Alexandra Gruian
Université ”1 Decembrie 1918”, Alba-Iulia, Roumanie
alexandra.gruian@googlemail.com
Mourir pour renaître – dans les contes de fées roumains
Dying as Rebirth in Romanian Fairy Tales
Abstract: The Santu Nicolai (Saint Nicholas) fairy-tale, collected by Simion Florea Marian, is the story of a princess cursed by her mother “to dance with the devil”. During her voyage of self-discovery, the princess will become the priestess of the demon of fertility and nature, also identified with the god Sabazios. She will therefore follow complete the initiation rite, starting with severing the link to the community and passing to the unknown environment, thus becoming one with Sabazios. Like the god of the creation, she will descend into the grave and demand a tribute for the kindom’s wellness. The descent into the grave is actually the prelude to her rebirth. One can assume that this fairy-tale is a reminiscence of the rite dedicated to the God Sabazios, well known in the Romanian territory as Jupiter-Sabazios or Dionysos-Sabazios.
Keywords: Romanian folktales; Rite of passage; Sabazios; Initiation; Death; Rebirth.
Le conte Saint Nicolas, recueilli par Simion Florea Marian, est l’histoire d’une descente au tombeau, vu comme image de la caverne, du lieu initiatique. « La descente dans les ténèbres, les privations, la mort simulée suivie d’une seconde naissance, constituent un élément essentiel de tout rite d’initiation. »[1] Le tombeau n’est pas perçu comme un lieu du repos, du retour dans le ventre maternel, de la « métamorphose du corps en esprit, de la renaissance qui se prépare » mais comme le « gouffre dans les ténèbres passagères et inéluctables duquel l’être disparaît. »[2]
Ce conte commence par la présentation d’un empereur et de son épouse, dont la fille était tellement belle « qu’elle était plus éblouissante que le soleil. Elle était, comme qui dirait sans mentir, la fille la plus belle et la plus extraordinaire au monde. »[3] Nous sommes dès le début avertis que cette princesse est hors pair. Elevée « dans le luxe » jusqu’à l’âge de la maturité physique, la princesse n’était pas du tout préparée à faire face aux problèmes de la vie.
Dans son parcours initiatique intervient l’élément déclencheur qui amènera le chaos et conduira à la reconstruction du monde. « Un beau jour, comme la fille était seule dans une pièce où il y avait de nombreuses assiettes placées sur une table, je ne sais pas ce qui lui prend à vouloir danser et comme elle tournait à gauche et à droite, elle fit tomber, par mégarde, les assiettes dont les débris remplirent les lieux. »[4] Son désir de danser équivaut à une libération, à une affirmation de sa propre identité, à une tentative de briser les règles. La danse est une « manifestation souvent explosive de l’Instinct de Vie »[5]. En dansant, la princesse qui est à la recherche d’un défi provoque le chaos et détruit l’équilibre de son monde. Sa vie avait été faite d’une longue série de consentements de la part des autres car, à force de trop d’amour (encore un excès), ses parents ne l’avaient jamais « réprimandée ». Les assiettes brisées et le « fracas » qu’elles ont produit représentent un acte de révolte, de désobéissance, censé attirer l’attention sur son statut de représentante active de la vie sociale.
Effrayée par « le fracas des débris », la reine vint voir quelle en était la cause, poussée par le même désir de protéger son enfant. Quand elle vit la princesse danser sur les débris, comme si celle-ci avait voulu la défier, la reine lui dit : « Tu danses? Puisses-tu danser avec le diable alors! » La malédiction d’une mère a une « force suprême – dont la moralité est la suivante: une mère ne doit jamais maudire son enfant, car sa malédiction deviendra, tel un fatum inexorable, réalité. [ …] Dans le folklore roumain on trouve la malédiction et, surtout, la malédiction de la mère. Celle qui a accouché d’un enfant ne peut pas décider sa mort. Ses paroles insensées pèsent aussi lourd qu’une sentence. »[6] La princesse « se fâcha si fort contre sa mère qu’elle quitta la pièce où il y avait les assiettes et alla dans une autre maison, celle dans laquelle elle habitait et où elle dormait toujours. Une fois arrivée là-bas, elle ferma la porte à clé et fondit en larmes. »[7] Les larmes sont assimilées avec l’eau, dans notre cas avec le bain rituel qui précède tout départ car « quand elle eut assez pleuré, elle se leva et commença à nettoyer sa maison, ensuite elle enfila ses habits les plus beaux, les plus propres et les plus chers et, quand ce fut entre chien et loup, elle sortit dans la cour et s’en alla, comme sa mère le lui avait enjoint, danser avec le diable. »[8]
Le départ est précédé par l’enfermement dans sa chambre, dans un espace familier, celui de l’intimité, des préparatifs pour le voyage. C’est là que se passe le rituel du départ : elle se purifie par l’eau/les larmes, elle nettoie la maison, y met de l’ordre, s’habille de ses vêtements rituels. La princesse choisit un moment précis pour accomplir la malédiction de sa mère. L’entre chien et loup est un moment crucial, quand les deux mondes s’affrontent (à la tombée du jour c’est le monde « de l’obscurité » qui l’emporte). Dans tous les mystères, le point culminant du rituel a lieu pendant la nuit. C’est le moment des danses dionysiaques, des sacrifices, le moment aussi où le néophyte se sépare de la communauté à laquelle il appartient et entre en communion avec le dieu.
