu écrivait, à propos des Voyages extraordinaires : « …je suis fortement persuadé que ces œuvres appartiennent au domaine proprement dit de l’art », affirmant ensuite, quant à leur auteur : « Sa force visionnaire est assez fréquemment égale à celle de Victor Hugo. Le style en est charmant, spirituel et très plastique. L’impression d’hallucinant provient de l’audace de se situer concrètement dans des conditions hypothétiques, suggérées par la science. »4 à son tour, Mihail Ralea considérait, en 1964, que « Jules Verne est, du point de vue de la forme aussi, un grand écrivain », en se rapportant, entre autres, aux « descriptions de forêts sous-marines de Vingt mille lieues sous les mers. Les couleurs, les symphonies chromatiques, le ballet de formes végétales compliquées, toutes ces combinaisons purement visuelles ont été trop rarement rendus si fidèlement par le simple outil du mot. En les relisant, leur image polymorphe et polychrome nous apparaît devant les yeux, hallucinante.»5
Mais revenons à Marcel Moré. Dans un article du numéro spécial de la revue L’Arc dédié à Jules Verne en 1966, il accordait un crédit considérable à une analyse graphologique due à Pierre Louys, qui commence par considérer l’écrivain comme un « révolutionnaire souterrain ». On pourrait être d’accord avec ce qualificatif. Mais, dans notre opinion, les preuves ne consistent ni dans la légende de la tentative du petit Jules de s’embarquer sur un navire prêt à partir vers l’Inde, ni dans sa candidature pour le Conseil Municipal d’Amiens sur une liste à tendance radicale. Moré force la note aussi, lorsqu’il veut établir à tout prix une liaison entre Jules Verne et Nietzsche, parce que ce dernier écrivait, dans la préface de 1886 à Morgenrőte (Aurore) : « Dans ce livre on trouvera un homme ‘souterrain’, un homme qui perce, ronge et creuse » – ou parce que tous les deux chérissaient Stendhal et qu’ils ont eu les mêmes réactions devant la musique de Wagner.
Sans plus mentionner d’autre coïncidences signalées par Moré, nous allons nous arrêter à l’argument principal invoqué pour témoigne incontestablement de l’influence exercée par Nietzsche sur Jules Verne: la fin de la nouvelle Edom, rebaptisée à sa parution dans Revue de Paris, L’Eternel Adam. Voici le passage : « …le zartog Sofr-Ai-Sr acquérait lentement, douloureusement, l’intime conviction de l’éternel recommencement des choses ». Et Moré de conclure « C’est clair: qui aurait donc pu inspirer a Jules Verne l’idée d’un « éternel retour », sinon la lecture d’œuvres philosophiques ou ce thème tient une place fondamentale? » – c’est-à-dire les œuvres de Nietzsche. Le rapprochement paraît légitime, bien que, d’après nos connaissances, le nom du philosophe allemand n’apparaisse nulle part dans l’œuvre et dans la correspondance de Jules Verne. Mais il ne faut pas oublier la principe de la parcimonie, énoncé par Guillaume d’Occam: « Ne pas multiplier les hypothèses s’il n’est pas nécessaire ». Nous allons donc répondre à la question de Moré en affirmant que l’idée de l’éternel retour peut être assez fréquemment rencontrée dans la littérature romantique, ayant selon toute évidence l’origine dans la théorie des catastrophes géologiques de Cuvier. L’illustre savant attribuait la disparition d’entières familles de plantes et d’animaux aux cataclysmes qui auraient détruit la vie maintes fois dans l’histoire de la Terre. D’où la description des civilisations préhistoriques dans La chute d’un ange de Lamartine, ou dans La ville disparue et dans Le Feu tombe du ciel de Hugo.
