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Un possible regard de Bachelard sur Rembrandt A possible gaze of Bachelard at Rembrandt
Maria Noel Lapoujade
UNAM, Mexique
maria.noel.lapoujade@gmail.com
Un possible regard de Bachelard sur Rembrandt
A possible gaze of Bachelard at Rembrandt
Abstract: This essay explores Bachelard’s poetry exercised on Rembrandt’s painting. It analyzes the superposition of three gazes: Rembrandt’s gaze at the philosopher meditating, Bachelard’s gaze at Rembrandt’s look expressed in painting, my own gaze at Bachelard’s look when he sees Rembrandt observing the philosopher in his reverie.
Keywords: Rembrandt; Bachelard; Fire; Light; Reverie; Creation.
Cette réflexion est le fruit d’une acrobatie de la pensée imaginante.
Quelle prétention herméneutique peut avoir un berceau heuristique ? Ou peut-être est-ce le résultat d’un audacieux exercice de sémantique ?
Point de départ : une confession.
Il m’est réellement arrivé que, lors de la lecture de sa poétique du feu, la Psychanalyse du feu (1938), de Gaston Bachelard, et ayant face à moi sa très belle œuvre : La flamme d’une chandelle (1961), l’image du tableau de Rembrandt intitulé : Philosophe en méditation, 1632 a surgi dans mon esprit.[1]
J’ai couru chercher cette image et j’ai simplement commencé à dévoiler les pensées de Bachelard qui, j’ai pu le constater, « collaient » parfaitement à la description de cette œuvre magistrale de la peinture universelle.
En outre, j’en suis arrivée à supposer que ce tableau pouvait être présent dans l’esprit de Bachelard quand il écrivait les idées fondamentales que je vais décortiquer.
Conviction absolument impossible à prouver ou à démontrer, de manière que ce texte, que j’ai osé construire à partir de la pensée de Bachelard regardant le Philosophe en méditation de Rembrandt, a pour but de montrer le mariage alchimique du mot poétique et de l’image picturale.
Ce texte s’articule selon la logique interne suivante : d’abord, observation attentive du tableau de Rembrandt, ensuite, citation d’un passage de Bachelard que je considère pertinent pour réfléchir sur le regard au sujet de cette peinture, troisièmement mon commentaire à ce sujet.
Cet essai met donc en mots la trame de trois regards : le regard de Rembrandt sur le philosophe en méditation, le regard de Bachelard sur le regard de Rembrandt posé sur la peinture, mon regard sur le regard de Bachelard regardant Rembrandt en train d’observer la méditation du philosophe.
IMAGE, Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632.
Sur quel fondement réalisons-nous cet essai ?
Existe-t-il une base pour appliquer la pensée de Bachelard à la peinture ?
Bachelard, sans le faire exprès, donne la réponse :
Avant l’œuvre, le peintre, comme tout créateur, connaît la rêverie méditante, la rêverie qui médite sur la nature des choses, … Aucun art n’est plus directement créateur, manifestement créateur, que la peinture. Aussi, par la fatalité des songes primitifs, le peintre renouvelle les grands rêves cosmiques qui attachent l’homme aux éléments, au feu, à l’eau, à l’air céleste, à la prodigieuse matérialité des substances terrestres. [2]
Le feu et le cogito de la rêverie dans le Philosophe en méditation, Rembrandt
D’abord, une rapide présentation du tableau s’impose.
Le thème se développe sur une scène unique, divisée en deux espaces, chacun d’eux ayant des qualités et des fonctions très différentes.
Les deux espaces s’articulent en un espace unique. La colonne vertébrale du tableau est un bel escalier.
L’escalier, limite interne de l’espace, comme tout espace, sépare et unit. Cette limite de séparation-union a la forme fondamentale d’une spirale.
Une spirale comme celle de la vie, qui invite et impose un double parcours : ascendant ou descendant. Dans sa descente, l’escalier nous conduit à la scène picturale. À partir de l’espace de la scène, l’ascension conduit à un étage supérieur dans l’obscurité. L’obscurité est, entre autres, un symbole philosophique ancestral de l’ignorance. L’espace ouvert du tableau dans sa verticale ascendante est couronné par un non savoir se perdant dans l’obscurité.
En descendant l’escalier, nous pénétrons dans un espace double. À droite du spectateur, le tableau présente un coin obscur mais chaud et éclairé par le feu.
À gauche, un espace intensément éclairé par la lumière du soleil, chaleureux grâce à cette enveloppe de lumière.
Rembrandt peuple le tableau de deux personnages inégaux. La femme jeune, en action, gardienne du feu, concentrée sur son activité. L’homme, vieux, sans activité apparente, concentré dans une attitude contemplative.
Dans ce qui suit, je me situe comme témoin d’un dialogue entre le mot et l’image, entre Bachelard et Rembrandt.
Laissons parler Bachelard en observant l’image.
1. Bachelard écrit :
[…] c’est l’homme pensif que nous voulons étudier ici, l’homme pensif à son foyer, dans la solitude, quand le feu est brillant, comme une conscience de la solitude. […] Cet état de léger hypnotisme, […] est fort propre à déclencher l’enquête psychanalytique.
Il le confirme avec une donnée autobiographique: «c’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée». [3]
Je pense : dans un état de solitude, quand le monde extérieur s’éteint, et quand le je hypnotisé n’interrompt pas, dans un recoin chaleureux tombent les pensées, les images, les découvertes, les créations, comme de mystérieuses gouttes de pluie sur un terrain fertile.
2. Bachelard écrit :
Pour nous qui nous bornons à psychanalyser une couche psychique moins profonde, plus intellectualisée, nous devons remplacer l’étude des rêves par l’étude de la rêverie, et plus spécialement, dans ce petit livre, nous devons étudier la rêverie devant le feu. […] Et précisément la rêverie devant le feu, la douce rêverie consciente de son bien-être, est la rêverie la plus naturellement centrée. […] elle est si bien définie que c’est devenu une banalité de dire qu’on aime le feu de bois dans la cheminée. Il s’agit alors du feu calme, régulier, maîtrisé, où la grosse bûche brûle à petites flammes. C’est un phénomène monotone et brillant, vraiment total: il parle et vole, il chante. Le feu enfermé dans le foyer fut sans doute pour l’homme le premier sujet de rêverie, le symbole du repos, l’invitation au repos. On ne conçoit guère une philosophie du repos sans une rêverie devant les bûches qui flambent. [4]
Je pense que : d’une part, ce passage met en mots l’image de Rembrandt. D’autre part, en ce qui concerne le texte, j’insiste, avant tout le propos de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la rêverie, non des rêves. Ensuite, il s’agit d’une rêverie, pour ainsi dire, philosophique. Il ne s’agit pas du cogito cartésien, de l’imposition de l’évidence de l’intuition claire et précise.
Il ne s’agit pas de l’interprétation freudienne des rêves, mondes nocturnes de l’inconscient.
Ce n’est pas l’état d’être complètement éveillé, la veille, l’appartenance à un monde en commun, ni celui du dormeur, absent du monde, fermé et sans communication, le pour-soi du sommeil.
Il s’agit de cet état que Bachelard appelle le cogito de la rêverie.
La rêverie est le creuset de la poiesis car, en elle apparaissent sans censure, libres dans leur spontanéité, toutes les images qui peuvent surgir.[5]
Finalement, le repos favorise l’apparition de l’inspiration, la réflexion novatrice. Le repos favorise le « ruminer » nietzschéen des idées.
Je me pose la question : est-ce pour cela que la vie actuelle vertigineuse, tourbillonnante, dans des voitures, avions, métros, a mis en difficulté, en question, la philosophie-même ?
3. Bachelard soutient :
L’homo faber est l’homme des surfaces, son esprit se fige sur quelques objets familiers, sur quelques formes géométriques grossières. […] L’homme rêvant devant son foyer est, au contraire, l’homme des profondeurs et l’homme d’un devenir. [6]
Dans ce passage, Bachelard envisage la conception de Max Scheler, en rapport avec Rodin, vraisemblablement, avec «Le Penseur».
Je pense que le philosophe de Rembrandt, en repos solitaire dans un coin près du feu, est submergé dans les profondeurs de la pensée imaginante de la rêverie. Je souligne que « profondeurs » ne fait pas allusion à la psychologie profonde junguienne, c’est-à-dire à l’inconscient ; mais que chez Bachelard, nous le répétons, il s’agit de la psychanalyse d’un intervalle « moins profond » qu’est la rêverie ; et cependant, la rêverie atteint aussi les profondeurs. Profondeur avec une autre nuance, signifie l’homme concentré dans l’attitude d’écoute attentive, le souffle en suspens, dans un profond silence, pour laisser résonner dans son esprit l’instant subtil où surgissent les images naissantes de sa rêverie.
Cet homme, recroquevillé dans la paix immobile de son coin, voit-il naître sa philosophie ? [7]
Pourquoi ce tableau-ci ?
Dans La psychanalyse du feu, il affirme :
Mais la rêverie au coin du feu a des axes plus philosophiques. Le feu est pour l’homme qui le contemple un exemple de prompt devenir […] le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà. Alors la rêverie est vraiment prenante et dramatique; elle amplifie le destin humain, elle relie le petit au grand, le foyer au volcan la vie d’une bûche et la vie d’un monde.[8]
Dans ce passage Bachelard continue à citer George Sand, dans ses études sur la rêverie.
De La psychanalyse du feu à La flamme d’une chandelle, le thème impliqué dans le concept de rêverie devient plus profond et plus explicite.
En ce sens j’évoque Bachelard dans La flamme d’une chandelle :
Nous proposons donc de transférer les valeurs esthétiques du clair-obscur des peintres dans le domaine des valeurs esthétiques du psychisme. [9]
Bachelard donne la réponse à ce sujet dans la même œuvre où, par ailleurs, il cite George Sand :
George Sand a pressenti ce passage du monde de la peinture au monde de la psychologie. [10]
Mon étonnement croît, à ma grande joie, quand je découvre, quelques lignes plus bas, qu’elle le fait en pensant à notre tableau : Le philosophe en méditation de Rembrandt, dont George Sand donne une description intime, évoquée par Bachelard.[11]
Or, notre réflexion comprend plusieurs replis concentrés.
Premièrement, dans son tableau, Rembrandt donne son témoignage en image d’une méditation philosophique repliée sur elle-même.
Ensuite, George Sand offre une première ouverture de notre « polyptique imaginaire ».
C’est un premier déploiement de l’image pour insinuer le transfert de la peinture à la psychologie.
Ensuite, Bachelard offre une deuxième ouverture de notre polyptique et il élève à un métalangage esthétique le passage de George Sand.
Ainsi, Bachelard déploie le thème du clair-obscur du psychisme.
C’est un passage fondamental, car c’est précisément la rêverie qui offre le monde du clair-obscur.
C’est à partir de la rêverie qu’il est possible de savourer de manière réflexive cette image magistrale de Rembrandt.
Il s’agit d’un personnage immobile dans la paix chaleureuse d’un recoin. Et précisément le recoin est un espace en lui-même entrouvert.
Bachelard affirme :
Le coin est une sorte de demi-boîte, moitié murs, moitié porte.[12]
J’évoque quelques lignes de mon livre, Regard sur Vermeer :
L’espace de scénographie de Vermeer est, en général, un coin. Le coin est le lieu géométrique appelé angle. En passant du plan au volume, le coin est, à la fois, acuité-pointe, creux-arrondi. Le coin représente l’espace symbolique où se joue en même temps passion et action. Au sens strict, il représente géométriquement la coexistence de la passion-action, l’extériorité-intériorité. [13]
Dans le recoin le personnage immobile déploie l’intense activité de la rêverie créatrice qui est une mise en puissance de l’imagination libre.
Bachelard continue :
[C’est] une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. On voit clair en soi-même et cependant on rêve.[14]
Un cran de plus. Déployons un repli supplémentaire.
Dans cette « quatrième ouverture » de notre polyptique imaginaire, je propose d’inscrire l’image de Rembrandt, la théorie du tableau de George Sand et l’esthétique métathéorique de Bachelard, dans sa propre conception d’un trait essentiel de l’homme, condensé en un énoncé fondamental : « L’homme est un être entr’ouvert. ». [15]
Scholie finale
Le Zen japonais concentre l’intensité maximum de l’activité en zazen, position aurorale assise, immobile vers l’extérieur, dans l’activité de non-faire, de méditation, un laissez-faire laissez-passer les idées, images, sentiments, souvenirs, en une succession libre, une rhapsodie découlant du psychisme sans une finalité, une recherche de rien[16].
À ce moment, l’homme, l’être entr’ouvert bachelardien, qui devient l’être cosmique submergé dans la rêverie occidentale, se trouve en parfaite interdépendance avec le zazen japonais oriental[17].
En Somme, l’espèce est une des plus extrême diversité et différence et cette coïncidence orient-occident n’est ni hasard, ni mystère, ni snobisme, car cette espèce une sort d’Afrique et émigre aux quatre coins de la Terre.
Le caractère entr’ouvert de la condition humaine, le clair-obscur de sa nature, se manifeste comme une puissante impulsion imaginaire vers la vie lors des moments féconds de la rêverie, où règne la lumière de l’imagination créatrice en liberté.
Notes
[1] Rembrandt Harmenszoon van Rijn (del Rin), Leyde, 1606-1669, Philosophe en méditation, 1632, 28 x 34,5 cm, bois, musée du Louvre. René Hoppenbrouwers, Rembrandt, Éditions du Montparnasse, Diffusion Larousse, Paris, 1991.
[5] Analyse in extenso de la Poétique de Bachelard in M.N. Lapoujade, Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética. UNAM-Mérida, Mexique, 2011.
L’enfer des eaux létales : une vision bachelardienne de la mort The Hell of Deadly Waters: Bachelard’s Vision of Death
Ionel Buşe
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
L’enfer des eaux létales : une vision bachelardienne de la mort
The Hell of Deadly Waters: Bachelard’s Vision of Death
Abstract: Generally, the representations of Christian hell belong to violent imaginaries. Even if this tradition is well represented in Christian texts and paintings, in other traditions (folk mythology, alchemy, literature, etc.) there appears a poetical dimension of death. Exploring this ”mild death”, the paper engages Bachelard’s approach of deadly waters. It also deals with the poetics deriving from ”feminine” thanatology.
Keywords: Gaston Bachelard; Hell; Deadly waters; Charon; Ophelia; Feminine thanatology.
Les imaginaires de l’enfer sont très riches dans les traditions chrétiennes. Si l’on regarde les peintures murales dans les églises orthodoxes byzantines on voit les catégories de péchés personnifiés avalés par un monstre qui ressemble au monstre biblique Léviathan. Les gens punis subissent toutes les tortures imaginées par l’être humain. Le feu de l’enfer est la matière la plus violente de l’imaginaire du mal dans la vision chrétienne. Dans la mythologie populaire roumaine les monstres thériomorphes, les porteurs du mal, sont aussi sortis du feu ou de l’eau. En ce qui concerne la représentation populaire du diable, elle est souvent liée de l’imaginaire d’étangs noirs ou d’eaux violents. En général les imaginaires des enfers chrétiens sont des imaginaires violentes. Bien que cette tradition soit bien représentée dans les textes et les peintures chrétiennes, dans d’autres traditions (de la mythologie populaire, de l’alchimie, de la littérature etc.) il y a une dimension poétique de la mort. En ce sens, nous nous proposons dans notre conférence de faire une approche sur l’imaginaire bachelardien des eaux létales en mettant en évidence aussi une poétique de la thanatologie féminine.
La mort comme passage sur l’eau
« La Mort ne fut-elle pas le premier Navigateur ? », se demande Bachelard. Dans son livre L’eau et la mort, Jean Libis essaie de valoriser l’imaginaire de l’eau létale en partant de la poétique de Gaston Bachelard. Il reproche à Mircea Eliade le fait de passer sous le silence cette dimension de l’imaginaire aquatique en mettant sur le premier plan la capacité fécondatrice et créatrice de l’eau.[1] En ce sens il cite le Traité d’histoire des religions où Eliade considère que « les eaux symbolisent la totalité des virtualités ; elles sont fons et origo, la matrice de toutes les possibilités d’existence ».[2] L’imaginaire de l’eau valorise en général ses propriétés germinatives. Mais certaines traditions mythologiques primitives mettent en valeurs aussi sa dimension létale. Mircea Eliade présente souvent le symbolisme de l’eau comme un symbolisme ambivalent par le symbolisme de la mort initiatique qui est toujours un commencement et non pas une fin. Le très connu symbolisme du monstre marin est par exemple un symbolisme ambivalent. Le ventre du monstre marin qui engloutit Jonas symbolise la mort, l’Enfer, qui correspond au Chaos, la Nuit cosmique avant la Création, mais aussi le retour à la puissance germinale qui précède les formes de l’existence temporelle. Jonas meurt et renaît pour un nouveau commencement. « Etre englouti équivaut donc à mourir, à pénétrer dans les Enfers – ce que tous très clairement entendre. Mais, d’autre part, l’entrée dans le ventre du monstre signifie aussi la réintégration d’un état préformel, embryonnaire ».[3] Même si l’imaginaire chrétien médiéval garde encore l’image de Léviathan biblique, il perd la dimension ambivalente. Il est assimilé au mal absolu, à la mort perpétuelle. De l’Enfer chrétien il n’y a pas de sortie.
Jean Libis critique Eliade de passer sous le silence la dimension létale de l’eau, mais pour les traditions préchrétiennes ou orientales cette dimension n’existe pas comme un mal absolu. Le reproche n’a pas d’objet. Dans sa formule absolue et rationalisée elle n’existe que dans le monde moderne occidental par la peur de la mort violente, issue peut-être de la tradition apocalyptique chrétienne.
En commentant les rêveries des eaux mortes chez Edgar Allan Poe, Bachelard nous introduit d’une perspective particulière dans l’imagination de la matière par l’intermédiaire de la rêverie de l’eau. Il utilise certains éléments de la psychanalyse dans son interprétation concernant par exemple les images premières des eaux, mais il met l’accent en même temps sur la liberté de rêverie du sujet. L’image inconsciente de la mère mourante dans l’œuvre de Edgar Poe est responsable peut-être de cet imaginaire de l’absorption de l’ombre du mort par l’eau, image rencontrée souvent dans la mythologie. En ce sens, le principe de l’imaginaire bachelardien de l’eau peut-être contenu dans ces mots : « L’eau est ainsi une invitation à mourir ; elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet rejoindre un des refuges matériels élémentaires ».[4]
L’eau est ainsi un des refuges matériels élémentaires présents dans les premières rêveries. Par ses rêveries l’homme est lié aux quatre éléments matériels : l’eau, la terre, le feu, l’air. Bachelard utilise un terme de psychanalyse, « le complexe » pour désigner cette relation d’origine. L’un des complexes est le complexe de Caron. Caron fait partie de la mythologie grecque mais il est présent aussi dans d’autres légendes, mythes et rêveries. « Tout un coté de notre âme nocturne s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau ».[5] Une partie de l’imagination matérielle est lié de l’eau de la mort. Bachelard l’explique par « les valeurs inconscientes accumulées autour des funérailles par l’image du voyage sur l’eau ». Il ne s’agit pas d’un simple symbole rationalisé de la barque de Caron, mais d’un complexe entier qui suppose la naissance des rêveries primordiales. Elles se retrouvent dans des divers mythes populaires, des légendes naturelles, etc. L’eau n’est pas un simple élément matériel elle est un élément rêvé. Les eaux des morts sont des formes oniriques qui pénètrent dans les structures des mythes. En ce sens on peut parler avec Bachelard d’un complexe onirique de Caron présent dans des mythologies ou des rêveries individuelles des poètes. Le passage vers l’autre monde, le passage sur l’eau par la barque d’un certain Caron temporaire est l’image de la mort même avec son enfer. C’est l’enfer de l’eau onirique.
Les mythes et les rêveries présentés par Bachelard sur la mort comme passage sur l’eau sont marqués par la figure de Caron, la mort lourde, lente, permanente. « La mort est un voyage qui ne finit jamais, elle est une perspective infinie de dangers… La barque de Caron va toujours aux enfers. Il n’y a pas de nautonier du bonheur ».[6] La barque va aux enfers, mais ce n’est pas l’enfer qui conte, mais le voyage ne finit jamais. Caron est le navigateur éternel. Il est le porteur des âmes et des malheurs de l’homme. « Sans Caron, pas d’enfer possible ».[7] Les rêveries des eaux létales sont concentrées sur « le passage » sur eaux, sur le travail de navigateur lourd et perpétuel de Caron.
Pour Bachelard le complexe de Caron avec ses images illustre l’eau dans la mort comme un « élément accepté » dans les rêveries matérielles primordiales des funérailles primitives. La mort est un passage sur l’eau, le Grand Départ accompagnée de Caron. Le philosophe français n’a l’intention de rationaliser les images du voyage des morts, de trouver des significations métaphysiques pour l’homme archaïque. Dans les religions primitives la mort n’est jamais définitive. On se demande si les rêveries primordiales de l’inconscient retiennent l’image comme la mort sur l’eau, pourquoi ne retiennent-elles aussi les images de la renaissance qui sont présentes même dans le christianisme par la résurrection de Jésus Christ ?
L’eau comme élément accepté de la mort est accepté peut-être parce qu’il est aussi un élément de la régénération. Les scénarios de la mort initiatique sont présentés dans toutes les cultures primitives. La résurrection est la rêverie plus étonnante de l’homme archaïque. Il accepte la mort et l’apprivoise par ses rituels mais aussi selon la croyance issue de sa rêverie primordiale de la renaissance. En ce sens, on peut dire que l’eau onirique de la mort est toujours ambivalente. Les rêveries des poètes sont-elles toujours chargées de ce pessimisme existentiel du complexe de Caron ?
L’ophélisation de l’eau et de la mort
L’autre complexe de la mort, interprété par Bachelard, est le complexe d’Ophélie, où il groupe les images selon le principe de la présence de l’eau dans la mort comme un « élément désiré ». En ce sens, il traite le problème du suicide en littérature qui est considéré « fort susceptible de nous donner l’imagination de la mort ».[8] Au niveau de la fiction, la projection littéraire du romancier les moyens d’expression sont plus riches et plus élaborés. Le problème est s’il touche les rêveries primordiales de l’eau désirée dans la mort. Bachelard fait ainsi appel à Shakespeare et à la mort d’Ophélie dans l’eau, « la vraie matière de la mort bien féminine ».[9] Par rapport au complexe de Caron qui peut être interprété comme un complexe masculine de la mort, le complexe d’Ophélie nous dévoile une mort douce, une mort féminine. L’innocente Ophélie meurt pour les pêchés d’autrui, elle ne porte sur les eaux ses propres malheurs. « L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement « noyés de larmes » ».[10] Le personnage Laertes cité par Bachelard découvre devant le suicide d’Ophélie « ce qui est femme en lui ». Ce complexe universel vient lui aussi semble dire Bachelard de l’imaginaire primitif, du spectacle des êtres flottants qui semblent dormir et continuent à rêver. L’accent ne tombe pas sur la noyée, mais sur l’ophélisation de l’eau et de la mort. L’enfer n’existe plus.