La princesse traverse tout d’abord une forêt de cuivre, ensuite une autre, d’argent, pour finalement arriver à la forêt d’or en suivant le parcours d’un voyage vers le centre. Quand elle arrive à la forêt d’or, elle en détache un petit rameau. Son geste déclenche des « bruissements et des cris fort aigus et effrayants » qui viennent de derrière elle. C’est alors qu’apparaît « le diable », qui était au courant de la malédiction de la mère et attendait la fille qui lui avait été promise. L’apparition du « diable » s’inscrit dans ce que G. Dumézil appelait fureur sacrée, sauvage, déchaînée, dominée par la colère, qui précède l’apparition des héros guerriers.
Il faut remarquer que le « diable », qui a les qualités du héros exceptionnel, habite dans la forêt d’or dont il est le maître. Même si le conte s’intitule Saint Nicolas, nous considérons qu’il s’agit, dans ce cas, d’une superposition de termes chrétiens dans un conte beaucoup plus ancien, qui présente un rite préchrétien. La forêt d’or est un espace dédié exclusivement aux héros solaires ou aux dieux. L’apparition du diable dans un espace où règnent le Soleil, la lumière et la connaissance n’est donc pas justifiée. « La forêt est un symbole associé au temple naturel, à la frénésie et à l’exubérance de la vie, mais également aux peurs, aux dangers, aux égarements ou à la mort. Le culte des bois et des forêts sacrés constitue l’essence de la religion dendolatrique [ …]. Dans bien des langues on constate un rapprochement entre le mot qui désigne la forêt et celui qui désigne le temple [ …]» [9] L’invocation du « diable » à l’aide du rameau d’or nous suggère un dieu de la végétation, dont la forêt est le temple.
La princesse commence à danser « [ …] car tu m’appartiens! Ta mère t’a donnée à moi, elle t’a enjoint de danser avec moi et tu es venue toute seule pour danser! » La danse est une libération, une délivrance qui permet l’union avec le dieu, sous le signe de l’excès (vu que la princesse a détruit, en dansant, quarante-cinq paires de chaussures!) et de fureur sacrée, dont parle Dumézil. Quant aux armes du héros solaire, le texte parle de « lames et de couteaux tranchants » sur lesquels dansent la princesse et le « diable ». Le couteau illustre la primauté des instincts, son symbole complète celui de la danse, mais il apparaît également dans l’iconographie du dieu Sabazios. Le couteau est représenté sur la main votive consacrée au culte de Sabazios, manus dei[10], à côté du serpent, du bélier, de la grenouille, de l’épi de blé, du cône de pin, tous des symboles chtoniens spécifiques aux dieux de la végétation.
Sabazios est le dieu de l’inspiration prophétique, du délire et de l’exaltation que produisent surtout les boissons fermentées. « Ce dieu, dont la première patrie est la Thrace, fut toujours adoré par les populations de la péninsule balkanique. On a fait dériver son nom de celui de la bière, qu`on appelait en Illyrie sabaium [ …] Comme Sabazius était la divinité suprême de certains cantons, on l’assimila, en Thrace même, à Zeus l’hellénique, et plus tard à Hélios. »[11] L’assimilation avec Zeus ou Hélios explique le fait que la princesse le rencontre dans la forêt d’or. « Sabazios est sans doute à l’origine un dieu de la végétation dont on fêtait par de bruyantes orgies la renaissance annuelle. [ …] Il (Démosthène) nous montre le cortège de ses fidèles qui dansaient [ …] en agitant au-dessus de leurs têtes des serpents sacrés. Ensuite, pendant la nuit on célébrait une cérémonie secrète : après quelques lustrations, on figurait le mariage mystique de l’initié avec le dieu: un serpent qui représentait Sabazios était introduit par le haut de ses vêtements et retiré par le bas. » [12] Le rituel nocturne du serpent trouve son explication à la fin du conte.
