Radu Toderici
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
radutoderici@yahoo.com
Radu Toderici
L’utopie à l’âge classique. Quelques éléments pour
la fondation d’un genre littéraire
Abstract: Although the term “utopia” came to designate a literary genre long after the publication of the best known early modern utopias, the increasing number of texts modeled after More’s Utopia throughout the 17th century had already begun to be perceived as part of a common genre, usually labeled with catchwords such as “imaginary commonwealths.” While a consistent reflection upon this sub-genre is virtually absent from the works of the few French authors who were classifying utopias as imaginary communities, one can turn to some of the ancillary texts accompanying utopian writings published or translated in French during the second half of the 17th century and the first half of the 18th century which are indicative of an increasing awareness of the generic features shared by treatises such as Utopia, New Atlantis or The City of the Sun and the imaginary voyages which were then more or less openly following similar narrative conventions.
Keywords: Utopia; Imagination; Literary Genre; Imaginary Voyage;ImaginaryCommonwealth; Verisimilar.
C’est dans la préface que l’abbé Desfontaines rédige pour sa traduction des Voyages de Gulliver qu’on peut retrouver les prémisses d’une réflexion critique moderne sur le genre utopique. Conçue comme une sorte d’apologie en faveur du texte de Swift, à la fois de sa forme et de son contenu fabuleux ou allégorique, la démarche de Desfontaines présente toute une série d’éléments qui servent à (re)construire la réception de l’utopie au début de même que tout au long du XVIIe siècle. Mentionnons, tout d’abord, la question de la filiation. Pour l’abbé Desfontaines, l’œuvre de Swift se situerait dans une lignée d’œuvres similaires, allant des modèles antiques comme La République de Platon ou l’Histoire véritable de Lucien de Samosate jusqu’à l’Utopie humaniste de Thomas More, au court traité utopique de Francis Bacon ou aux écrits utopiques français de l’âge classique :
J’ai dit que cet Ouvrage de M. Swift, étoit neuf & original en son genre. Je n’ignore pas cependant que nous en avons déja de cette espece. Sans parler de la Republique de Platon, de l’Histoire véritable de Lucien & du supplément à cette Histoire, on connoît l’Utopie du Chancelier Morus, la nouvelle Atlantis du Chancelier Bacon, l’Histoire des Sevarambes, les Voyages de Sadeur, & de Jacques Macé, & enfin le Voyage dans la Lune de Cyrano de Bergerac.[1]
Toutefois, Desfontaines insiste sur l’originalité de Swift par rapport à ses devanciers, signalant la ressemblance typologique générale entre les Voyages et des textes appartenant à un genre (« espece ») proche, facilitant la mise en parallèle. Deux traits particuliers unifieraient, ainsi, les écrits de Lucien, More, Bacon, Cyrano de Bergerac, Denis Vairasse, Gabriel de Foigny et Simon Tyssot de Patot. Il s’agit, d’une part, du voyage fantastique et, de l’autre, de l’espace géographique imaginaire.
Mais toutes ces Ouvrages sont d’un goût fort different, & ceux qui voudront les comparer à celui-ci, trouveront qu’ils n’ont rien de commun avec lui, que l’idée d’un voïage imaginaire, & d’un païs supposé[2].
En tant que tel, le mot « utopie » apparaît dans la préface de Desfontaines seulement pour désigner l’ouvrage de Thomas More, et point pour renvoyer à un genre en soi. Comme le remarque Alice Stroup, ce geste est représentatif aussi de la manière dont on identifie pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle les œuvres considérées plus tard comme des « utopies ». Ainsi, dans La bibliothèque françoise (1664), Charles Sorel range l’Utopie de More et l’Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil du côté des « gouvernemens imaginaires », tandis que des ouvrages comme celui de Cyrano de Bergerac ou de John Wilkins sont pris pour des romans comiques[3]. D’une part, une telle démarche s’expliquerait par l’absence, dans les dictionnaires et les écrits classiques, du terme « utopie » pris dans son sens général, celui de « communauté imaginaire ». Présent dans le dictionnaire de Cotgrave en 1611, il ne sera assimilé que plus d’un siècle plus tard par le Dictionnaire de Trévoux (1752)[4]. On le retrouve, toutefois, en 1659 dans un index explicatif des œuvres de Rabelais (« Utopie: Region qui n’a point de lieu, un païs imaginaire »[5]), avant même son apparition chez Leibniz en 1710[6] ; d’ailleurs, c’est toujours Rabelais qui fait entrer le mot en français. D’autre part, le genre utopique est désigné pendant le XVIIe siècle et au début du siècle suivant par des étiquettes alternatives, changeant de forme selon leur orientation vers l’un ou l’autre des deux pôles identifiés par Desfontaines. Dans le cas d’une insistance sur la géographie imaginaire, les utopies peuvent être des « gouvernemens imaginaires » ou des « republiques ideales », et c’est ainsi qu’on les retrouve dans le compte rendu d’un ouvrage de George Pasch, publié en 1708 dans le Supplement du Journal des Sçavans[7]. Par contre, Jean Baudoin, le traducteur de l’ouvrage de Godwin, The Man in the Moone, emploie l’expression « voyage chimerique » en guise de sous-titre de l’ouvrage, et celle d’« advantures imaginaires » dans une notice introductive pour renvoyer au voyage fabuleux de Dominique Gonzales[8]. Un siècle plus tard, l’anthologie d’œuvres fabuleuses établie par Garnier sera baptisée par une dénomination fort similaire, à savoir celle de Voyages imaginaires.
Étant donnée l’absence d’une appellation ou d’une définition unitaire chez les divers auteurs, le genre utopique est partiellement circonscrit par des listes similaires à la taxonomie établie par Desfontaines. À l’encontre des approches modernes qui prennent pour repère l’Utopie de Thomas More, les définitions classiques se construisent à partir de la République platonicienne. Raphaël Hythlodée, le protagoniste de l’Utopie de More, parle des mœurs « réelles » des Utopiens en évoquant le texte platonicien[9] ; dans « Dialogue traictant de la politique sceptiquement, entre Telamon & Orontes », François de La Mothe Le Vayer élargit la comparaison et range les écrits de More, de Campanella et de Bacon parmi les textes qui, dans le sillage de La République, avancent plutôt un modèle idéal ou philosophique de la communauté et moins un modèle politique qui serait applicable au niveau de la société[10]. Dans Petit discours chrétien de l’immortalité de l’âme, La Mothe Le Vayer fait une remarque similaire, en évoquant ces républiques qui ne sont faites « qu’à plaisir, & dont le modele ne peut estre veu qu’au Ciel »[11], exemplifiées par la même communauté imaginaire platonicienne et par les trois utopies modernes (More, Campanella, Bacon). Dans le compte rendu de l’ouvrage de Pasch paru dans Supplement du Journal des Sçavans, on retrace, parmi les exemples des « Republiques Ideales », « la Republique de Platon, l’Utopie de Thomas Morus, La Ville du Soleil de Thomas Campanella, &c »[12]. Dans tous ces cas-là, le premier critère de sélection est la dimension politique des écrits ou, chez un La Mothe Le Vayer, la dimension atemporelle ou philosophique appartenant, toutefois, au modèle d’une société idéale. Là où la référence à Platon manque, comme c’est le cas de l’entrée « Sevarambes » dans Le grand dictionnaire historique, ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane de Moréri, on insiste surtout, dans les textes mis en parallèle (L’histoire des Sévarambes de Denis Veiras, l’Utopie de More et La Nouvelle Atlantide de Bacon), sur leur nature fictionnelle[13].
La définition des textes utopiques par l’intermédiaire des œuvres similaires à l’âge classique est pourtant nuancée, deux exemples atypiques en font la preuve. Dans la préface de Baudoin à L’homme dans la lune, le récit de Godwin est défini par rapport à un modèle antique et deux modèles modernes, néanmoins, vu qu’il y est question d’un voyage fantastique, traité de « fable » et intégré parmi autres « contes fabuleux » par le traducteur dans l’épître dédicatoire, le modèle auquel il est fait référence n’est plus celui de Platon, mais celui de Lucien.
