Ioana Bot
Une question d’imagologie: La poésie patriotique roumaine
1. La Poésie patriotique est Poésie
Plus que les autres thèmes littéraires, celui patriotique connaît, dans l’histoire de la poésie roumaine, un fréquent lamento sur les limites du langage (et, surtout, du langage poétique). Le phénomène est une caractéristique de l’époque moderne : depuis Emil Botta, pour qui “ L’alouette le dit mieux, / et mieux encore la feuille / Ton nom ! “, la question essentielle étant “ Que vais-je devenir, / quelles « belles paroles » / vous dirait / votre homme? “ (La Patrie), à Stefan Augustin Doinas, qui propose, en faisant l’éloge de la patrie, la solution paradoxale de la “glorification silencieuse“ (“Seul le silence, la musique de notre coeur, / nous rapproche un instant de toi, / oh, mais gare ! si lentement, en boitant…“, dans Ode), les poésies sur la patrie semblent avoir été écrites toujours “ avec le coin du coeur “, partagées entre la volonté d’expression et la prise de conscience de l’incapacité des mots de dire l’ineffable du concept, ainsi que la plénitude du sentiment. Le résultat est une lyrique ambiguë, mais quelle autre Poésie a jamais été différente ? Elle se construit, le plus souvent, à la limite hésitante, risquée (sur “ le coin du coeur “…) entre l’affirmation (euphorique, enamourée, pénible) de l’existence de la patrie (à laquelle les images poétiques donnent du poids, et de la substance, et du sens) et l’aveu de l’impuissance de dire ceci pleinement. La solution des poètes contemporains, de la génération 80, de parler de la patrie en clichés livresques (c’est le cas du Levant de Mircea Cartarescu), n’est qu’une autre manière de reconnaître et d’accepter l’existence des limites de la parole.
Stefan Augustin Doinas affirmait que le geste même d’écrire en roumain peut être assimilé à un geste d’expression du patriotisme, la conscience civique s’objectivant de la sorte dans une spiritualité : “ Une telle cristallisation dans le cadre d’une oeuvre littéraire est d’autant plus naturelle que le matériel où se réalise l’oeuvre en question est représenté par la langue, facteur unificateur essentiel pour toute communauté nationale. Écrire dans une certaine langue, c’est pour le poète devenir implicitement lié à la spiritualité représentée par cette langue au sein de l’humanité “ (La fonction éducative-patriotique de la poésie et l’exigence artistique, dans La lecture de la poésie, 1980, p. 353). Par ailleurs, il n’est moins vrai que la poésie patriotique met, par définition, en cause le langage poétique (tout comme, ensuite, elle peut le mettre en crise par une sollicitation excessive, par la mise en clichés et par un recours aux stéréotypes). … Ce qui devrait constituer encore une provocation pour ceux qui veulent analyser la poésie, la lire, attentifs à sa cristallisation interne, immaculée.
Un autre problème, tout aussi important, concerne la réception de la poésie patriotique, et ce surtout dans les dernières décennies. Espèce lyrique exercée jusqu’à saturation par les écrivains soumis au Pouvoir politique de la seconde moitié du siècle, démonétisée aux yeux de l’esprit commun, elle se voit aujourd’hui en quelque sorte placée “ sous interdiction “. Le silence (qui, à son tour, oscille entre culpabilité et révolte) ne peut point se substituer à l’analyse et au jugement de valeur : car la poésie patriotique peut être Poésie – et, si nous nous proposons un cible sous-jacent, celui-ci consisterait justement à le démontrer. Tout au long de son histoire moderne, la culture roumaine s’est constituée comme expression de l’identité d’une communauté nationale : au coeur de cette culture, partie composante de la littérature, la poésie patriotique offre d’intéressantes réponses aux questions “ qui sommes-nous ? “, “ où sommes-nous ? “, “ vers quoi nous dirigeons-nous ? “, et les images configurées de cette manière acquièrent, sans doute, valeur de construction identitaire. Aussi, une perception réductive du phénomène, enchaînée par des “interdictions “, ignorant – au fond – ses implications et son importance dans toute littérature nationale, est-elle, croyons-nous, à la fois anormale et défavorable, comme la supra-sollicitation exclusive de ce phénomène. Les deux trahissent un regard d’amateur, passionnel jusqu’à l’erreur, engagé (donc – motivé par une idéologie, ce qu’il condamnait lui-même dans la lyrique patriotique rejetée !) jusqu’à l’aveuglement.