Une mort paradisiaque ? L’eau ne coule pas dans l’enfer des morts. Il n’y a pas de Caron. « Pendant des siècles, elle apparaîtra aux rêveurs et aux poètes, flottant sur son ruisseau, avec ses fleurs es sa chevelure étalée sur l’onde ».[11] Ces rêveries mêlent la vie avec la mort. D’ailleurs dans les diverses traditions archaïques préchrétiennes l’eau a le rôle d’abolir l’extinction définitive. Les enfers laissent la possibilité de souffrance en conservant la vie à un niveau réduit, ce qui Mircea Eliade appelle un mode élémentaire de l’existence ; « c’est une régression, non une extinction finale. Dans l’attente du retour dans le circuit cosmique (transmigration) ou de la délivrance définitive, l’âme du mort souffre et cette souffrance est habituellement exprimée par la soif ».[12] La soif du mort se trouve aussi dans les rituelles d’enterrement dans la mythologie populaire roumaine. La belle Ophélie flotte sur une rivière calme et douce. Elle ne connaît pas la décomposition tout comme le moine Euthanasius de la nouvelle de Mihai Eminescu qui semble endormi sur l’eau qui coule. « L’Ile d’Euthanasius fait partie on peut dire de la classe des îles transcendantes parce que là « le devenir » n’est plus tragique mais est humilié. On peut parler d’un « arrêt sur place » parce que le cadavre d’Euthanasius n’est pas soumis au processus de décomposition et il reste sous cette cascade des siècles « tout comme un vieux roi des contes des fées » ».[13]
La tendance de la rationalisation des images, de faire des images concepts risque de dénaturer le processus même de l’imagination. Bachelard nous avertit par ses considérations sur la rêverie et sur le mécanisme de l’imagination littéraire qui se développe dans le règne d’image d’image. En ce sens il faut suivre la force des éléments matériels qui rend possible l’imagination matérielle. L’exemple de l’inversion d’un complexe d’Ophélie dans le roman de Gabriele D’Annuzzio, Forse che si, Forse che no, donné par Bachelard, a le rôle de nous montrer la force imaginative de l’élément aquatique. Les cheveux d’Isabella « glissaient comme une eau lente ». « Ce n’est pas la forme de chevelure qui fait penser à l’eau courante, c’est son mouvement… Ainsi une chevelure vivante, chantée par un poète, doit suggérer un mouvement, une onde qui passe, une onde qui frémit ».[14] La matérialité de l’eau détermine elle aussi ce complexe inversé qui unit l’eau, la femme et la mort. La mort est apprivoisée dans les rêveries des poètes et des peintres par l’eau et par la jeune femme. D’ailleurs Bachelard écrit : « L’eau humanise la mort et mêle quelques sons clairs au plus sourd gémissement. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles tempèrent à l’extrême le réalisme de la mort ».[15] L’humanisation de la mort monte jusqu’au niveau cosmique par l’union de la lune et des flots, dans les rêveries poétiques, ce qui Bachelard nomme « scène d’amour du ciel et de l’eau ». La nuit, le ciel, la lune et les étoiles participent eux aussi à la tragédie de la triste Ophélie. Le pseudo-enfer noir des ombres se cache devant la lumière de la lune ophélisée qui semble être reflétée par les eaux de la rivière.
Les images de l’eau nous induisent une féminité cachée de l’eau mise en évidence par la mythologie, la psychanalyse, la littérature etc. Maternelle et érotique, l’eau se trouve dans des mythes, rêves, poésies. Il ne s’agit pas des eaux mortes, d’étangs noirs ou de marais des monstres, mais des rivières lentes, cristallines ou des eaux maternelles de la mer. Le suicide d’Ophélie par le désir de l’eau nous dévoilé une thanatologie qui unifie Eros avec Thanatos par la matérialité des images qui forment ce qui Bachelard appelle « le prototype de la mort littéraire ». Les rêveries poétiques d’un Rimbaud ou celles de la peinture de Delacroix ou Millais nous font que de redécouvrir en nous ce désir féminin érotico-thanatique de l’imagination. Matrice d’une euthanasie transcendantale[16], la littérature contribue ainsi tout comme les rituels mythologique d’apprivoiser la mort. L’image d’Ophélie peut-être interprétée, selon Bachelard, comme « un symbole d’une grande loi de l’imagination. L’imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l’eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. Ainsi pour certaines âmes, l’eau tient vraiment la mort dans sa substance. Elle communique une rêverie où l’horreur est lente et tranquille ».[17]
Le désir intime de la mort par l’eau ne tient compte de la mort réelle par suffocation, mais il exprime une mélancolie existentielle originelle. Plusieurs Ophélies des poètes expriment ce jeu intime d’une rêverie qui unit la nuit, la rivière, la lune dans une mélancolie qui semble avoir l’origine dans les rêveries primordiales de l’homme. Comme élément mélancolisant l’eau est considérée souvent un élément triste. Les commentaires bachelardiens sur certains poèmes d’Edgar Poe et Lamartine soulignent la tristesse de l’eau par les larmes. Une perte de l’être sont les larmes, une sort de dissolution de l’âme. Le monde entier semble trouver la dissolution dans les larmes de l’âme mélancolique. Tout semble envoyer à un unique élément, un élément cosmique qui tient tout l’univers, la vie et la mort – l’eau. « L’eau rend la mort élémentaire. L’eau meurt avec le mort dans sa substance. L’eau est alors un néant substantiel. On ne peut aller plus loin dans le désespoir. Pour certaines âmes, l’eau est la matière du désespoir ».[18] La rêverie mélancolique nous approche d’une profondeur philosophique. Les premiers concepts sont nés de rêveries. Mais plus que les concepts, les rêveries expriment par leur dimension poétique la profondeur de l’existence. Il n’y a pas d’angoisse concernant le néant substantiel, mais des rêveries.
En guise de conclusion
Dans le film d’Ingmar Bergman, Le septième sceau, le chevalier qui rentre de la croisade avec son écuyer après dix ans de guerre est attendu sur la plage entourée des eaux de la mer par la Mort personnifiée par un homme terrible habillé en noir. Le retour du chevalier Antonius Blok chez lui et dans son château c’est le retour vers la Mort. Il semble que pour le chevalier la Mort n’est pas une surprise et lui demande un répit de quelques jours en la provoquant à un jeu d’échecs. Son retour a lieu sous des signes apocalyptiques. La grande peste ravage le monde. Les vols, les crimes, les tortures, les gens mutilés par la peste sont présents partout. Un enfer réel entouré des eaux de la mort ? Une décennie et demie après la Grande guerre mondiale, ces images de l’enfer du film de Bergman posent encore des questions sur la croyance en Dieu, sur le sens de la vie et de la mort. Le sens de la vie pour l’écuyer du chevalier le voit dans la présence de la mort et du néant. Un enfer permanent. D’ailleurs le film finit par la danse macabre dans de la mort. La vie est un jeu qui finit toujours dans une danse macabre. Finalement le chevalier est vaincu par la mort, mais il aboutit à « saluer » une jeune famille de baladins en chemine qui vivaient en innocence leurs plaisirs simples et la croyance en Dieu. Est-ce le sens de la vie ? Peut-être que la vie et la mort doivent être rêvées au niveau de l’innocence. Les deux jeunes acteurs populaires qui dansent et chantent dans la présence de la mort sont d’un optimisme onirique primitif.
Si l’eau semble être un discret spectateur du monde qui entoure l’île réelle de l’enfer apocalyptique dans le film d’Ingmar Bergman, chez Bachelard elle est un véritable acteur de la mort. Le philosophe essaie de surprendre par ses commentaires sur la littérature et la mythologie, cet optimisme-pessimisme onirique dans les rêveries primordiales de la mort qui ne sont pas du tout cauchemardesques ou apocalyptiques. Elles sont des rêveries naturelles de la mort acceptée ou de la mort désirée comme un long passage sur l’eau. L’imaginaire de l’eau apprivoise toutes les aspérités violentes de la mort avec ses enfers rationalisés. Le rêveur bachelardien de la mort ne souffre pas de la « terreur de l’histoire ». Il n’est pas une âme innocente comme dans le film de Bergman, mais peut-être un esprit innocent. L’esprit innocent est l’esprit qui vit les rêveries primordiales par ses rêveries poétiques. En ce sens, la mythologie et la littérature au-delà des théories rationalistes les plus élaborés, même logiciste, restent une source inépuisable d’accès à l’univers onirique de l’homme, à l’imagination « conçue comme faculté naturelle et non plus comme une faculté éduquée ».[19]
La faculté naturelle de l’imagination semble avoir un correspondent féminin. On rappelle ici le principe de la phénoménologie bachelardienne sur les images du masculin et du féminin. « De l’homme à la femme et de la femme à l’homme il y a une communication d’anima. En l’anima est le principe commun de l’idéalisation de l’humain, le principe de la rêverie de l’être, d’un être qui voudrait la tranquillité et par conséquent, la continuité d’être ».[20] Si le principe de la rêverie de l’être est l’anima, on peut comprendre mieux la nature féminine de la rêverie et de la poétique. « Toute réalité, celle qui est présente, et celle qui demeure comme un héritage du temps disparu, est idéalisée, mise dans le mouvement d’une réalité rêvée »[21], écrit Bachelard. L’eau est considérée un élément matériel par excellence féminine. L’eau onirique de la mort est aussi chargée d’une féminité naturelle primitive. L’ophélisation de la mort nous dévoile une dimension féminine de la thanatologie onirique où l’image de l’enfer est dominée par la matérialité de l’eau qui unit la vie avec la mort dans le berceau maternel universel de l’eau qui nous offre aussi des messages thérapeutiques par la parole de l’eau. D’ailleurs L’eau et les rêves finit par un optimisme onirique qui nous rend peut-être le sens de la vie et de la mort par les rêveries matérielles de l’eau qui nous répondent à nos paroles chargées de malheurs existentielles :
« Venez, ô mes amis, dans le clair matin, chanter les voyelles du ruisseau ! Où est notre première souffrance ? C’est que nous avons hésité à dire… Elle est née dans les heures où nous avons entassé en nous des choses tues. Le ruisseau vous apprendra à parler quand même, malgré les peines et les souvenirs, il vous apprendra l’euphorie par l’euphuisme, l’énergie par le poème. Il vous redira, à chaque instant, quelques beau mot tout rond qui roule sur des pierres ».[22]
Notes
Payerne, 1942: Le Mal, les monstres et l’ogre dans l’œuvre de Jacques Chessex Payerne, 1942: Evil, Monsters and the Ogre in Jacques Chessex’s Work
Jean-Michel Devesa
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, France
jmdevesa@free.fr
Payerne, 1942: Le Mal, les monstres et l’ogre dans l’œuvre de Jacques Chessex
Payerne, 1942: Evil, Monsters and the Ogre in Jacques Chessex’s Work
Abstract: Jacques Chessex broke the silence surrounding the dark pages of Switzerland’s contemporary history. The writer charges his society with a partial complicity of with the Nazi regime, through the denunciation of the murder of a trader of cattle, Arthur Bloch, on April 16th 1942. However it would be possible that this tragedy also made the screen for another crime or at least for an accident, involving his father.
Keywords: Jacques Chessex; Arthur Bloch; Payerne; Nazi crimes; Evil; Spiritual quest.
Jacques Chessex est une figure majeure et particulièrement originale de la littérature suisse romande. On lui a fréquemment reproché un comportement en rupture avec le quant-à-soi cher à la société helvétique. Ses sautes d’humeur, son caractère sanguin, les péripéties de sa vie amoureuse, son addiction (jusqu’en 1988) à l’alcool, les modalités de sa quête spirituelle organisée autour d’une thématique (la chair comme voie d’accès au divin) ont souvent et beaucoup agacé ses compatriotes. Il a enfin passablement déconcerté par la propension de ses livres à briser le silence entourant les pages sombres de l’histoire contemporaine de la Suisse : bien avant Un Juif pour l’exemple publié en 2009, en fait, dès 1967 avec « Un crime en 1942 », et encore en 1969 avec Portrait des Vaudois, l’écrivain a condamné une certaine accointance de sa société avec le régime nazi, à travers la dénonciation de l’assassinat d’un marchand de bétail, Arthur Bloch, le 16 avril 1942 à Payerne, en cette plaine du Pays de Vaud qu’on appelle la Broye, du nom de la rivière qui la traverse.
L’écrivain a toujours considéré que la mise à mort « pour l’exemple » d’un innocent et le choc émotif qu’elle a suscité en lui avaient été un événement capital, véritablement déclencheur, dans son existence[1]. Les textes dans lesquels il l’évoque lui permettent de fustiger une Suisse et un Pays de Vaud complaisants envers les « champions » de l’inacceptable : en l’occurrence ces « gens ordinaires » que l’Histoire a transformés en « ogres » et en monstrueux nervis, et aussi tous ces autres, au nombre desquels Chessex n’exclut pas qu’il faille lui-même le ranger, qui n’ont pas eu à renoncer à leurs manières policées tout simplement parce que les circonstances leur ont épargné une quelconque épreuve de vérité. En stigmatisant de la sorte le « pragmatisme » de ses concitoyens et l’hypocrisie de son pays, Chessex a agi et s’est exprimé, non pas en fils ingrat de la patrie, mais à la façon d’un guide et d’un berger, attendant des siens une pureté et une action sociale conformes à celle-ci dignes d’une « communauté d’élus ».
Si l’élimination sanglante d’Arthur Bloch, sur le mode du bouc émissaire, a été à l’origine, ainsi qu’il l’a toujours proclamé, de la prise de conscience par Jacques Chessex de la fatalité attachée à la condition humaine et du travail de sape que la mort exerce au sein même du vivant et dans toute chose, il se pourrait qu’elle ait fait aussi écran à un autre crime ou tout au moins à un accident tragique, impliquant le père et assignant au fils le statut de complice. C’est cette hypothèse, s’appuyant sur les ouvrages mêmes de l’écrivain et notamment L’Économie du ciel (2003), que la présente communication entend examiner.
I. Le Pays de Vaud, une patrie mentale ambivalente
La Suisse célèbre un passé qu’elle s’est inventé, afin de compenser ou de dénier les failles, les faiblesses, les paradoxes, voire les hontes collectives, dont elle a hérité. Aussi, pour se dire, se sentir, s’éprouver comme membres et ressortissants d’un État fédéral moderne (fondé en 1848) et se faire reconnaître par les autres, les Suisses recourent-ils à toute une imagerie : Guillaume Tell, le serment du Grütli de 1307 (confondu avec le pacte de 1291 entre les communautés d’Uri, de Schwytz et de Nidwald), Heidi, les vaches des Alpages, les chalets et les hauts sommets, l’industrie horlogère, le fromage de Gruyère dont la plupart des Français ignore qu’il est une pâte sans trou, mais aussi la charcuterie, les saucisses, le cervelas, le chocolat Milka et les bonbons Ricola, voilà les pièces principales qui constituent un imaginaire collectif mettant l’accent sur les vertus bucoliques d’une population qui s’est constituée sur la base d’un « melting pot » agrégeant sans assimiler les apports des uns et des autres. Au sein de cette Suisse pétrie par la culture du contrat, Jacques Chessex a fait entendre sa voix pendant près de soixante ans.
Celui-ci n’est pas le dernier à percevoir le caractère « fabriqué » de cette généalogie de la nation : il installe son œuvre dans ce « décor » en trompe-l’œil, où l’idéologique confine au religieux. L’écrivain a conçu sa production littéraire comme l’expression d’un attachement indéfectible à la terre de ses ancêtres, à la patrie. Cette cristallisation a eu le Pays de Vaud pour théâtre. La fixation de Chessex à cette contrée, son enracinement, est la résultante, dit-il, du désarroi qui s’est emparé de lui, en 1956, au lendemain du suicide de son père.
Chessex évoque les Vaudois comme un peuple élu, se distinguant des Genevois et des Valaisans, un peuple ayant noué une nouvelle Alliance avec Dieu. C’est pour lui une « terre promise » aux profonds sillons, prodiguant richesse et plénitude à ses enfants. Merveilleux chrétien et fantasme se conjuguent pour dessiner les contours de ce mirifique terroir. La représentation qu’en a l’écrivain en fait un point névralgique du monde et de la Création : c’est en effet l’espace d’une démocratie directe vertueuse, ignorant la pesanteur des États et de leur appareils bureaucratiques, une sorte d’anarchie patriarcale, mêlant, par cousinage, la pureté montagnarde du Valais et la faconde méridionale d’une Provence, certes à l’autre bout du sillon rhodanien mais en contact ininterrompu avec ce qu’on appelle l’arc lémanique.
Dans la mythologie personnelle de Jacques Chessex, le Pays de Vaud a connu un âge d’or. Précipitée au XVIe siècle dans la modernité par la griffe de l’ours bernois, la contrée est désormais menacée par l’uniformisation et le règne de la marchandise, elle est entrée en agonie. L’écrivain assiste avec dépit et colère aux transformations qui l’affectent, bouleversent ses mœurs et son organisation. Le paysage, la nature, la culture, les traditions, les liens sociaux, tout disparaît, se défait, s’abîme…
II. Payerne et le « pays pur » en proie au Mal et à l’Histoire
Chessex perçoit le pays de Vaud comme un pays « pur », à ceci près que dans sa représentation il s’agit d’une contrée d’après la Chute. Son amour pour cette terre est d’autant plus grand qu’il sait qu’elle est la proie du Mal et de l’Histoire et qu’il a la propension d’en parler comme si lui-même, par ses convictions, son éthique et son rapport au monde, était exempt des compromissions, voire des vilenies, dont s’accommodent ses compatriotes sous un vernis policé.
Chessex ne se contente pas de pourfendre les nouveaux marchands du Temple, responsables du devenir acculturé de sa terre vaudoise. Pour une part, les menaces qui pèsent sur elle sont à chercher dans la tessiture même de ce pays, dans son épaisseur historique et humaine, lequel, pas plus que l’humanité, n’a échappé à la corruption provoquée par le Péché originel. Le Mal ne provient pas seulement des fourgons des armées bernoises, il prolifère dans le cœur des hommes et parmi la Cité. L’écrivain n’a pas attendu, par conséquent, la parution de Un Juif pour l’exemple (2009) pour en faire une féroce critique. Aussi, s’il vante la sensualité des Vaudois et celle des Payernois parce qu’elles contrastent avec l’austérité réformée, qu’il impute souvent aux seuls Alémaniques (épargnant ainsi la République de Genève et la rigidité de son ordre moral), n’oublient-ils pas de brocarder leur art de vivre dans le plaisir chaque fois qu’il s’organise autour d’une table débordant de mets riches et gras, confectionnés à base de cochon et de charcuterie, spécialités que ses compatriotes ont eu tort d’adopter de leurs conquérants.
En se désignant du qualificatif de « juste », lequel connote à la fois le vocabulaire théologique calviniste et l’expression « Juste des Nations », qu’on trouve dans le Talmud, et dont se sert le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem pour honorer les personnes non-juives ayant aidé, protégé, sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, de manière totalement désintéressée puisqu’en s’exposant aux pires représailles de la part des autorités nazies et des administrations collaborant avec elles, Jacques Chessex jette, implicitement, l’opprobre sur ses concitoyens, en vitupérant ses compatriotes et en rapprochant, comme en 2002, dans les entretiens qu’il accorde à Geneviève Bridel, le martyre d’Arthur Bloch de la endlösung der Judenfrage figurée par l’évocation du camp d’Auschwitz.
Quand survient ce meurtre (suivi de l’équarrissage du corps d’Arthur Bloch et de sa dispersion dans des boilles, des seaux à laits, dans les eaux du Lac de Neuchâtel), Chessex qui a huit ans n’a pas encore quitté Payerne, sa ville natale, il y vit naturellement auprès de ses deux parents, lesquels n’en sont pas originaires. La mère, Lucienne, est une Vallotton, descendante d’une lignée de huguenots de Vallorbe où s’est implantée la famille, celle des Grandes Forges et du peintre Félix Vallotton. Le père, Pierre Chessex, est en provenance de la région de Montreux, c’est à la fois un érudit (historien, linguiste et étymologiste) qui se passionne pour les légendes et les contes broyards, et un notable puisqu’il est le Directeur du collège de la bourgade (il le reste de 1937 à 1943 ; il y a servi auparavant comme professeur de français et de latin). Tous deux sont calvinistes.
Les auteurs de l’ignoble forfait ne sont pas quant à eux des inconnus : ils ne sont pas étrangers à la population locale, ils y sont au contraire parfaitement intégrés, à l’exception de leur inspirateur, Philippe Lugrin, un pasteur sans paroisse. Le meneur, Fernand Ischi, membre du Mouvement National Suisse, une formation politique télécommandée par l’Allemagne nazie qui compte une vingtaine d’affidés à Payerne, est ouvrier non qualifié dans le garage familial où Pierre Chessex a acheté sa première voiture tandis que sa fille aînée est une des camarades de classe de Jacques, dont elle partage le banc.
L’assassinat d’Arthur Bloch, que l’écrivain dénonce tout au long de sa carrière, le mentionnant dans plusieurs de ses livres, parfois par allusion, ou bien en le plaçant au centre de son propos, constitue la métaphore du cancer qui ronge le corps social vaudois : au-delà du petit cercle nazi du Mouvement National Suisse, bien des Payernois ont retenu leur souffle en observant avec un certain intérêt comment le IIIe Reich s’appliquait à résoudre la « question juive ». Dans ses textes, Chessex ne fait pas l’économie d’une outrance spéculaire pour réprouver cet antisémitisme helvétique, réel ou supposé.
L’emportement rétrospectif de Jacques Chessex vise l’indifférence des Payernois à la multiplication des agressions ayant précédé le meurtre d’Arthur Bloch. Ses assassins se sont en effet fait la main lors d’un premier attentat, en tirant contre la maison de Jean Bladt. La communauté juive de Payerne n’était pas suffisamment protégée, elle était même dangereusement exposée du fait de la radicalisation des extrémistes locaux du Mouvement National Suisse et de l’inertie ambiante, y compris celle des forces de l’ordre.
Au milieu d’une population s’accommodant de ces exactions, les uns s’en félicitant, les autres s’en faisant les complices par leur passivité, la famille Chessex, tel que l’écrivain l’évoque, endure les mêmes affres que ceux réservés à la minorité juive au sein de laquelle elle cultive de solides amitiés et à laquelle elle s’identifie, ou du moins à laquelle l’écrivain l’associe quand il induit que l’humanisme dont elle s’inspirait et qui réglait son insertion dans la Cité, parce qu’irrigué par une vivante et ardente tradition calviniste, l’apparentait spirituellement au peuple d’Israël.
Rejoignant Vladimir Jankélévitch, qu’il cite, pour déclarer « imprescriptible[2] » le génocide des Juifs par le IIIe Reich et pour considérer comme lui que toute velléité de « rapporter le moindre propos d’antisémitisme, ou d’en tirer le rire, la caricature ou quelque exploitation esthétique est déjà, en soi, une entreprise intolérable[3] » Chessex avoue sa honte de restituer « un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture[4] ». L’empathie avec la victime est si forte qu’elle le conduit à s’accabler pour une « convergence objective » avec les bourreaux, ce qui signifie qu’à travers la stigmatisation de sa personne ce sont les Payernois, peut-être même l’ensemble des Romands et des Suisses, qu’il blâme parce qu’ils les juge coupables.
La charge de Chessex n’a quasiment pas de borne : n’est-il pas à deux doigts d’interpeller Dieu pour exiger de lui des comptes lorsqu’il détourne la plainte christique de la Passion (sur la croix, pour s’adresser à son Père, Jésus profère le psaume 22 : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») en un amer commentaire de l’inscription gravée à la demande de sa veuve sur la plaque mortuaire d’Arthur Bloch (« Dieu sait pourquoi/Gott weiss warum[5] ») ?
Pour ses philippiques, Chessex s’exprime dans une langue souvent décalquée de celle du prophète Isaïe fustigeant le relâchement moral des Hébreux encourant la colère de Dieu. Il se forge ainsi une voix plus oraculaire que politique : c’est celle d’un veilleur mettant en garde contre Satan ou d’un Père du désert prêchant avec exaltation.
Ces récriminations contre le siens, proférées au nom de la morale, comme si seul l’écrivain était en position de discerner le souverain Bien dans le chaos du monde et le fracas de l’Histoire, ont entretenu l’hostilité d’une partie des lecteurs envers un Chessex dont la rhétorique victimaire a exacerbé les « crispations » dont il était l’objet et encouragé des secteurs non négligeables du public pourtant idéologiquement proches de lui à ne pas écarter l’idée que s’il se plaisait à attiser ainsi l’ire des foules c’est qu’il en avait fait malheureusement son fonds de commerce.
Accentué par l’horreur de ses conditions d’exécution, le crime de Payerne confronte pour la première fois l’enfant qu’est alors Jacques Chessex au Mal. Cette révélation ne le laisse pas indemne : la face grimaçante du Mal en effet salit. Des décennies après le meurtre dans un café de Lausanne, après avoir aperçu Lugrin, et lui avoir adressé la parole pour prendre la mesure de son ignominie et lui opposer son mépris, Chessex vérifie qu’il est difficile de ne pas en être éclaboussé.