Si vous avez jamais veu, Lecteur, ou la vraye Histoire de Lucian, ou l’Vtopie de Thomas Morus, ou la nouvelle Atlantique du chancelier Bacon; Je ne doute nullement que vous ne mettiez en ce genre d’escrire cette Relation, qui n’est pas moins ingenieuse que divertissante.[14]
Un deuxième texte introductif, concernant cette fois l’utopie de Denis Veiras, L’histoire des Sévarambes, et paru dans son édition anglaise de 1675 et dans l’équivalent français de 1677, utilise la même série d’œuvres exemplaires, mais seulement pour s’en délimiter, les identifiant comme des œuvres qui relèvent de l’imagination. Cette introduction ludique à l’utopie narrative de Veiras recourt au lecteur par l’intermédiaire de l’éditeur et invitent ce premier à renoncer l’incrédulité, en lui présentant une multitude de « preuves » pour donner de l’authenticité aux aventures narrées.
Si vous avez leu la Republique de Platon, l’Eutopia du Chevalier Morus, ou la nouvelle Atlantis du Chevalier Bacon, qui ne sont que l’ouvrage des imaginations ingenieuses de leurs Autheurs, vous croirez peut-estre que les Relations des Païs nouvellement découverts sont de ce genre; & sur tout, quand vous y trouverez quelque chose de merveilleux.[15]
Ce prétexte narratif, caractéristique aux certaines utopies et voyages imaginaires à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle (comme démontré par Jean-Michel Racault[16]), a son correspondant antérieur dans une lettre de More à Pierre Gilles. Dans cette lettre, comprise dans l’édition de 1517 de l’Utopie, More joue le rôle du défenseur de son propre texte devant un sceptique présomptif, en déclarant que la description de l’île Utopie soit exacte, que des témoins puissent confirmer sa conversation avec Raphaël Hythlodée ou l’existence de celui-ci. Il affirme en plus que si son intention avait été d’inventer un monde fictif, il aurait trouvé des noms moins absurdes et moins invraisemblables pour les diverses régions du monde qu’il décrit[17].
Malgré cette prétention d’authenticité, les diverses traductions françaises de l’Utopie seront moins inclinées à suivre ce pacte fictionnel. Outre les interventions des traducteurs au niveau du titre de l’œuvre de More et de la traduction ou de l’exclusion des textes supplémentaires inclus dans les éditions initiales de l’Utopie – interventions qui reflètent le plus souvent une position implicite en rapport au projet politique utopique[18] – les éditions françaises de l’Utopie comprennent, en tant que lieu commun, des précisions sur la nature fictionnelle ou imaginaire du texte de More. Par conséquent, dans la préface de Barthélemy Aneau à l’édition de 1559, l’Utopie est identifiée comme une « feinte narration » et comme une « fiction Chorographique », à laquelle l’auteur aurait ajouté une « couleur de verisimilitude historiale »[19]. Un index placé en fin du volume, où les diverses appellations inventées par More sont traduites en français, est accompagné d’une explication qui met ces dénominations sur le compte de l’imagination de l’auteur :
Tous lesquelz noms significatifz des choses nulles, ou vaines, & appropriez aux personnes, lieux & faitz, feintz & inventez plustost que vrais, donnent assez à entendre que ceste Utopique est invention de Republique, telle qui n’est, ne fut, ne sera: fort bien deguisee en figure historiale, par l’imagination d’un bon et prudent esprit, phanatasiant & faisant chasteaux en Hespagne, d’une parfaite politique, telle qu’il l’eust desiree estre en Angleterre & par tout, pour sur icelle donner exemple d’emendation aux presens gouvernemens & administrations principales ou publiques.[20]
À son tour, dans la préface de sa traduction de 1643, Sorbière définit l’Utopie comme une « fable » qui recourt, par son contenu fictif, à l’imagination du lecteur, en l’instruisant par l’intermédiaire de sa composante idéique[21]. Le verdict de la préface à L’histoire des Sévarambes de Veiras repète, par conséquent, une observation usuelle relative à la nature de l’Utopie, qu’il applique à une liste d’œuvres semblable à la liste de La Mothe Le Vayer et qui inclut le modèle antique de la République de Platon et le texte exemplaire de Bacon. Pourtant, cette fois-ci le critère supplémentaire d’identification de ces œuvres imaginatives n’est plus le critère politique. L’éditeur de Veiras renvoie à la réaction probable du lecteur face aux éléments moins vraisemblables de la narration (« sur tout, quand vous y trouverez quelque chose de merveilleux »). Ce texte introductif offre une suggestion unique en rapport avec d’autres textes classiques qui mentionnent des œuvres classées aujourd’hui comme utopies : la reconnaissance des œuvres appartenant à un type spécifique de fiction, similaire à celui des relations de voyage, était faite à ce moment-là selon le critère du merveilleux et par la comparaison avec d’œuvres comme l’Utopie ou La Nouvelle Atlantide.
Dans la mesure où il est possible d’entrevoir dans les listes concises d’œuvres utopiques évoquées par Baudoin, par l’éditeur de Veiras ou par Desfontaines une première prise de conscience d’un genre commun auquel appartiendraient ces écrits, nous sommes mis face à des problèmes de délimitation de ce genre hypothétique.
Premièrement, les textes introductifs où se trouvent ces listes ne sont pas toujours tout à fait clairs sur la question de la relation de l’œuvre qu’ils présentent au lecteur à la série mentionnée. Si Baudoin déclare sans aucune réserve l’appartenance du texte de Godwin à une tradition dont font partie Lucien, More ou Bacon, nous pouvons seulement spéculer sur les intentions de l’éditeur de Veiras et sur la manière dans laquelle la démarcation du texte de Veiras de la République, de l’Utopie ou de La Nouvelle Atlantide n’aurait pas pu fonctionner précisément dans le sens d’une intégration ludique, discrète, dans le genre des œuvres imaginaires mentionnées. Pour ce qui est de Desfontaines, il insiste, en faveur de Swift, sur les vagues caractéristiques qui joignent les Voyages de Gulliver à des modèles antérieurs auxquels ce récit-ci peut être comparé.
Deuxièmement, le contenu de ces listes est réduit à l’essentiel, au moins avant Desfontaines. La sélection de leurs auteurs retient peu d’exemples, qu’ils considèrent représentatifs ; hormis un modèle antique, on ne mentionne que More et Bacon. Nous n’avons pas observé seulement l’absence des textes utopiques moins connus, comme Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, signalée par Sorel, mais aussi une réticence à compter l’œuvre de Cyrano de Bergerac parmi les textes exemplaires. Les États et empire de la lune n’était pas encore publié au moment de la parution de la traduction de Godwin en français par Baudoin, mais il est plus difficile à expliquer le nombre réduit de références au voyage imaginaire de Cyrano de Bergerac dans la seconde moitié du XVIIe siècle[22].