… Mais la poésie patriotique peut bien être, elle l’est vraiment, Poésie : selon l’expression du même Stefan Augustin Doinas, “ Une des plus injustes représentations du poète-citoyen est celle qui le présente jouer de la trompette : qu’il s’agisse d’une balade ou du poème historique, de l’hymne grave ou de l’ode dithyrambique, de l’élégie romantique devant les ruines ou devant les tombes des ancêtres, la poésie patriotique persiste – dans la conscience de beaucoup de lecteurs – sous la forme d’une production rhétorique, où le sentiment lyrique cèderait le pas en faveur du discours programmatique et bien articulé. Cette mentalité prouve non seulement une ignorance totale du phénomène lyrique moderne des derniers siècles, mais aussi une leçon erronément apprise des classiques. Dans ce sens, il n’y a pas – pour nous – un exemple plus édifiant que celui d’Eminescu “ (ibid., p. 355).
Nous considérons, par conséquent, qu’une telle recherche thématique ouvre au lecteur attentif d’autres “ portes “, en le guidant – d’un point de vue, peut-être, insolite, mais en tous cas négligeable – vers des territoires d’intérêt extrême de la littérature en général. Tout d’abord, celle anthologie offre une voie d’accès vers un des thèmes majeurs de la lyrique universelle : “ Dans la mesure où la lyrique universelle est une expression des sentiments fondamentaux de l’humanité, elle ne peut se priver du sentiment patriotique, qui constitue une dimension essentielle de l’être. Ce sentiment, qui fait palpiter la vie quotidienne de tout peuple, a d’ailleurs un rôle important dans la poésie de tous les méridiens, alimente des créations de grande valeur artistique, étant l’un des éléments de base du message – dans le sens le plus large de ce mot – incorporé dans toute oeuvre d’art “ (ibid., p. 354).
En outre, l’étude des avatars du thème dans la littérature roumaine (surtout dans l’histoire des deux derniers siècles), permet – nous le croyons – une compréhension de l’évolution de la mentalité et de la culture roumaines, abordées du point de vue du spécialiste en littérature. Pour contrecarrer d’une manière subtile aux accusations d’ “occasionnel“ apportées au thème, un théoricien du problème, Predrag Matvejevic, mettait en évidence l’existence d’une relation particulière entre la poésie patriotique, classifiée comme “ occasionnelle “, et les permanences d’une culture en général : “ La nature des occasions et leur appréciation résument et reflètent les éléments essentiels d’une culture. Elles sont intimement liées aux traditions et aux rites d’une communauté (coutumes, folklore, succession du travail et des fêtes), relèvent les processus du développement de la vie sociale (différentes institutions, religion et croyances, langage, hiérarchies, etc.), illustrent l’idéologie et l’iconographie d’une époque. Le passage d’une société à l’autre détermine nécessairement une mutation et une réstylisation adéquate aux circonstances “ (La poétique de l’événement, 1980, p. 21). Comme le montre Stefan Lemny, l’évolution du contenu du concept de patrie tout au long de l’histoire de la culture roumaine reflète l’histoire des mentalités, car le concept “ comporte des transformations de conceptions et d’attitudes, de même qu’une modification de leur place dans le système des normes étiques de l’humanité. Par cette voie, la destinée historique de l’idée de patrie nous facilite l’accès vers l’univers des mentalités auquel aspire aujourd’hui chaque histoire des idées. Le fait s’avère être d’autant plus intéressant dans le cas de l’idée en discussion que celle-ci a eu une fonction bénéfique au niveau suprastructural de chaque société, représentant non seulement une expression de la conscience collective d’une certaine époque, mais aussi une de ses composantes fondamentales “ (L’origine et la cristallisation de l’idée de patrie dans la culture roumaine, 1986, p. 6). Dans le même sens, si nous admettons (et comment autrement ?) que la “ patrie “ est l’un des “ mythe originaires “ de la littérature roumaine (consolidant la construction ethnique identitaire), les avatars du dit mythe le long de l’histoire de la littérature nous révèleront sa relation particulière “ avec les valeurs fondamentales de la communauté “ dans son ensemble, avec justement “ le but d’assurer sa cohésion “ (Lucian Boia, Histoire et mythe dans la conscience roumaine, 1997, p. 8). Et ceci est d’autant plus vrai que la poésie patriotique (et “ la mythologie “ qu’elle institue, protège, propage, etc.) accompagne et – dans un premier temps – remplace le discours historique : c’est le même cas – par exemple – des “ vers d’emblème “ qui, s’ils n’ont pas le sens moderne du poétique, illustrent, en échange, le sens de la valeur emblématique de la construction mythologique.