La proximité du Mal à laquelle il est impossible d’échapper n’est pas seulement redoutable, elle véhicule un secret encore plus bouleversant que renforce la tournure procédant par allusion employée ici. Si le Mal peut bien parer ses entreprises d’un masque familier et aimé, il est interdit de croire plus longtemps à l’innocence du monde et des hommes. Cette très rude et douloureuse leçon, soit Chessex la tire d’un événement qui s’est produit concomitamment à l’homicide d’Arthur Bloch mais sur lequel il a gardé pour l’essentiel le silence (dans cette hypothèse, ce ne serait qu’en 2003, avec la publication de L’Économie du ciel, qu’il l’aurait divulgué, s’allégeant momentanément d’un oppressant fardeau dont il a regretté, en 2005, dans Le Désir de Dieu, de s’être délesté), soit que l’aveu de 2003, et par voie de conséquence l’accusation qui en découle n’ait été qu’une image particulièrement hardie, ingrate et brutale (si l’on songe à qui en est la cible), un raccourci métaphorique et une fabulation, pour illustrer la thèse selon laquelle un acte criminel peut être commis par ceux-là mêmes dont, par amour, on aurait voulu qu’ils fussent à jamais à l’abri de ce désolant naufrage.
III. Payerne, la ville où un crime en a peut-être caché un autre
Ceux que l’Histoire a fait se comporter en tortionnaires ne sont pas les seuls à hanter Payerne. De ses rues et de ses murs, des spectres et des fantômes ont fait élection, parmi lesquels celui du père.
Indépendamment de l’empreinte qu’il a laissée dans la mémoire de Jacques Chessex, le crime, celui des « monstres » de l’Histoire, a peut-être fait écran à celui de l’ogre, pour user d’une figure littéraire faisant allusion au roman de l’écrivain, L’Ogre, que le prix Goncourt a distingué en 1973, et dans lequel le personnage Jean Calmet a un père dont l’assiette psychologique a été comparée de celle de Pierre Chessex, par bien des commentateurs et par le romancier lui-même, mais pour ce qui le concerne pas de manière absolue. Dans ces conditions, la reprise par Chessex de la formule du Christ à l’endroit de l’apôtre Pierre (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. ») pourrait indiquer que c’est dans et contre le souvenir du père que l’écrivain a édifié son œuvre, et pas spécialement ni exclusivement L’Ogre. Et la date du 16 avril 1942, celle de l’assassinat d’Arthur Bloch, « recouvrait » ainsi symboliquement celle du 14 avril 1956, jour du suicide de Pierre Chessex, et celle de son décès, le 18 avril.
La mort du père aurait d’ailleurs pu entraîner celle du fils : en se tuant, le père a moralement et psychiquement détruit le fils. Mais comme celui-ci ne l’a pas imité, il lui a incombé de « s’inventer ».
Pour ce faire, Chessex ne s’est pas seulement reconnu dans une lignée familiale, il a revendiqué une filiation intellectuelle et culturelle par le biais d’une terre d’élection.
Le lyrisme de Chessex pour chanter et rêver ce Pays de Vaud n’est pas sans parenté avec celui de Maurice Barrès dans La Colline inspirée et du Général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, lorsque l’un et l’autre célèbrent la « vieille terre » de France. Payerne y apparaît comme un pôle condensant et concentrant les énergies et les passions, positives et négatives, charriées par l’Histoire et les hommes : elle fournit le cadre, le théâtre, d’une confrontation à proprement parler tragique, digne des Anciens Grecs, entre Pierre Chessex et son fils, Jacques.
En 2003, la publication de L’Économie du ciel en révèle le ressort.
Le narrateur de L’Économie du ciel aime les oiseaux et s’intéresse à eux. Dans la réserve du Haut-lac, il part à la recherche d’une chouette assez rare, strix nivea valdensis. Il y en aperçoit une. Il en informe la rédaction de la revue Oiseaux d’Europe qui lui envoie Claire Auréline Moret, « une des personnes qui dressent la carte du biotope de strix[6] ». Dans le même temps, un policier, Trischi, dans le nom duquel les lecteurs de Chessex entendent la déformation de celui de l’épouvantable Ischi, le chef de file des tueurs nazis de Payerne, distille son poison dans sa conscience en l’invitant à avouer ce que, depuis son enfance, il sait de son père et de son emploi du temps, le jour où une vieille femme est morte en tombant de sa fenêtre. Taraudé par ce moderne messager des Érynies et par sa mauvaise conscience, le narrateur plonge dans le désarroi. Il n’avoue rien malgré les pressions de cet enquêteur qui a toujours refusé de considérer l’affaire comme classée. Les causes du suicide du père du narrateur sont ainsi divulguées tandis qu’est dissipée la fiction entretenue pour se défendre des tourments qui n’auraient pas manqué d’assaillir un fils sommé de s’en tenir au silence et au non-dit. Un jour d’automne donc, à la fin d’une matinée semblable à toutes les autres, le narrateur enfant serait revenu de l’école après la pause de dix heures, du fait de l’absence du « maître de chant[7] » qui est souffrant. Il aurait croisé son père « chapeauté de brun, à vrai dire le chapeau bas sur l’œil et le col du manteau relevé[8] ». Il était sur la route près de « la dernière maison tout en haut de la pente[9] », un méchant « immeuble de trois étages qui donnait sur une cour bétonnée devant les champs vides[10] ». C’est là que résidait Vlasta. Or, à cette heure, l’adulte aurait dû être à son bureau « à diriger son école et le collège et le reste[11] » : ce n’était en effet qu’en fin d’après-midi, « deux ou trois fois par semaine entre dix-sept et dix-huit heures[12] » qu’il dispensait des leçons particulières à cette « jeune fille tchèque recueillie par les services de l’assistance publique aux réfugiés de guerre[13] » qui l’avaient « placée chez [une] vieille femme[14] ». La surprise du jeune garçon aurait viré littéralement à la sidération quand l’homme, « pâle[15] », « les yeux bleus terriblement[16] » brillants, aurait « [saisi] durement[17] » le bras de son fils, examinant les environs pour s’assurer qu’il n’était pas observé, ni épié, et qu’il lui aurait enjoint de se taire à jamais : « Il n’y a personne. Personne. Et toi tu ne m’as pas vu. Souviens-toi. Toi tu ne m’as pas vu à ce moment et sur ce chemin.[18] » C’est ce secret qui aurait toute son existence pesé sur lui.
Le récit se poursuit par la délivrance que le narrateur accorde à Claire Auréline Moret, qui est atteinte d’une leucémie au stade terminal et qui l’a prié de consentir à abréger son calvaire. Cet homicide auquel il se résigne en la poussant dans une chute mortelle d’une quarantaine de mètres suggère que l’allègement de son propre fardeau exigeait une compensation majeure : le crime du père devait être racheté par un geste de compassion du fils mais d’une nature telle que celui-ci prenne sa place, en étant à son tour celui par lequel la mort survient.
L’organisation du livre exploitant la remémoration supposée d’un souvenir le tire du côté des romans à caractère autobiographique, cependant, presque immédiatement après l’aveu du douloureux déni, celui concernant une famille « dans laquelle il y aurait aussi un coupable[19] », l’écrivain a barré la voie à la critique et aux lecteurs d’interpréter unilatéralement son texte, en prêtant ces réflexions à son personnage.
L’impossibilité pour le narrateur de « fonder » son existence « sur un passé sûr[20] » et l’énormité de son rachat, même au pays de Dignitas et de Exit, les associations helvétiques d’assistance au suicide, réfutent de l’intérieur même de la diégèse toute lecture regardant L’Économie du ciel comme une confession.
Faute d’une recherche sérieuse dans les Archives, et auprès de la Police et de la Justice du Canton de Vaud et de Payerne, établissant la défenestration de la logeuse de Vestla comme un fait indiscutable, et exhumant l’éventuel dossier de l’enquête, il est judicieux d’assigner au dévoilement que ce texte met en scène le seul statut que personne ne peut lui contester, celui d’un secret littéraire uniquement opératoire dans l’univers patiemment échafaudé de livre en livre par Jacques Chessex.
Cette prudence est d’autant plus requise que, comme je l’ai dit plus haut, Le Désir de Dieu « rectifie » en 2005 l’aveu de L’Économie du ciel, en revenant sur la qualification en crime de ce qui soit n’était qu’un accident soit n’a été imaginé que pour symboliser une rivalité œdipienne. En ne maintenant pas ses allégations initiales, Chessex expie sa faute envers le père dans une contrition des plus ambiguës, dont le tour n’interdit pas d’inférer le remords de l’auteur à une « accusation » mal qualifiée, en partie peut-être infondée. Il vaut mieux laisser aux futurs biographes et aux proches de l’écrivain le soin de dire si l’hypothèse déchirante sur laquelle s’ouvre L’Économie du ciel, formulée une soixantaine d’années après les faits imputés, correspond bien au travail du souvenir dans sa conscience et à une sorte de « purgation » du traumatisme provoqué par la figure d’un père possiblement criminel ordonnant le silence à son enfant.
Le fils de « l’ogre de Payerne »,- à moins que, de l’ogre, le fils en ait été le père, l’authentique, pas le supposé, ni le présumé -, a construit son œuvre, livre par livre, dans un processus impliquant un réseau d’antinomies, qui interdit de rabattre sur le mode de la transposition, a fortiori sur celui de la confession, telle séquence ou tel motif à un épisode de son vécu, alors que la conduite de la narration et bien des déclarations de l’écrivain, comme la communication de son éditeur parisien, laissaient entendre que son existence constituait la matière exacte de ses livres. Ce dispositif constitue un piège pour les lecteurs et la critique : l’esquiver exige de bien circonscrire les informations supposées relever du vécu de l’écrivain à la seule sphère diégétique.
Dans cette perspective, et en embrassant l’ensemble de l’œuvre de Chessex, c’est-à-dire en évitant de se fixer sur un livre plutôt qu’un autre, même si le ton de celui-ci semble corroborer davantage que d’autres le caractère autobiographique de certains motifs, il est possible de délimiter une « scène œdipienne » des plus singulières : le père qui a peut-être tué s’est définitivement attaché son fils à lui en lui imposant de taire ce qu’il a vu ; la mère qui redoute que le fils reproduise les errances paternelles n’est pas aimée comme elle le mérite, ni par le père ni par leur enfant qui, tout en ne voulant pas prendre auprès d’elle la place de l’ogre, accroît ses inquiétudes ; pour surmonter les insupportables tensions suscitées par cet Œdipe inabouti, ou « renversé », celui que des circonstances malheureuses ont érigé en « complice malgré lui » n’a d’autre alternative que de cultiver un ambivalent sentiment de culpabilité en se reprochant une inexcusable ingratitude envers les siens. Le père disparu, plus rien ne le lie, ne l’entrave. Il est potentiellement libre de parler, puisqu’il ne peut plus trahir : sa parole n’a plus besoin d’être bridée, celée. Toutefois, il continue de se taire. C’est ce non-dit qui peut le faire apparaître comme « ingrat » puisque les autres ignorent tout : ce qui a pesé sur lui et le fait que désormais Chessex n’est plus vraiment « tenu ». Au sentiment d’avoir été amputé d’une partie de sa personne se mêle d’une trouble jouissance.
Cette louche satisfaction de constater que ce suicide lui permet d’exister et de vivre, de ne plus être sous l’éteignoir de la stature du père, équivaut à une amputation. La disparition du père, comparable à une ablation, le tourmente au point d’éprouver, charnellement, la mort en lui. Pour apaiser cette douleur, il lui faut installer Dieu dans son univers mental à la place du père. Chessex l’agnostique n’y est peut-être parvenu que tardivement, en cessant de s’épuiser à effacer la faute du fils envers le père, ce qui était vain car toutes ses tentatives n’avaient pour effet que celui de « prolonger » l’ogre dans sa progéniture, le fils devenant le minotaure, c’est-à-dire le plus fidèle exécuteur testamentaire qui soit. Avec ses livres, il a « repris ce qui lui avait été enlevé[21] ». Le transfert au domaine artistique « apprivoise » la névrose dans une foi singulière et une croyance syncrétique en Dieu, exprimant la crainte du père, comme le Dieu vengeur, jaloux et tout puissant de l’Ancien Testament, et une adoration souvent déniée de la mère. C’est ainsi que Chessex s’est lui-même découvert et modelé par le truchement d’une écriture vécue comme une « confession » performative conduite sous le regard malgré tout complice de lecteurs auxquels il reprochait vertement leur connivence avec le fini et l’imparfait, et, dans son esprit, sous celui primordial et tout puissant de Dieu qu’il était le premier à provoquer en raison du Mal présent dans sa Création. C’est au terme de ce procès qui n’est pas la simple projection littéraire d’une maturation personnelle que l’écrivain a fini par endosser les habits et afficher la figure mélancolique et mystique de cet « énergumène », réincarnation du « vampire de Ropraz » et néanmoins sage, qui, s’étant retiré « au désert », y a vécu à peu près en paix, en quasi ermite, réconcilié avec son être-au-monde et délivré de la peur de la mort.
En guise de conclusion
Mon propos de ce jour va grossir une « radiographie » en chantier de l’œuvre de Jacques Chessex postulant que sa « philosophie » a concilié le vertige des sens avec l’exigence de l’absolu et posant que le vécu avoué de l’écrivain a contribué à « informer » son univers littéraire. Cependant je n’affirmerai pas avoir exhumé la vérité biographique et psychologique de Jacques Chessex. La personnalité de l’écrivain ne niche pas au fond de ses livres comme un « donné » à déchiffrer. Pour paraphraser un mot de Chessex à l’endroit de l’œuvre de son ami François Nourissier, à ses yeux injustement méconnue, c’est le texte en chantier qui écrit l’histoire qu’il veut de l’écrivain (Le Simple préserve l’énigme), surtout quand l’intéressé entretient un rapport existentiel à l’écriture procédant au moins en partie de l’autofiction.
M’appliquant pour ma part à comprendre et à expliquer comment le fils de Pierre Chessex, le gosse de Payerne, a fini par devenir Jacques Chessex, l’écrivain dont la postérité retiendra probablement qu’il a réussi à accréditer l’existence d’une littérature suisse en français distincte de la littérature française, j’ai la conviction que ce « fils coupable de l’ogre », ce jeune adulte puis cet homme qui ne parvenait pas à faire son deuil et que minait un atroce secret, s’est « inventé » au fil de ses livres, constituant par là même une œuvre empruntant plusieurs de ses matériaux à un bien effrayant roman familial.
Notes
[1] Jacques Chessex, Transgression et transcendance, Entretiens avec Geneviève Bridel, Coll. « Paroles vives », La Bibliothèque des arts, 2002, p. 42 : « L’événement qui, en 1942, a profondément marqué mon enfance, c’est ce crime dont j’ai parlé dans plusieurs livres ; un de ces textes est d’ailleurs devenu un classique, paraît-il. »
Construire un imaginaire du mal Building an Imaginary of Evil
Helder Godinho
Universidade NOVA Lisboa, Portugal
ghpl@fcsh.unl.pt
Construire un imaginaire du mal
Building an Imaginary of Evil
Abstract: Informed by the principle that evil is a cultural creation, that all is natural in nature, three texts are used as examples of the construction of imaginaries of evil: Thomas Mann’s The Transposed Heads: A Legend of India, where evil is created in search for the perfection of the Other, Vergílio Ferreira’s first novel, O Caminho Fica Longe, and the legend of king Roderick, which show both how the closing of the I, where there is no place for the Other and which, on the contrary, the Other is imposed upon, can lead to the destruction of one’s self and of others or even of a complete country, as in the legend of Roderick.
Keywords: Thomas Mann; Vergílio Ferreira; the Legend of King Roderick; Visigoths; King Vitiza.
Penser le Mal nous oblige à le considérer comme une création humaine. En effet, la nature est neutre en termes de bien et de mal, le mal des victimes étant le bien des prédateurs. C’est dans ces circonstances que toute la survivance est possible. Comme le dit le biologiste Claude Combes : « L’homme est naturellement … naturel. C’est un choix culturel que de qualifier tel ou tel comportement de ‘bon’ ou de ‘mauvais’ »[1]. D’ailleurs, le Laid est également considéré une création culturelle. Il faut dire que la nature trouve « beau», ou plutôt indifférent, tout ce qu’elle a fait.
Gilbert Durand considère que le patrimoine de l’homo sapiens réside dans ce que j’appelle l’imaginaire primaire et dans lequel le mal est inscrit dans la logique même des régimes. L’imaginaire de l’engloutissement, par exemple, est négatif et distinct de l’imaginaire de l’intimité, qui, pourtant, fait partie du même régime d’images. Dans cet imaginaire primaire on trouve l’ouverture pour ce que j’appelle l’imaginaire second restreint aux individus et aux groupes. Par exemple, la lutte et l’utilisation diaïrétique du glaive font partie d’un parcours d’individuation et d’affirmation d’un individu (le héros) et d’un groupe, contre d’autres individus et d’autres groupes. C’est là la valeur de la vie, qui semble être primordiale et stable pour tout le monde, et qui subit une modulation, car la mort des ennemis est non seulement tolérée mais aussi valorisée. Si l’on y pense bien, la vie n’a jamais été la valeur fondamentale : on peut l’enlever aux autres par légitime défense, personnelle ou sociale, mais on doit aussi risquer ou, même, sacrifier la nôtre – par honneur, pour défendre ou augmenter le pouvoir et les territoires de la patrie, pour défendre notre religion, etc. Comme le disait Hegel, il faut risquer sa vie pour devenir vraiment humain, et la dialectique du Maître et de l’Esclave en est un exemple.
Le Mal est donc un concept non seulement humain, mais variable selon le centre d’où il est observé, ce qui, d’ailleurs, est déjà impliqué dans le jeu de prédation qui permet la survie des espèces.
Un aspect qui me semble aussi intéressant est que la destruction du mal peut être incluse dans le système même comme l’Autre de ce système. Comme disait Vergílio Ferreira, mené à sa limite tout se détruit soi-même. Il me vient à l’esprit le conte de Thomas Mann, Les Têtes Troquées (Die vertauschten Köpfe)[2] où une très belle fille se marie avec un intellectuel, beau d’esprit, qui a un ami (les deux sont, plutôt, un personnage composite) qui est un manuel, beau de corps. La fille ne peut pas s’empêcher d’aimer, aussi, le manuel et, quand ils se suicident tous les deux dans un temple, à cause d’elle, la déesse lui permet de les ressusciter en replaçant la tête de chacun sur le corps respectif. Mais la fille se trompe, menée par son désir d’avoir l’homme parfait, qui réunirait l’intelligence de l’intellectuel et la beauté physique du manuel, et troque les têtes. Malheureusement, le résultat est décevant. Ce conte nous montre que la recherche de la perfection, contenue, comme possibilité, dans un personnage composite, et qui oblige à parcourir les deux avatars de ce même personnage, aboutit à la destruction de tous. Le Mal est, ainsi, la possibilité cachée dans cette recherche de la perfection et de la complétude.
Le premier roman de Vergílio Ferreira, O Caminho Fica Longe,[3] nous montre un imaginaire du mal, dans la mesure où il mène tout le monde à la destruction. Il suppose, aussi, l’existence d’un personnage composite, divisé en deux hommes, que la femme (la fiancée d’un d’eux) doit connaître successivement, en passant dans les bras de l’autre, justement à cause de l’insuffisance symbolique de son vrai fiancé. Le résultat est qu’elle finit par se suicider et son ex-fiancé ne parvient jamais à se remettre et reste seul et malheureux pendant toute sa vie.
Néanmoins dans le roman apparaît un élément important, si on considère le point de vue du fiancé masculin. Le récit qu’il se fait de lui-même est ce que Óscar Gonçalves appellerait un récit restreint, à adjectivation pauvre[4]. Óscar Gonçalves a remarqué que ses patients névrotiques avaient un moi conçu comme un récit négatif envers eux-mêmes, très peu adjectivé. La thérapie s’exerçait en travaillant le récit du patient et en l’ouvrant à une adjectivation plus riche, ouverture qui lui permettait d’y mettre plus de monde. Car, voyant la vie toujours à travers ce récit négatif envers lui-même, le patient n’était pas ouvert à la vie, nommément aux autres. Et c’est ce qui va arriver au personnage de ce premier roman de Vergílio Ferreira. Il se croit laid et pauvre, pense qu’il ne vaut pas grand chose, donc, sa belle fiancée ne peut pas l’aimer. Les signaux de ce qu’elle était et de ce qu’elle sentait le trouvaient complètement imperméable. Il appliquait toujours cette grille au monde. et le monde n’y entrait pas, le monde et les autres n’existaient pas en dehors de cette grille, tout était vu et considéré à l’image et à la ressemblance du récit qu’il se faisait de soi-même. Même le fait d’être dispersé par les autres, comme il lui arrive de dire, notamment d’être dispersé dans cet autre qui sera son remplaçant auprès de sa fiancée, vient de cette grille de vision dévalorisante de soi-même. En effet, comme dans le conte de Thomas Mann, il est un intellectuel maigre et pas très beau, au moins c’est comme cela qu’il se considère, et il rêve de devenir un Tarzan, qualité physique que cet autre qui le remplacera auprès de sa fiancée aura, comme le manuel des Têtes Troquées. Le résultat est la mort de la pauvre fille, qui se suicide. Et le résultat de l’application au monde de cette grille stricte est l’impossibilité d’aimer.
En effet, au contraire des romans et poèmes médiévaux de l’amour de lonh, ce personnage de VF ne laisse rien ni personne entrer dans sont récit. Le monde de l’Autre n’existe pas et il y a un passage curieux où un autre étudiant (l’action se passe entre étudiants de l’Université de Coimbra) rencontre une collègue qu’il trouve laide et qu’il déteste, mais il est en mauvaise forme psychologique et elle arrive à en profiter pour attirer son attention. Ayant su éveiller en lui quelque chose de positif, en lui disant qu’il était élégant, il ferme ses yeux et reconstruit mentalement tout son corps. Quand il les ouvre il la regarde d’une façon différente et il finit par la trouver belle. L’Autre est, vraiment, une construction que le sujet fait. Le monde, dans sa « réalité », n’est plus un lieu de rencontre et de création d’un texte commun où il y a un peu de chacun, mais il est une projection totale de soi. Le résultat est le Mal, la destruction des autres et de soi-même. Et il en résulte aussi l’incapacité d’aimer, car l’amour, en « ouvrant » ce récit de soi à l’autre, serait perçu comme une agression, une destruction de l’identité de soi. Comme quoi le temps ne passe pas, dans le sens où rien n’est changé, le futur est une répétition éternelle du présent.
Je voudrais encore parler de la légende du roi Rodrigue, le dernier roi des Goths, le dernier roi de l’Espagne Wisigothique qui a subi l’invasion arabe[5].
Cette légende, qui donna origine à un grand cycle littéraire allant au moins jusqu’au XIXe siècle, se déroule à partir de la mort du roi Vitiza qui a eu deux fils en bas âge. Les vieilles querelles internes de la monarchie des Visigoths ont pris la forme de deux partis qui se réclamait chacun d’un prince et, comme la guerre civile ne prenait fin, un Conseil de Sages a demandé à Rodrigue, un noble de haut lignage, de devenir Régisseur du royaume jusqu’à la maturité des princes, ce qu’il a fait avec grand succès. Mais, au moment où il devait remettre le pouvoir aux fils de Vitiza, il s’est fait couronner roi, mais continua toujours à bien traiter les princes. Invité à mettre un cadenas à la porte de la tour que Hercule avait construite par magie, quand il avait été dans la Péninsule Ibérique, ce que Hercule avait ordonné à tous les rois, il décide d’aller voir ce qu’il y avait dedans et il découvrit à l’intérieur, dans une colonne, image de l’axe du monde, une arche qui contenait une étoffe sur laquelle étaient représentés des Arabes. Il y avait également une légende disant que le roi qui aurait été si hardi pour ouvrir cette tour aurait son royaume envahi par des hommes ayant cette figure.