« Dans le calendrier populaire il y a deux moments de concentration des fêtes dédiées aux divinités qui, après 365 jours, atteignent l’âge de la vieillesse et de la mort: au mois de décembre, mois du solstice d’hiver, Saint Nicolas, Moş Ajun (la veille de Noël), Père Noël et au mois de mars, mois de l’équinoxe de printemps Baba Dochia[13], les Journées des Babas, les Martyrs chrétiens, Père Alexă ou Alexii. »[14] Les déterminants Père et Baba précisent, pour ces divinités masculines et féminines, l’approche de la mort à la fin de l’année. Tous les rituels concernant la Nouvelle Année respectent le même scénario de la mort et de la résurrection. Le temps qui a vieilli, personnifié par les Babas au mois de mars ou par les Pères au mois de décembre, exige des sacrifices qui l’aideront à renaître. C’est le moment où les tombeaux s’ouvrent et les esprits des morts reviennent sur terre. C’est à ce moment-là que l’on prépare les beignets anthropomorphes qui sont mangés, sacramentalement, le jour de la mort des dieux de la végétation et c’est toujours à ce moment-là que se passe la communion avec le dieu par l’intermédiaire de l’ivresse rituelle.[15] La résurrection des divinités de la nature est un moment d’abondance et d’excès qui apporte la prospérité de la communauté pour l’année qui commence. Saint Nicolas est « une personnification du temps qui a vieilli ». Dans la culture roumaine il est présenté comme un cavalier sur un cheval blanc (n’oublions pas l’attribut du cheval, d’animal psychopompe), gardien du Soleil « qui essaie de se glisser à côté de lui vers les régions septentrionales pour laisser le monde sans lumière et sans chaleur. »[16]. Il se construit ainsi l’image d’un gardien de la porte entre les deux mondes. C’est un personnage invoqué pendant les combats justement en vertu de ses attributs de défenseur du « monde de la lumière ». Un autre détail qui renvoie aux dieux de la végétation est le rameau que Saint Nicolas apporte aux enfants désobéissants et le fait que la fête qui lui est dédiée clôt « un cycle de fêtes et de pratiques magiques consacrées surtout aux loups et aux esprits des morts-vivants »[17].
L’empereur place un soldat devant la porte de la princesse afin d’apprendre comment elle détruit ses chaussures mais, grâce à un breuvage magique, celle-ci réussit à l’endormir. Elle traverse à nouveau la forêt de cuivre, ensuite celle d’argent, elle détache un nouveau rameau dans la forêt d’or afin de faire venir celui qui lui était destiné et la danse orgiaque reprend jusqu’à l’aube et jusqu’au chant du coq. Le « diable » propose à la princesse de lui faire visiter son palais « car mon palais est plus beau que celui de ton père, viens, ma mie qu’on se marie, car il n’y aura jamais de meilleur moment pour faire cela. [ …] Ta mère t’a promise à moi et désormais, à partir de ce soir, tu ne pourras plus te séparer de moi.”[18] La princesse refuse tout en lui promettant de revenir danser une troisième fois.
Sur le conseil de l’empereur, le soldat qui devait la garder pendant cette deuxième nuit ne boit rien de ce que la princesse lui propose et réussit à rester éveillé. Ayant poursuivi la princesse, il entend la demande en mariage et, de retour au palais, rapporte à l’empereur la décision de la princesse d’épouser « le diable ».