En fin de compte, la plus importante parmi toutes les “ portes “ est celle qui ouvre une voie différente d’accès aux essences du lyrisme. Parce que la poésie patriotique peut être et est Poésie, “ il ne lui est permis d’être une simple confession, non transfigurée artistiquement. Une telle poésie n’est pas seulement la chronique rimée d’une époque, un “ compte rendu “ superficiel des événements, même si ces événements – ou surtout parce que ces événements constituent la chair de notre histoire, des moments de temps chargés par le trouble sacre d’une participation collective, nationale. La poésie patriotique implique nécessairement la descente du poète aux sens profonds de l’histoire, l’investigation de zones de significations majeures, de même que leur expérimentation à un niveau artistique supérieur. Le problème de la réalisation artistique du lyrisme patriotique en est un de vie et de mort de la poésie “ ( Stefan Augustin Doinas, op. cit., p. 358). Le poète Stefan Augustin Doinas même est de ceux qui entendent descendre “ aux sens profonds de l’histoire “, par exemple dans Les fées où il s’imagine être un témoin du moment originaire quand “ La Patrie même naît “, veillée – et exprimée – par le verbe poétique, comme par “ un parler plus pur, / le seul qui, dit, accueille, et maintient le peuple dans la parole… “. Ŕ tour de rôles, Orphée et Cassandre, Mésie et Phémios, le poète cherche et construit la patrie comme il se construit soi-même et comme il nous construit en elle, pour autant que nous avons la sincérité de nous reconnaître dans les images de ses vers.
Pour une histoire de la poésie
patriotique roumaine
Même si on a l’habitude d’ancrer dans le folklore les traditions de la littérature engagée roumaine, nous commencerons cette esquisse d’histoire en admettant que le fait est valable pour la lyrique engagée – expression de la révolte contre les injustices sociales d’un certain contexte historique, même si reconsidéré ultérieurement par la vision poétique en tant que destin – mais non pour le thème patriotique proprement-dit. Si le paysan a la conscience d’appartenir à une communauté, celle-ci est bien la “ famille “ : s’il parle de la “ terre “, il emploie le mot dans un sens plus pragmatique que celui auquel nous ont habitués les interprétations (et les altérations) romantiques du folklore. Ces dernières ont projeté, le plus souvent, l’idéologie nationale de la Révolution de 1848 dans un horizon culturel étranger à de telles constructions identitaires. Extrêmement rares dans les anthologies de lyrique populaire, les occurrences éventuelles d’un imaginaire “ patriotique “ ne sont pas du tout spécifiques au contexte de la mentalité archaïque, folklorique, et – donc – discutables.
Les vers d’emblème ont le même statut ambigu : poésie occasionnelle, emblématique et didactique, ils témoignent en revanche d’une conscience communautaire, de même que d’une volonté de transfiguration esthétique d’une vision politique : fait symptomatique, l’analogie la plus fréquente est celle avec l’imaginaire biblique, s’appuyant sur le thème du “ peuple élu “ : les vers d’emblème inaugurent, ainsi, l’un des plus fertiles développements du sémantisme de la patrie dans la lyrique roumaine. Avec ces vers, on peut parler de l’illustration littéraire d’une conscience patriotique. Ŕ partit du XVIIe siècle, l’évolution de cette poésie suivra de près le processus de la formation de l’idée de patrie dans la culture roumaine : “ assez lent encore, au long du XVIIIe siècle, il s’est accentué vers la fin du siècle et pendant les deux premières décennies du XIXe, pour connaître un développement impressionnant aussi pendant la troisième décennie, dans le cadre politique nouvellement créé par l’instauration des dynasties autochtones. […] le souffle national et patriotique s’est montré au cours de cette période d’une manière unitaire, comme partie intégrante du climat d’idées propres à la révolution de 1821. […] Le triomphe de la nouvelle idée, son destin dans la société et dans la pensée roumaines avaient des ressorts beaucoup plus profonds, motivés par une atmosphère entière idéologique et mentale, par des transformations radi-cales structurelles qui ont été influencées par la révolution de 1821“ (:tefan Lemny, op. cit., p. 109).
Construite entre l’engagement dans le politique immédiat et les formules consacrées des productions littéraires du genre, la poésie patriotique de l’époque pré-moderne offre déjà une multitude d’interprétations du thème, depuis les vers de la révolte de Iancu Vacarescu (Glasul poporului subt despotism – La voix du peuple sous le despotisme – de 1821), à la convention classicisante de Amor de patrie – Amour de patrie – (de Gheorghe Asachi), ou au filon nécessairement didacticiel, illustré par le même Iancu Vacarescu, par ses Sfatuiri patriotice – Conseils patriotiques – ou de Gheorghe Asachi, par son Prolog – Prologue. Un cas particulier est représenté, selon nous, par Costache Conachi, qui réussit à adapter un tel thème (considéré, dans l’acception de l’époque, “noble“, “glorieux“, “civique“) à la voix fortement subjective de son lyrisme mineur (ŞDintr-a dulcii patriei sânuri – Des doux seins de la patrieş). Comme argument supplémentaire pour démontrer le privilège dont jouissait, à cette époque-là, la poésie patriotique du filon didacticiel, il faut mentionner le succès des manuels (originaux ou traductions) d’éducation patriotique, adressés au grand public (par exemple, le manuel signé par Aaron Florian, intitulé Patria, patriotul ;i patriotismul – La patrie, le patriote et le patriotisme, publié à Bucarest, en 1843). Mais quelque soit la modalité d’expression du thème patriotique, les créations en vers de l’époque se fondent sur une réalité de la mentalité roumaine qui équivalait l’amour de patrie – affirme :tefan Lemny – à la “ valorisation de la langue et de la qua-lité de roumain des habitants, sans avoir acquis la signification d’une exacerbation de la conscience de soi. Ceci dévoile donc une société sur des positions défensives, luttant pour sa nationalité et sa conscience nationale, ce qui mettait en évidence une étape commune à tous les peuples dans l’évolution vers la conscience nationale moderne, développée surtout comme réactions aux tentatives externes de la faire disparaître “ (ibid., p. 103).