Entre temps, il avait invité la fille du comte Julien de Ceuta, Alataba, pour être éduquée à la cour et il en tomba amoureux ou, plutôt, la désira et la viola, quoique avec quelque consentement de la part de celle-ci. Le résultat, pour être bref, est que le comte Julien, qui était le seigneur du seuil entre l’Espagne et la terre des Maures, a ouvert cette porte en invitant les Maures à envahir l’Espagne. Le résultat, on le connaît et les envahisseurs ont même été aidés par les fils de Vitiza.
Or, si l’on regarde le texte qui met tous ces éléments en relation pour justifier la conquête arabe qui mit fin à la monarchie visigotique, on a tendance à s’intéresser à la relation de Rodrigue et Alataba. L’Espagne visigotique aurait été perdue à cause de l’amour du roi pour cette jeune fille, ce qui a été l’élément déclencheur de l’intérêt pour cette légende et le déclencheur du cycle littéraire qu’elle a produite. Mais la contextualisation des éléments signifiants que le texte organise est moins romantique. En fait, on a ici affaire à un roi aussi enfermé dans son moi que le jeune héros du roman de Vergílio Ferreira. L’autre n’entre pas dans le récit sur soi qu’il applique au monde. Il occupe donc l’espace de l’autre, son présent, sans que l’autre existe en dehors de ses désirs. Il avait promis au comte Julien de trouver un mari de haut rang pour Alataba mais c’est lui qui va occuper cette place. L’espace interdit de la Maison d’Hercule, un espace autre et sacré que les rois ne peuvent franchir, lui montre que le franchissement de ce seuil a ouvert les portes d’un monde autre et ennemi (les figures des Arabes qui y étaient représentées), le même monde que le franchissement du seuil de la vertu de Alataba a ouvert par les portes du détroit de Gibraltar. La voix de l’Autre, soit le commandement d’Hercule, soit la vertu de Alataba, soit l’honneur du comte Julien, soit le droit des fils de Vitiza à la succession, n’entre pas dans sa relation au monde. Dans le récit qu’il se fait du monde, il n’y a pas de place pour la rencontre, contrairement aux récits où naît l’amour.
Sans relation à l’autre, le présent n’est pas fécondé et le futur ne naît pas, il n’est qu’une répétition du présent, comme le futur d’Alataba et celui des princes qui avait été bloqué, occupé par Rodrigue. C’était donc Rodrigue qui avait pris la place des autres (le royaume ou le futur mari de Alataba). L’Autre devient un ennemi qu’il faut soumettre. Le royaume des Visigoths était donc, symboliquement, sans futur parce que le roi occupait la place des autres et imposait la répétition du Même. Pour que le futur arrive, pour rompre cette succession répétitive du Même, l’Autre ne peut arriver que comme Envahisseur, celui qui habitait un monde autre dont Rodrigue a ouvert les portes. Et, avec lui, arrive la destruction de ce présent où régnait le Même. Destruction qui entraîna la destruction de l’Espagne chrétienne parce que celui qui la représentait imposait son récit aux autres, récit qui, comme ceux des névrotiques traités par Óscar Gonçalves, non seulement ne s’ouvrait pas aux autres mais s’imposait, en annihilant les autres. Comme le héros du premier roman de Vergílio Ferreira qui causa aussi une destruction (le suicide de sa fiancée), Rodrigue détruit son royaume en bloquant le fonctionnement du temps parce qu’il était incapable de toute rencontre. L’amour même avait été une violence. L’autre doit alors venir du dehors non comme amant mais comme Envahisseur.
Selon la légende, dans un extrait qui n’appartient pas au texte que j’ai mentionné, après sa défaite à Guadalete, Rodrigue s’est enfui jusqu’à Viseu ou il a entamé la pénitence d’être dans un trou avec un serpent qui le dévorerait et qui a commencé à le dévorer par le sexe. L’amour est vraiment une agression. Il ouvre les frontières d’un moi qui est incapable d’ouvrir le récit qui dit son moi à la rencontre de l’autre, comme ceux de l’amour de lonh.
On voit avec cette légende que le Mal comme maladie du temps, en tant que manque d’amour, impose la répétition du présent (tyrannisé par celui qui le gouverne) et l’impossibilité du Futur. Au lieu d’être une belle légende d’amour, la légende de Rodrigue est une histoire de l’incapacité d’aimer, comme était celle du jeune personnage de VF. Et elle nous montre que le changement de cycle (dans ce cas le remplacement de la monarchie visigotique chrétienne par la monarchie musulmane) est un effet du manque d’amour. Car l’imaginaire des sentiments apporte une connaissance théorique du monde, que l’on n’a pas suffisamment étudiée jusqu’à présent. Car les sentiments sont aussi des concepts pour lire le monde et l’histoire. Dans les deux cas dont j’ai parlé aujourd’hui, on remarque la construction d’imaginaires de la destruction qui centrent bien le mal non comme construction universelle mais comme point de vue. L’incapacité de ne pas imposer aux autres le récit de son moi (ce qui est particulièrement visible dans le roman de VF) détruit les autres et la Forme du Temps d’où le Futur s’absente.
Notes
[4] Óscar Gonçalves, Viver narrativamente. A psicoterapia como adjectivação da experiência, Coimbra, Quarteto, 2002.
[5] Helder Godinho, “La legende du roi Rodrigue (présentation et texte)”, in Irene Freire Nunes (dir.), Récits Mythiques du Moyen Âge Portugais, Grenoble, ELLUG, 2008, p. 119-177.
Géographie infernale et nigredo existentielle dans l’œuvre de Panaït IstratiInfernal Geography and Existential nigredo in the work of Panait Istrati
Métapsychologie du mal Paul Verlaine : entre alcool et religion A Metapsychology of Evil Paul Verlaine: between Alcohol and Religion
Nicolas Pinon
Université Catholique de Louvain, Belgique
nicolas.pinon@uclouvain.be
Métapsychologie du mal Paul Verlaine : entre alcool et religion
A Metapsychology of Evil Paul Verlaine: between Alcohol and Religion
Abstract: The scope of this article is to shed psychoanalytic light on the question of evil, viewed as an interpsychic site, and its consideration on the metapsychological plane. Based on the poet Paul Verlaine, we will see how a man can make an attempt to cure the evil inside of him through alcohol and religion. We proceed by examining psychoanalytical perspectives on evil, especially when it turns into sublimation. We will then demonstrate that the question of evil can be explained from the Freudian metapsychological perspective. This concerns the Ego and his relationship to the feeling of guilt and the death drive. Paul Verlaine has tried to solve psychic pain and the feeling of evil inside him by resorting to alcohol and the call of God that helped him to confess. But we will demonstrate why those two attempts of self-cure have failed.
Keywords: Paul Verlaine; Instinct; Confession; Sublimation (psychanalytic use); Alcohol; Religion; Metapsychology.
1. Le statut du mal en psychanalyse
Interroger le statut du mal en psychanalyse, c’est d’abord et avant tout reconnaître son enracinement dans une conception métaphysique où se retrouve l’idée d’une douleur physique et/ou morale que le sujet procure à autrui ou s’inflige à lui-même. Interroger le mal est aussi une affaire de méthode, au sens où Gotffried Leibniz en a posé les conditions : « En admettant qu’il existe, qu’est-ce que le mal et en quoi consiste-t-il ? Quelles sont ses relations avec l’homme ? Quelles sont ses représentations et ses manifestations possibles dans la réalité ? » (Passerini, 2008).
Le mal est pour le philosophe à entendre dans une triple acception : physique (le mal ressenti comme peine par la créature humaine) ; métaphysique (l’imperfection inhérente à la condition humaine) et moral (exprimé par le péché). Le mal comme péché a été longuement discuté par Saint-Augustin dans ses Confessions où il en subsumait les différentes manifestations à travers l’idée « d’une privation du bien, à la limite du pur néant »[1] chez un homme qui choisirait en conscience de se tenir éloigné de Dieu. Cette conception du mal comme péché est étrangère à la psychanalyse comme Jacques Lacan l’a affirmé en exportant sa compréhension vers une définition plus axée sur l’idée de mal moral au sens kantien. L’acception métaphysique prend alors, en psychanalyse, le masque de la dualisation d’un « Bien » consubstantiel à un « Mal » tels que Freud en a assuré l’analyse dans ses recherches sur la valence psychique accordée à ce couple d’opposés chez l’individu et plus particulièrement au plan inconscient. « Gut » et « Böse » sont conduits à une opération évaluative (Wertungen) qui force un jugement de valeur dont le psychanalyste doit se tenir, autant que faire se peut, éloigné (« il s’agit de ne pas se laisser enfermer trop vite avec les évaluations du Bien et du Mal » disait Freud, cité dans Assoun, 2005).
Poser la question du mal, en psychanalyse, revient en définitive à se demander ce « que signifie, dans le réel inconscient, « mal » et « bien » ? » (Ibid., 2005). L’individu fait l’expérience du mal en éprouvant quelque chose de mauvais au-dedans de lui-même et cette perception, suivie d’une conscientisation, est rendue possible par son Moi qui localise en arrière-plan les agissements du mal, en un lieu psychique que les psychanalystes nomment le Ça. Le Ça délivre, en quelque sorte, le produit de son travail sous forme d’une excitation qui vise à se satisfaire par élans pulsionnels. En psychanalyse, « la pulsion agit comme une force constante, elle est comparable à un « besoin » qui ne peut être supprimé que par la « satisfaction » qui correspond au but de la pulsion. » (Quinodoz, 2004)
La pulsion (Trieb) est caractérisée par quatre déterminants principaux : une source (lieu) qui est le corps propre, où la pulsion s’exerce à la limite du somato-psychique ; une pression (poussée) qui incline le sujet à vouloir la satisfaire (but) par l’entremise d’un moyen (objet) qui en constitue la variable contingente au sens où cet objet varie tout au long de la vie de l’individu. Freud l’affirme avec force : « la sensation de déplaisir est en rapport avec un accroissement de l’excitation, et la sensation de plaisir avec une diminution de celle-ci. » (Freud, 1915). Pour autant, les pulsions trouvent rarement à pouvoir se satisfaire en l’état en ce sens qu’elles sont sous l’égide du principe de plaisir qui s’accorde bien souvent difficilement avec le principe de réalité. L’individu est alors conduit à les ajourner, les modifier, les faire dériver. C’est en cela que le mal pulsionnel est dépendant d’un destin ; destin qui, selon Freud, peut s’accomplir par quatre voies spécifiques dont l’une, au moins, nous importe ici : le refoulement, le renversement en son contraire, le retournement sur le corps propre et la sublimation. Le Moi est donc mis en demeure de tenir éloigné de lui le jaillissement pulsionnel émanant du Ça en lui adressant une « motion de défiance préalable » (Assoun, 2005). Or, le Ça n’est absolument pas concerné par une perspective évaluative en bien et en mal. Le Ça, d’où préside l’émanation pulsionnelle primordiale, n’est pas immoral, il est radicalement a-moral (Ibid., 2005). Le germe de la conscience du mal réside donc dans le Moi et, plus spécifiquement, dans cette capacité qu’à l’individu de ressentir le mal à travers le sentiment de culpabilité. Ce sentiment croît à partir de son terreau initial qui est celui de l’enfance, auprès des personnes significatives que sont électivement les figures parentales. Ce sentiment est généré par l’angoisse que ressent l’enfant à l’idée de perdre l’amour de ces figures d’attachement, qu’il commette un acte qui lui assure l’opprobre (il agit alors en « Je-agissant » – Braun, 2007) ou qu’il en fomente seulement le projet, car dans l’inconscient intention vaut acte.
C’est donc par le biais de l’angoisse éprouvée, « épicentre de l’inconscient du mal » (Assoun, 2005), que va s’opérer un certain rapport de l’individu avec le mal et si l’enfant vient à ressentir cruellement cette angoisse dans la durée, qu’il est comme habité par le sentiment de culpabilité, alors ce sentiment va perdurer et va perlaborer en lui jusqu’à former progressivement un véritable « encapsulement du trauma » (Donard, 2005) qui pourra conditionner les conduites de l’individu à l’égard de la société ou de toute autre figure d’attachement à venir. Pour tenter de guérir cette blessure incarnée dans le sentiment du mal, son angoisse éprouvée et le sentiment de culpabilité y afférent, la personne pourra tenter de le sublimer. La sublimation prendra forme à travers des réalisations socialement valorisées au nombre desquelles la poésie et la religion en sont des figures électives. Le mal interne est ainsi comme expurgé hors de soi, projeté dans la création ou la foi avec, nous le verrons plus loin dans le cas de Verlaine, des fortunes diverses. Confiant au-dehors de soi le mal perçu au-dedans, l’homme ainsi traversé par la douleur et la culpabilité devient une bête d’aveu au sens où Michel Foucault en témoignait :
nous sommes devenus, depuis lors, une société singulièrement avouante. L’aveu a diffusé loin ses effets : dans la justice, dans la médecine, dans la pédagogie, dans les rapports familiaux, dans les relations amoureuses, dans l’ordre le plus quotidien et dans les rites les plus solennels […] Comme la tendresse la plus désarmée, les plus sanglants pouvoirs ont besoin de confession. L’homme, en Occident, est devenu une bête d’aveu. (Foucault, 1976)
Par le truchement de la confession sublimée, une forme éphémère de narcose à la douleur peut opérer sous le masque de la jouissance. Mais une jouissance entravée, incomplète et surtout rapidement douloureuse à son tour car, comme en toute chose, le bien consenti ou obtenu se paie d’un mal plus grand encore et, comme le rappelait Jacques Lacan, « devant ce bien qui est un mal, qui est la jouissance du sujet, que peut faire le sujet ? Il peut gémir, éclater, maudire, il ne comprend pas – rien ne s’articule, même pas par métaphore. Il fait des symptômes, et ces symptômes sont à l’origine des symptômes de défense. » (Rabinovich, 2006) Le mal drageonne sous l’épais manteau psychique en un lieu qu’il nous faut maintenant interroger.
2. Le lieu du mal en psychanalyse
Abordons la question du mal au lieu infernal où elle sourde en l’homme : en sa demeure psychique. Le sentiment du mal est éclairé sur le plan métapsychologique en une triple dimension : celle d’un lieu (Topos) où des instances sont travaillées par des conflits (dynamique) générés par la circulation de l’énergie psychique (économique) tantôt liée, tantôt déliée. Aux alentours de 1915, Freud « introduit l’idée que l’appareil psychique se compose de différents « lieux » psychiques, de différents « territoires » qui obéissent à des lois processuelles différentes » (De Mijolla, 2002, p. 1809). Initialement référés à l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient (première topique), ces « lieux » (instances) deviennent, à partir de 1920, le Ça, le Surmoi et le Moi, tous trois consubstantiels. Le sujet éprouve le sentiment du mal et, partant, le sentiment de culpabilité qui en découle, sous l’effet de la censure que son Surmoi adresse aux impulsions du Ça qui cherche à se satisfaire sans égard pour la réalité et dont le Moi accuse réception. Ces trois instances sont interdépendantes, ce qui revient à dire qu’aucune d’entre elles ne peut prétendre emporter le droit de préséance sur l’autre. Le « lieu infernal en l’esprit » est donc, métapsychologiquement, une prison psychique où coexistent trois détenus contraints de vivre en une même cellule.
Leurs échanges conduisent à une série constante de conflits qui constituent le second axe de la métapsychologie, que l’on appelle le point de vue dynamique de la métapsychologie, soit l’axe où « on étudie la manière dont les forces qui parcourent l’appareil psychique se conflictualisent, se combinent et s’articulent entre elles » (De Mijolla, 2002). Ce « jeu réciproque des forces qui règlent le déroulement des processus psychiques » (Kaufmann, 1993) est « en dernier ressort d’origine pulsionnelle » (Ibid., 1993). Cet aspect dynamique « qualifie notamment l’inconscient en tant qu’il exerce une action permanente, exigeant une force contraire, qui s’exerce également de façon permanente, pour lui interdire l’accès à la conscience. » (Laplanche & Pontalis, 1967). Au « tribunal de l’esprit », les conflits trouvent parfois une issue heureuse par l’entremise d’aménagements où l’une ou l’autre instance gagne pour un temps son droit à la primauté. Mais, lorsqu’aucune clause résolutive partagée ne peut être trouvée pour tenter de juguler ces conflits, le Moi peut alors tenter de mettre en œuvre des processus de défense qui visent non plus à aménager une modalité de traitement de ces conflits mais à s’organiser contre leur apparition elle-même en recourant à des mécanismes de défense que sont le clivage, le déni ou encore la projection. Malgré ces tentatives de soulagement, la psyché conserve des traces de ce qu’elle a essayé de soustraire à elle-même : « Ce qui est évacué tend à faire retour, sous une forme ou sous une autre, et souvent en négatif. » (Roussillon, 2002). Et ces mouvements signent la présence du point de vue économique, troisième axe au plan métapsychologique, qui « aborde les faits psychiques sous l’angle de l’intensité des forces qui les parcourent et les animent. » (De Mijolla, 2002). Ce point de vue repose sur l’hypothèse que l’appareil psychique est parcouru par des forces qui lui sont spécifiques (les pulsions), dont la distribution énergétique peut varier quant à l’intensité, soit constitutionnellement soit du fait de renforcements liés aux aléas du développement. Ainsi, « les processus psychiques consistent en la circulation et la répartition d’une énergie quantifiable (énergie pulsionnelle), c’est-à-dire susceptible d’augmentation, de diminution, d’équivalence. » (Laplanche & Pontalis, 1967)
Un dernier point doit retenir notre attention relativement à l’abord du mal par la psychanalyse, il s’agit de l’examen attentif de ce phénomène qui fait que, parfois, les hommes semblent animés par une propension assez radicale à répéter des vécus traumatiques, à revivre des affects douloureux, ce qui contrevient à la théorie de l’apaisement pulsionnel par la satisfaction de celle-ci. Freud en vient alors à suspecter qu’il « doit exister dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir. » (Freud, 1920). Certains individus semblent incapable de maîtriser leurs excitations internes qui sont alors « traitées comme si elles provenaient de l’extérieur. » (Quinodoz, 2004) ce qui conduit Freud à supposer l’existence d’une pulsion de mort, visant « le rétablissement d’un état antérieur » (Freud, 1920). Les pulsions ne parvenant pas à être liées, une compulsion de répétition s’oppose alors au principe de plaisir en se comportant littéralement de manière « démoniaque » à l’égard du sujet (Quinodoz, 2004). Ce qui expliquerait cette tendance générale, selon Freud, serait que toute vie tend primordialement vers la mort qui est l’acmé d’un état où les tensions deviennent inexistantes, où les pulsions sont muettes, où la liquidation de ces excitations trouve son état conclusif résolutoire. Dans l’Abrégé de psychanalyse (1938), Freud le confirmera : « Le but de l’Eros est d’établir de toujours plus grandes unités, donc de conserver : c’est la liaison. Le but de l’autre pulsion, au contraire, est de briser les rapports, donc de détruire les choses. » (cité dans Delion, 2002)
3. La tentative de guérison échouée du mal chez Verlaine : entre alcool et religion
Suivant l’angle méthodologique de Leibniz, il nous faut répondre à une dernière question : quelles sont les représentations et manifestations possibles du mal dans la réalité ? À cette fin, nous avons retenu d’interroger le « cas » de Paul Verlaine. Nous adjoindrons à cette courte étude une dernière question que ne pose pas Leibniz : comment tenter d’évacuer le mal en soi ? Cette dernière question est, quant à elle, tout à fait freudienne car elle interroge une possible sortie du symptôme, un processus d’auto-guérison.
Le sentiment du mal, le sentiment de culpabilité et l’angoisse ont accompagné la vie d’homme de Paul Verlaine. S’il se défendait d’être coupable d’agissements condamnables ou de pensées suspectes devant certains de ses proches, force est de reconnaître qu’il s’épanchait longuement sur ses errances devant d’autres. C’est par le biais de la confession, telle que Foucault la concevait, que nous allons examiner la question du mal incarné chez le poète. Pour comprendre pourquoi la question du mal a acquis un statut important dans le décours de la vie du poète et pourquoi il s’est réfugié et dans l’alcool et dans la religion pour tenter de s’en déprendre, il faut considérer qu’une racine profonde le tient en dialogue avec le sentiment de culpabilité dès son enfance et son adolescence. Enfant espéré, désiré et sur qui furent reportés tant d’espoirs de réussite, Paul Verlaine est comme entravé dans son projet de vie personnel tant il est mis en demeure, sur le plan familial, d’apurer la dette symbolique qu’il porte à l’égard de ses proches (Boszormenyi-Nagy, 1984). François Porché s’est intéressé à ce travail de la dette chez Verlaine. Ses parents souhaitaient, notamment, qu’il s’inscrive à l’examen d’admission au Ministère des Finances. Mais il semble préférer la compagnie des banquettes de café à celles des auditoires et puisqu’il s’avère incapable de suivre ses études de droit, le concours est abandonné. Il apprend alors quelques rudiments de comptabilité et entre dans une compagnie d’assurances L’aigle et le Soleil, rue du Helder à Paris. Son père, jouant de ses relations, lui trouve finalement un poste dans les bureaux de la Ville de Paris (en mars 1864, il est nommé « expéditionnaire »). Après un stage, il intègre l’administration centrale, à l’Hôtel de Ville, Bureau des Budgets et Comptes. Journée classique d’un employé, il arrivait à dix heures et quart, travaillant jusqu’à midi, allant ensuite déjeuner au Café du Gaz où il retrouvait d’autres amis poètes et retournait de trois heures à cinq heures travailler (Porché, 1936). Ainsi, Verlaine circulait entre la loyauté à l’égard du modèle familial voulu pour lui et son propre désir voulu par lui. Cette ambivalence constante est un marqueur du travail du mal en lui, entre aspirations externes et aspirations internes. Son père, sa mère, sa femme et sa belle-famille, Rimbaud enfin, tous ont eu des attentes le concernant. Issu de la petite bourgeoisie, diplômé, il est naturellement admis qu’il va vivre une vie raisonnable. Mais, existentiellement parlant, Verlaine aspire à une autre vie, une vie de bohème, toute pleine de poésie, une vie d’artiste à l’image des Parnassiens, de Baudelaire, de tous ces artistes qui vont conquérir leur statut contre la bourgeoisie de l’époque.
Verlaine est radicalement clivé, partagé entre la volonté d’être un bon fils, un bon mari, de lier la vie et de lui imprimer une trajectoire constructive et le désir d’être un artiste, un poète, de délier tous ces nœuds bourgeois de la vie pour lui imprimer une trajectoire différente. Cette radicale impossibilité de choisir va le conduire à épouser des causes a priori antinomiques (se marier et lutter pour son mariage ; devenir professeur en France et en Angleterre ; devenir passionnément religieux ; devenir fermier / partir en ribote avec Rimbaud ; faire de la prison ; vivre avec deux prostituées ; vaquer d’hôpitaux en hôpitaux en assisté social). Cette vie complexe reflète à l’envi l’irrésoluble question de l’aménagement pulsionnel. Chez Verlaine, pulsion de vie (liaison) et pulsion de mort (déliaison) agissent sur l’homme et le poète tout au long de son existence sans que jamais, véritablement, l’une l’emporte définitivement sur l’autre. Cette vie d’errance, d’un bord l’autre, il en fera témoignage à travers des actes de nature confessionnels : au café, par l’entremise de l’alcool et en prison, dans sa rencontre avec Dieu.
Alcool et religion nous paraissent ainsi être deux tentatives de guérison (échouées, toutes deux) du mal qui ronge l’homme Verlaine et qui fondent la définitive incapacité pour lui de se différencier sereinement de ses milieux d’appartenance (Bowen, 1996).