Enfin, comme dans le cas de L’histoire des Sévarambes, le critère très général par lequel on définit les textes exemplaires compris dans ces listes est leur caractère imaginaire, ce qui admettait sans équivoque que les utopies étaient avant tout des produits de l’imagination. Par conséquent, leur définition en tant qu’« imaginaires » pouvait envoyer dans le temps à deux aspects différents. Dans l’acception de La Mothe Le Vayer et d’Aneau, L’Utopie de More était imaginaire, c’est-à-dire purement théorique, et décrivait une société irréalisable sur terre. En même temps, dans le cas de certains textes, tel celui de Baudoin, le caractère imaginaire tenait plutôt de sa composante fictionnelle, merveilleuse. Comment définir cependant le texte de l’éditeur de Veiras, qui établit en ce qui concerne le voyage imaginaire qui y est présentée un critère implicite de vraisemblance, la distinguant d’autres œuvres imaginaires ? Une telle position était en contraste évident avec certaines conventions des textes utopiques qui dataient du début du XVIIe siècle et dont le caractère fictionnel était signalé par les auteurs mêmes : ainsi, un Johann Valentin Andreae pouvait décrire son voyage à bord du « bon vieux navire Fantaisie » [23] dans Christianopolis (1619), tandis que Joseph Hall utilisait dans Mundus alter et idem une astuce similaire, il disait s’embarquer sur « un navire nommé The Phantasia » [24]. Si, selon la suggestion de Jean-Michel Racault, nous pourrions délimiter un genre littéraire utopique en accentuant le caractère de « Pays de Nulle Part » (ou-topos) des œuvres utopiques, au détriment du caractère de « Cité Idéale » (eu-topos) qui correspond au projet politique afférent[25], alors nous pouvons identifier dans les premières décennies du XVIIIe siècle un déplacement significatif des discussions sur les textes utopiques vers une reconnaissance de leur caractère fictionnel et une mise en évidence de leur qualités littéraires. Le texte de l’éditeur de Veiras pouvait situer explicitement L’histoire des Sévarambles au pôle opposé de la littérature d’imagination. Néanmoins, quelques décennies plus tard, le problème de la fiction réapparaît dans les préfaces des utopies, il lui est offert un espace de discussion au moins égal à celui concernant le caractère réalisable ou irréalisable des projets utopiques.
La préface de Nicolas Gueudeville à sa traduction de l’Utopie de More, parue en 1715, est symptomatique de cette mutation. Une première partie du texte de Gueudeville est consacrée à un résumé des idées politiques de More et de sa communauté imaginaire. Cette communauté représente, dans l’opinion pragmatique du traducteur, « la République du Monde la plus florissante, & la plus humaine » [26] ; même plus, un des sous-titres de la traduction assure qu’il s’agit d’une « Republique, qui deviendra infalliblement réelle, des que lès Mortels se conduiront par la Raison ». Pour autant, la dernière partie du texte pose le problème de l’existence effective des utopiens. Dans une récapitulation de la mise en scène de More dans les deux parties de l’Utopie, Gueudeville donne des précisions sur l’authenticité de l’histoire de Raphaël Hythlodée et, implicitement, sur celle de More.
Pour parler à present à découvert; & pour desabuser quelque Lecteur qui pourroit avoir pris à la lettre, & dans le sérieux ce que je n’ai dit qu’en badinant, je déclare que l’Utopie n’est nullement dans l’Etre des choses, & que ce meilleur des Etats n’a jamais subsisté que dans la belle & féconde imagination de nôtre Auteur: c’est la production d’un Genie aussi distingué, aussi sublime que le sien; & depuis que le droit de feindre est établi, je ne sai si on a jamais menti plus ingénieusement, ni plus utilement.[27]
En reconsidérant l’Utopie d’une perspective fictionnelle, en la nommant en effet « fiction historique », Gueudeville met en évidence une des caractéristiques qui relèvent de l’ingéniosité de More : à l’opposé des poètes, qui ne se soucient souvent de la vraisemblance, l’auteur anglais a conçu son œuvre avec un tel art, que certains de ses lecteurs se sont laissé duper jusqu’à chercher l’Utopie sur les cartes réelles[28].
Gueudeville ne sera pourtant le seul à isoler ce critère de la vraisemblance en examinant les caractéristiques internes du texte utopique : Desfontaines met l’accent sur le même aspect en anticipant la réaction de certains « esprits serieux, & d’une solidité pesante, ennemis de toute fiction » dans le cas des Voyages de Gulliver[29]. Son intervention s’oppose à celle de Gueudeville et nuance le tableau de la réception des utopies au début du XVIIIe siècle : tandis qu’une opinion consensuelle sur la nature imaginaire des textes utopiques semble prendre contour, la vraisemblance des événements imaginés n’est pas toujours une condition nécessaire de leur composition. Dans une tentative de défendre le contenu fabuleux du récit de Swift et au nom d’un « systême poëtique » idéal, Gueudeville le met en parallèle avec toute une série de textes canoniques, fameux pour leur manque de vraisemblance : les œuvres d’Arioste ou Tasse, Pantagruel de Rabelais, Les États et empire de la lune de Cyrano de Bergerac, le Supplément de l’Histoire véritable de Lucien, inclus dans la traduction de Perrot d’Ablancourt et composé par Frémont d’Ablancourt[30]. De même que Gueudeville, qui posait le problème d’un « droit de feindre », Desfontaines fait appel à la lecture des Voyages de Gulliver en clé fictionnelle[31]. En expliquant les allégories de Swift, le traducteur insère de nouveau les aventures de Gulliver dans une catégorie similaire et plus large, qui correspond aux « livres d’imagination ». Cela implique aussi le fait de renoncer à comprendre le texte de la perspective d’un référent réel qui correspondrait au merveilleux narré par l’auteur et d’interpréter plutôt allégoriquement les intentions de ce dernier[32].
Pourtant est-ce que Desfontaines répondait-il, par ses prudentes délimitations, à une demande réelle de vraisemblable en ce qui concerne les textes utopiques, et, donc, à un rejet de l’imagination utopique ? Selon toutes les probabilités, la réponse est affirmative. Le compte-rendu de la traduction de Voyages de Gulliver et de sa continuation écrite par Desfontaines, Le nouveau Gulliver (1730), parue dans Lettres sérieuses et badines, le journal édité et écrit presque en totalité par Antoine La Barre de Beaumarchais, reprend de manière ponctuelle la liste des œuvres similaires aux Voyages de Gulliver établie par Desfontaines[33] dans le but de critiquer les excès imaginatifs de leurs auteurs.
Il percent dans les espaces imaginaires, & y créent des Nations, pour avoir le plaisir de leur donner des Loix, plaisir dont par parenthese ils ne jouissent plus ici bas depuis les anciens Philosophes de la Grece.[34]
Cette critique prise des Lettres sérieuses et badines, dirigée contre l’exercice fictionnel de l’invention des communautés imaginaires, peut être intégrée dans une tendance idéique plus générale qui doit être cherchée en dehors des textes qui accompagnent les utopies (que ce soient des préfaces des auteurs ou des traducteurs) et clarifient les intentions de ceux-ci. À l’époque classique, c’est précisément le caractère imaginatif des utopies qui se retrouve à la base d’une discréditation graduelle de la pensée utopique, discréditation renforcée par une perspective rationnelle[35]. Mais il est possible de suivre aussi la pérennisation de certains arguments contre la fiction et l’imagination au niveau du développement d’un genre similaire à l’utopie et spécifique au XVIIe siècle – le discours sur la pluralité des mondes[36]. Les textes de la fin du XVIIe siècle, construits selon le modèle du Discours nouveau prouvant la pluralité des mondes (1657) de Pierre Borel, tels Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle ou Cosmothéóros de Huygens, de même que des œuvres allégoriques qui empruntent les caractéristiques du genre, comme Voyage du monde de Descartes de Gabriel Daniel, opposent l’hypothèse scientifique et l’utilisation des conjectures à une fiction purement imaginaire. Fontenelle, Huygens ou Daniel ne font que des références occasionnelles aux textes appartenant au genre de l’utopie (voir dans ce sens l’interprétation du Somnium de Kepler dans Cosmothéóros), mais ils se séparent de manière nette de tout aspect qui pourrait être interprété comme fictionnel dans leur démarche. Par conséquent, un des modèles auxquels Daniel ou Huygens se rapportent négativement est l’Histoire véritable de Lucien. Daniel utilise en guise de préface à Voyage du monde de Descartes un texte où il rejet, à cause de sa facilité, la modalité de déclarer dès le début la fausseté des faits narrés, et laisser à la suite libre cours à son imagination[37]. En considérant la vraisemblance comme un des principes indiscutables de l’œuvre qu’il écrit, il assure son lecteur de la vérité ou de l’« air de vérité » que son texte produit[38]. Huygens délimite à son tour les hypothèses concernant la forme dans laquelle la vie serait possible sur d’autres planètes et les histoires fabuleuses racontant des voyages lunaires, qui sont selon lui aussi invraisemblables que les textes d’un Lucien ou d’un Kepler[39]. Quoi qu’un thème comme celui de la configuration possible des mondes voisins à la Terre, qui sont décrits mentalement, n’implique pas nécessairement le sacrifice du possible ou du probable, Fontenelle déclare que ce possible est toujours ancré dans le réel et pensée de manière rationnelle[40].