Mais l’époque de gloire de la poésie patriotique roumaine – pour laquelle le contexte historique justifiait “majes-tueusement“ la subordination de la littérature aux impératifs du politique – est constituée, dans le siècle passé, par la période de 48. Mise sous le signe d’une idéologie nationale, en quête fébrile de constructions identitaires et plus décidée que jamais d’enraciner mythiquement – à l’aide de la littérature – les idéaux de liberté et d’unité nationales des provinces roumaines, la littérature écrite à cette époque (généralement, sous le signe du courant national et populaire de “ Dacie littéraire “) est une littérature du patriotisme dans les plus diverses de ses formes d’expression esthétique. “ Tous les poètes de la génération d’après 1821 sont possesseurs d’une conscience patriotique animée par le sentiment de l’histoire, du passé glorieux : les idées de patrie et de liberté, la fierté nationale et l’aspiration vers un avenir illuminé et indépendant, qui n’avaient pas troublé la sérénité arcadienne de la poésie de la fin du siècle passé, jaillissent maintenant dans une littérature en pleine effervescence “ (Mircea Anghelescu, Introducere în opera lui Gr. Alexandrescu, 1971, p. 173). Le thème patriotique dans la création littéraire de 1848 se concrétisera sur deux axes essentiels. La premier est centré sur le filon messianique de l’idéologie révolutionnaire : appel au combat ou prophétie d’un avenir d’or, il se développe dans les rythmes d’une rhétorique le plus souvent impérative, avec le goűt des amplitudes et du récitatif exemplaire (y compris dans les textes sur le motif de la méditation patriotique devant les ruines, comme Umbra lui Mircea la Cozia – L’ombre de Mircea à Cozia – de Grigore Alexandrescu). Parmi les créations de cette catégorie, la plus intéressante destinée (non seulement dans la littérature, mais aussi dans notre histoire politique) appartient, sans doute, à la poésie d’Andrei Mure;anu, Un rasunet (De;teapta-te, române) – Un retentissement (Réveille-toi, Roumain). Mais, à l’époque, le maître indéniable du genre reste Vasile Alecsandri, poète solaire dont les vers consacrent l’histoire immédiate, traduite en légende et mythe (c’est le cas de ses créations de la veille de la Révolution de 1848, ensuite à l’occasion de l’Union des Principautés, et, finalement, de la Guerre d’Indépendance). Poète inspiré, poète de la Cité, Vasile Alecsandri est aussi un esprit pragmatique (comme, d’ailleurs, beaucoup de ses confrères de la même génération) : il “ verra dans la littérature un instrument idéologique très efficace. Et puisque l’affirmation de l’originalité (de l’individualité) nationale était la prémisse absolument nécessaire à la création d’un état roumain unitaire, la littérature a acquis une importance à part comme outil de la propagande “ (Mircea Scarlat, Istoria poeziei românesti – L’histoire de la poésie roumaine, I, 1982, p. 388).