Le troisième soir, ne pouvant plus partir à cause des gardes du palais, la princesse fait venir son père auquel elle dit: « – Mon père, si vous ne me permettez pas d’aller me divertir ce soir, sachez que j’en mourrai. Et si vous ne me le permettez d’aucune façon et que j’en meure, veuillez m’enterrer près de l’autel de l’église et placez chaque nuit un soldat à côté de mon tombeau car j’aurai peur d’y rester toute seule. Si vous n’exaucez pas mon souhait, vous ne serez plus jamais heureux jusqu’à la fin de votre vie. »[19]
Méfiant, l’empereur refuse de la laisser partir et la princesse meurt. Elle est enterrée, dans la plus grande tristesse, dans l’autel de l’église. Afin que la malédiction de la princesse ne se réalise, chaque soir l’empereur enferme dans l’église un soldat, comme sa fille le lui avait demandé. Nous voudrions mentionner le fait que ce lieu de culte n’est pas perçu comme un abri qui protège ceux qui s’y trouvent mais comme un topos de l’enfermement, de la réclusion (« Le soldat, comme n’importe quel soldat, qu’il le veuille ou pas, devait obéir et garder son poste quand bien même il n’avait pas très envie de rester dans l’obscurité et enfermé dans l’église une nuit entière. »[20]). Il est aussi un espace de séparation de la communauté et de préparation à l’initiation.
Le topos choisi pour l’enterrement est un autel des sacrifices pour les dieux dans les temples païens. « Microcosme et catalyseur du sacré. [ …] Il reproduit à petite échelle l’ensemble du temple et de l’univers. C’est l’endroit où il y a la plus grande concentration et intensité de sacré. »[21] Ce centre du monde est une voie de communication avec le monde de l’au-delà qui permet aux êtres appartenant à d’autres mondes de revenir dans «le monde de la lumière».
Afin de s’assurer le libre accès entre les deux mondes, la princesse jette la malédiction sur son père. Elle demande à être gardée par les guerriers du royaume, dont Saint Nicolas est le patron. Le texte précise que, par mesure de protection, l’église/le temple devait être fermée pendant la nuit. Jusque-là, tous les événements s’inscrivent dans un modèle mythique du complexe mythico-religieux de l’initiation féminine: la princesse quitte l’espace social en faveur de l’espace naturel, elle cueille le rameau d’or, geste qui conduit à l’apparition du personnage menaçant, à la course à travers la forêt, au passage vers un nouveau monde (mort symbolique de la princesse, survenue subitement, comme une transe) et à la consécration, dans le sens d’ordination, de dévotion totale de la princesse envers le dieu invoqué.[22]
Le lendemain matin, lorsque le sacristain ouvre la porte de l’église, il ne trouve plus du gardien de la princesse que «ses os et ses vêtements, [ …] rien d’autre.»[23] L’offrande avait été acceptée et dévorée. La descente en enfer est un long parcours: „Trois années passèrent, l’une après l’autre, et aucun soldat ne fut retrouvé vivant le lendemain de sa garde. [ …] La princesse les mangeait tous, car c’était bien elle qui faisait cela.»[24] L’absence prolongée du dieu de la fertilité conduit à la pénurie et «tous les sujets du royaume se révoltent contre l’empereur [ …] et des messagers lui firent savoir que si d’autres soldats étaient obligés d’être de garde, il s’attirerait des ennuis, il serait banni et quelqu’un d’autre serait couronné à sa place.»[25] Comme dans toute société archaïque, le souverain est responsable de la prospérité ou de la pauvreté de son peuple. Dans le conte, un prétendent fait son apparition et «dit qu’il veut être de garde le soir suivant». Pour pouvoir entrer en possession de la moitié du royaume, le héros doit prouver sa supériorité par rapport au souverain en place. Il commence par quitter l’espace social, la cité. Il va à la foire, où il s’achète «un pain et un peu de miel pour manger, car il avait très faim, pauvre de lui.» Les aliments qu’il achète sont rituels, ce qui suggère que la faim du jeune homme n’est pas de nature biologique.
Le repas est le début de son rite d’initiation. Le pain et le miel ont la capacité de révigorer, tout comme l’Eau de la vie. Il change de chemin au retour, et comme il traversait une jeune forêt au bord d’une rivière, il voit «apparaître devant lui un très, très vieil homme, je ne peux pas préciser son âge, mais il était à coup sûr plus vieux que tous les vieux que je connais.»[26] Il s’agit du père Temps, l’ancêtre archétypal, le fondateur du peuple, venu rétablir l’ordre. Le fait qu’il soit rencontré dans une jeune forêt renvoie à la dendolatrie. Le vieux conseille au jeune homme d’aller encore une fois à la foire pour s’acheter «un sac de noix et un autre d’étoupe». «Et quand tu auras acheté tout cela, enveloppe les noix une par une dans de l’étoupe, ensuite va à l’autel où tu dis que la princesse est enterrée, disperse les noix autour de son tombeau et cache-toi ensuite derrière l’icône de Saint Nicolas.» La noix est un symbole de «l’être plié sur lui-même, emprisonné dans son intimité», c’est la gardienne du bien ou du mal[27]. La noix enveloppée dans de l’étoupe renvoie au complexe de Jonas, à l’image de la claustration, de l’attente d’une naissance, et du ventre.