Si on refuse à l’imagination le statut de source des conjectures concernant la variété des mondes (et Fontenelle est très clair à cet égard, il affirme que seulement une « certaine vûë universelle », et non l’imagination, pourrait nous apporter l’image probable des mondes habités[41]), elle garde pourtant un rôle illustratif dans le cadre des discours sur la pluralité des mondes. Daniel, en reconnaissant une dimension imaginaire de son récit, par laquelle il s’adresse au public moins familiarisé avec les traités purement spéculatifs[42], défend dans un texte ultérieur au Voyage du Monde de Descartes la forme allégorique, de voyage imaginaire de l’âme séparé du corps, dont il revêt sa critique anti-cartésienne. Les exigences de vraisemblance, de réel qui s’imposent à ces textes laissent parfois de la place à une reconnaissance de la forme écrite accessible, vouée à communiquer avec l’imagination des lecteurs.
Il est possible qu’une partie des limitations imposées aux voyages imaginaires auxquels fait allusion un Desfontaines provienne aussi de l’intérieur de ce genre mixte, où l’hypothèse scientifique rationnelle remplace l’imagination de l’auteur. Nous avons vu les modalités différentes de réagir à ses limitations dans les cas d’un Gueudeville ou d’un Desfontaines, par l’accentuation du caractère fictionnel de l’Utopie de More ou des Voyages de Gulliver. Une préhistoire du genre littéraire de l’utopie ne peut omettre cette insistance sur les différences qui séparent la littérature d’imagination d’un genre opposé, définit par la vraisemblance. Dans les conditions où, tout au cours du XVIIIe siècle, les étiquettes synonymes avec « le voyage imaginaire » et « le pays imaginé » continuent à désigner les utopies, un nouvel élément fait son apparition dans la description des listes exemplaires d’œuvres utopiques : le chapitre consacré aux « voyages allégoriques » des Principes élémentaires des belles lettres (1760) de Johann Heinrich Samuel Formey contient, outre la dénomination « Républiques imaginaires », la suggestion que ces œuvres pourraient parfaitement être incluses dans le chapitre sur les romans[43]. Bien plus, à côté des textes représentatifs pour le genre (l’Utopie de More, La Nouvelle Atlantide de Bacon, Les voyages de Gulliver, L’histoire des Sévarambes de Veiras, Voyages et avantures de Jaques Massé de Tyssot de Patot et Le Voyage souterrain de Niels Klim[44]), Formey mentionne un « genre mixte », dont font partie les voyages imaginaires de Cyrano de Bergerac, Relation du Monde de Mercure de Béthune et Micromégas de Voltaire, genre où « il entre de la Physique & de la Satyre ». À la base des taxonomies et délimitations typiques pour la dernière partie du XVIIe siècle et la première partie du siècle suivant, le genre littéraire de l’utopie commençait à prendre contour.
This work was supported by the Romanian National Authority for Scientific Research within the Exploratory Research Project PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Pierre Desfontaines, « Preface du traducteur », in [Jonathan Swift], Voyages de Gulliver, Paris, Chez Gabriel Martin, Hyppolite-Louis et Jacques Guerin, 1727, t. I, p. xiii.
[3] Alice Stroup, « French Utopian Thought: The Culture of Criticism », in David Lee Rubin, Alice Stroup (éds.), Utopia 1: 16 th and 17 th Centuries, EMF (Studies in Early Modern France), Vol. 4, Charlottesville, Rookwood Press, 1998, pp. 3-4.
[4] Pour une histoire des occurrences du terme, voir Hans-Günter Funke, « L’évolution sémantique de la notion d’utopie en français », in Hinrich Hudde, Peter Kuon (éds.), De l’Utopie à l’Uchronie. Formes, significations, fonctions, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1988, pp. 19-37.
[5] [François Rabelais], Les œuvres de M. François Rabelais docteur en medicine, Bruxelles, Chez Henri Frix, 1659, t. II, p. 458.
[7] Supplement du Journal des Sçavans du dernier de janvier MDCCVIII, Paris, Chez Jean-Baptiste Delespine, p. 509.
[8] Francis Godwin, L’homme dans la lune, ou Le voyage chimerique fait au monde de la Lune nouvellement découvert par Dominique Gonzales, advanturier espagnol, autrement dit le courrier volant, mis en notre langue par J. B. D., Paris, Chez François Piot, I Guignard,1648, « Advis du traducteur », f.p.
[9] Thomas More, L’Utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement, Paris, Flammarion, 1987, traduction de Marie Delcourt, p. 126 ; dans l’avant-propos de sa traduction de l’Utopie, Samuel Sorbière place l’ouvrage de More dans la filiation de la théorie platonicienne, tout en affirmant que « Platon tout divin qu’on le nomme n’a point travaillé sur ceste matiere avecque tant de netteté & d’heureux succes », L’Vtopie de Thomas Morus, Chancelier d’Angleterre, traduicte par Samuel Sorbiere, Amsterdam, Chez Jean Blaeu, 1643, « A Monseigneur Frederic Magnus », p. 2v.
[10] « au livre dixiesme, il [Platon] advoüe que cette Republique ne se trouve nulle part en terre, & que le modelle n’en peut estre veu qu’au Ciel. C’estoit donc plustost un passetemps à Platon, qui vouloit essayer ce qui se pouvoit philosophiquement dire sur ce subject, qu’une serieuse ocupation Politique, où il n’a jamais voulu recevoir de veritable employ. L’Vtopie de Thomas Morus, la cité du Soleil de Campanella, & l’Isle de Bensalem du Chancelier Bacon, n’ont esté chimerisées en nos jours que par un semblable caprice », [François de La Mothe Le Vayer], Quatre dialogues faits à l’imitation des anciens par Orasius Tubero, Francfort, Par Jean Sarius, [1706], pp. 243-244.
[11] François de La Mothe Le Vayer, Petit discours chrestien de l’immortalité de l’ame, Paris, Chez Jean Camusat, 1637, pp. 59-60.
[13] « Sevarambes, sont des peuples imaginaires, comme ceux de l’Utopie de Thomas Morus, & de la Nouvelle Atlantis du Chancelier Bacon », Louis Moréri, Le grand dictionnaire historique, ou mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, Paris, Chez Denys Mariette, 1707.
[15] Denis Veiras, L’histoire des Sevarambes; peuples qui habitent une partie du troisieme continent, communément appellé La Terre Australe. Contenant exact du gouvernement, des mœurs, de la religion, & du langage de cette nation, jusques aujourd’huy inconnuë aux peuples de l’Europe. Traduit de l’Anglois, Paris, Chez Claude Barbin, 1677, Première partie, « Au lecteur », pp. i-iv.
[16] Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, « Seuils I: Le paratexte préfaciel ou les jeux de la vérité et du mensonge », pp. 119-141.
[17] Thomas More, Utopia, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, éd. George M. Logan et Robert M. Adams, pp. 112-114.
[18] V. Nadia Minerva, « D’une définition à l’autre : sur quelques préfaciers français d’Utopia de Thomas More » in Nadia Minerva (éd.), Per una definizione dell’utopia. Metodologie e discipline a confronto. Atti del Convegno Internazionale di Bagni di Luca, 12-14 settembre 1990, Ravenna, Longo, 1992, pp. 51-59.
[19] La Republique d’Utopie, par Thomas Maure, Chancelier d’Angleterre, oeuvre grandement utile & profitable, demonstrant le parfait estat d’un bien ordonnee politique: Traduite nouvellement de Latin en Françoys, Lyon, Chez Jean Saugrain, 1559, « Advertissement declaratif de l’œuvre. Par M. B.A. », pp. 3-5.
[20] Ibidem, « Interpretation sur les noms propres des personnes, choses, ou circonstances, qui par l’autheur ont esté inventez & formez à plaisir, & à propos de l’histoire Vtopique » p. z2v.