Le deuxième axe fondamental de la lyrique patriotique de 1848 se voit objectivé dans l’espèce du panégyrique héroïque, qui évoque (et qui imagine) les scènes de l’histoire exemplaire (la preuve en sont Legendele istorice – Les légendes historiques de Dimitrie Bolintineanu, mais aussi les méditations sur les ruines, de Vasile Cârlova ou de Ion Heliade-Radulescu). On assiste, dans ce contexte, à la reconstruction du passé, en conformité avec l’idéologie nationaliste de la révolution de 1848 – geste qui instituerait même, dans la vision de Lucian Boia, le filon patriotique dans la poésie roumaine moderne : “ Le découpage du présent conformément aux lignes de fracture entre les nations s’est manifesté en égale mesure par la projection dans le passé de ce découpage réel ou idéal. Les mythes fondateurs ont été réélaborés, de sorte que la configuration originaire soit plus proche, sinon identique, de l’organisme national actuel. Le phénomène est généralement européen. Dans le cas des Roumains, le symbole englobant de tout l’espace roumain est devenu Dacie, dans un moment où le nom de Roumanie n’e-xistait pas encore “ (Lucian Boia, op. cit., p. 15). Dans un geste archétypal de retour aux sources – motivé par la période de crise traversée par l’histoire roumaine – la littérature de 1848 (avec des influences jusque dans la création d’Eminescu) investit le mythe dace de toutes les visions édéniques. “ Le courant de 1848 – écrit Ioana Em. Petrescu – est intégralement orienté vers ”une récupération de la Dacie” et vers une réhabilitation de la spiritualité dace. Substitué au mythe classique de Rome, le mythe de la Dacie s’associe, au fur et à mesure, à un autre mythe fondamentalement romantique – celui du paradis perdu, et c’est comme ça que naît l’image du Pays de l’oeuvre-programme du courant de 48, Cântarea României – Le chant de Roumanie : baignée par la lumière d’un soleil “ jeune “, la Dacie d’Alecu Russo vit la béatitude paradisiaque du premier âge de la création, et la conquête romaine équivaut à la perte du paradis et à la chute dans l’histoire “ (Ioana Em. Petrescu, Eminescu. Modele cosmolo-gice ;i viziune poetica – Eminescu. Modèles cosmologiques et vision poétique, 1978, pp. 142-143). Les idéaux nationaux, avancés par le discours politique de même que par celui – littéraire – de la Révolution, compte sur les mythes littéraires consacrés par la lyrique patriotique de l’époque, pour laquelle le pu-blic manifeste une réceptivité parti-culière (en confirmant la vision pragmatique mentionnée plus haut). L’ensemble des créations littéraires de la période de 1848 pourrait être étudié dans la perspective du rôle joué par la littérature – en tant que fiction culturelle – dans la réalisation de la construction (qui est imaginaire avant d’être entérinée politiquement) de l’identité nationale roumaine. Vu l’affirmation de Predrag Matvejevic, “ La culture devient ainsi une tribune sacrée de la hauteur de laquelle sont affirmées l’identité et les particularités nationales. Les peuples encore désunis du point de vue étatique ou les peuples opprimés transformeront leurs cultures nationales dans une arme de lutte pour l’unité et contre l’oppression “ (Predrag Matvejevic, op. cit., p. 59, n.s., I.B.). La création patriotique de 1848, voulant être modélatrice de la conscience nationale, consacre, dans l’histoire roumaine du thème, la relation indissoluble entre le caractère national et celui engagé de la littérature.
Entre la génération des écrivains de 1848 et la lyrique moderne de notre siècle, Eminescu représente – en ce qui concerne le thème qui nous intéresse, aussi – un moment de carrefour : non seulement parce que son oeuvre contient, probablement, les illustrations les plus diversifiées de l’imaginaire et du sentiment patriotique, mais aussi pour l’accentuation (jusqu’aux tonalités extrêmes, de ses satires) de la méditation sur les sens du patriotisme et sur le pouvoir du logos poétique d’exprimer un sentiment d’une telle intensité, avec un fort contenu de “ vérité “. Car, pour Eminescu, la patrie est une vérité ultime de l’être poétique : sous l’image des signes de la féminité originaire, elle est la moitié du moi, son espace originaire, thanatique et protecteur. Ce n’est pas par hasard que les gestes d’adoration du scénario patriotique d’Eminescu sont si ressemblants à ceux de son érotique (dans Ce-=i doresc eu =ie, dulce Românie – Ce que je te souhaite, ma douce Roumanie, mais aussi dans Scrisoarea III – La IIIe Epître, par exemple), tout comme la béatitude des retrouvailles avec la terra mater s’entrecroise avec l’invocation de la mort, comme refuge où l’être humain peut s’unir avec la patrie sauvée d’une histoire hostile (Andrei Mure;anu, Doina, etc.).
Dans l’autre plateau d’une balance imaginaire, immédiatement après Eminescu – et en se maintenant avec prudence en dehors des ondes de choque de “ l’eminescianisme “ – se trouve la lyrique patriotique d’une toute autre facture des poètes George Co;buc et Octavian Goga. Grâce à des circonstances historiques particulières, jusqu’à la Grande Union de 1918, les deux poètes transylvains reviennent, dans leur poésie engagée, patriotique et civique, aux thèmes et aux modalités lyriques du romantisme de 1848, donc : d’avant Eminescu. Leurs poésies découvrent de nouvelles valences de la poésie occasionnelle, dans un romantisme aux prolongations tardives, un romantisme plutôt structural, qui motiverait, par exemple, l’option d’Octavian Goga pour le filon messianique. C’est à eux que revient le mérite d’avoir introduit dans la sphère du thème patriotique des sources folkloriques, en transfigurant d’une manière créative les motifs fondamentaux de l’horizon populaire, comme la fraternisation de l’homme avec la nature (dans Oltul – L’Olt – ou Plugarii – Les Agriculteurs), la nature vindicative (L’Olt) ou l’image du “ barde rural “, assumée par George Co;buc, pour réité-rer l’aspect didacticiel, explicatif, du thème (Poetul – Le Poète, În ;an=uri – Dans les tranchées, Patria noastra – Notre patrie).