Pendant la nuit, le jeune homme dont le nom n’est pas dévoilé dans le conte, voit le tombeau s’ouvrir et «une flamme qui en sort et qui enveloppe la princesse.» Il observe la double apparition. On suggère ainsi que nous avons affaire à deux entités différentes. La princesse dévoratrice mange les noix et cherche le gardien promis par son père mais elle ne le trouve qu’après le chant du coq, quand elle n’a plus de pouvoir sur ce monde. Le lendemain matin, le sacristain trouve le jeune homme dans l’église et, terrifié, il court annoncer la nouvelle à l’empereur tout en laissant l’église ouverte. L’empereur, de nouveau méfiant, ne le croit pas sur parole. Il doit voir «de ses propres yeux» afin de croire ce qu’on vient de lui dire. Aussi le jeune homme est-il obligé de faire la garde encore une fois malgré son désir de partir. Or, le rite une fois commencé, il doit continuer. Le jeune homme a revendiqué le trône, maintenant il doit mettre en œuvre sa décision.
Il va de nouveau à la foire pour s’acheter du pain et du miel, mais il évite le chemin où il avait rencontré le vieil homme. Cependant, celui-ci réapparaît et lui dit de porter dans l’église «des pommes, des poires et des légumes verts» et de se jucher «sur l’iconostase pour t’y cacher, car elle aura beau te chercher, elle ne t’y trouvera pas et tu resteras en vie.»[28] L’histoire se répètera pendant la seconde nuit; le jeune homme est obligé de faire la garde entre les deux mondes et évite de rencontrer celui qui avait sauvé sa vie deux fois. Mais le vieil homme apparaît cette fois-ci encore et lui demande d’acheter du tabac. Vu que le tabac est arrivé en Europe à peine en 1560, nous considérons cette référence comme tardive. Il est possible qu’il s’agisse, dans une variante plus ancienne du conte, d’une référence aux fumigations, «rituel religieux ancien, qui consiste à répandre dans le lieu de culte, (surtout dans la zone de l’autel), de la fumée aromatique obtenue en brûlant lentement des plantes ou des substances aromatiques, comme forme de sacrifice pour les diex ou pour Dieu»[29].
Le conseil de l’ancêtre protecteur n’est plus gratuit; le jeune homme lui promet de tout partager avec lui s’il reste en vie cette fois-ci encore. Le vieux apprend au jeune homme comment allumer sa pipe et lui dit ensuite «tu dois te cacher à côté du tombeau de la princesse, car elle ne te verra pas quand elle sortira du tombeau. [ …] Et dès qu’elle en sera sortie, tu dois très vite te glisser dans le tombeau et y rester malgré ses prières et ses promesses. [ …] Je sais trop bien qu’elle va essayer de te faire peur, mais tu ne devras pas en avoir, je sais qu’elle va te prier comme si tu étais Dieu, mais tu ne dois pas l’écouter, tu ne dois pas te laisser amadouer, fais semblant de ne pas l’entendre»[30]. La certitude avec laquelle le vieil homme prévoit ce qui va se passer nous conduit à la conclusion qu’il est un personnage omniscient.
Le jeune homme respecte les conseils et, à onze heures, il allume sa pipe auprès de l’autel, en attendant l’apparition de la princesse. Elle est décrite à chaque fois comme un spectre capable de se déplacer très vite et de voler dans l’église/temple jusqu’au clocher à la recherche de sa proie. Le jeune homme se cache dans le tombeau de la princesse et attend, dans un silence complet, le chant apotropaïque du coq. La princesse le cherche partout, elle «ne se rend pas compte de ce qu’elle fait, tant elle est pleine de rancoeur et de colère. Elle déchire ses vêtements « [ …] jure, peste et maudit à faire briser toutes les briques de l’église. »[31] La princesse fait peur par son comportement anormal. Elle est un agent du chaos et du désordre, du manque de contrôle et de l’instinctualité. La danse lui permettait de se libérer, mais, cette fois-ci, l’état primordial se manifeste par sa furie déchaînée. L’inconscient l’emporte sur le conscient et se manifeste férocement. La jeune princesse est une dévoratrice. Elle ressemble aux monstres des fontaines, qui demandent de temps en temps des offrandes afin de ne pas attirer des catastrophes sur la communauté. La raison pour laquelle l’empereur envoyait chaque soir un soldat en guise d’offrande est la peur que la malédiction de sa fille ( « vous ne serez plus jamais heureux jusqu’à la fin de votre vie ») ne s’accomplisse.