[21] L’Vtopie de Thomas Morus, Chancelier d’Angleterre, traduicte par Samuel Sorbiere, « A Monseigneur Frederic Magnus », p. 3 : « Car on lit une fable aussi ingenieusement inventée qu’on en puisse trouver dans ces livres qui ne sont faits que pour le divertissement de ceux qui les lissent ; & parmi les plaisirs que l’imagination reçoit de la beauté des fictions, & de la naisveté des choses representées, la partie intelectuelle de l’ame s’instruit, & le jugement du lecteur se purifie & se forme au bon sens, lors meme qu’il ne pense pas d’en tirer tous ces advantages ».
[22] Une des mentions notables à Cyrano de Bergerac avant 1727 se trouve dans le texte allégorique de Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, paru en 1690, où il y a une définition critique des descriptions des États et empire de la lune en tant qu’ « un systéme grotesque de république & de société », et inscrites dans une tradition du voyage imaginaire selon le modèle de Lucien, v. Gabriel Daniel, Voiage du monde de Descartes, Paris, Chez la Veuve de Simon Bernard, 1692, p. 102.
[23] Cf. Corin Braga, De l’utopie à la contre-utopie aux XVIe-XIXe siècles, thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Jean Moulin – Lyon 3, présentée et soutenue publiquement le 3 mars 2008, p. 292.
[24] Joseph Hall, Another World and Yet the Same. Bishop Joseph Hall’s Mundus Alter et Idem, éd. John Millar Wands, New Haven & London, Yale University Press, 1981, p. 17: « We appointed the day; we embarked on the ship named The Phantasia; we set sail from port, not, however, without this voluntary and reciprocal courtesy… ».
[26] L’Utopie de Thomas Morus, chancelier d’Angleterre ; Idée ingenieuse pour remedier aux malheur des hommes ; & pour leur procurer une felicité complette, Leide, Chez Pierre Vander, 1715, « Preface du traducteur », p. 1.
[31] Ibidem, p. xviii : « Je crois donc que pour toutes ces raisons, on ne doit pas censurer les Voyages de Gulliver, précisément parce que les fictions n’en sont pas croïables. Ce sont, il est vrai, des fictions chimeriques, mais qui fournissent de l’exercice à l’imagination, & donnent beau jeu à un Ecrivain, & qui par cet endroit seul doivent être goutées, si elles sont conduites avec jugement, si elles amusent, & sur tout, si elles aménent une Morale sensée ».
[32] Ibidem, p. xxiv : « Si on condamne tout ce qui peut occasionner des allusions éloignées & de fantaisie, il faut condamner non seulement la plûpart des Livres d’imagination, mais presque toutes les Histoires, où l’on trouve nécessairement des portraits qui ressemblent un peu à des personnages modernes, & des faits qui se rapportent à ce qui se passe sous nos yeux ».
[33] Lettres serieuses et badines sur les ouvrages des savans et sur d’autres matieres, t. IV, première partie, La Haye, Chez Jean Van Duren, 1730, « Lettre onzieme. Jugement sur les voyages de Jean Gulliver », p. 113.
[34] Ibidem, p. 113 : « Platon y fonde sa République. Lucien y trouve les peuples de son Histoire Veritable, & Fremont d’Ablancourt y place ceux de la sienne. Thomas Morus y établit son Utopie. Un autre y bâtit la ville des Sevarambes. Cyrano y devient le Legislateur des habitans du Soleil & de la Lune. Sadeur & Jacques Macé y menent des colonies. Lemuel Gulliver enfin y fait paroître tout à coup des cinq ou six Républiques toutes à la fois, & il imagine pour quelques-unes de fort sages reglemens ».
[36] V. Philippe Hamou, La Mutation du visible: essai sur la portée épistémologique des instruments d’optique au XVIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, chap. I, « Multi pertransibunt et augebitur scientia », pp. 15-38.
[37] Gabriel Daniel, op. cit., « Idée generale de l’ouvrage », p. 3 : « La maniere dont Lucien commence son Histoire véritable, est la plus commode du monde. Il déclare d’abord à son Lecteur que tout ce qu’il va dire est faux. Aprés quoi s’abandonnant à son imagination, il jette indifféremment sur le papier toutes les folies qu’elle lui fournit. Par ce moien on se délivre de la plus grande peine qu’il y ait dans la composition de ces sortes d’ouvrages, qui consiste à garder toûjours la vrai-semblance dans la narration: obligation autrement indispensable pour tout Ecrivain qui raconte. ».
[38] Ibidem, p. 3v : « Ainsi je n’aurois en garde de me servir jamais d’un pareil debut, & de faire entendre à mes lecteurs, comme Lucien, que tout ce que j’avois à leur dire étoit faux. Je les avertis même dés à present, que j’ai une intention toute contraire, & que je prétends donner à mon Histoire un air de verité, qui seroit capable de persuader aux plus incrédules, que tout ce que j’y raconte est asseurément vrai, n’étoit le préjugé avec lequel on la lira: & qui fera qu’avec toute la peine que j’ai prise à me rendre croïable, personne cependant ne me croira. ».
[39] Christiaan Huygens, Nouveau traité de la pluralité des mondes, Paris, Chez Jean Moreau, 1702, « Lettre de Mr. Hughens a son frere, où il explique le Systême de ce Traité », p. 4 : « Quelques-uns se sont contentez de debiter certaines fables touchant les peuples de la Lune pour se divertir, dans lesquelles il n’y a guere plus de vray-semblance que dans celles de Lucien, qui ne vous sont pas inconnuës : je mets encore au nombre de celles-cy les Fables de Kepler, qui a voulu délasser son esprit en nous les debitant dans son Songe Astronomique ».
[40] Bernard le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Marcel Didier, 1966, éd. critique par Alexandre Calame, pp. 7-8 : « Je n’ai rien voulu imaginer sur les Habitans des Mondes, qui fût entierement impossible et chimerique. J’ai taché de dire tout ce qu’on en pouvoit penser raisonnnablement, et les visions même que j’ai ajoutées à cela, ont quelque fondement réel. Le vrai et le faux sont mêlés ici, mais ils y sont toujours aises à distinguer ».
[41] Ibidem, pp. 91-92 : « Ce n’est pas à l’imagination à prétendre se le [la multitude infinie des Habitans] representer, répondis-je, elle ne peut aller plus loin que les yeux. On peut seulement apercevoir d’une certaine vûë universelle la diversité que la Nature doit avoir mise entre tous ces Mondes. »
[42] Gabriel Daniel, Suite de Voyage du monde de Descartes, ou nouvelles difficultez proposées a l’auteur du Voyage du monde de Descartes, avec la réfutation de deux défenses du Systéme général du monde de Descartes, Amsterdam, Chez Pierre Mortier, 1696, pp. 163-164 : « Enfin, ajûtoit mon amy dans la Critique, il n’est gueres vraysemblable selon l’idée des Cartésiens, de faire promener un pur esprit à la maniére des corps, de le faire passer d’un lieu à un autre comme s’il marchoit, ou s’il voloit. […] Mais comment faire autrement ? Si j’avois eu à parler à de purs esprits, ou du moins à des esprits accoutumez à être separez de leurs corps, & à courir ainsi le Monde, comme ceux dont j’ay fait mention dans mon Histoire, j’aurois pris une autre maniére de m’exprimer, & tenu un langage plus spirituel qu’ils auroient entendu aussi bien que moy ; mais la plûpart des hommes se conduisent par l’imagination & par les sens. En leur parlant des esprits, il faut faire comme les Peintres, qui les leur représentent comme de beaux jeunes hommes, à qui ils donnent des aîles pour les distinguer des mortels… ».
[43] Johann Heinrich Samuel Formey, Principes élémentaires des belles-lettres, Berlin, Chez Jean Jasperd, 1760, « LXIX. Des Voyages allégoriques », pp. 248-249 : « Ces ouvrages auxquels le nom de Républiques imaginaires convient aussi auroient pû être indiqués dans l’article des Romans. Ce sont des fictions rélatives à la Morale, à la Politique, & quelquefois à la Réligion ».