Paradoxale seulement en apparence, la lyrique de l’entre-deux-guerres offre le tableau le plus diversifié, mais aussi le moins spectaculaire dans la saisie du thème : avec les gestes de la maturité calme, les auteurs de l’époque incluent la patrie parmi les thèmes éternels du lyrisme. Le résultat est perceptible dans la conquête d’une normalité du genre : la poésie engagée, occasionnelle, ne disparaît pas, au contraire. Mais elle prouve toujours sa capacité de faire accéder le moment historique à l’éternité, tout en glissant fréquemment vers une méditation sur les sens du cosmos. Et parce que “ le pays “ est habité par le Moi, la poésie de la patrie devient une autre modalité de définition du moi lyrique (le thème particulier de la “ découverte de la patrie “ acquiert ainsi les valences d’une aventure initiatique – dans Gradi;te, de Lucian Blaga). Pour cette période, nous considérons intéressante l’accentuation d’une “ conscience culturelle “, qui fait que les textes soient souvent des “ répliques “ aux poésies patriotiques célèbres des époques antérieures, aux vers consacrés, dans les yeux du lecteur, pour leur contribution à la réalisation de la construction identitaire (Sonet – Sonnet de B. Fundoianu répond ainsi à la poésie d’Octavian Goga, Noi – Nous, etc.). Le résultat est l’expression d’un patriotisme “ de second degré “, dont l’intensité est potencée par l’allusion culturelle.
Littérature d’une période de crise, la poésie contemporaine s’écrit dans l’équilibre fragile (et souvent rompu) entre l’engagement forcé (équivalent à la néfaste servitude idéologique) et le civisme grandiose, réel, entre la discursivité de parade et la continuation des filons lyriques de la première moitié du siècle. Dire que, pendant ces derniers cinquante ans, on n’a pas écrit de poésie patriotique, que la poésie patriotique d’aujourd’hui n’a pas été Poésie, ce serait une énormité, care il signifierait ignorer violemment la réalité du phénomène. Car une poésie de la dissidence masquée (comme Grâu pazit de maci – Blé gardé par des coquelicots, de Mircea Dinescu), une poésie patriotique de l’imaginaire chrétien (comme sont les vers de Ioan Alexandru), une poésie “ choisie par la censure “ (comme Ultimul tulnic de Marin Sorescu), toutes représentent des formes explicites de la résistance culturelle à l’intérieur du thème et au nom du sentiment essentiel exprimé par celui-ci. Il est difficile de généraliser, dans un tel paysage, les lignes d’une typologie. Dans cette typologie pourraient figurer cependant la poésie de grands élans cosmogoniques (illustrée par Nicolae Labi;), la poésie des limites du langage (Emil Botta, :tefan Augustin Doina;, Nichita Stanescu), la poésie patriotique-religieuse de Ioan Alexandru, mais aussi la poésie démythifiée, ironique (Marin Sorescu, Mircea Dinescu, les poètes de la génération 80, dont le discours compte sur l’effet de choc de l’iconoclasme pour réaliser la transfiguration esthétique à l’intensité exigée par le thème – une intensité perdue, on nous le suggère, par son exclusion). Par ailleurs, l’ironie des clichés patriotiques consacrés, qui représente la solution de la génération 80, ainsi que la démythification des mo-dèles mettent en cause les modalités d’expression lyrique du sentiment, plutôt que la sincérité de ce sentiment.
Images de la patrie ; typologies possibles
Comme toute poésie, celle patriotique “ ne peut se soustraire à un paradoxe […] : le poète doit donner une nouvelle expression à des attitudes et à des sentiments anciens, qui datent depuis le commencement du monde “ (:tefan Augustin Doina;, op. cit., p. 356). Nous nous rapportons, brièvement, dans ce qui suit, aux constantes représentées non seulement par “ les attitudes et les sentiments anciens qui datent depuis le commencement du monde “, mais aussi par les constructions imaginaires destinées à représenter la “ patrie “. Tout comme le thème littéraire de la “ patrie “, en tant que structure sémantique ouverte, permet son investissement avec des sens du discours idéologique, il (le thème, nIB) peut être investi – “ rempli “, en d’autres mots – par d’autres images artistiques, considérées représentatives par leurs auteurs, mais qui sont (le plus souvent) des objectivations de topoï appartenant à l’imaginaire archétypal de la culture européenne.