A) Traiter le mal par le mal : l’appel à la sorcière verte et autres liqueurs
Paul Verlaine composait des poèmes et, par ailleurs, consommait beaucoup d’alcool. Très longtemps subsista la lancinante association du toxique comme catalyseur d’inspiration et, dans le cas de Verlaine, nombre de biographes ont épuisé le sujet (Troyat, 1993 ; Buisine, 1995 ; Gofette, 1996). Commençons donc par se débarrasser de cet épineux problème : Verlaine n’a jamais eu besoin d’alcool pour composer. Alain Buisine, qui lui a consacré une remarquable étude souligne que « jamais Verlaine ne fit de vers au café, affirmera toujours son ami Gustave Le Rouge qui le voyait beaucoup à la fin de sa vie. Tout au plus se contentait-il d’y corriger des épreuves en retard ou d’y griffonner à la hâte une lettre pressante. » (Buisine, 1995) Ce que confirme encore Steve Murphy lorsqu’il discrédite l’idée convenue que « la déchéance de son art (qui) témoignerait d’une perte d’inspiration à prendre dans une acception brutalement physiologique : le jaillissement se tarirait, ce qui avait pu l’alimenter (l’alcool, la débauche,…) finissant par punir le poète par où il avait péché. » (Murphy, 2007)
L’imaginaire associant le poète au buveur participe d’une figuration rétrospective qui élude le contexte de son siècle (le peuple boit énormément en France au XIe siècle, voir à ce sujet Didier Nourrisson, Le buveur au XIXe siècle, 1990) et cet imaginaire doit beaucoup à Verlaine lui-même en ce sens qu’« au café le poète s’expose, en tous les sens. Il se montre, physiquement et moralement, tel qu’il est, impardonnablement. » (Buisine, 1995). Au café (lieu imaginaire du mal s’il en est)[2], le Surmoi s’estompe et il trouve là toujours quelqu’un à qui se confier : il est selon l’auteur « en état de se raconter » (Ibid., 1995). Cette posture, Verlaine en joue, car « en fait le poète a alors compris que son exposition fait partie de son statut poétique. Il ne serait pas le poète Paul Verlaine si ses contemporains ne pouvaient pas le voir journellement attablé devant une absinthe dans quelque café. » (Ibid., 1995). Buisine est à nouveau rejoint ici par Murphy qui complète cette idée en disant que « Verlaine a lui-même contribué à la fabrication de cette image, en s’appelant, « Pauvre Lelian » dans Les Poètes maudits, comme en désignant dans les Poèmes saturniens « en quelque sorte l’œuf de toute une volée de vers chanteurs, vague ensemble et définis, dont je suis peut-être le premier en date oiselier », mais ce versant en effet capital de sa création a fini par occulter de larges pans de sa palette créatrice, au point de lui imputer un coloris unique, stéréotypie commode qui a entraîné la censure consensuelle de tout ce qui ne coïncide pas avec cette idée reçue. » (Murphy, 2007) Le poète boit et se confesse, comme pour espérer une sudation du mal par l’entremise du langage.
Interrogeons plus encore le boire chez Verlaine : pourquoi boit-il ? C’est une question importante. Mais l’on ne peut espérer y répondre que si l’on déplace l’accent de la question du pourquoi au pour quoi, en vue de quoi, comme le propose Michel Legrand :
Il est deux manières possibles – et irréductibles – de répondre à la question « pourquoi ? » adressée à un comportement humain, selon que l’on citera une cause ou une raison (ou motif), selon que l’on formulera une phrase commençant par « parce que » ou par « en vue de » ou « pour ». La cause regarde vers l’arrière, elle désigne une condition ou un événement antécédent supposé producteur du comportement, alors que la raison ou le motif sont prospectifs, regardant vers l’avant, qualifiant une fin ou un projet visé par le comportement. (Legrand, 1997)
Rétrospectivement, l’attribution causale nécessaire et suffisante d’un alcoolisme consécutif à l’histoire de vie particulière de Paul Verlaine conduit vers un ombilic insondable et mène vers des raisonnements spécieux (famille, métier, facteur socio-culturel, structure psychologique, etc.). Le motif prospectif offre, a contrario, une meilleure assise : le poète boirait en vue de produire un effet. Non par plaisir, cela il le dit lui-même :
Ah, si je bois, c’est pour me soûler, non pour boire.
Etre soûl, vous ne savez pas quelle victoire
C’est qu’on remporte sur la vie, et quel don c’est !
On oublie, on revoit, on ignore et l’on sait ;
C’est des mystères pleins d’aperçus, c’est du rêve
Qui n’a jamais eu de naissance et ne s’achève
Pas, et ne se meut pas dans l’essence d’ici ;
C’est une espèce de vie en raccourci.
Une explication à la raison du boire chez Verlaine peut donc être avancée en s’appuyant sur ce que dit Gilles Deleuze de l’alcool qui
n’apparaît pas comme la recherche d’un plaisir, mais d’un effet. Cet effet consiste principalement en ceci : une extraordinaire induration du présent. On vit dans deux temps à la fois, on vit dans deux moments à la fois, mais pas du tout à la manière proustienne. L’autre moment peut renvoyer à des projets autant qu’à des souvenirs de la vie sobre ; il n’en existe pas moins d’une tout autre façon, profondément modifié, saisi dans ce présent durci qui l’entoure comme un tendre bouton dans une chair indurée. En ce centre mou de l’autre moment, l’alcoolique peut donc s’identifier aux objets de son amour, ‘‘de son horreur et de sa compassion’’, tandis que la dureté vécue et voulue du moment présent lui permet de tenir à distance la réalité. Et l’alcoolique n’aime pas moins cette rigidité qui le gagne que la douceur qu’elle entoure et recèle. (Deleuze, 1969).
Cette recherche d’induration du présent peut se comprendre comme une tentative de résoudre une série de contraintes inhérentes à la vie pulsionnelle, de tenir en respect la pesante réalité, de rejeter comme par devant-lui cette réalité, comme pour différer le devoir de responsabilisation, comme tentative de noyer le quotidien des attentes. Il se rend au café, y passe de nombreuses heures, dans ces cafés où
on se rend pour boire, mais aussi pour jouer aux cartes, aux dominos, au billard, pour rencontrer des amis, discuter des affaires, on vient surtout pour y retrouver un lieu connu, familier, rassurant, rendu désirable par l’habitude même de s’y rendre. À la nuance près cependant que dans le cas de Paul Verlaine l’alcoolisme ne change strictement rien à l’affaire. Il est tout à la fois l’homme de l’alcool et l’homme des cafés. Un habitué des absinthes et de la socialité des estaminets, un familier des comptoirs et des interminables discussions. (Buisine, 1993)
Invariablement, et de plus en plus régulièrement, Verlaine substitue l’heure du travail à « l’heure du café, au Gaz […]. L’heure lyrique, l’heure démoniaque, […] la cinquième heure, dite de l’apéritif, « l’Heure Verte ». Nombreux sont, parmi les écrivains et artistes de ce temps-là, ceux que l’absinthe, « l’atroce sorcière verte » a marqués de son maléfice, quand elle ne les a pas perdus. » (Porché, 1936). Là-bas, dans la moiteur des vapeurs, lové dans son fauteuil, Verlaine boit et s’adonne d’autant plus à la boisson que la pression du quotidien, que les affres de sa vie d’homme le rattrapent, comme à Arras, alors que Mathilde tarde à répondre à sa demande de mariage : « […] J’allai à peu près dans tous les cafés d’Arras qui sont nombreux, puis hantai quelques-uns, huit ou dix tout au plus, des estaminets de ladite ex-capitale de l’Artois, qui sont innombrables. Résultat : une ‘‘cuite’’ qui vint s’achever dans une maison de femmes et s’y éteindre dans des ‘‘flots de volupté’’ à tant l’heure. » (Porché, 1936). L’alcool devient une prothèse pour lutter contre le mal qui sourde dans sa tête. Mais une prothèse autophage (Lekeuche, 2008) qui consomme son être, un « objet-prothèse investi passionnément ou maniaquement, sur un mode exaspéré, comme objet de remplacement d’un être perdu » (Legrand, 1997). L’exaspération pulsionnelle bat son plein en son esprit, l’alcool échaude et fait symptôme, rien n’est résolu, tout stagne et la colère et le mal cherchent des voies de dérivation (« L’économie addictive vise la décharge rapide de toute tension psychique », dit McDougall, 2009). C’est, dira Porché,
Un autre symptôme de l’alcoolisme visible chez ce malheureux garçon : l’irascibilité. À la première phase de l’ivresse, toute d’excitation joyeuse, expansive, bavarde, succède rapidement un morne silence, comme si le gai compagnon de tout à l’heure venait d’apprendre soudain une nouvelle qui a fauché ses espérances, brisé sa vie. Quelques verres de plus, et l’intoxiqué pénètre dans un troisième cercle : celui de la colère. Un feu sombre s’allume dans ses yeux. Tout devient prétexte à querelles. Il est établi par de nombreux témoignages que, lorsque Verlaine se trouvait dans cet état, il se montrait insupportable. Mais, souvent, il ne s’en tenait pas là. Dès cette époque, il connut la quatrième zone, la zone du délire et de l’hallucination. Alors, il était vraiment ce qu’on nomme dangereux. Sa fureur, il en a donné maint exemple, était une fureur homicide. (Porché, 1936)
La confession tourne à l’agression, la contrition à la projection, l’autre devient responsable du mal vécu au-dedans et doit payer. Pulsionnellement mû par ce mal qui le ronge, l’agir devient paroxysmal, Verlaine échoue, l’alcool autrefois solution (utopique solution) au problème de l’existence devient LE problème de son existence et conduit le poète vers la déchéance alcoolique. Au soir de sa vie, Verlaine est habité par ce que Michel Legrand appelle l’alcoolisme du vide :
un individu « déterritorialisé », déraciné. Il serait caractérisé par la faiblesse des règles et idéaux intériorisés, par la fragilité ou l’inconsistance de cette part du psychisme traditionnellement référée aux structures paternelles-oedipiennes, et en parallèle, par une sensibilité exaspérée à la problématique « maternelle » du « contact » (Szondi), de l’accrochage et de la séparation. D’où le sens de l’alcool et des alcoolisations : venir à la place d’un objet perdu, venir boucher le trou ou combler le vide ressenti à l’occasion d’une séparation, se doter d’une sorte d’ambiance porteuse substitutive (avec primat du « on » et privilège des alcoolisations collectives et impersonnelles). Jusqu’à ce que s’opère là aussi un bouclage de l’expérience sur elle-même : dès l’instant où elle reflue, l’expérience d’alcoolisation reproduirait la sensation du vide, qui appellerait dès lors, pour être colmatée, de nouvelles alcoolisations. (Legrand, 1997)
Parmi les causes précipitantes à cet état, nous avons avancé le milieu familial où s’origine une partie des raisons qui ont amené le poète à sombrer dans l’alcool. Ce milieu familial, lieu d’origine du mal, source de la culpabilité continue chez Verlaine, peut donc être éclairé par les primes relations infantiles manquées avec sa mère, en ce sens qu’« en raison de ses angoisses et de ses peurs et désirs inconscients, une mère est potentiellement capable de créer chez son bébé une relation addictive tant à sa présence qu’à ses soins. » (McDougall, 2009) À cause de cela, l’enfant Verlaine ne va pas pouvoir introjecter une mère soignante et « restera incapable de supporter les moments de tension, de source interne et externe, de sorte qu’il cherchera une solution afin de pallier le manque des introjects soignants et qu’il tendra à en chercher, comme dans la petite enfance, dans le monde externe » (Ibid., 2009). L’alcool est, in fine, un néo-besoin pour palier le mal : une tentative d’éviter les angoisses névrotiques ; une tentative de combattre des états d’angoisse sévères – parfois avec une tendance paranoïde – ou bien la dépression, qui s’accompagne souvent de sentiments de mort interne ; une tentative aussi, souvent, de réparer une image narcissique endommagée. (McDougall, 2007)
B) Traiter le mal par le bien : l’appel à Dieu
Verlaine est arrêté le 10 juillet 1873 et incarcéré le lendemain aux Petits-Carmes. Il y accomplira deux ans de prison dont il sortira le 16 janvier 1875. Il prépare là un volume de vers : Cellulairement qui ne sera finalement pas publié et dont les poèmes seront distribués dans Jadis et Naguère ; Parallèlement ; Dédicaces et Invectives et dans Sagesse.
Nouveau lieu de vie où reprendre le débat avec le mal qui l’assaille, la prison est pour Verlaine, aux premiers temps de son incarcération, l’occasion d’adopter une posture de défi à l’égard de Dieu. Il s’en tient éloigné, comme le disait Saint Augustin, il adresse, sur un ton blasphématoire, une critique « à « l’Absence » » (Robichez, 1982), où il nie Dieu en chantant la luxure désormais interdite « avec une sorte de joie satanique qui ramène le faible poète à Rimbaud, le mauvais ange de « Crimen amoris » (Ibid., 1982). Il dit dans le « Don Juan pipé » : « On est le Diable, on ne le devient point » (Ibid., 1982). Puis, las de blasphémer, il finit par « mettre un jour un terme au combat éternel du vice et de la vertu et soumettre l’Enfer au Ciel, mais son sacrifice n’est pas accepté » (Ibid., 1982).
Mais le temps passe et produit ses effets sur Verlaine. Il est seul, affreusement seul, tandis que la vie, au-dehors des murs, se poursuit sans son concours. Il s’en inquiète, il est dans l’attitude de « la prostration d’un homme accablé » (Ibid., 1982) :
Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire
Du mal et du bien…
O la triste histoire !
Il vit mal l’hiver 1873-1874. Il écrit à Lepelletier : « Aussi ai-je besoin que l’on se souvienne un peu de moi, de l’autre côté du mur et qu’on me le témoigne » (Robichez, 1982). Et il fait l’expérience de la solitude. Pour la première fois de sa vie, lui qui a été tellement attendu, espéré, lui à qui tant de choses ont été pardonnées, lui qui s’est si souvent reposé sur autrui pour trouver grâce face aux misères de la vie, le voici seul avec ses démons intérieurs. Privé d’alcool, privé d’amour, privé d’amis, il cherche une nouvelle voie de guérison. Ces longs mois de détention vont lui permettre de cultiver ce que le psychanalyste Donald D. Winnicott appelle « la capacité d’être seul », qui « repose sur « l’existence, dans la réalité psychique de l’individu, d’un bon objet » (Winnicott, 1969) ce qui permet à l’individu d’avoir confiance dans le présent et dans l’avenir. Il est capable de se sentir heureux même en l’absence de l’objet ou de stimulations venant de l’extérieur. Le Moi doit avoir acquis une maturité suffisante, avoir introjecté le bon objet pour considérer l’environnement comme suffisamment stable et sécurisant. Aux temps primitifs, dit encore Winnicott, l’aptitude à être seul est offerte par le support du Moi de la mère (le poète dira dans un poème intitulé L’Absence : « Elle ne savait pas que l’Enfer c’est l’absence ») ».
L’individu qui parvient à s’exprimer en « Je » met en évidence la réalisation de son unité. Verlaine parvient ainsi, enfin, mais de manière transitoire, à faire quelque chose de son sentiment de culpabilité : « En termes de moi et de ça, le sens de la culpabilité n’est guère plus que de l’angoisse teintée d’une qualité spéciale, de l’angoisse ressentie en raison du conflit entre l’amour et la haine. Le sens de la culpabilité implique que l’ambivalence est tolérée » (Ibid., 1969) et réussit à constituer ce que Winnicott appelle un cercle favorable : l’expérience instinctuelle ; l’acceptation de la responsabilisation qui est la culpabilité ; une élaboration ; un acte authentique de restauration. Cette restauration, Verlaine va s’en emparer au travers d’une nouvelle confession, un acte d’attrition suivi d’un appel à la rédemption. Le poète s’en remet progressivement à Dieu, au soir du 24 avril 1874, au moment où Mathilde obtient le divorce tant redouté. Sa conversion débute et la confession suit : « Désemparé, il demande l’appui de l’aumônier de la prison, qui lui conseille de lire le Catéchisme de persévérance, de Mg Gaume. Trois mois se passent en conversations entre le prêtre et le prisonnier : objections, réponses, nouvelles objections, Verlaine n’est pas immédiatement convaincu par les arguments du Catéchisme de persévérance. » (Robichez, 1982)
« Le 15 août, s’étant confessé non sans « d’immenses repentirs », qu’il jugera dans Mes Prisons « fort exagérés », il reçoit la communion avec, dira-t-il, « une immense sensation de fraîcheur, de renoncement, de résignation. » (Ibid., 1982). Mais la solution religieuse est une nouvelle utopie. La compulsion de répétition, dont nous avons débattu plus tôt, s’immiscera en son esprit progressivement et il sera tenté, encore une fois, de céder à ses démons :
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains ?
Si la vieille folie était encore en route ?
Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
[…]
L’ennemi se déguise en l’Ennui
Et me dit : « A quoi bon, pauvre dupe ? »
Quelques semaines plus tard, alors que Verlaine retrouve Rimbaud à Stuttgart, tout tremblant dans sa posture de catholique repenti, il tenter de soutenir ce nouvel état. Mais, métapsychologiquement, les instances reprennent leurs conflits, l’énergie pulsionnelle se remet en branle, et le mal triomphe, à nouveau :
« Verlaine est arrivé ici, un chapelet aux pinces […]. Trois heures après, on avait renié son Dieu et fait saigner les 98 plaies de N.S. » (Troyat, 1993)
Conclusion
Un lieu possible du mal réside donc en l’homme comme nous l’enseigne Verlaine. Qu’il est difficile Le combat avec le démon (Zweig, 2004), qu’il est long, hésitant et toujours à reprendre le chemin qui mène au Bien. Le mal est, en définitive, une question qui interpelle le psychanalyste en ce qu’elle est radicalement pathique, en ce qu’elle concerne ontologiquement l’homme qui cherche toujours à le maîtriser. Déterminé par des conflits intérieurs, animés par des pulsions le tançant vers les rivages de la vie et de la mort, porté par le flux énergétique de ces dernières et dialoguant sans relâche avec lui-même, l’homme est résolument impuissant face au mal qui l’habite. Il peut tenter de se guérir mais, comme le disait si justement Jean-Paul Sartre, « on se défait d’une névrose, on ne guérit pas de soi ». La bête d’aveu cherche l’apaisement et la rédemption. La confession est un moyen comme un autre d’y parvenir et Verlaine en a beaucoup usé. Le lieu infernal du mal croît sans relâche dans la demeure psychique de l’homme et fait vaciller l’espoir d’un bonheur atteint et constamment dominant. Laissons le soin au poète de conclure en ce sens :
Il ne faut pas être dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n’a rien d’exquis et d’alléchant
S’il n’y frétille un peu de pervers et d’immonde,
Et pour ne pas être dupe il faut être méchant.
Paul Verlaine.
Bibliographie
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Notes
[1] Voir à ce propos : http://peresdeleglise.free.fr/Augustin/confessions-4.htm, consulté le 15 mars 2012.
[2] « Pour les partisans de l’Ordre Moral, inspirés par une littérature romanesque et médicale, les cafés étaient le lieu du mal, alcoolisme et républicanisme constituaient deux manifestations d’un même fléau. », Jérôme Grévy, « Les cafés républicains de Paris au début de la Troisième République. Etude de sociabilité politique », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2003/2, n° 50-2, p. 52-72, p. 52.
«La faune est l’enfer du psychisme» Bachelard lecteur de Lautréamont “Fauna is the hell of the psyche” Bachelard’s reading of Lautréamont
Renato Boccali
Libera Università di Lingue e Comunicazione IULM, Milano, Italia
renato.boccali@iulm.it
« La faune est l’enfer du psychisme » Bachelard lecteur de Lautréamont
“Fauna is the hell of the psyche” Bachelard’s reading of Lautréamont
Abstract: The aim of this paper is to show Lautréamont’s The Songs of Maldoror as an infernal dystopia. In Bachelard’s lecture, we will stress the metamorphic schemes of aggression and violence pictured by the rapid and perpetual transformations of animal forms. In fact, Lautréamont’s poetry is aggressive and nervous. Bachelard speaks of a “projective poetry” as a psychic explosion of an over excited mind. This poetry is therefore dynamic and primitive, because it is the expression of an original “will to live” that is a “will to attack”. It follows that the lecture of The Songs of Maldoror teaches us how to descend to our psychic hell and to live its tensions thanks to the animal metaphors it displays.
Keywords: Lautréamont; Gaston Bachelard; Projective poetry; Bestiary; Metamorphosis; Aggression; Infernal dystopia.
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau la sucre[1].
Ainsi commencent Les chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, Le Comte de Lautréamont. Dès le début, nous sommes plongés dans une atmosphère infernale et sulfureuse, avec une invitation au voyage qui n’est rien d’autre que l’annonce d’une véritable descente aux enfers. L’auteur mets donc en garde son lecteur : il ne trouvera dans les pages des Chants que malheur et perversion, sauvageries et dépravations, tourment et extase. Il faut laisser de côté toute rationalité et toute « logique rigoureuse » pour accéder à la topologie infernale du Livre. Ses « émanations mortelles » corrompent les âmes, les contaminent et les rongent de l’intérieur, en les transformant en ombres qui traversent « les marécages désolés » de l’espace livresque. Ducasse, comme d’ailleurs l’avait déjà fait Baudelaire, invite le lecteur aux plaisirs clandestins et à la jouissance démoniaque, en préparant, de cette manière, son lecteur idéal. C’est-à-dire un lecteur prêt à se laisser emporter par la haine[2] et « les délices de la cruauté »[3], par une puissante volonté du mal qui libère les énergies cachées dans la chair, énergies musculaires et nerveuses, qui opèrent enfin comme de dynamomètres de l’imaginaire.
Tous ne peuvent pas, cependant, aborder cette descente aux enfers, et Ducasse nous préviens : « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger »[4]. Il faut donc adopter une attitude spéciale pour accéder au Livre et en savourer le fruit amer. À mon avis, Gaston Bachelard fut ce lecteur idéal envisagé par Ducasse. Un lecteur capable de pénétrer les mystères orphiques de l’écriture ducassienne et d’en savourer le fruit amer et dangereux. Contrairement, donc, à une image stéréotypée qui fait de Bachelard un campagnard champenois perdu dans une Arcadie d’autrefois, tout replié sur lui-même, voué à la solitude mélancolique et songeuse du repos, je voudrais proposer un Bachelard violent et agressif, capable de jouir d’images brutales et farouches, de se laisser emporter par les énergies offensives qui naissent dans la chair par les secousses nerveuses provoquées par une catabase infernale qui, au fil des pages, fait vivre au philosophe-lecteur le même rire satanique de Maldoror.
Bachelard reconnaît dans l’œuvre de Lautréamont l’expression d’une poésie agressive et nerveuse, traversée par une violence inouïe. « Chez Lautréamont, nous dit Bachelard, le mot trouve l’action, tout de suite »[5]. La tension psychique ducassienne se métamorphose en parole vivante, dynamique, qui ne reste pas dans la page morte mais acquiert le statut de « parole-force ». Parole qui mobilise les forces du sujet-lecteur, ses énergies vitales qui se transforment en action ou, à vrai dire, en image-action. L’instantanéité atomique de la parole en action et en mouvement n’est pas, toutefois, sans lien avec la totalité du Livre qui l’abrite. Mais il n’y a pas de linéarité narrative car le Livre est seulement le garant d’une totalité ouverte et dynamique. L’instant de la parole-force est donc en lui-même producteur d’action, d’une action agressive qui s’affirme dans la discontinuité d’images changeantes emportées par la variété des impulsions agressives qui s’y expriment. Cependant, il faut encore le souligner, il ne s’agit pas d’une accumulation d’images figées et fixes, mais plutôt d’impulsions actives qui expriment leur mobilité et leur impétuosité dans la tension de certaines paroles-forces structurant, nous dit Bachelard, « une poésie de l’excitation, de l’impulsion musculaire, et […] [qui] n’est en rien une poésie visuelle des formes et des couleurs »[6].