Les soldats, les combattants, les guerriers sont les hommes qui ont le plus grand pouvoir dans une communauté. Ils veillent au destin de celle-ci, protègent les frontières et représentent, de ce fait, le sacrifice le plus approprié.
Lorsque « l’ennemi redoutable de toutes les forces des ténèbres » chante, la princesse sera obligée de retourner dans son tombeau et de perdre tout pouvoir sur le monde de la lumière. La « présence du coq <purifie> et <sacralise> tout lieu, l’arrachant à l’influence du chaos et des aléas, le transformant en un <espace culturel>. »[32] Le vieux avait conseillé au jeune homme d’occuper le caveau de la princesse. Celui-ci est descendu dans les tréfonds de l’inconscient. Le tombeau devient un espace protecteur qui assure l’initiation du néophyte. C’est, pour lui, un lieu sûr, un refuge, un regressum ad uterum dont il pourra renaître, telle la graine qui devient une nouvelle plante après son séjour au sein de la terre maternelle. L’espace de l’autel est un espace duel qui peut offrir la vie ou la mort (germination ou putréfaction).
Afin de regagner son tombeau, la princesse fait appel à la force, en essayant de transpercer le jeune homme avec la baïonnette (nouvelle apparition du couteau caractéristique du culte de Sabazios), et recourant ensuite à ses charmes féminins (« Elle commença à l’implorer. Et de l’embrasser et de lui dire des mots d’amour et de tendresse. »p. 73). Le jeune homme demande à la princesse de réciter toutes les prières qu’elle connaît. Réciter la prière qui peut être, en fait, une incantation, sort la princesse de sa transe mystique. Le lien avec le dieu est rompu et la princesse ne se rappelle rien de ce qui s’était passé. (« Elle ne voulait pas croire à sa mort et à son enterrement. »).
Le jeune homme n’oublie pas la promesse faite au vieux et part à sa recherche, accompagné par sa future épouse. Il le rencontre dans la même forêt, dans laquelle il avait toujours fait son apparition, au bord de la rivière, et lui propose de lui céder la moitié du royaume reçu mais « comme il avait gagné également la princesse, il ne savait pas comment faire pour lui en donner la moitié. » Aussi, pour ne pas manquer à sa parole, « leva-t-il son épée afin de couper en deux sa bien-aimée. Mais quand il allait la toucher avec la lame de l’épée, un gros serpent, long et terrifiant sortit de son corps en sifflant et se perdit dans la forêt. »[33] Ce moment illustre la libération du serpent de la ciste (récipient pour transporter des objets de culte) magique, épisode particulièrement important dans le cadre des mystères sabbatiques. Le culte de Sabazios, ésotérique et initiatique, fait partie de la catégorie des mystères. « Le terme <mystère> a une signification technique assez précise et renvoie à l’institution capable d’assurer l’initiation. L’idéologie des mystères a deux sources: les initiations archaïques et les sociétés secrètes, d’une part, et, de l’autre, une vieille religiosité agraire méditerranéenne. [ …] Ces mystères garantissent une initiation secrète [ …] De plus, les contours de certaines divinités des mystères sont fluides, et leurs attributs solaires ainsi que leurs noms communs (Zeus, Jupiter, Sol, Sol Invictus) indiquent une forte fusion, parfois définie comme <syncrétisme solaire> ».[34] Sabazios fait partie des divinités qui avaient leurs propres mystères. Il est identifié avec Zeus ou Jupiter, étant considéré comme une divinité du Ciel et du Soleil.