Mais la source livresque d’Edom peut être également trouvée dans les Dialogues de Platon sur l’Atlantide, dont le mythe, connaissant de nombreux avatars le long des siècles, revient d’une manière obsédante dans Les Voyages extraordinaires. Dans Les voyages et aventures du capitaine Hatteras, le docteur Clawbonny cite l’astronome Bailly, qui soutenait que les habitants d’Atlantide vivaient au Pôle Nord. L’hypothèse conformément à laquelle celle-ci aurait été placée dans le Chersonèse Torique est mentionnée dans Keraban le Têtu. Nemo conduit Aronnax aux vestiges de l’île submergée. Enfin, dans Edom, les survivants du désastre global découvrent ces vestiges sur le continent paru des tréfonds de l’océan.
Nous pourrions continuer en faisant appel aux œuvres de fiction inspirées par la théorie des catastrophes, antérieures à la nouvelle de Jules Verne. Et nous ne pouvons résister à la tentation de vous présenter un extrait d’une incursion moins connue d’Hector Berlioz dans le monde d’un autre art que celui qui l’a consacré, notamment le conte Euphonia ou la ville musicale:
« Si, comme il est prouvé, les continents où s’agite a cette heure la triste humanité furent jadis submergés, n’en faut-il pas conclure que les monts, les vallées et les plaines, sur lesquels roulent depuis tant de siècles les sombres vagues du vieil Océan, furent un jour couverts d’une végétation florissante, servant de couche et d’abri à des millions d’êtres vivants, peut-être même intelligents? Quand notre tour reviendra-t-il d’être de nouveau le fond de l’abîme?
Et le jour où cette catastrophe immense s’accomplira, y aura-t-il gloire ou puissance, feux de génie ou d’amour, force ou beauté, qui ne soient éteints et anéantis? »
Si l’on veut à tout prix faire appel à l’influence d’un philosophe, celui-ci pourrait être plutôt Schopenhauer, dont le nom est mentionné dans Claudius Bombarnac et qui considérait que l’histoire se caractérise par l’éternelle répétition d’apparences trompeuses. De toute façon, Nietzsche n’a pas de place dans ces spéculations, puisque l’idée de la nouvelle Edom se trouvait, en germe, dans les romans verniens antérieurs. Aronnax médite, devant les vestiges d’Atlantide : « … un jour, peut-être, quelque phénomène éruptif les ramènera à la surface des flots, ces ruines englouties ! ». Cyrus Smith de L’île mystérieuse s’imagine que « Dans les siècles futurs, de nouveaux Colombs vont découvrir les îles Chimborazo, Himalaya et Mont-Blanc, restes de l’Amérique, l’Asie et l’Europe englouties par les eaux ».
Ces notations fugitives sont amplifiées dans Edom. Les survivants découvrent, nous citons, « des fragments de colonnes ou de poterie comme on n’avait jamais vus. En les examinant, le docteur Moreno a émis l’idée qu’ils devaient avoir appartenu à l’antique Atlantide et que le flux volcanique les avait ramenés à la surface ». Et la sombre prévision de Cyrus Smith devient une réalité tragique, nous citons de nouveau : « tout le continent américain avait été englouti par les eaux », et plus loin, « Continuant sa route vers sud-ouest, “Virginie” était arrivée en face du Tibet, puis d’Himalaya. Ici auraient dû se trouver les plus hauts sommets du globe. Eh bien, dans toutes les directions, rien ne dépassait la surface de l’océan. ».
Et encore : « …on est passé au dessus de la chaîne des Oural, devenues des montagnes sous-marines et on a navigué en dessus de ce qu’avait été l’Europe. » Cette filiation constitue un argument nullement négligeable dans la controverse concernant la paternité de la nouvelle, attribuée par des chercheurs très estimables à Michel Verne. Or, comme nous avons vu, l’auteur des Voyages extraordinaires s’était imaginé non seulement le cataclysme planétaire, mais aussi certains détails fictionnels retrouvés dans Edom, des décennies auparavant, Vingt mille lieues sous les mers datant de 1869-1970, et L’île mystérieuse 1874-1875.