Or il convient de rappeler, même de façon seulement cursive, que la lecture bachelardienne des Chants de Maldoror s’inscrit dans le cadre d’un cours de psychologie qu’il venait de donner, en 1938, à l’Université de Dijon, et se trouve imprégnée d’un évident intérêt pour la psychologie. Il est donc non seulement possible, mais aussi souhaitable, de rechercher dans le Lautréamont l’influence des théories psychophysiologiques et psychosomatiques de l’époque. Bergson et Freud avaient soulignés que les images sont des « figures » de l’instinct, la transcription des stimuli psycho-physiologiques. Déjà Ribot, et puis encore Baudouin, montraient l’importance des stimuli neurophysiologiques et, de manière plus générale, organiques, sur les formations perceptives et imaginatives[7]. De fait Bachelard, dans le Lautréamont, comme auparavant dans la Psychanalyse du feu, pense l’imagination en lien étroit avec l’instinct biologique, compris comme naturalité organique et perceptive, voire inconsciente. Encore dans L’eau et les rêves le philosophe peut affirmer : « C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières »[8].
Les forces et les énergies de la chair façonnent donc les images et il faut revenir à ce niveau d’analyse pour tracer ce diagramme que, dans la Conclusion de La psychanalyse du feu, Bachelard indiquait comme la finalité principale de toute analyse poétique. « Chaque poète devrait alors donner lieu à un diagramme qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphoriques, exactement comme le diagramme d’une fleur fixe le sens et les symétries de son action florale »[9].
Le Lautréamont semble la tentative de tracer ce diagramme en s’appuyant sur les coordinations métaphoriques d’une œuvre pour en dévoiler le sens. Il ne s’agit pas de faire remonter l’explication des Chants à la biographie de son auteur, en expliquant l’œuvre avec la vie ou la psychologie de son créateur. Ce réductionnisme psychologique ferait obstacle à la connaissance « objective » du texte, et d’ailleurs Bachelard le reconnaît très clairement, en soulignant que « la méditation d’une œuvre profonde conduit à poser des problèmes psychologiques qu’un examen minutieux de la vie ne saurait guère résoudre »[10] ; et en annonçant plus clairement que « [Lautréamont] échappe aux principes même d’une étude biographique »[11]. Il n’y aurait donc pas d’intérêt à s’appuyer sur des documents extérieurs au texte ; il vaut mieux focaliser l’attention sur la dynamique interne du texte. Cette dynamique pourra peut-être ainsi dévoiler un diagramme révélateur du sens de l’œuvre. Néanmoins, Bachelard souligne l’importance « des problèmes psychologiques » qui peuvent émerger à partir du texte. Il ne s’agit pas, alors, de travailler en direction d’une psychocritique, telle que sera développée quelque temps plus tard par Charles Mauron, mais en direction d’une causalité psychique génératrice des coordonnées métaphoriques de l’œuvre.
C’est pourquoi Bachelard peut définir l’œuvre de Lautréamont comme une « poésie nerveuse », car elle est le produit d’un « psychisme excité »[12], le fruit d’une « induction active, nerveuse »[13]. Selon le philosophe, cette poésie trouve son origine non pas dans l’« ennui des organes », qui est, selon Bachelard, à la base de la Métamorphose de Kafka, mais dans la tension des organes, car « Lautréamont place la poésie dans les centres nerveux. Il projette, sans intermédiaire, la poésie »[14]. Il s’agit donc d’une poésie projetée ou, comme le reconnaît Bachelard en homme des sciences, d’une « poésie projective », ce qualificatif devant s’entendre dans le même sens que dans la géométrie projective.
Le théorème fondamental de la géométrie projective est le suivant : quels sont les éléments d’une forme géométrique qui peuvent être impunément déformés dans une projection en laissant subsister une cohérence géométrique ? Le théorème fondamental de la poésie projective est le suivant : quels sont les éléments d’une forme poétique qui peuvent être impunément déformés par une métaphore en laissant subsister une cohérence poétique ? Autrement dit, quelles sont les limites de la causalité formelle ?[15]
La réponse que Bachelard nous donne prend appui sur la structure syntagmatique. Il souligne que l’organisation de la poésie projective de Lautréamont suit des « explosions psychiques »[16], qui relèvent davantage du domaine syntactique que phonétique et syllabique. Il s’agit donc de phrases qui suivent « un schème de mobiles coléreux »[17], où « c’est le sens qui saute, non le souffle »[18]. Les énergies nerveuses et colériques ne passent donc pas par la structuration métrique du poème, mais par les spécificités stylistiques du verbe, un « verbe brisant »[19] qui mobilise les images en direction de l’action. La poésie projective de Lautréamont induit alors chez le lecteur « un rythme nerveux, bien différents du rythme linguistique. Il faut les lire [Les Chants de Maldoror] comme une leçon de vie nerveuse, comme une leçon de vouloir-vivre originel »[20].
L’impulsion nerveuse est donc à l’origine de l’organisation syntactique et sémantique des Chants et, à son tour, elle est l’expression d’un « vouloir-vivre originel ». Mais qu’est-ce que ce « vouloir-vivre originel » dont parle Bachelard? Quelle signification peut-on lui donner ? Il ne sera pas inutile de s’arrêter un peu sur ce point, car il me semble capital pour comprendre sa lecture de l’œuvre de Ducasse. C’est en effet la libre manifestation de ce vouloir-vivre originel qui permet de fonder l’acte de transgression et le bouleversement radical de la morale réalisés par Lautréamont. Il se produit alors un retournement des valeurs où l’échelle orientée vers le haut du Paradis se transforme en échelle dirigée vers les abymes infernaux.
Bachelard reconnaît dans les Chants l’expression d’un vouloir-vivre très spécial, très différent du vouloir-vivre schopenhauerien, qu’il définit par ailleurs comme « pauvre et lourd », marqué par une passivité foncière qui est à l’origine de l’univers[21]. Il faut plutôt regarder en direction de Freud, qui a su reconnaître la co-présence de « deux forces attractive et répulsive du monde organique »[22], en mettant en rapport deux instincts ou pulsions (Trieb), l’érotique et l’agressive, qui seront désignée par les noms d’Éros et de Thanatos. Il s’agit d’un instinct de préservation, d’activation et de conservation pour le premier, et d’un instinct de mort pour le second. Il ne sera pas inutile de rappeler ici que dans Malaise dans la civilisation Freud décrit ainsi le « besoin d’agression » : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoins d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser, de le tuer »[23].
Les mots de Freud semblent sortir directement de la bouche de Maldoror, et Bachelard, avec sa finesse interprétative, formule ce besoin-pulsion-instinct d’agression sous forme de « vouloir-attaquer ». Les traces de cette volonté sont disséminées dans le texte, prenant l’aspect de certains organes agressifs, tels que la griffe et la ventouse. La griffe, en particulier, symbolise la volonté pure d’attaquer ; mais il existe d’autres organes offensifs qui sont l’expression de l’agression animale, comme la dent, la corne, la défense, la patte, le bec, le dard, le venin. Toute une « phénoménologie de la cruauté immédiate »[24] et gratuite se dégage alors, grâce à l’action des animaux présents dans les Chants. Ce qui est particulièrement à retenir réside dans le fait que pour Bachelard, « l’instinct organise et pense. Il maintient les pensées, les désirs, les volontés spécifiées assez longtemps pour que ces énergies se matérialisent en organes. L’instinct offensif continue un mouvement avec une volonté suffisante pour que la trajectoire devienne une fibre, un nerf, un muscle. […] Les rapports du moral et du physique sont donc des rapports de formation »[25].
La morale s’origine alors dans le physique, dans la chair et le sang, et tous Les Chants de Maldoror semblent en témoigner. Il n’est pas anodin de voir Bachelard reprendre à nouveaux frais, dans la Conclusion du Lautréamont la question des lignes de force de l’imagination, déjà révélées par les formes vivantes du bestiaire ducassien, en faisant référence au texte d’Armand Petitjean Imagination et Réalisation et à l’œuvre de Roger Caillois Le mythe et l’homme. « Ces deux ouvrages, nous dit Bachelard, apportent une lumière neuve sur le caractère biologique de l’imagination, et par conséquent sur la nécessité vitale de la poésie »[26]. C’est surtout Caillois qui montre la convergence de la conduite animale avec les croyances de l’homme, des conduites agressives des insectes avec les mythes cruels. Dans les deux cas, il s’agit de la même fonction d’attaque. Comme le dit explicitement : « De la réalité extérieure au monde de l’imagination, de l’orthoptère à l’homme, de l’activité réflexe à l’image, la route est peut-être longue, mais elle est sans coupure. Partout les mêmes fils tissent les mêmes dessins. […] le mythe même est l’équivalent d’un acte »[27]. Du geste animal à la production mythique et imaginaire de l’homme, il n’y aurait pas d’hétérogénéité, car c’est le même acte qui détermine la conduite de l’animal et le mythe de l’homme, à savoir un acte qui exprime le vouloir-vivre originaire qui au fond n’est rien d’autre qu’un vouloir-attaquer.
Lautréamont retrouve par conséquent, selon Bachelard, la naturalité de l’acte pur, sa dimension biologique et instinctive, qui se traduit dans la parole poétique avec la même force et la même violence que dans la conduite animale. Cette force est à l’origine d’une poésie agressive et nerveuse, régie par un « besoin d’animaliser »[28], présenté comme fonction première de l’imagination. Le chaos biologique pousse l’imagination à faire des formes animales en perpétuelle transformation, transposant sur le plan poétique le cinétisme foncier de cette impulsion psychique. L’imagination motrice de Lautréamont pénètre dans les « arcanes du rêve biologique »[29], qui veut « animaliser n’importe quoi »[30], réalisant, de cette manière, une poésie dynamique et primitive.
Les Chants de Maldoror sont ainsi animés par la présence d’animaux de toute sorte : chien, cheval, araignée, tarentule, crapaud, tigre, loup, serpent, crabe, requin, poulpe, pieuvre sangsue, oiseaux de tout type, etc. Le bestiaire ducassien se déploie en cohérence avec le coefficient d’agressivité de l’animal, car la valeur dynamique de l’animal est déterminée par sa cruauté et sa violence, incarnées par son organe offensif. La virulence de la phénoménologie animalisante d’Isidore Ducasse dessine des schèmes dynamiques de l’agression, de la violence, de l’attaque, en suivant le cinétisme de l’imagination. Les formes animales ne sont alors pas reproduites mais directement produites. « Elle sont induites, nous dit Bachelard, par les actions. Une action crée sa forme […]. C’est par le dedans que l’animalité est saisie, dans son geste atroce, irrectifiable, issu d’une volonté pure »[31]. Dans le déroulement de l’action, dans l’acte vigoureux, l’animal prend forme, mais surtout le mouvement et la frénésie de la métamorphose, car « C’est l’excès du vouloir-vivre qui déforme les êtres et qui détermine les métamorphoses »[32]. Or si la métamorphose est directement déterminée par le vouloir-vivre, et si, comme nous le savons désormais, le vouloir-vivre pur n’est rien d’autre qu’un vouloir-attaquer, alors la métamorphose exprime poétiquement la violence première, l’instinct biologique, l’agression directe. Le « bonheur » de la métamorphose est le dynamisme de ce vouloir-attaquer qui ne se sclérose pas en formes statiques mais qui, au contraire, maintient son mouvement grâce à la dialectique instantanée des formes animalières. Pour Bachelard, « La poésie ducassienne est un cinéma accéléré »[33] où les formes animales se succèdent vertigineusement et sans continuité. Il faut un spectateur entrainé pour « suivre l’allure des métaphores ducassienne »[34] et « vivre la série des formes dans l’unité de la métamorphose »[35].
Les métaphores ont donc une base vitale, elles s’attachent à un psychisme primitif, fait de désir, d’instinct, de vouloir-vivre, de vouloir-attaquer. On peut les classer en groupes ayant une cohésion interne, déterminée par le coefficient de déformation que les images possèdent. Il s’agit d’une déformation strictement liée aux métamorphoses qui tracent la dynamique du psychisme et en esquissent le trajet, tout en soulignant les instants d’accélération et les actes qui leur correspondent. « Par conséquent, insiste Bachelard, la métamorphose est surtout une métatropie, la conquête d’un autre mouvement, autant dire d’un nouveau temps »[36]. Lautréamont réalise dans sa poésie une véritable libération, grâce aux images déformées et transformées en métaphores. Bachelard parle à ce sujet d’une « fonction réalisante »[37] de la poésie ducassienne, qui se distingue de la fonction du réel. Ce que les Chants réalisent, c’est la libération du psychisme primitif au moyen d’une poésie primitive et pure, c’est-à-dire d’une poésie qui exprime la mobilité des images, leur dynamisme, mais aussi leur antiréalisme. Les images sont donc déformées par l’imagination, qui leur imprime un mouvement et une force de transformation, propres à réaliser leur nature authentique. Les images ne sont pas l’expression mimétique du réel mais elles en constituent plutôt la déformation, la conquête d’une nouvelle forme qui dévoile son véritable visage. La réalité psychique a une matrice biologique qui détermine la dimension culturelle, comme nous le montrent les images métamorphiques de Lautréamont.
En effet, dans les Chants, c’est la dynamique de l’agression qui va déterminer le choix de l’animal, avec son coefficient d’agression, son potentiel biologique et sa vitesse. L’imagerie animalisée est donc en lien étroit avec les muscles et les organes. Elle est plus généralement liée à la conscience corporelle, à ce que Stork, puis Wallon, appelaient « myopsyché ». Le geste animal n’est alors que l’expression du psychisme primaire humain, sans pourtant se résoudre en forme anthropomorphique. La conduite animale, comme disait Caillois, correspond à l’acte imaginaire produit par l’homme. Pour Bachelard, « L’homme apparaît alors comme une somme de possibilités vitales, comme un suranimal, il a toute l’animalité à sa disposition. Soumis à ses fonctions spécifiques d’agression, l’animal n’est qu’un assassin spécialisé. À l’homme le triste privilège de totaliser le mal, d’inventer le mal »[38].
L’animalisation et l’instinct d’agression, le vouloir-vivre comme vouloir-attaquer, apparaissent comme la manifestation vitale du mal qui habite primordialement l’être humain. Les Chants de Maldoror représentent alors une dystopie infernale, qui se structure selon des schèmes métamorphiques d’agression et de violence, figurés par des formes animales hétéroclites, et en constante mutation. Le scénario chthonien est hanté par des cris qui appartiennent à un niveau pré-linguistique de communication. Avec le cri nous sommes face à une expression directe du corps, en-deçà du sens. « Un tel cri, dit Bachelard, est direct et meurtrier ; il porte vraiment la haine jusqu’au cœur de l’adversaire »[39] dans une ivresse immédiate. Le cri s’origine dans le corps et exprime la force comme la violence « dans un univers en rage »[40]. Les Chants réalisent un univers crié à travers un « fracas poétique »[41] où, nous dit Bachelard, « l’énergie est une esthétique »[42].
Une psychologie abyssale nous fait comprendre l’amour ducassien du gouffre, nous permettant de suivre la métamorphose des forces et des énergies qui accompagne les métaphores rapides, aux sonorités élémentaires, aux transformations animales. Nous vivons les rages ducassiennes et nous expérimentons le sourire cruel qui les accompagne. Nous accédons aux profondeurs de notre psychisme, en retrouvant ses dynamismes musculaires et nerveux. « Chez Lautréamont, affirme Bachelard, la faune est l’enfer du psychisme »[43]. La lecture des Chants de Maldoror nous apprend à descendre aux enfers de notre psyché, à en écouter les sons, à en vivre les tensions grâce aux métaphores animales. Il y a alors en nous un complexe de Lautréamont en puissance, que chacun à sa manière doit colorer de ses rages et de ses violences afin de trouver, grâce au travail de la sublimation, son propre chemin. C’est ce que fît ce lecteur exceptionnel qu’était Bachelard, qui nous laisse en héritage ces mots à méditer : « En suivant notre interprétation non-lautréamontienne du lautréamontisme, on perdra sans doute tous les bonheurs de la colère ; on gardera les charmes de la vivacité »[44].
Notes
[1] Isidore Ducasse Le Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror suivis de Poésies I et II Lettres, préface, notes et commentaires par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Livre de Poche, 2001, p. 83.
[2] « Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le commencement de cet ouvrage », ibid., p. 84.
[7] Cf. Jean Starobinki, « Brève histoire de la conscience du corps », dans Revue française de psychanalyse, 2 (1981), p. 264-279 ; Filippo Fimiani, « Il Lautréamont oltre Lautréamont », postface à l’édition italienne de Lautréamont, Salerno, Edizioni 10/17, 1989, pp. 151-177.
[10] Gaston Bachelard, L, p. 96. Contrairement à certaines lectures critiques, il me semble que le rapport entre la psychologie de l’auteur et son œuvre n’est pas de typet be set in the file wp-config.php and point at the WP Super Cache plugin directory. –>
Le naufrage, la noyade et la mort (in)volontaire : le mal-malheur. Victor Hugo, L’Homme qui rit Shipwreck, Drowning and Death : Evil – Misfortune Victor Hugo, L’Homme qui rit
Barbara Sosień
Université Jagellonne, Cracovie, Pologne
barbara.sosien@uj.edu.pl
Le naufrage, la noyade et la mort (in)volontaire : le mal-malheur. Victor Hugo, L’Homme qui rit
Shipwreck, Drowning and Death : Evil – Misfortune Victor Hugo, L’Homme qui rit
Abstract: Victor Hugo’s novel The Man who Laughed represents suffering, evil and tragedy as shared both by man and elements of nature, both by the persecutor and the persecuted. Evil is shown as represented by darkness, abyss, and all material aspects of being; goodness is identified with radiance, light, ascendancy and spirituality. Those values have social, political and moral aspects, but also metaphysical and cosmic ones, Hugo treating these as Ananke, a specific fate transcending all dimensions of being. The plot of the novel describes in detail particular places where the dramatic events take place, literally creating a topography of evil.
Keywords: Victor Hugo; Abyss; Darkness: Evil; Loneliness; Night; Shipwreck.
Le mal est aisé, il y en a une infinité,
le bien est presque unique.
(Blaise Pascal)
L’infini du mal contre le fini du bien : appliquée telle quelle à la pensée-image hugolienne, la pensée pascalienne paraîtrait adéquate à condition de substituer à l’absolu du « bien » le double absolu hugolien : « nuit » et « mort ». Effectivement, dans L’Homme qui rit (1869), la collusion de l’absolu de la nuit et l’absolu de la mort se dessine nettement. En ce qui concerne le concept du mal, il est, dans l’ensemble de la création hugolienne, aisé jusqu’à l’exubérance puisqu’imaginé à facettes multiples, tel le polyèdre. Il s’y trouve associé à la nuit totale, une nuit qui, dans l’imaginaire hugolien, plutôt monte et ne « tombe » pas, puisque, dit-il, « c’est de terre que vient l’obscurité ». De la terre dont l’homme sait qu’elle est prête à s’ouvrir en gouffre béant, pour engloutir l’homme ; dans le maritime imaginaire hugolien, ce sont la nuit et la mer mêlés qui présentent une potentialité du danger dirigé contre l’homme. L’un des prodromes du mal, soit du malheur qui s’abat sur l’humain – car telle semble être, dans la pensée hugolienne, sa véritable nature – est l’absence du soleil.
Dans L’Homme qui rit, une absence au sens propre, notée un soir avant la nuit lors de laquelle les événements lourds en conséquences et tels que le mouvement du roman les aura déployé, se produiront : « Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. On commençait à sentir cette angoisse profonde et noire qu’on pourrait nommer l’anxiété du soleil absent »[1]. Chez Hugo, point de phénomènes météorologiques qui ne soient chargés de significations ; aussi l’impersonnel « on » concernant l’angoisse naissant se rapportera-t-il à la nature tout entière, pressentant un malheur imminent et prise de peur autant physique que métaphysique. Ce soleil n’est pas pensé (donc vu) couché, il est pensé éclipsé, noir, mort.
Le narrateur du roman note, avec cette facilité de généralisation qui est propre à l’écrivain au risque de passer pour réductrice : « […] entre la nuit et les ténèbres, il faut distinguer. Dans la nuit il y a l’absolu, il y a le multiple dans les ténèbres. La grammaire, cette logique, n’admet pas de singulier pour les ténèbres. La nuit est une, les ténèbres sont multiples » (I, 154-155).[2] Effectivement, dans plusieurs langues, en tout cas celles européennes, la grammaire semble le confirmer. Certes, il peut en être autrement pour la poésie.
Dans l’œuvre hugolienne, le mal, dans sa dimension sociale, politique, morale et – sit venia verbo – métaphysique, est une puissance dont les incarnations, anthropomorphes, angélomorphes, démonomorphes, zoomorphes, cosmomorphes et tant d’autres, sont innombrables. Hugo présente le mal dans un processus dynamique ininterrompu, pensé et imaginé dans son cheminement vers le bien, vectoriellement, du bas vers le haut, « […] de la nuit à la lumière, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu… » – écrit-il dans Les Misérables (V,1). Et du matériel vers le spirituel, force nous est-il d’ajouter immédiatement. Ce mal polymorphe, polytonal, polychrome, polyédrique etc… a pour véhicule un langage topographique surabondant, extrêmement riche. Le narrateur déploie ses connaissances et accumule des données à caractère documentaire d’une richesse telle que le lecteur n’ose plus en vérifier la véracité. Mais ne sait-on pas que c’est en vain qu’on s’obstinerait à en chercher la valeur référentielle exacte ; il ne le faut pas. Sans doute, séduit par le démon de la mimésis, et/ou poussé par celui de l’authenticité, Hugo a toujours volontiers recours au lexique savant, habilement emprunté aux différents discours scientifiques. Une surréprésentativité de renvois et d’allusions topographiques en résulte, autant pléthorique qu’envoûtante, de par leur effet sonore d’abord et grâce à leur puissance évocatrice nominale ensuite.
Mon propos est d’en interroger les signes, particulièrement ceux se rapportant à l’hugolienne pensée-image focalisée sur le phénomène du mal inscrit dans les forces d’une nature déchaînée et dirigées contre l’homme, aussi bien dans la zone littorale (en l’occurrence, particulièrement celle insulaire) qu’en pleine mer ; il s’agit du canal La Manche. L’une comme l’autre, soit l’île et la mer, sont exposées aux tempêtes de neige, aux ténèbres, à l’ouragan boréal, aux écueils à fleur d’eau ou cachés sous l’eau, au noroît furieux, aux « clairons forcenés de l’espace ». La spécificité de la configuration géomorphologique du terrain s’y laisse appréhender en tant qu’une cohabitation conflictuelle et antagoniste de l’insulaire, c’est-à-dire du tellurique fallacieux, car émergeant d’un espace aquatique parsemé d’îles, comme éclatée – ce que traduit l’étymologie grecque, par antonomase – et du thalassal.
Portland, l’île hugolienne – plus exactement, une presqu’île, située dans le comté de Dorset et reliée par une mince digue avec l’Angleterre – est exposée aux furies d’une mer omniprésente et déchaînée. Cette dernière, soumise à l’hugolien principe d’anthropomorphisation et nonobstant sa fonction de l’agent du mal à l’œuvre, figure aussi dans son rôle de victime du mal, lequel nait de l’ANANKE inscrit dans le cosmos entier. Dans un premier temps, la mer est la victime, plus précisément la grande malade, parcelle de l’univers atteinte de grave dérèglement de toutes ses facultés, pour paraphraser Rimbaud. Voilà ce qu’en dit le narrateur du roman :
Les tourmentes sont les crises de nerfs et les accès de délire de la mer. La mer a ses migraines. On peut assimiler les tempêtes aux maladies. Les unes sont mortelles, d’autres ne le sont point ; on se tire de celle-ci et non de celle-là. La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. Jarabija, un des pilotes de Magellan, la qualifiait « une nuée sortie du mauvais côté du diable. (I, 125) […] Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. (I,165)
Dans la note en bas de page, Hugo cite en espagnol : « Una nuba salida del malo del diabolo » (I, 165).