Radu Toderici
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
radutoderici@yahoo.com
Radu Toderici
French Classical Utopias: Several Elements for the
Constitution of a Literary Genre
Abstract: Although the term “utopia” came to designate a literary genre long after the publication of the best known early modern utopias, the increasing number of texts modeled after More’s Utopia throughout the 17th century had already begun to be perceived as part of a common genre, usually labeled with catchwords such as “imaginary commonwealths.” While a consistent reflection upon this sub-genre is virtually absent from the works of the few French authors who were classifying utopias as imaginary communities, one can turn to some of the ancillary texts accompanying utopian writings published or translated in French during the second half of the 17th century and the first half of the 18th century which are indicative of an increasing awareness of the generic features shared by treatises such as Utopia, New Atlantis or The City of the Sun and the imaginary voyages which were then more or less openly following similar narrative conventions.
Keywords: Utopia; Imagination; Literary Genre; Imaginary Voyage;ImaginaryCommonwealth; Verisimilar.
C’est dans la préface que l’abbé Desfontaines rédige pour sa traduction des Voyages de Gulliver qu’on peut retrouver les prémisses d’une réflexion critique moderne sur le genre utopique. Conçue comme une sorte d’apologie en faveur du texte de Swift, à la fois de sa forme et de son contenu fabuleux ou allégorique, la démarche de Desfontaines présente toute une série d’éléments qui servent à (re)construire la réception de l’utopie au début de même que tout au long du XVIIe siècle. Mentionnons, tout d’abord, la question de la filiation. Pour l’abbé Desfontaines, l’œuvre de Swift se situerait dans une lignée d’œuvres similaires, allant des modèles antiques comme La République de Platon ou l’Histoire véritable de Lucien de Samosate jusqu’à l’Utopie humaniste de Thomas More, au court traité utopique de Francis Bacon ou aux écrits utopiques français de l’âge classique :
J’ai dit que cet Ouvrage de M. Swift, étoit neuf & original en son genre. Je n’ignore pas cependant que nous en avons déja de cette espece. Sans parler de la Republique de Platon, de l’Histoire véritable de Lucien & du supplément à cette Histoire, on connoît l’Utopie du Chancelier Morus, la nouvelle Atlantis du Chancelier Bacon, l’Histoire des Sevarambes, les Voyages de Sadeur, & de Jacques Macé, & enfin le Voyage dans la Lune de Cyrano de Bergerac.[1]
Toutefois, Desfontaines insiste sur l’originalité de Swift par rapport à ses devanciers, signalant la ressemblance typologique générale entre les Voyages et des textes appartenant à un genre (« espece ») proche, facilitant la mise en parallèle. Deux traits particuliers unifieraient, ainsi, les écrits de Lucien, More, Bacon, Cyrano de Bergerac, Denis Vairasse, Gabriel de Foigny et Simon Tyssot de Patot. Il s’agit, d’une part, du voyage fantastique et, de l’autre, de l’espace géographique imaginaire.
Mais toutes ces Ouvrages sont d’un goût fort different, & ceux qui voudront les comparer à celui-ci, trouveront qu’ils n’ont rien de commun avec lui, que l’idée d’un voïage imaginaire, & d’un païs supposé[2].
En tant que tel, le mot « utopie » apparaît dans la préface de Desfontaines seulement pour désigner l’ouvrage de Thomas More, et point pour renvoyer à un genre en soi. Comme le remarque Alice Stroup, ce geste est représentatif aussi de la manière dont on identifie pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle les œuvres considérées plus tard comme des « utopies ». Ainsi, dans La bibliothèque françoise (1664), Charles Sorel range l’Utopie de More et l’Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil du côté des « gouvernemens imaginaires », tandis que des ouvrages comme celui de Cyrano de Bergerac ou de John Wilkins sont pris pour des romans comiques[3]. D’une part, une telle démarche s’expliquerait par l’absence, dans les dictionnaires et les écrits classiques, du terme « utopie » pris dans son sens général, celui de « communauté imaginaire ». Présent dans le dictionnaire de Cotgrave en 1611, il ne sera assimilé que plus d’un siècle plus tard par le Dictionnaire de Trévoux (1752)[4]. On le retrouve, toutefois, en 1659 dans un index explicatif des œuvres de Rabelais (« Utopie: Region qui n’a point de lieu, un païs imaginaire »[5]), avant même son apparition chez Leibniz en 1710[6] ; d’ailleurs, c’est toujours Rabelais qui fait entrer le mot en français. D’autre part, le genre utopique est désigné pendant le XVIIe siècle et au début du siècle suivant par des étiquettes alternatives, changeant de forme selon leur orientation vers l’un ou l’autre des deux pôles identifiés par Desfontaines. Dans le cas d’une insistance sur la géographie imaginaire, les utopies peuvent être des « gouvernemens imaginaires » ou des « republiques ideales », et c’est ainsi qu’on les retrouve dans le compte rendu d’un ouvrage de George Pasch, publié en 1708 dans le Supplement du Journal des Sçavans[7]. Par contre, Jean Baudoin, le traducteur de l’ouvrage de Godwin, The Man in the Moone, emploie l’expression « voyage chimerique » en guise de sous-titre de l’ouvrage, et celle d’« advantures imaginaires » dans une notice introductive pour renvoyer au voyage fabuleux de Dominique Gonzales[8]. Un siècle plus tard, l’anthologie d’œuvres fabuleuses établie par Garnier sera baptisée par une dénomination fort similaire, à savoir celle de Voyages imaginaires.
Étant donnée l’absence d’une appellation ou d’une définition unitaire chez les divers auteurs, le genre utopique est partiellement circonscrit par des listes similaires à la taxonomie établie par Desfontaines. À l’encontre des approches modernes qui prennent pour repère l’Utopie de Thomas More, les définitions classiques se construisent à partir de la République platonicienne. Raphaël Hythlodée, le protagoniste de l’Utopie de More, parle des mœurs « réelles » des Utopiens en évoquant le texte platonicien[9] ; dans « Dialogue traictant de la politique sceptiquement, entre Telamon & Orontes », François de La Mothe Le Vayer élargit la comparaison et range les écrits de More, de Campanella et de Bacon parmi les textes qui, dans le sillage de La République, avancent plutôt un modèle idéal ou philosophique de la communauté et moins un modèle politique qui serait applicable au niveau de la société[10]. Dans Petit discours chrétien de l’immortalité de l’âme, La Mothe Le Vayer fait une remarque similaire, en évoquant ces républiques qui ne sont faites « qu’à plaisir, & dont le modele ne peut estre veu qu’au Ciel »[11], exemplifiées par la même communauté imaginaire platonicienne et par les trois utopies modernes (More, Campanella, Bacon). Dans le compte rendu de l’ouvrage de Pasch paru dans Supplement du Journal des Sçavans, on retrace, parmi les exemples des « Republiques Ideales », « la Republique de Platon, l’Utopie de Thomas Morus, La Ville du Soleil de Thomas Campanella, &c »[12]. Dans tous ces cas-là, le premier critère de sélection est la dimension politique des écrits ou, chez un La Mothe Le Vayer, la dimension atemporelle ou philosophique appartenant, toutefois, au modèle d’une société idéale. Là où la référence à Platon manque, comme c’est le cas de l’entrée « Sevarambes » dans Le grand dictionnaire historique, ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane de Moréri, on insiste surtout, dans les textes mis en parallèle (L’histoire des Sévarambes de Denis Veiras, l’Utopie de More et La Nouvelle Atlantide de Bacon), sur leur nature fictionnelle[13].
La définition des textes utopiques par l’intermédiaire des œuvres similaires à l’âge classique est pourtant nuancée, deux exemples atypiques en font la preuve. Dans la préface de Baudoin à L’homme dans la lune, le récit de Godwin est défini par rapport à un modèle antique et deux modèles modernes, néanmoins, vu qu’il y est question d’un voyage fantastique, traité de « fable » et intégré parmi autres « contes fabuleux » par le traducteur dans l’épître dédicatoire, le modèle auquel il est fait référence n’est plus celui de Platon, mais celui de Lucien.