Si la mort de Sabazios est accompagnée de sanglots et de deuil, la renaissance est accompagnée, quant à elle, de rituels extatiques durant lesquels les novices qui allaient devenir des initiés tenaient dans leurs mains des serpents, symbole du dieu. Le transfert d’énergie et de force entre le dieu et l’homme se réalisait grâce à la magie du contact. Pendant le rituel, sous les vêtements du novice on introduisait un serpent en métal, ou encore, parfois, selon Clément d’Alexandrie, « le moment central de l’initiation à ces mystères est représenté par le geste qui consiste à faire passer un serpent en or dans le giron de l’initié (per sinum). »[35], le serpent étant surnommé « Theos dia kolpou » (Le Dieu à travers le drapé du vêtement ou le Dieu à travers le ventre).
Le serpent sera enfermé dans une ciste mystique, prisonnier du monde souterrain, dont il renaîtra, apportant la prospérité. Plus la générosité sera grande pendant le rituel qui lui est dédié, plus la richesse de la terre sera grande à son tour.
Nous considérons que le conte analysé illustre d’une manière très évidente le rituel du dieu Sabazios.
Arrivée à l’âge de la maturité, la princesse s’abandonne presque inconsciemment au rituel, car le bruit des plats brisés l’appelle vers l’initiation. Elle devient la ciste vivante du dieu, dans une union complète, à laquelle elle ne peut se soustraire. Le tombeau dans l’autel est la deuxième ciste, chtonienne, annonçant la renaissance, située au centre du monde, dans le lieu qui possède les plus grandes implications religieuses, et enfin, l’église est la troisième ciste. C’est là qu’apparaît le complexe de « Jonas puissance trois », un cercle (le ventre) avalé par un carré (le tombeau), Anima in Animus. La princesse est sous l’emprise du dieu, dont le pouvoir devient complet lorsqu’elle meurt. La renaissance s’avère un processus difficile, qui demande des sacrifices.
La fusion, l’union avec la divinité se réalisait par le contact physique direct du néophyte avec le serpent, dans un geste qui suggère l’enterrement et la recherche de la lumière, la renaissance du dieu de la nature, mais également de « l’initié qui, par l’intermédiaire du contact avec le serpent est assimilé à Sabazios et acquiert une nouvelle condition ontologique. En fusionnant avec le dieu, il a un traitement vital identique. Le rituel fait interférer trois éléments: l’assimilation de l’initié avec le dieu, son hiérophanie et l’accession à un niveau supérieur d’initiation dans les mystères de Sabazios. Ce n’est pas le passage à travers le vêtement qui est important, mais le fait de revenir dans la lumière, l’exacerbation de sa présence. L’initié revivait ainsi, au plan d’une expérience individuelle, le mystère collectif: il vivait comme « un fait concret, personnel, la mort et la résurrection du dieu. »[36] L’action de Saint Nicolas est une « exorcisation » (« j’ai seulement voulu t’aider à faire sortir le diable d’elle, car le serpent qui en est sorti maintenant et s’est enfui n’est autre que le diable qui a dansé avec elle dans la forêt d’or. C’est lui que j’ai chassé, lui, le diable. »[37]).
Afin de se marier, la princesse, prêtresse de Sabazios, doit se séparer totalement de la divinité à laquelle elle avait été vouée. La malédiction de sa mère, au début du conte, peut être interprétée comme une promesse faite au dieu, de mettre la princesse à son service. Les fumigations faites près de l’autel où la fille est enterrée n’ont été qu’une première étape du rite dont la partie finale se déroule sous la protection de l’épée, arme du héros solaire, civilisateur, et avec l’intervention de l’ancêtre, seul en mesure de remettre le monde sur le bon chemin.
À la fin du conte on nous explique également la raison pour laquelle le vieux, nommé cette fois-ci Saint Nicolas, a donné les bons conseils au jeune homme. Il s’agit de ce que Vasile Lovinescu appelait « charité cosmique ». Les héros des contes aident, en règle générale, divers animaux ou insectes qu’ils croisent dans leur chemin et ceux-ci font la même chose, le cas échéant. Cette fois-ci, il s’agit de sauver une icône du Saint, qu’un « grand scélérat » profanait. Saint Nicolas, qui est en fait l’ancêtre archétypal, ressent les souffrances de son effigie. Celui qui avait acheté son icône « au lieu de m’accorder tout le respect qu’il me doit, me torture de maintes manières: il me coupe, me met en pièces, me jette n’importe où et me souille, après quoi il me cherche, me repeint tant bien que mal et me revend à la foire. »[38] Quant au jeune gardien de la princesse qui nous a été présenté avec le nom de Nicolas, lorsqu’il avait été enfant, il avait acheté l’icône de son patron et « l’avait respectée tout comme les autres icônes » de l’autel des ancêtres qui se trouve dans toutes les maisons. L’enfant met donc fin au supplice du saint, lui redonne la vie et c’est ce geste que le saint récompense. Dès qu’il révèle son nom, l’ancêtre disparaît car il a accompli son rôle.