Aussi, face à une histoire contemporaine refusée sans cesse grâce à son adversité, devant le déclin de la société, l’imagination de la patrie recevra (indifféremment de l’époque) les connotations d’une (re)découverte des origines, et sa connaissance (poétique) suivra le scénario d’un voyage initiatique. Les ori-gines peuvent être celles historiques (“ La Dacie “, Le Moyen Âge, etc.), dans l’évocation desquelles les méditations sur les ruines de Ion Heliade-Radulescu ou de Grigore Alexandrescu, par exemple, construisent de vrais panégyriques héroïques, où la “ nation “ arrive à remplacer “ la cité-héros de la lyrique classique “ (Voicu Bugariu, Patria si cuvîntul poetic – La patrie et le mot poétique, 1977, p. 37). Avec l’Eden de la Dacie mythique, sont exaltés l’origine latine (Gheorghe Asachi, Prolog. La patrie, Andrei Muresanu, Un rasunet) et l’héroïsme national, où se retrouvent, fraternellement liées, emblématiques, des figures illustres de l’histoire passée (comme dans Horia ou dans La IIIe Epître, de Mihai Eminescu) et la série héroïque des contemporains anonymes (Vasile Alecsandri, Oda ostasilor români – Ode aux soldats roumains, George Co;buc, În Santuri – Dans les tranchées, Vasile Voiculescu, O, Tara – O, mon pays, Ioan Alexandru, Pamântul – La terre).
L’univers édénique de la patrie ima-gine une vraie terra felix, anhistorique (Ion Pillat, De-o fi sa fie raiul – Si le paradis me sera donné, Lucian Blaga, Gradiste, Tara – Patrie), un paradis perdu, en décomposition (Lucian Blaga, Timp fara patrie – Temps sans patrie, Ana Blandiana, Avram Iancu), ou reconquis à la suite des expériences de type initiatique (Adrian Popescu, O magica oglinda – Un miroir magique). Le sentiment d’ “ habiter la patrie “ engendre des poèmes du “ panégyrique euphorique “, où “ Le pays est chanté en tant que terre de l’unique charme, de la pleine perfection. Ici apparaît donc l’aspect contemplatif de la poésie. Le sentiment patriotique est diffusé dans la masse musicale de la rêverie, devant une terre dont la beauté parfaite symbolise l’âme roumaine même “ (ibid., pp. 50-51). De telles représentations se voient intensifiées dans les objectivations du motif “ de l’éloge de la patrie écrit à l’étranger “, où la (présupposée) distance du moi lyrique – éloigné du paradis glorifié – agrandit l’intensité du sentiment, de même que l’exagération du cadre évoqué (Costache Conachi, ŞDintr-a dulcii patriei sânuri – Des doux seins de la Patrieş, Vasile Alecsandri, Tara – Pays, Mihai Eminescu, Din strainatate – De l’étranger, Octavian Goga, În munti – Dans les montagnes, Ana Blandiana, O tara e facuta si din pasari – Une patrie est faite de ses oiseaux, aussi). A l’opposé, l’absence de la patrie génère les images d’un vide sémantique de dimensions cosmiques, ayant les connotations de la biblique Apocalypse (Lucian Blaga, Timp fara patrie – Temps sans patrie, Mircea Dinescu, Tara – Patrie, etc.).
Paradoxalement, pour un concept dont le nom provient étymologiquement du mot latin pater, “ qui a donné – observe Ioan Alexandru – Vater, et chez nous âtre (en roumain, vatra), la Patrie, l’âtre étant l’habitation du Poète“ (Iubirea de patrie – L’amour de la patrie, 1985, p. 8), pour un mot dont le nom connote, donc, la masculinité du père, l’imaginaire archétypal de la patrie est “ matriotique “, la patrie est toujours la mère protectrice, féminité fertile-passive : “ Le sentiment patriotique – note Gilbert Durand, l’auteur de la division originale de celui-ci en “ matriotique “ et “ patriotique “ – (plutôt dit : matriotique) ne serait que l’intuition subjective de cet isomorphisme matriarcal et tellurique. La patrie est presque toujours représentée en femme. […] cette mère primordiale, cette grande matérialité enveloppante à laquelle fait référence la méditation alchimiste et les esquisses […] des mythologies, se voit confirmée comme archétype par la poésie “ (Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 1977, pp. 285-286). Il faut retenir aussi, dans une discussion sur la poésie patriotique roumaine, le commentaire de Radu Calin Cristea à cette typologie possible : “ La distinction materne – paterne […] n’est pas hasardée : la paternité est liée à la ségrégation de l’héroïque offensif, avec des croisements d’armes et des coups durs, au pouls viril des images (approximativement la lignée Hugo, partiellement Eminescu, les poètes de la révolution russe, Lorca) : les marques de la maternité seraient la passivité de la dynamique imaginaire, la tentation de la mort par inhumation, l’abondance des représentations du repos intime […] : si je ne me trompe sur la viabilité de la distinction ci-dessus, je crois d’autre part que cette dichotomie ne fonctionne pas d’une manière rigide, encore même, que nous avons à faire à une cohabitation sémantique : stimulé par l’instinct de la défense de la terre ancestrale, tout acte héroïque imaginera les récompenses qui l’attendent “ (Radu Calin Cristea, Emil Botta. Despre frontierele inocentei – Emil Botta. Des frontières de l’innocence, 1984, p. 34).