Si vous avez jamais veu, Lecteur, ou la vraye Histoire de Lucian, ou l’Vtopie de Thomas Morus, ou la nouvelle Atlantique du chancelier Bacon; Je ne doute nullement que vous ne mettiez en ce genre d’escrire cette Relation, qui n’est pas moins ingenieuse que divertissante.[14]
Un deuxième texte introductif, concernant cette fois l’utopie de Denis Veiras, L’histoire des Sévarambes, et paru dans son édition anglaise de 1675 et dans l’équivalent français de 1677, utilise la même série d’œuvres exemplaires, mais seulement pour s’en délimiter, les identifiant comme des œuvres qui relèvent de l’imagination. Cette introduction ludique à l’utopie narrative de Veiras recourt au lecteur par l’intermédiaire de l’éditeur et invitent ce premier à renoncer l’incrédulité, en lui présentant une multitude de « preuves » pour donner de l’authenticité aux aventures narrées.
Si vous avez leu la Republique de Platon, l’Eutopia du Chevalier Morus, ou la nouvelle Atlantis du Chevalier Bacon, qui ne sont que l’ouvrage des imaginations ingenieuses de leurs Autheurs, vous croirez peut-estre que les Relations des Païs nouvellement découverts sont de ce genre; & sur tout, quand vous y trouverez quelque chose de merveilleux.[15]
Ce prétexte narratif, caractéristique aux certaines utopies et voyages imaginaires à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle (comme démontré par Jean-Michel Racault[16]), a son correspondant antérieur dans une lettre de More à Pierre Gilles. Dans cette lettre, comprise dans l’édition de 1517 de l’Utopie, More joue le rôle du défenseur de son propre texte devant un sceptique présomptif, en déclarant que la description de l’île Utopie soit exacte, que des témoins puissent confirmer sa conversation avec Raphaël Hythlodée ou l’existence de celui-ci. Il affirme en plus que si son intention avait été d’inventer un monde fictif, il aurait trouvé des noms moins absurdes et moins invraisemblables pour les diverses régions du monde qu’il décrit[17].
Malgré cette prétention d’authenticité, les diverses traductions françaises de l’Utopie seront moins inclinées à suivre ce pacte fictionnel. Outre les interventions des traducteurs au niveau du titre de l’œuvre de More et de la traduction ou de l’exclusion des textes supplémentaires inclus dans les éditions initiales de l’Utopie – interventions qui reflètent le plus souvent une position implicite en rapport au projet politique utopique[18] – les éditions françaises de l’Utopie comprennent, en tant que lieu commun, des précisions sur la nature fictionnelle ou imaginaire du texte de More. Par conséquent, dans la préface de Barthélemy Aneau à l’édition de 1559, l’Utopie est identifiée comme une « feinte narration » et comme une « fiction Chorographique », à laquelle l’auteur aurait ajouté une « couleur de verisimilitude historiale »[19]. Un index placé en fin du volume, où les diverses appellations inventées par More sont traduites en français, est accompagné d’une explication qui met ces dénominations sur le compte de l’imagination de l’auteur :
Tous lesquelz noms significatifz des choses nulles, ou vaines, & appropriez aux personnes, lieux & faitz, feintz & inventez plustost que vrais, donnent assez à entendre que ceste Utopique est invention de Republique, telle qui n’est, ne fut, ne sera: fort bien deguisee en figure historiale, par l’imagination d’un bon et prudent esprit, phanatasiant & faisant chasteaux en Hespagne, d’une parfaite politique, telle qu’il l’eust desiree estre en Angleterre & par tout, pour sur icelle donner exemple d’emendation aux presens gouvernemens & administrations principales ou publiques.[20]
À son tour, dans la préface de sa traduction de 1643, Sorbière définit l’Utopie comme une « fable » qui recourt, par son contenu fictif, à l’imagination du lecteur, en l’instruisant par l’intermédiaire de sa composante idéique[21]. Le verdict de la préface à L’histoire des Sévarambes de Veiras repète, par conséquent, une observation usuelle relative à la nature de l’Utopie, qu’il applique à une liste d’œuvres semblable à la liste de La Mothe Le Vayer et qui inclut le modèle antique de la République de Platon et le texte exemplaire de Bacon. Pourtant, cette fois-ci le critère supplémentaire d’identification de ces œuvres imaginatives n’est plus le critère politique. L’éditeur de Veiras renvoie à la réaction probable du lecteur face aux éléments moins vraisemblables de la narration (« sur tout, quand vous y trouverez quelque chose de merveilleux »). Ce texte introductif offre une suggestion unique en rapport avec d’autres textes classiques qui mentionnent des œuvres classées aujourd’hui comme utopies : la reconnaissance des œuvres appartenant à un type spécifique de fiction, similaire à celui des relations de voyage, était faite à ce moment-là selon le critère du merveilleux et par la comparaison avec d’œuvres comme l’Utopie ou La Nouvelle Atlantide.
Dans la mesure où il est possible d’entrevoir dans les listes concises d’œuvres utopiques évoquées par Baudoin, par l’éditeur de Veiras ou par Desfontaines une première prise de conscience d’un genre commun auquel appartiendraient ces écrits, nous sommes mis face à des problèmes de délimitation de ce genre hypothétique.
Premièrement, les textes introductifs où se trouvent ces listes ne sont pas toujours tout à fait clairs sur la question de la relation de l’œuvre qu’ils présentent au lecteur à la série mentionnée. Si Baudoin déclare sans aucune réserve l’appartenance du texte de Godwin à une tradition dont font partie Lucien, More ou Bacon, nous pouvons seulement spéculer sur les intentions de l’éditeur de Veiras et sur la manière dans laquelle la démarcation du texte de Veiras de la République, de l’Utopie ou de La Nouvelle Atlantide n’aurait pas pu fonctionner précisément dans le sens d’une intégration ludique, discrète, dans le genre des œuvres imaginaires mentionnées. Pour ce qui est de Desfontaines, il insiste, en faveur de Swift, sur les vagues caractéristiques qui joignent les Voyages de Gulliver à des modèles antérieurs auxquels ce récit-ci peut être comparé.
Deuxièmement, le contenu de ces listes est réduit à l’essentiel, au moins avant Desfontaines. La sélection de leurs auteurs retient peu d’exemples, qu’ils considèrent représentatifs ; hormis un modèle antique, on ne mentionne que More et Bacon. Nous n’avons pas observé seulement l’absence des textes utopiques moins connus, comme Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, signalée par Sorel, mais aussi une réticence à compter l’œuvre de Cyrano de Bergerac parmi les textes exemplaires. Les États et empire de la lune n’était pas encore publié au moment de la parution de la traduction de Godwin en français par Baudoin, mais il est plus difficile à expliquer le nombre réduit de références au voyage imaginaire de Cyrano de Bergerac dans la seconde moitié du XVIIe siècle[22].