La maladie d’une mer souffrante ne la disculpe pas pour autant, le malheur de la nature ne lui arrache pas son dard infernal. L’un des personnages hugoliens, le mystérieux passager du voilier naviguant vers sa perte et l’ignorant longtemps, nommé « docteur », figure du poète à la fois rêveur et savant, scrute le ciel et la mer, et mesure l’imminence du naufrage dans lequel tous périront bientôt : l’ourque, son équipage et ses passagers, tous malfaiteurs, voleurs/vendeurs d’enfants et criminels. Voici ce que note son regard :
Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentée, allait commencer. Une lamentation sortait de cette onde. Des apprêts, confusément lugubres, se faisait dans l’immensité. Le docteur […] ne perdait aucun détail. Du reste il n’y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l’enfer. […] Tout vestige de jour s’était éclipsé. (I, 150)
Le mal qui vient de la mer et s’acharne à tout détruire et celui qui la frappe ne font qu’un ; la victime et le bourreau, le bien et le mal obéissent au principe de retournement, inhérent à l’imaginaire hugolien visant la synthèse. Le fait n’a pas échappé à l’attention de Gilbert Durand, quoique placé dans un contexte tout autre que celui proposé ici : « la peur de sombrer », la rêverie de la barque mortuaire, le symbolisme de la nacelle romantique, auxquels Durand consacre quelques belles pages[3] ne se rapportent que lointainement à l’imaginaire du mal tel que Hugo le synthétise dans le roman en question.
Dans un premier temps, ce sont donc les forces élémentaires d’une nature sauvage et déchaînée qui répondent du mal, tel que la diégèse de L’Homme qui rit le déploie, moyennant deux récits parallèles. Le premier est focalisé sur le naufrage, le second – sur la noyade. Le naufrage sera celui du petit bâtiment basque, « l’ourque de Biscaye » transportant des bandits et malfaiteurs dans leur fuite ratée, de la pointe Sud de Portland, à travers l’archipel de La Manche, vers les rives du Golfe de Gascogne (Golfe de Viskaya). Le naufrage aura lieu dans les eaux hérissées de récifs, celles du golfe de Weymouth. Hugo ne lésine pas sur la représentation de la topographie de ce lieu fatal ; voici un fragment : « […] Portland, âpre montagne de la mer. La presqu’ile de Portland, vue en plan géométral, offre l’aspect d’une tête d’oiseau dont le bec est tourné vers l’océan et l’occiput vers Weymouth ; l’isthme est le cou » (I, 88). Au moment même où le docteur dans son ourque constate la disparition des symptômes du jour jusqu’à l’éclipse de toutes les rives (« Tous s’enfonçant dans la nuit » […] Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer » ; I, 151), le second volet du roman s’ouvre.
Son protagoniste éponyme, L’Homme qui rit, est un petit garçon défiguré par les « comprachicos » et abandonné sur le promontoire sud du Portland. Il commence sa marche solitaire pieds nus dans la neige, à travers un pays désolé, dans le froid, la faim, la tempête de neige et l’épouvante, vers la pointe nord, soit en remontant tout le plateau, vers l’Angleterre (ce qu’il ignore) :
[…] l’enfant sentait […] sur son front, sur ses yeux, sur ses joues, quelque chose qui ressemblait à des paumes de mains froides se posant sur son visage. C’étaient de larges flocons glacés […] annonçant l’orage de neige. L’enfant en était couvert. L’orage de neige […] commençait à gagner la terre […] par le nord-ouest dans le plateau de Portland. (I,120)
Les forces de la nature vont alors l’assaillir, venues de cette même mer malade et enragée dans laquelle, cependant, s’engouffre l’ourque nommée La Matutina avec les bourreaux du garçon ; or bien que les actants des deux actions ignorent leur sort, leurs périples respectifs seront lourds en conséquences. Pour l’enfant, le mal se nomme alors souffrance physique : errance solitaire dans les ténèbres grandissantes et menace perpétuelle de la chute-noyade involontaire :
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné […] l’ombre ne discerne pas ; et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose. […] l’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. L’enfant […] était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, […] dans cette neige et dans cette nuit […] il marchait, ignorant, entre deux abîmes. (I, 201-201)
Chez Hugo, le vocable « abîme », de concert avec « gouffre », figure la pépinière du mal spatial, partant de tout mal. A propos des deux abîmes hugoliens, Gérald Schaeffer parle du « […] redoublement du combat mythique qui vient de s’achever par le naufrage [et de] la lutte de l’enfant contre les choses et les hommes [qui] se poursuit. Comme sur la mer, la narration joue sur le double registre du [mal] matériel et [de celui] métaphysique »[4]. Le petit Gwynplaine – tel est le nom de l’enfant – continue sa marche en ignorant qu’il entre dans le chemin de sa destinée, une sorte de parcours initiatique qui aura duré une dizaine d’années. Lors de ce parcours, il aura triomphé du mal inscrit dans des obstacles dressés par les « choses de la nature », connu l’amitié et l’amour, trouvera un gîte et aura un métier, celui de bateleur. Mais il succombera aux forces du mal moral, social et politique entrelacées telle la toile d’araignée, pensée-image récurrente dans l’ouvre hugolienne, dans L’Homme qui rit tissée lucidement par les injustices des structures sociales.
On sait que les emplois de l’image de l’araignée chez Hugo sont multiples ; dans le contexte qui nous intéresse ici, il s’agit tout d’abord, d’un être de ténèbres, dont l’immobilité fascine, rebute et séduit à la fois. Telle sera la signification de la rencontre du protagoniste avec la splendide duchesse Josiane, l’opulente beauté rousse aux yeux vairons, incarnation de la tentation charnelle et du désir sexuel. Mais aussi – tant il est vrai que l’imaginaire hugolien joue toujours sur les symétries – tel sera les sens des contacts de Gwynplaine avec le système de justice anglaise, à l’œuvre dans « […] ces gothiques prisons où l’araignée et la justice tendaient leurs toiles » ; « les toiles d’araignées […] se mettent dans les lois » (II, 90).
Nous avons vu : au début du parcours, le protagoniste – enfant marche dans une nuit sans étoiles, au sens matériel et métaphysique, soit au propre et figuré ; le mal le guette. Au milieu dudit parcours, comme si la toile d’araignée destinale c’était desserrée, par un caprice de l’ananke, Gwynplaine adulte aura connu la lumière spirituelle, inscrite dans d’autres yeux que ceux de l’habitante de la toile d’araignée, fascinante et charnelle duchesse Josiane. Les yeux autres sont aveugles mais clairvoyants, et leur propriétaire est une jeune fille angélique et diaphane, surnommée Déa. Déa, sa seule étoile brillant dans la nuit de sa destinée, pour évoquer, cette fois, Gérard de Nerval[5], mourra ; ainsi, le mal assoupi se réveille sous forme de malheur qui frappe l’être entier de l’homme. À la fin du parcours, Gwynplaine s’en retrouve broyé et écrasé, cette fois par des forfaits commis par les forces humaines, les noirceurs astucieusement tramées par les lois sociales. L’Homme qui rit aura alors choisi la mort par l’eau, en se laissant tomber du bord du bateau sur lequel il se trouve, dans les eaux nocturnes de la Tamise, les yeux rivés sur l’unique étoile, visible pour lui seul dans un ciel sans astres. Ainsi, il répond à l’appel de la clarté venant d’en haut, dont il devine l’origine : c’est le signe envoyé par Déa, sa Laure, madone morte mais lui indiquant le chemin, telle stella maris, la Matutina céleste.
Voilà ce qu’apporte la fin, telle la grande finale d’un opéra ; je n’en cite que quelques fragments :
Gwynplaine […] se dressa, leva le front, considéra au-dessus de sa tête l’immense nuit. […] étendit les bras vers la profondeur d’en haut et dit : « Je viens ». Et il se mit à marcher […] sur le pont du navire, comme si une vision l’attirait. À quelques pas, c’était l’abîme. […] il ne regardait pas à ses pieds.[…] Il avait dans la prunelle une lueur […] comme la réverbération d’une âme aperçue au loin. Il cria : « Oui ! ». Il marchait […] l’œil fixe, il ne quittait pas des yeux un point du ciel […] il souriait. […] il n’y avait plus d’étoiles, mais […] il en voyait une. […] il parvint à l’extrême bord. « – J’arrive, dit-il, Déa, me voilà ». Le vide était devant lui. Il y mit le pied. Il tomba.
La nuit était épaisse et sourde, l’eau […] profonde. Il s’engloutit. […] Personne ne vit ni n’entendit rien. […] Peu après le navire entra dans l’océan. (II, 355-356).
Cette mort suicidaire, est-ce le mal, dans son essentialité imaginaire ? Certes non puisque, en tombant ainsi dans l’eau-matière, Gwynplaine rejoint l’esprit-lumière, celui d’en haut, la mort sublime étant la seule réponse au mal. Qui plus est, en se laissant engloutir par les eaux du fleuve (maternelles… ?) le héros du roman aura bientôt rejoint celles de l’océan (paternelles… ? ) : le fleuve, c’est la Tamise, qui rejoint l’océan, soit la mer du Nord (Hugo ne dit pas : « mer », mais bien « océan »). Le corps noyé de Gwynplaine ira à la mer ; le cercle se refermera : les bourreaux et la victime se retrouvent au même endroit : « […] l’eau et la nuit se rejoignent en un complexe mortifère fondamental », dit J. Libis dans sa belle étude[6]
L’imaginaire hugolien véhicule volontiers une vision du cosmos dans l’abime, le gouffre, la profondeur ; il en est de même pour sa conception du mal/malheur mis à l’épreuve du bien. Pour y parvenir, il faut ou bien s’élever (devenir étoile du ciel, comme Déa), ou bien tomber, plonger (comme Gwynplaine), accomplir un geste soit volontaire, soit involontaire. Dans la multiplicité des visages du mal que l’œuvre de Victor Hugo propose, ceux liés essentiellement à l’imaginaire du naufrage et/ou de la noyade, en tant qu’activités humaines ultimes, semblent des plus significatifs.
Notes
[1] Victor Hugo, L’Homme qui rit, Introduction par Marc Eigeldinger et Gérald Schaeffer, Paris, Flammarion, 1982, t. I, p. 86. Toutes les citations renverront à cette édition. Les chiffres entre parenthèses indiqueront le tom et la page.
[2] Voici les titres choisis par Hugo pour cette partie du roman : La nuit moins noire que l’homme ; L’ourque en mer ; L’enfant dans l’ombre ; en l’occurrence, la tendance manifeste à condenser les métaphores à l’usage sentencieux semble effectivement très bien venue.
Le jardin noir : topographie décadente pour un contre-éden The Black Garden: a Decadent Topography for an Anti-Eden
Isabelle Krzywkowski
Université Stendhal-Grenoble 3, France
Isabelle.Krzywkowski@u-grenoble3.fr
Le jardin noir : topographie décadente pour un contre-éden
The Black Garden: a Decadent Topography for an Anti-Eden
Abstract: The garden of the late nineteenth century appears as the systematic inversion of the topos of the ideal garden. A privileged space for death and suffering, locked there to be staged, the decadent garden seems exemplary of the entropic process which underlies the imaginary of the end of the century. A fantastical figuration of a declining world, it also allows the questioning of a failed Creation, which it aims to improve. Anti-Garden of Earthly Delights, the new ”Garden of torture” therefore leaves unaffected neither body nor soul, nor nature, nor the sacred. However, the metaphysical dimension of this sacrilegious anti-physis should not hide the aesthetic issue, by which the artist becomes, as O. Wilde pointed out, a creator of nature, albeit a creator of monsters. This complexity suggests that this is less about a renewed representation of Hell, than about the syncretic implementation of an ”infernal Eden”, a ”Counter-Eden”.
Keywords: European Literature; Decadentism; Garden; Eden; Anti-physis; Tortures.
Pour qui ne connaît pas l’« esprit de décadence[1] » qui règne à la fin du XIXe siècle, il peut paraître étrange qu’un lieu comme le jardin, si couramment associé à l’imaginaire paradisiaque, puisse devenir l’un des espaces de l’enfer. C’est pourtant à ce renversement que se livre la fin-de-siècle décadente, comme elle se plaît, d’ailleurs, à détourner tous les topoï. Il faut cependant d’emblée noter que plusieurs caractéristiques du jardin autorisent ce détournement, car c’est sa topologie qui rend possible une topographie du mal : la clôture, d’abord, élément constitutif qui établit le jardin en lieu idéal mais aussi en interdit, appelant à la transgression (archétype où puisent les mythèmes édéniques) ; le travail sur la nature, ensuite, qui fait de tout jardin une entreprise démesurée de dépassement des lois naturelles (surnature ou anti-nature) ; la mise en scène de cette nature, enfin, qui la constitue en spectacle, ce que la fin-de-siècle traduira volontiers en voyeurisme. C’est sur ces bases que la fin du XIXe siècle va construire un « jardin du mal ».
Non que celle-ci méconnaisse le thème du jardin idéal – un jardin « blanc » –, mais c’est en général comme refuge hors d’un monde que l’on rejette et qui dégoûte : c’est exemplairement le cas de Des Esseintes, le héros d’À rebours de Huÿsmans (1884), dont la « Thébaïde » se redouble d’une bibliothèque et d’une serre. Le jardin-refuge se définit ainsi par la négation, en opposition à la ville et à la société que l’on méprise et dont il protège en isolant. De fait, la fin-de-siècle n’a guère pour but de peindre un univers idéal ; et s’il lui arrive de recourir au mythe édénique, c’est soit pour dénoncer une société pervertie, soit pour pervertir le mythe de l’intérieur, en le dévoyant : transformer en un espace monstrueux et corrupteur un lieu que la tradition s’accorde à reconnaître comme idéal et d’origine divine est bien l’un des objectifs que la fin-de-siècle décadente peut se fixer. Le jardin devient le siège d’une fantasmagorie maladive qui va contaminer l’espace, aussi bien que ceux qui s’y trouvent : le corps y est pris à parti, menacé dans sa santé, dans son intégrité, dans sa cohérence, et même dans sa sensualité; c’est un lieu où le corps humain est appelé moins à s’épanouir qu’à se dégrader, et sa dégénérescence s’accompagne le plus souvent de celle du jardin. Je me propose donc de parcourir brièvement les déclinaisons de ce « jardin infernal », pour interroger le retournement du topos paradisiaque que la fin-de-siècle met ainsi en scène et montrer que le motif du jardin vise à une véritable dénaturation.
L’espace du mal (1) : Les jardins de la mort
Le jardin est de manière récurrente, dans la fiction marquée par l’esprit fin-de-siècle, un lieu morbide, et même macabre, à l’opposé de la tradition pastorale qui découle de l’imaginaire de l’Âge d’or.
Parce qu’il est clos, le jardin permet de cacher ce que la société, les vivants ne veulent pas voir : les prisonniers, les malades, les horreurs de l’agonie, de la dégénérescence. Mais la mise à l’écart fonctionne dans les deux sens, et le jardin est bien souvent un asile pour les malades, et singulièrement pour les maladies de l’âme, qui y trouvent le reflet de leur neurasthénie, ce dont le recueil Serres chaudes de Maurice Maeterlinck rend exemplairement compte ou, dans un registre moins symboliste, le motif du jardin d’hôpital, du sanatorium, de la ville de cure (de Maupassant à Thomas Mann).
Plus intéressant, et plus spécifique, l’alliance que dessine la Décadence entre le caractère spectaculaire du jardin et l’esthétisation de la maladie. La poétique fin-de-siècle de la mort lente, voluptueuse, de la vie qui s’épuise doucement, trouve dans le jardin un cadre protégé, que les bruits et les laideurs de la vie ne viennent plus troubler, et qu’on peut orner de brassées de fleurs dont les odeurs, trop fortes, hâtent la fin[2]. Maladies de langueur, maladies qui taraudent les corps et les volontés, tuberculoses, névroses, lèpres ou syphilis promènent au jardin leur lente et irrémédiable déliquescence, parfois charmante pourtant, elle qui rend les femmes plus pâles, plus longilignes, et semble les transformer en fleurs. Des Esseintes ou le prince Noronsoff[3] offrent des fêtes pour donner leur maladie en public, et les damnés « impudiques et laids » du « Jardin maudit » de Maurice Magre (texte que j’ai lu en prologue à mon intervention) semblent s’en enorgueillir en exhibant leurs plaies :
Alors, je vis venir vers moi les créatures.
[…] Ils étaient boursouflés, extravagants, exsangues.
Celui-ci dans l’œil droit avait un clou de fer,
L’un portait un carcan, l’autre avait une cangue,
Celui-là rayonnait et montrait un cancer.
Et tous, l’être sans dents, l’être aux orbites vides,
L’être dont des grosseurs faisaient le crâne lourd,
Tous étaient satisfaits, tous se trouvaient splendides,
Ils portaient avec eux leur mal avec amour[4].
Les « jardins de la mort » sont une des grandes thématiques fin-de-siècle, ainsi que le montre la titrologie : Au « Jardin de la Mort » de Camille Lemonnier (La Vie secrète, 1898) répondent le « Hortus larvarum » de D’Annunzio (Poema paradisiaco, 1893), le « Garden of Proserpine » de Swinburne (1866), Die Toteninsel de Böcklin (1880), ou encore tous ceux où l’on trouve la mort en jardinier. « On assassine quelqu’un dans un jardin[5] ! » s’écrie Mæterlinck, comme s’il pouvait s’agir de l’humanité entière. Il semble donc difficile d’échapper à l’expérience de la mort dès lors qu’on est entré dans le jardin, et sa découverte fait parfois l’objet même de l’initiation.
Le jardin, donc, s’affirme comme un espace funèbre : les urnes, les tombes et les cénotaphes font partie des éléments décoratifs ; il est empli de tous les plantes qui symbolisent la mort, ronces et chardons, cyprès et saules, buis, houx, myrte, et même d’asphodèles ou de pavots narcotiques et mortels. Zola, comme souvent, propose la meilleure synthèse du thème :
[…] des scabieuses y mettaient leur deuil. Des cortèges de pavots s’en allaient à la file, puant la mort, épanouissant leurs lourdes fleurs d’un éclat fiévreux. Des anémones tragiques faisaient des foules désolées, au teint meurtri, tout terreux de quelque souffle épidémique. Des daturas trapus élargissaient leurs cornets violâtres, où des insectes, las de vivre, venaient boire le poison du suicide. Des soucis, sous leurs feuillages engorgés, ensevelissaient leurs fleurs, des corps d’étoiles agonisants, exhalant déjà la peste de leur décomposition. Et c’étaient encore d’autres tristesses : les renoncules charnues, d’une couleur sourde de métal rouillé; les jacinthes et les tubéreuses, exhalant l’asphyxie, se mourant dans leur parfum. Mais les cinéraires surtout dominaient, toute une poussée de cinéraires qui promenaient le demi-deuil de leurs robes violettes et blanches, robes de velours rayé, robes de velours uni, d’une sévérité riche[6].
Le motif du jardin noir conjugue le deuil et la pétrification, en même temps qu’il consacre la mort de la nature, comme dans les jardins d’Algabal, où le charbon, la lave, les pins, la poussière, la grisaille vêtent de leur noirceur les « champs sombres à la lisière sombre » [düstere felder am düsteren rain[7]].
Lieu humide et obscur, oppressant, le jardin décadent est en fait un avatar de la tombe. C’est son odeur de putréfaction et de mort que vient flairer Clara, « fée des charniers, ange des décompositions et des pourritures », dans Le Jardin des Supplices :
Elle me désigna de bizarres végétaux qui croissaient dans une partie du sol où l’on voyait de l’eau sourdre de tous côtés. […] Du fond de ces cornets, sortaient de longs spadices sanguinolents, imitant la forme de monstrueux phallus… Attirés par l’odeur de cadavres que ces horribles plantes exhalaient, des mouches volaient autour […][8].
Le jardin, on y reviendra, est un espace rouge. Il est macabre par nature, et l’on ne s’étonnera pas que, parmi les plantes les plus représentées, les fleurs cannibales, comme les Népanthès et les Drosera, soient en bonne place[9]. En fait, le jardin entier ne se nourrit que de pourriture et de détritus, de sang et de cadavres :
Au jardin rêvé croit un arbre de vitrail.
Un cadavre nourrit ses racines cruelles[10].
C’est également par la nécrophagie que Mirbeau explique la splendeur du Jardin des Supplices :
On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvre dans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années. Il s’en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés au sol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place – les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales, il n’existait une terre plus riche en humus naturel. Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoires spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend vigoureuses et belles[11].
Le texte est un extraordinaire développement du réseau d’images dans lequel s’inscrit ce motif du jardin macabre : la thématique baudelairienne des « fleurs du mal » devient hymne à la beauté monstrueuse et se conjugue au thème du vampire, qui permet, peut-être, de mieux comprendre le lien indéfectible qui unit, d’après la fin-de-siècle, le jardin et la femme : tous deux se gorgent de sang.
Le jardin est donc un espace anthropophage et nécrophage. Ce thème obsessionnel du cannibalisme, dont on sait que, depuis Dante, il est un des attributs de Satan, confirme qu’on ne saurait plus rien trouver là de paradisiaque.
La fin du XIXe siècle montre par ailleurs un goût prononcé pour les jardins en train de mourir. Si l’époque conserve la prédilection romantique pour l’automne, c’est pour mettre en évidence une agonie que n’accompagne plus aucune apothéose lumineuse, et dans laquelle on cherche à percevoir les signes du déclin de la nature. Le jardin qu’on nous montre n’est jamais tout à fait mort : il est bien plutôt agonisant. Les éléments eux-mêmes sont atteints de maladies : aux statues « mutilées » répondent les statues lépreuses que « l’ombre et la vétusté […] rouillent de leurs dartres[12] ». De même, les plantes sont affaiblies et chlorotiques,à l’image d’une humanité monstrueuse que la maladie déforme, pourrit. Voici comment Zola présente les cactées du Paradou :
… à peau hérissée de duvets immondes, traînant des membres infirmes, des jambes avortées, des bras cassés, les uns ballonnés comme des ventres obscènes, les autres avec des échines grossies d’un pullulement de gibbosités, d’autres dégingandés, en loques, ainsi que des squelettes aux charnières rompues. Les mamillaria entassaient des pustules vivantes[13]…
Huÿsmans, quant à lui, décline le bouquet maladif de sa serre :
…et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres; d’autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures; d’autres encore montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres; quelques unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme[14].
Et Maurice Magre pousse l’image jusqu’à l’obsession :
Des arbres mous avaient des blessures ouvertes,
Des humeurs ressemblant à celles de la chair,
Et les pousses du bois au lieu de jaillir vertes
Etaient blanchâtres et vivaient comme des nerfs[15].
On voit l’équivalence qui s’instaure entre les maladies de peau qui fascinent la fin-de-siècle et la végétation qui ronge l’espace comme un chancre : les plantes grimpantes, parasites, dévorent les variétés plus faibles, tandis que les mousses, les lichens prennent possession des architectures. La nature aussi se décompose, à l’image de l’humanité, tumeurs malsaines, chancres vénériens, chlorose et même névrose, elle est marquée de tous les stigmates des maladies « à la mode », maladies de l’épuisement ou de la dégénérescence. « Tout n’est que syphilis[16] » s’écriait des Esseintes – autre moyen, finalement, de pervertir le motif du jardin : il est à son tour contaminé par l’homme.
Ce jardin abandonné qui s’étiole et s’éteint doucement est une image-clé de la fin-de-siècle, et lui appartient en propre. Il semble toujours gagné par un insidieux pourrissement : l’humidité, l’ombre, certaines odeurs, certaines couleurs, verdâtres ou rouille, manifestent ce processus de déclin. L’atmosphère y est humide et suffocante ;il y règne partout le « clair-obscur et l’ombre[17] » ; les plantes, envahissantes, y sont« toutes tachées de moisissures[18] » ; la mousse qui gagne les statues et les bancs montre peut-être la victoire de la végétation sur l’art, mais elle est d’abord une manifestation de la moisissure. Cette usure ronge jusqu’à l’imputrescible : « il y a, murmura [Albine], une femme de marbre tombée tout de son long dans l’eau qui coule. L’eau lui a mangé la figure[19] ».