Une énumération des textes où la patrie est mère-femme-amante-terre/ eau-mort épuiserait, presque, les titres de la table des matières d’une anthologie : depuis le poème d’Andrei Muresanu Un rasunet (Desteapta-te, române) – Un retentissement (Réveille-toi, Roumain), à Acoperita de roua (Couverte de rosée), de Ana Blandiana, depuis Ce-ti doresc eu tie, dulce Românie (Ce que je te souhaite, ma douce Roumanie), à Mama tara (Mère patrie), de Tudor Arghezi, depuis les Plugarii (Les Agriculteurs) d’Octavian Goga, à Tara de vis (Le pays de rêve) de Nichita Stanescu, des créations lyriques très diverses viennent se compléter mutuellement dans la configuration du plus constant axe de l’imaginaire de la lyrique patriotique. L’ambiguïté des images ou de la relation établie entre le “ pays “ (féminin) et le sujet lyrique (le plus souvent, masculin) ne font que souligner le caractère fondamental de la construction poétique en question.
Conclusions : les risques de l’engagement et la relecture nécessaire
Finalement, un dernier problème, qui s’imposait à être mentionné dans le contenu justificatif de cette introduction, concerne la relation entre “ les risques de l’engagement politique “ du phénomène littéraire et le jugement de valeur, projeté sur des poèmes qui ont survécu à leur contexte historique générateur. Nous avons mis en évidence les raisons pour lesquelles tout texte patriotique est, du même coup, orienté idéologiquement, même si l’idéologie en question est diffuse, ainsi que les raisons pour lesquelles ignorer la composante idéologique signifierait falsifier – et non pas résoudre – le problème. L’admettre c’est faire, selon nous, un premier pas vers la compréhension du phénomène en soi. Car jamais, en parlant du mythe de la patrie-mère ou du rôle de la littérature patriotique dans la réalisation de la construction identitaire nationale, roumaine, le but ne doit pas être la destruction du mythe. Dans les termes de Lucian Boia, “ il n’est absolument pas question de la démolition de la mythologie en soi. On ne peut pas vivre en dehors de l’imaginaire. La vie de toute communauté est organisée autour de constellations mythiques. Chaque nation a sa propre mythologie historique. Rien n’éclaircit mieux le présent et les voies choisies pour l’avenir que la manière dont une société entend s’assumer le passé “ (Lucian Boia, op. cit., p. 9). La lecture de la poésie patriotique se voit orientée vers le rôle de la Poésie depuis toujours : celui de nous découvrir nous-mêmes.
Une importance majeure – pour le jugement de valeur – a la capacité de transfiguration poétique de l’occasionnel, de l’histoire, de l’idéologique, car, “ Dans la poésie, être présent ne signifie pas être témoin, voir l’événement, mais rendre d’une manière ineffable la vision significative de cet événement “ (Stefan Augustin Doinas, op. cit., p. 360).
Poète de la cité, de l’histoire, de l’occasionnel, le poète-patriote est, parfois, l’avatar de l’homérique Phémios. L’un des écrivains roumains les plus controversés aujourd’hui, à cause de son engagement pendant la période de la dictature communiste, Nichita Stanescu, avait lui-même fait recours à la “ fable “ de Phémios pour suggérer comment on devait juger sa propre condition, et comment on pourrait déceler la valeur derrière l’occasionnel : “ De retour de sa longue errance, de tous les imposteurs qui avaient envahi sa maison, Ulysse ne laissa en vie que l’aède Phémios. Dans Antimetafizica – l’Antimétaphysique – Nichita Stanescu paraphrase les mots par lesquels l’aède lui demande pardon : ”Pardonne-moi et ne me tue pas, ils ont été beaucoup et ils m’ont obligé de chanter à leur table, mais moi seul j’ai appris mon métier, c’est pourquoi, au-dessus de mes chants se trouve bien un dieu”. La mission de la critique littéraire est de chercher […] si au-dessus des chants du poète se trouve véritablement un dieu“ (Corin Braga, Nichita Stanescu. Orizontul imaginar – Nichita Stanescu. L’horizon imaginaire, 1993, p. 8). Si, en relisant la poésie patriotique roumaine des deux derniers siècles, le lecteur aura appris à reconnaître “ les traces du dieu “, il aura accompli la plus importante initiation du lecteur de poésie, depuis toujours.