Nous nous sommes longuement arrêté sur ce problème étant données les implications de la thèse de Moré. L’essayiste parle « d’un nietzschéisme vernien, lequel aurait pris naissance avant la lettre” et se demande si « le zartog Sofr-Ai-Sr ne serait pas en une certaine manière Jules Verne lui même, qui aurait passé les dernières années de sa vie a déchiffrer le “rébus” constitué par les œuvres de Nietzsche traduites en français ». Il est vrai que, ces dernières années, quand a été conçue la nouvelle Edom, l’écrivain s’est confronté avec de graves problèmes : l’état de plus en plus précaire de sa santé, les affaires désastreuses de son fils, Michel, soldées avec d’importantes pertes financières, le fait que ses romans n’avaient plus leur succès d’autrefois et, pas en dernier lieu, la manière dont il était perçu par l’establishment littéraire. Significative, de ce point de vue, est la constatation de l’interview parue, en 1894, dans une revue américaine : « Je ne compte pas dans la littérature française ». Malgré tout cet état d’esprit, le sens profond des œuvres publiées dans cette période ne peut être confondu avec celui des ouvrages de son prétendu modèle. Même Edom, narration d’un cataclysme planétaire et d’un échec scientifique, montre que les espérances de l’auteur, tout comme celles de son héros, avaient été lourdement mises en question, mais nullement anéanties. La vie végétale et animale s’adapte aux conditions défavorables de son dernier refuge. Et les survivants fouettent leur cerveau engourdi, pour laisser à ceux qui leur suivront un résumé de leurs connaissances, pour « abréger la route douloureuse de frères qu’ils ne verront pas ».
Nous allons remarquer sans tarder que, au delà des assertions douteuses, l’article de Marcel Moré contient également des observations pertinentes, comme celle-ci : Jules Verne « a pressenti que la machine, devenant de jour en jour plus perfectionnée et prenant une place de plus en plus importante dans la vie de l’homme, lui permettrait d’affronter le destin avec une puissance singulièrement accrue; non sans risques pourtant de créer une atmosphère d’apocalypse inconnue des siècles précédents ». Soit dit en passant, Moré ne connaissait pas, ne pouvait pas connaître, le roman vernien anti-utopique Paris au XXe siècle, considéré perdu et publié seulement en 1994, où l’atmosphère d’apocalypse machiniste est plus prégnante que dans n’importe quelle de ses œuvres anthumes! Nous reprenons la citation : « Traitant d’un problème aussi nouveau et aussi dramatique, non dans des écrits philosophiques, mais dans des romans composés avant tout pour l’amusement de la jeunesse, ne peut-on dire que Jules Verne s’est livré à un travail souterrain qui avait un caractère quelque peu révolutionnaire ? »6
Cela est certain, mais ce caractère s’exprime non seulement par le présage de la place que la machine, finirait par gagner. Dans son refuge d’Amiens, étiqueté comme écrivain mineur, Jules Verne se sentait « le plus inconnu des hommes », tout en continuant son effort souterrain. Découvrant sa vocation, grâce au flair de Hetzel, s’adressant à un public d’élection, il lui avait inculqué, de « Voyage extraordinaire » en « Voyage extraordinaire », les connaissances, les idées, les sentiments nécessaires pour que ce public puisse affronter sans trauma le choc de l’avenir, recevoir les changements inévitables et les déterminer lui même. Parce que, comme disait le capitaine Nemo, « La terre n’a pas besoin de nouveaux continents, mais de nouveaux hommes. »
Notes
1. Jean Chesneaux, Une lecture politique de Jules Verne, Paris, Maspero, p. 19.
2. Anatole France, Le livre de mon ami, Paris, Calman Levy, 1885, p. 272.
3. Raymond Roussel, dans « L’Arc », Aix-en-Provence. Nr. 29, II trimestre 1966.
4. George Călinescu, Jules Verne si literature pentru copii, in « Contemporanul », 14 noiembrie 1958.
5. Mihail Ralea, Actualitatea lui Jules Verne, in « Secolul XX », nr. 2, 1964.
6. Marcel Moré, Nouvelles explorations de Jules Verne, Paris, Gallimard, 1960.