L’odeur qui en jaillit par « entêtantes bouffées[20] » est un « encens délétère », mortifère ; les eaux, comme les odeurs, sont méphitiques :
D’un vivier croupissant sortait une odeur fade,
Des miasmes de typhus par les vents soulevés[21].
Le jardin tout entier est en état de décomposition. Le thème est tellement obsédant qu’on me permettra d’en signaler d’autres occurrences :
Dans le bosquet de camélias les calices flétris avaient neigés en pourriture rose et blanche, et leur décomposition lente était un charme de plus dans ce silence et cette torpeur ; […] une vie d’helminthe et de poisons fermentait dans ce parc. Il y pesait la sombre ardeur d’un cimetière.
Une odeur humide et tumulaire, des senteurs froides de marécage et de cimetière s’épandaient sur ses abords, opprimaient l’air prisonnier sous l’immobile amas des feuillages[22].
Ce jardin à l’abandon trouve une expression achevée dans le jardin où les eaux croupissent : bassins verdis à l’abandon, étangs immobiles, eaux« glauques », « gluantes », « visqueuses » ou « infectées » rappellent bien que le paysage imaginaire que la Décadence privilégie est celui du cloaque. L’odeur de décomposition qui monte des eaux mortes est celle même de ce jardin où tout pourrit, tout comme elles-mêmes ont les couleurs de la putréfaction. L’eau ronge ainsi lentement le paysage qu’elle rend peu à peu indistinct : le jardin à son tour disparaît lentement, envahi par les eaux (à rapprocher, bien sûr, de la fascination fin-de-siècle pour Venise ou Bruges). Cet enlisement gagne l’humain, comme en témoigne la mort de Narkiss « enlisé dans la boue, au milieu des cadavres et de l’immense pourriture amoncelée là depuis des siècles » :
Debout dans la vase, Narkiss avait été asphyxié par les exhalaisons putrides du marécage mais, enfoncé jusqu’au cou dans le cloaque, il dominait de la tête les floraisons sinistres écloses autour de lui en forme de couronne[23].
Les textes convergent pour fonder une esthétique à rebours, qu’on peut, par sa récurrence, considérer comme le paysage imaginaire de la fin du XIXe siècle, paysage morbide, paysage « faisandé[24] ». Qu’il foisonne et prolifère, entraînant le risque de l’étouffement, ou qu’il soit guetté par l’étiolement, le pourrissement, voire la pétrification, le jardin fin-de-siècle est un espace mortifère qui tend toujours à la dégradation. Il permet de rendre compte, moins d’un état, que d’un processus, celui de la dégénérescence du vivant, que Jankélévitch identifie comme caractéristique de l’esprit de décadence :
Frénésie et enlisement sont d’ailleurs les deux aspects inverses d’une même rechute en naturalité ; […] cette frénésie est, comme la gangrène, un déchaînement des forces anti-vitales : – non point plénitude affirmative, mais enflure morbide[25].
À la vie qui s’épuise (celle, aussi, d’une civilisation) fait écho l’épuisement de la nature : pour la génération des années 1880, le principe d’entropie[26] devient un modèle de pensée, explication rationnelle de la décadence, imaginaire scientifique de la fatalité. Le jardin abandonné devient donc le symbole du déclin : s’il est le cadre rêvé d’un nouveau Crépuscule des Dieux, puisque « Le dépérissement des plus immortels dieux / Éclate en ce décor incandescent d’icône[27] », il est aussi un « cadre superbe, hein ? pour l’agonie d’une race[28]… ».
L’espace du mal (2) : Le jardin des supplices
Espace du mal, le jardin l’est parce que l’on y souffre, mais plus encore parce que l’on y fait souffrir.
La clôture,si elle préserve de l’extérieur, délimite aussi un espace carcéral. La version la plus anodine est celle du jardin où l’on s’ennuie et que l’on n’arrive pas à fuir. Même (surtout ?) le jardin édénique entrave la liberté et provoque la lassitude : « Et j’ai fui vers la porte ouverte sur le gouffre / […] Et j’ai crié : “Seigneur, ton amour est sans charme”[29] » raconte le visiteur du Paradis revu par Maurice Magre. Plus grave, on enferme, on séquestre dans le jardin (motif que l’on trouvait déjà dans les romans de chevalerie italienne, dont les magiciennes, Armide, Alcine, sont de modernes Circé). Le rapprochement est parachevé avec l’association délibérée du jardin et du bagne qui est au cœur du roman Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau :
Le Jardin des Supplices occupe au centre de la Prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre que couvre un épais revêtement d’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. […] Les Chinois ont raison d’être fiers du Jardin des Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute la Chine où pourtant il en est de merveilleux[30].
Parmi les tortures que l’on subit au jardin, les souffrances intellectuelles ne sont pas les moins raffinées. Voyeurisme douloureux (qui s’origine peut-être dans les souffrances qu’éprouve le Satan du Paradise lost de Milton (1667), texte que la Fin-de-siècle a beaucoup pratiqué),érotisme morbide qui se réalise dans le meurtre ou la folie[31], voire dans des unions monstrueuses avec la nature, perte de volonté : en lieu du bonheur espéré, c’est la faiblesse et le désespoir, et des tentatives d’évasion qui se soldent bien souvent par la démence ou la mort. Loin d’être apaisante, la vision du jardin peut aussi devenir une insulte portée à la faiblesse des malades : la puissance vitale apparaît alors moins comme un modèle ou un réconfort, que comme une cruauté ultime. Cet antagonisme entre la maladie et la nature apparemment immortelle constitue l’un des leitmotiven de l’époque[32].
Les tortures physiques sont bien évidemment également convoquées. Le jardin, non seulement sert de cadre à la description de supplices, au point de les faire apparaître comme un ornement constitutif du jardin, chez Octave Mirbeau par exemple ; mais il devient le reflet d’une humanité souffrante. Iwan Gilkin donne, quant à lui, une vision hallucinée de l’arbre de Jessé nécrophage : par une énumération digne d’Agrippa d’Aubigné, chaque fleur semble porter, ou être, un instrument de torture :
Arbre miraculeux de Jessé, tu fleuris
En rouges fleurs de chair aux pétales meurtris,
Tulipes sublimant la pourpre de leurs urnes,
D’où surgissent, le front à jamais douloureux,
De beaux enfants princiers aux lèvres taciturnes,
Qui, pâles et craintifs, entre leurs bras fiévreux
Serrent maint effroyable instrument de tortures
Rougi par le sang frais de leurs larges blessures.
Sur les glaives, les crocs et les peignes de fer,
Les tenailles, les coins et le gril et la roue,
Le carcan de fer rouge et la vrille qui troue,
Et les pinces où pend encore un peu de chair,
Epanouis parmi les suaves pétales,
Si tristes et si doux, les chers visages pâles
Laissent parfois couler l’eau vive de leurs pleurs.
[…] C’est l’arbre de la vie, où croissent les douleurs,
L’arbre dont chaque fleur qui s’ouvre est un supplice.
Du fond rouge et meurtri de leur morne calice,
Vase de chair béant, palpitant et sanglant,
La souffrance jaillit comme un parfum troublant[33] […].
La comparaison ou la métaphore des plantes et du corps humains sont des moyens efficaces pour signifier que la torture est omniprésente au jardin : Mirbeau décrit ces « fleurs de boucherie et de massacre[34] », comme Magre :
Vers ma face penchaient d’étranges lis malades.
Dans leur calice mort dormait un œil crevé.
[…] La pivoine semblait un grand cœur arraché.
Dans la fleur du sorbier d’où soufflait une haleine
S’ouvrait un sexe affreusement martyrisé…
Un amandier était fleuri de mains coupées;
Un tronc, comme une femme, avait des cheveux d’or[35].
Ces plantes suppliciées renvoient la flore non seulement à des corps humains, mais à des corps que les supplices démembrent et écorchent :
Des tigridias ouvrant des gorges mutilées, des diclytras et leur guirlandes de petits cœurs rouges, et aussi de farouches labiées à la pulpe dure, charnue, d’un teint de muqueuse, de véritables lèvres humaines[36]…
On comprend que se dessine, avec ces lèvres, ces « gorges mutilées » et ce cœur végétalisé, ensanglanté, l’image de la femme aimée : version macabre et vengeresse du cliché de la femme-fleur au jardin des supplices.
Le corps est donc sans cesse menacé par le jardin : déchiqueté, décomposé, recomposé parfois, transformé, sa désagrégation est au fond le spectacle vers lequel tend le jardin décadent. Certains viennent du reste admirer la torture dans les jardins, comme Clara, partie au Jardin des Supplices pour « voir des spectacles sublimes, s’exalter à des sensations extraordinaires[37] ». Voyeurisme encore, mais de nature sadique, que le plaisir éprouvé à observer la confrontation des malades et des mourants avec le foisonnement de la vie. Clara explique à son amant toute la perversité de ces souffrances intellectuelles :
Pense à ce que cela doit être pour le patient qui va mourir dans les supplices. Songe combien la torture se multiplie dans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement qui l’environne[38]…
Le jardin semble conférer à cette contemplation de la souffrance et de la mort une dimension où se mêlent, de la manière la plus troublante, esthétique, sensualité et morbidité. Clara, encore :
La belle plante ! […] Ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vu souffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plus belles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums !… Sens encore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sont durs[39] !
Cette rencontre d’Eros et de Thanatos, cette superposition perverse de l’esthétique et du macabre fonde en profondeur le récit de Mirbeau, qui alterne savamment descriptions des tortures et du jardin :
À droite, des pelouses fleuries; à gauche, des arbustes encore. […] C’était un enchantement perpétuel. Et, de cet enchantement floral, se dressaient des échafauds, des appareils de crucifixion, des gibets aux enluminures violentes, des potences toutes noires au sommet desquelles ricanaient d’affreux masques de démons ; […] Sur les fûts de ces colonnes de supplice, par un raffinement diabolique, des calystégies pubescentes, des ipomées de la Daourie, des lophospermes, des coloquintes enroulaient leurs fleurs, parmi celles des clématites et des atragènes…Des oiseaux y vocalisaient leurs chansons d’amour[40]…
La description du jardin devient prétexte à la présentation complaisante des supplices, et la topographie organise artistiquement les scènes tour à tour florales ou macabres.
Comme la torture, l’agonie et la mort font l’objet d’un détournement esthétique que le jardin semble rendre inévitable : le corps y tend toujours, non seulement à être mis en pièce, mais à se voir réduit par la mort à l’état d’objet décoratif :
J’arrivai près d’un champ de grotesques poupées,
Des enfants dans le sol poussaient là, drus et morts[41].
Crucifixions, dépeçages sont de même offerts au regard des promeneurs du Jardin des Supplices :
Cette allée, très large, était, de chaque côté, bordée d’arbres morts, d’immenses tamariniers dont les grosses branches dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques sur le ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupart restaient vides, quelques unes enfermaient des corps d’hommes et de femmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènes supplices. […] L’allée lugubre des tamariniers finissait sur une large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmes au bassin[42]…
Les crucifiés ne semblent-ils pas remplacer les statues, comme en témoigne la variété toute sculpturale de leurs poses et la précision des descriptions ?
La torture, en devenant spectacle, apparaît comme partie intégrante de l’esthétique du jardin. Elle s’affirme comme un art, au même titre que le jardinage ; le raffinement est le même, et identique aussi la maîtrise : comme il sera le modèle des artistes, le jardinier est le grand esthète des supplices :
Vois, mon amour, comme les Chinois sont de merveilleux artistes et comme ils savent rendre la nature complice de leurs raffinements de cruauté ! […] Ici, c’est parmi les fleurs, parmi l’enchantement prodigieux et le prodigieux silence de toutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et de mort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout à l’heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale, aux harmonies de cette nature unique et magique, qu’ils semblent, en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleurs miraculeuses de ce sol et de cette lumière[43]…
Aussi l’espace qui, paradoxalement, s’affirme peut-être au mieux comme un doublet du jardin (selon l’esthétique décadente tout au moins), et confirme sa fonction carcérale autant que sa dimension macabre, est-il celui de l’arène. On connaît le goût marqué de la fin-de-siècle pour la Basse Latinité. Le parallèle se fonde vraisemblablement sur la clôture et le spectaculaire, le voyeurisme. L’importance du regard constitue le jardin en un espace propre au spectacle, et singulièrement à la contemplation de la douleur et de la mort. Comme l’arène, le jardin décadent baigne dans le sang : une femme fait ainsi décapiter un « million de jeunes pages et de filles servantes » pour que la terre « fût écarlate comme un champ de pivoines[44] », et dans le jardin de Messaline se mêlent le sang de la vigne qu’on vendange et celui de l’impératrice qu’on assassine[45].Ce sang, c’est la vie même du jardin, qui s’en abreuve, comme on l’a vu se nourrir de cadavres :
Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n’est pas un grain de sable qui n’ait été baigné de sang… et ce grain de sable lui-même, qu’est-il sinon de la poussière de mort ?… Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière !… Regarde… l’herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l’amour est partout[46] !…
explique Clara, à laquelle Maurice Magre fait écho :
Un printemps écœurant d’une chaleur mouillée
Baignait l’arbre de chair et la plante de sang[47].
Le jardin décadent constitue bien ce que Jean de Palacio appelle un « paysage rouge », qu’il considère comme l’une des caractéristiques essentielles du paysage décadent[48].
Le Contre-Éden
De tout ce que l’on peut faire dans un jardin, c’est donc souffrir que la fin-de-siècle décadente a privilégié : retournement explicite du « jardin des délices » en un « jardin des supplices ».On le devine, le « jardin noir »répond à la structure imaginaire d’un espace infernal. Comme l’Enfer, c’est un lieu sans lumière, le soleil y est voilé ou « déformé, jaunâtre, bas, énorme[49] » ; à mesure qu’on avance, on perd même le ciel de vue : « Le ciel ne s’apercevait pas[50] » écrit Lemonnier, et chez Zola, « le Paradou, le parterre, la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeur du ciel[51] » (le Paradou ne serait-il, en fait, que le simulacre du Paradis recréé pour la tentation du prêtre ?).Il est clos, et le parcours que l’on suit est celui d’une descente : le Jardin des Supplices suit une pente douce jusqu’en son centre, où se trouve l’acmé, le supplice de la cloche ; il en va de même du « Jardin de la Mort » de Lemonnier :
Cependant mon guide, ayant pris les devants, m’attendait à l’orée d’un bois vers lequel descendait une pente légère. Le bois lui-même s’abaissait selon cette déclivité et gagnait une combe assez profonde […]. La sensation d’étouffement éprouvée tout à l’heure redoubla presque aussitôt[52]…
Cette « sensation d’étouffement » est un motif entêtant qui trouve son aboutissement dans la serre à la chaleur insupportable et suffocante :
Et ce bout de terre brûlante, cette couche enflammée où les amants s’allongeaient, bouillaient étrangement au milieu de ce grand froid muet[53].
Tout le topos paradoxal de l’Enfer se trouve résumé dans cette page de Zola qui décrit un « paysage mort », où la flamme ne brûle pas, sinon comme brûle le gel, ni ne donne de lumière, et sur lequel règne une « chaleur sombre » et un « dieu noir ».
Descente, ciel inaccessible, cadre privilégié des plus subtiles tortures, le jardin, où l’on parvient conduit par « l’être aux yeux de serpent[54] », ne serait-il finalement que la représentation fin-de-siècle, à peine paradoxale, de l’Enfer, dont il décline tous les attributs symboliques ? Il me semble pourtant que l’image est plus complexe, et que, face à la représentation de l’Enfer, qui est plutôt urbaine à la fin du XIXe siècle, la Fin-de-siècle pose un autre espace, autrement plus ambigu et sacrilège, et dont elle pourrait bien être l’inventeur : celui d’un Contre-Éden.
On constate en effet que tous les éléments du topos édénique sont en fait préservés. Outre les nombreux textes (ou peintures) dont Adam et Ève sont le sujet explicite, on retrouve la plupart des éléments topiques : la clôture (parfois redoublée par le caractère insulaire) qui fait du jardin un lieu hors du monde, la compréhension spontanée des hommes et de la nature, la nudité, la présence d’un arbre central, etc. La Faute de l’Abbé Mouret de Zola, ou encore « Éden[55] » de Camille Lemonnier sont exemplaires de cette réécriture. Mais le mythe de la Genèse est détourné, voire perverti : interversion ou omission de certaines séquences ou de certains personnages (le serpent, par exemple, ou même Adam), gloses conduisant à une enflure du texte (descriptions ou énumérations hypertrophiées de la végétation, ajouts de séquences, en particulier de nature érotique, etc.), syncrétisme (rapprochement de l’arbre de vie de la Genèse et de l’arbre Yggdrasil, qui vient de la tradition nordique, etc.), détournement de la faute (réduite à la sexualité, ou supprimée, ou réévaluée comme désir de connaissance), motifs subvertis (le temps est figé en un hiver éternel, l’éternité devient insupportable), etc. La récriture des mythes, exercice que la fin-de-siècle pratique avec passion, conduit à la dislocation du texte originel et au détournement systématique, fondé, en particulier, sur la pratique de l’oxymore – figure de l’amalgame, puisqu’elle allie les contraires, et dans cette mesure figure de prédilection, avec la métaphore, pour décrire le jardin. Le poème de Maurice Magre dont le titre, La Montée aux Enfers, est en soi un programme[56], est exemplaire de ces procédés :
Là, la terre est pourrie et les poisons embaument,
Là, les oiseaux du ciel ne vivent qu’en rampant…
[…] Impudiques et laids, enfantins et chenus
Et pareils à des échappés de la torture,
Vous trébuchiez et titubiez, hommes tout nus[57] !
Ces vers déclinent le topos du jardin édénique en le retournant subtilement : si la pudeur n’existe pas en Éden, c’est par innocence, non par impudeur ; le rapprochement des âges de l’homme, comme des fleurs ou des fruits sur une même branche (magnifique image initiée par Le Tasse pour les jardins d’Armide dans La Gerusalemme liberata, en 1581), fait oublier que l’homme d’Éden ne vieillit, ni ne dégénère ; et la nudité mythique des premiers hommes ne peut recevoir aucune détermination, puisqu’elle n’est comparable à aucun autre état : la méconnaissance de la nudité est même l’antithèse de ces hommes « tout nus » qui affichent ostensiblement, victorieusement, des corps défaits. Ce long défilé de damnés n’est pas un Enfer : c’est un Éden qui se décompose…
Le motif de l’Éden, chez Gilkin, est de la même manière un topos inversé :
Aux Paradis gelés, où la neige et le givre
Se pâment sur les flancs exsangues des glaciers,
La volupté du froid et du silence enivre
Comme un Léthé cruel les cœurs émaciés
Aux Paradis gelés de la neige et du givre[58].
Peut-on mieux affirmer son intention de retournement qu’en associant explicitement une image infernale (la glace, élément important de l’Inferno de Dante) au terme de « Paradis » ? Il y a, dans ces « Paradis »– et le pluriel est en soi sacrilège – une volupté paradoxale, une volupté glacée.
Le topos édénique, contaminé par le topos infernal, est mené jusqu’à sa propre négation, qui repose sur une esthétique de l’inversion et qui fait du jardin un paysage « à rebours ».Plus qu’un Enfer, c’est donc bien un Contre-Éden que dessine ce nouvel imaginaire du jardin : lieu de la déchéance de l’humain, il est aussi celui de la déchéance de la nature ; lieu de la Création, il se prête également à être celui de son altération.
Une anti-physis
Car le rapport du jardin fin-de-siècle au mal est aussi de nature ontologique, et le véritable sacrilège tient sans doute moins au renversement du mythe, qu’à l’entreprise de dénaturation que porte tout jardin. Monde anti-nature, puisque nature remaniée, il est un espace proprement tératologique, et en cela caractéristique de la décadence[59].
La fin-de-siècle décadente guette tout ce qui peut lui permettre de prouver que la nature crée des monstres – en somme, que la Création est mauvaise :
L’étoffe, le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir été prêtés par l’homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres. Quand elle n’avait pu imiter l’œuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes[60].
Et Maurice Magre ne laisse aucun doute sur cette volonté de « la nature par la souffrance travaillée / Cré[ant] avec ardeur mille êtres repoussants[61]. »
Se dessine ainsi un paysage monstrueux, qui s’appuie sur la tendance de tout jardin à proliférer et à mêler les espèces (l’amalgame, faut-il le rappeler, est une des caractéristiques du monstre), comme sur le caractère « monstrueux » des plantes : les textes, qui ne cessent de rappeler qu’elles sont hermaphrodites, privilégient les variétés les plus « difformes », dont la description fait appel aux comparaisons les plus extravagantes. Ainsi de la serre de Des Esseintes :
Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d’Angleterre ; de tout blancs, tels que l’Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d’un bœuf, dans la vessie diaphane d’un porc ; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l’huile, par des taches de minium et de céruse ; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte ; ceux-là, comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue,striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang[62].
Le procédé, qu’on retrouve chez nombre d’autres auteurs, transcrit stylistiquement l’enjeu de la démarche : par le mélange des comparants se dessine une végétation qui menace la classification rationnelle, comme elle menace l’intégrité des corps qu’elle imite par morceaux. C’est bien là la définition du monstre et le signe d’un espace de perversion et de désordre.
Mais l’intervention sur la nature que suppose tout jardin devient aussi, pour la fin-de-siècle décadente, possibilité de dévoiement de la nature – en somme, possibilité de dénaturation. Au jardin, souligne Alfred Jarry dans Messaline, tout est « ingénieusement difforme[63] ». En témoignent dans les textes le goût pour les plantes rares, travaillées, orchidées, caladiums, …, toute la flore ambiguë qui peuple la serre de Des Esseintes ou celle de Renée dans La Curée. La figure du jardinier prend aussi une importance considérable et tout à fait originale, entre le savant fou et l’archétype de l’artiste :
Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle [la nature] s’est enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marque de son étampe, leur imprime son cachet d’art.
Il n’y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions ; l’homme, peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu’après des siècles ; décidément, par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes[64].
Tout jardin est hubris, et c’est en cela qu’il est essentiellement jardin du mal. Mais il est aussi la métaphore du positionnement esthétique qui fonde la démarche anti-réaliste fin-de-siècle, telle que définie par Oscar Wilde[65] : « la nature a fait son temps[66] », c’est elle qui imite l’art.
À partir des caractéristiques propres du jardin, qui se prête à devenir le cadre de scènes morbides ou macabres, le « jardin noir » constitue incontestablement un topos fin-de-siècle, perversion du mythe paradisiaque travaillé dans le sens d’un retournement systématique, et sans doute la manifestation la plus singulière et la plus caractéristique de cette époque, qui mène à terme une esthétique à proprement parler « décadente ».
Image paradoxale, mais cohérente, de la fin-de-siècle décadente, trop cynique pour construire ou se projeter dans l’utopie, trop nihiliste pour dénoncer un système par la dystopie, trop convaincue d’être une « fin » pour se tourner vers une tradition, sinon pour la mener jusqu’à son parachèvement par le syncrétisme et le détournement. Mais, ultime renversement peut-être, car ultime dévalorisation, dans ce paysage où tout le monde souffre, y compris la nature, le mal qui s’incarne semble moins ontologique ou métaphysique, que civilisationnel.
Œuvres citées
Marcel Batilliat, La Beauté, Paris, Société du Mercure de France, 1900
Félicien Champsaur, L’Orgie latine, Paris, Fasquelle, 1903
Gabriele D’Annunzio, « Hortus larvarum », Poema paradisiaco, Milan,Fratelli Treves, 1893
Hanns Heinz Ewers, « Tagebuch eines Orangenbaums », Das Grauen, Munich, Müller, 1908
Stefan George, « Mein Garten bedarf nicht Luft… », Algabal, Paris, Lüttich, Vaillant-Carmanne, 1892 , Düsseldorf und München, H. Küpper, 1966, Bd. 2
Iwan Gilkin, « Arbre de Jessé » et « La Nuit au jardin », La Nuit, Paris, Fischbacher, 1897, Paris, Mercure de France, 1911
Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, Paris, Ga