Le conte finit par le mariage des deux personnages « auquel ont été conviés tous les empereurs et les rois avec leurs épouses ainsi que les jeunes les plus vaillants [ …] et la fête a duré neuf mois d’hiver et neuf mois d’été. »[39] Le chiffre neuf renvoie à la période de la gestation, « des recherches fructueuses. Il symbolise le couronnement des efforts, la perfection d’une œuvre. »[40], l’entrée dans une nouvelle période ontologique. Pour toutes les raisons déjà mentionnées, nous considérons que ce conte présente une réminiscence du rituel dédié au dieu Sabazios.
(Traduction de Renata Georgescu)
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Notes
[2] J. Chevalier , A. Gheerbrant, Dicţionar de simboluri. Mituri, vise, obiceiuri, gesturi, forme, figuri, culori, numere, vol.2. Traducerea de Micaela Slăvescu, Laurenţiu Zoicaş (coord.), Daniel Nicolescu, Doina Uricariu, Olga Zaicik, Irina Bojin, Victor-Dinu Vlădulescu, Ileana Cantuniari, Liana Repeţeanu, Agnes Davidovici, Sanda Oprescu, Bucureşti, Editura Artemis, 1994, p. 320.
[9] I. Evseev, Dicţionar de magie, demonologie şi mitologie românească, Timişoara, Editura Amarcord, 1997, p. 350.
[10] „Mano Sabazios” est un artefact en métal, qui représente une main en positon „benedictio latina”.
[11] Daremberg et Saglio, Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, p. 125, http://dagr.univ-tlse2.fr/sdx/dagr/feuilleter.xsp?tome=4&partie=2&numPage=125&nomEntree=SABAZIUS&vue=image
[13] Baba Dochia (baba = vieille femme en roumain) est assimilée à la déesse néolitique Terra Mater, à Junon et à Diane (dans le Panthéon romain), ou à Hera et à Artemis (dans le Panthéon grec). La période comprise entre le 1 et le 9 mars est connue sous le nom de „jours de Baba”. Il s’agit de vrais „jours cosmogoniques” durant lesquels on accomplit toute une série de pratiques magiques ancestrales. Les fermes et les vergers sont nettoyés et purifiés par le feu, on fait des fumigations, on bat le sol avec des bâtons de bois afin de libérer la chaleur et de chasser le froid. Ce sont des jours d’agonie pour la Déesse Mère, qui culminent par la mort et la résurection de celle-ci le 9 mars, jour de l’equinoxe de printemps dans le Calendrier Julien. C’est aussi le moment où s’ouvrent les tombeaux afin que les esprits des morts puissent revenir de l’au-delà, on fait des feux, des fumigations et on mange les Mucenici (martyrs en français) – figures anthropomorphes réalisées dans de la pâte à gateau).
[14] Ion Ghinoiu, Panteonul românesc. Dicţionar, Bucureşti, Editura Enciclopedică, 2001, p. 4
Alexie est une représentation mytique saisonnière, le patron des animaux qui hibernent sous la terre, dans les creux des arbres, sous les pierres ou dans l’eau. L’équinoxe d’automne „ferme” la terre et tous ses animaux pour la „rouvrir” le 17 mars, jour de l’équinoxe de printemps. La fête marque la renaissance de la nature, préparée par la purification de l’espace de la maison.
[15] On a gardé la tradition de boire 40 ou 44 verres de vin à la mort de Baba Dochia, le 9 mars, et de manger 40 ou 44 „mucenici” (représentations anthropomorphes du dieu).
[27] G, Bachelard, Pământul şi reveriile odihnei. Eseu asupra imaginilor intimităţii. Traducere, note şi postfaţă de Irina Mavrodin, Bucureşti, Editura Univers, 1999, p. 16
[29] V. Kernbach, Dicţionar de mitologie generală. Mituri. Divinităţi. Religii, Bucureşti, Editura Albatros, 1995, p. 206.