Enfin, comme dans le cas de L’histoire des Sévarambes, le critère très général par lequel on définit les textes exemplaires compris dans ces listes est leur caractère imaginaire, ce qui admettait sans équivoque que les utopies étaient avant tout des produits de l’imagination. Par conséquent, leur définition en tant qu’« imaginaires » pouvait envoyer dans le temps à deux aspects différents. Dans l’acception de La Mothe Le Vayer et d’Aneau, L’Utopie de More était imaginaire, c’est-à-dire purement théorique, et décrivait une société irréalisable sur terre. En même temps, dans le cas de certains textes, tel celui de Baudoin, le caractère imaginaire tenait plutôt de sa composante fictionnelle, merveilleuse. Comment définir cependant le texte de l’éditeur de Veiras, qui établit en ce qui concerne le voyage imaginaire qui y est présentée un critère implicite de vraisemblance, la distinguant d’autres œuvres imaginaires ? Une telle position était en contraste évident avec certaines conventions des textes utopiques qui dataient du début du XVIIe siècle et dont le caractère fictionnel était signalé par les auteurs mêmes : ainsi, un Johann Valentin Andreae pouvait décrire son voyage à bord du « bon vieux navire Fantaisie » [23] dans Christianopolis (1619), tandis que Joseph Hall utilisait dans Mundus alter et idem une astuce similaire, il disait s’embarquer sur « un navire nommé The Phantasia » [24]. Si, selon la suggestion de Jean-Michel Racault, nous pourrions délimiter un genre littéraire utopique en accentuant le caractère de « Pays de Nulle Part » (ou-topos) des œuvres utopiques, au détriment du caractère de « Cité Idéale » (eu-topos) qui correspond au projet politique afférent[25], alors nous pouvons identifier dans les premières décennies du XVIIIe siècle un déplacement significatif des discussions sur les textes utopiques vers une reconnaissance de leur caractère fictionnel et une mise en évidence de leur qualités littéraires. Le texte de l’éditeur de Veiras pouvait situer explicitement L’histoire des Sévarambles au pôle opposé de la littérature d’imagination. Néanmoins, quelques décennies plus tard, le problème de la fiction réapparaît dans les préfaces des utopies, il lui est offert un espace de discussion au moins égal à celui concernant le caractère réalisable ou irréalisable des projets utopiques.
La préface de Nicolas Gueudeville à sa traduction de l’Utopie de More, parue en 1715, est symptomatique de cette mutation. Une première partie du texte de Gueudeville est consacrée à un résumé des idées politiques de More et de sa communauté imaginaire. Cette communauté représente, dans l’opinion pragmatique du traducteur, « la République du Monde la plus florissante, & la plus humaine » [26] ; même plus, un des sous-titres de la traduction assure qu’il s’agit d’une « Republique, qui deviendra infalliblement réelle, des que lès Mortels se conduiront par la Raison ». Pour autant, la dernière partie du texte pose le problème de l’existence effective des utopiens. Dans une récapitulation de la mise en scène de More dans les deux parties de l’Utopie, Gueudeville donne des précisions sur l’authenticité de l’histoire de Raphaël Hythlodée et, implicitement, sur celle de More.
Pour parler à present à découvert; & pour desabuser quelque Lecteur qui pourroit avoir pris à la lettre, & dans le sérieux ce que je n’ai dit qu’en badinant, je déclare que l’Utopie n’est nullement dans l’Etre des choses, & que ce meilleur des Etats n’a jamais subsisté que dans la belle & féconde imagination de nôtre Auteur: c’est la production d’un Genie aussi distingué, aussi sublime que le sien; & depuis que le droit de feindre est établi, je ne sai si on a jamais menti plus ingénieusement, ni plus utilement.[27]
En reconsidérant l’Utopie d’une perspective fictionnelle, en la nommant en effet « fiction historique », Gueudeville met en évidence une des caractéristiques qui relèvent de l’ingéniosité de More : à l’opposé des poètes, qui ne se soucient souvent de la vraisemblance, l’auteur anglais a conçu son œuvre avec un tel art, que certains de ses lecteurs se sont laissé duper jusqu’à chercher l’Utopie sur les cartes réelles[28].
Gueudeville ne sera pourtant le seul à isoler ce critère de la vraisemblance en examinant les caractéristiques internes du texte utopique : Desfontaines met l’accent sur le même aspect en anticipant la réaction de certains « esprits serieux, & d’une solidité pesante, ennemis de toute fiction » dans le cas des Voyages de Gulliver[29]. Son intervention s’oppose à celle de Gueudeville et nuance le tableau de la réception des utopies au début du XVIIIe siècle : tandis qu’une opinion consensuelle sur la nature imaginaire des textes utopiques semble prendre contour, la vraisemblance des événements imaginés n’est pas toujours une condition nécessaire de leur composition. Dans une tentative de défendre le contenu fabuleux du récit de Swift et au nom d’un « systême poëtique » idéal, Gueudeville le met en parallèle avec toute une série de textes canoniques, fameux pour leur manque de vraisemblance : les œuvres d’Arioste ou Tasse, Pantagruel de Rabelais, Les États et empire de la lune de Cyrano de Bergerac, le Supplément de l’Histoire véritable de Lucien, inclus dans la traduction de Perrot d’Ablancourt et composé par Frémont d’Ablancourt[30]. De même que Gueudeville, qui posait le problème d’un « droit de feindre », Desfontaines fait appel à la lecture des Voyages de Gulliver en clé fictionnelle[31]. En expliquant les allégories de Swift, le traducteur insère de nouveau les aventures de Gulliver dans une catégorie similaire et plus large, qui correspond aux « livres d’imagination ». Cela implique aussi le fait de renoncer à comprendre le texte de la perspective d’un référent réel qui correspondrait au merveilleux narré par l’auteur et d’interpréter plutôt allégoriquement les intentions de ce dernier[32].
Pourtant est-ce que Desfontaines répondait-il, par ses prudentes délimitations, à une demande réelle de vraisemblable en ce qui concerne les textes utopiques, et, donc, à un rejet de l’imagination utopique ? Selon toutes les probabilités, la réponse est affirmative. Le compte-rendu de la traduction de Voyages de Gulliver et de sa continuation écrite par Desfontaines, Le nouveau Gulliver (1730), parue dans Lettres sérieuses et badines, le journal édité et écrit presque en totalité par Antoine La Barre de Beaumarchais, reprend de manière ponctuelle la liste des œuvres similaires aux Voyages de Gulliver établie par Desfontaines[33] dans le but de critiquer les excès imaginatifs de leurs auteurs.
Il percent dans les espaces imaginaires, & y créent des Nations, pour avoir le plaisir de leur donner des Loix, plaisir dont par parenthese ils ne jouissent plus ici bas depuis les anciens Philosophes de la Grece.[34]
Cette critique prise des Lettres sérieuses et badines, dirigée contre l’exercice fictionnel de l’invention des communautés imaginaires, peut être intégrée dans une tendance idéique plus générale qui doit être cherchée en dehors des textes qui accompagnent les utopies (que ce soient des préfaces des auteurs ou des traducteurs) et clarifient les intentions de ceux-ci. À l’époque classique, c’est précisément le caractère imaginatif des utopies qui se retrouve à la base d’une discréditation graduelle de la pensée utopique, discréditation renforcée par une perspective rationnelle[35]. Mais il est possible de suivre aussi la pérennisation de certains arguments contre la fiction et l’imagination au niveau du développement d’un genre similaire à l’utopie et spécifique au XVIIe siècle – le discours sur la pluralité des mondes[36]. Les textes de la fin du XVIIe siècle, construits selon le modèle du Discours nouveau prouvant la pluralité des mondes (1657) de Pierre Borel, tels Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle ou Cosmothéóros de Huygens, de même que des œuvres allégoriques qui empruntent les caractéristiques du genre, comme Voyage du monde de Descartes de Gabriel Daniel, opposent l’hypothèse scientifique et l’utilisation des conjectures à une fiction purement imaginaire. Fontenelle, Huygens ou Daniel ne font que des références occasionnelles aux textes appartenant au genre de l’utopie (voir dans ce sens l’interprétation du Somnium de Kepler dans Cosmothéóros), mais ils se séparent de manière nette de tout aspect qui pourrait être interprété comme fictionnel dans leur démarche. Par conséquent, un des modèles auxquels Daniel ou Huygens se rapportent négativement est l’Histoire véritable de Lucien. Daniel utilise en guise de préface à Voyage du monde de Descartes un texte où il rejet, à cause de sa facilité, la modalité de déclarer dès le début la fausseté des faits narrés, et laisser à la suite libre cours à son imagination[37]. En considérant la vraisemblance comme un des principes indiscutables de l’œuvre qu’il écrit, il assure son lecteur de la vérité ou de l’« air de vérité » que son texte produit[38]. Huygens délimite à son tour les hypothèses concernant la forme dans laquelle la vie serait possible sur d’autres planètes et les histoires fabuleuses racontant des voyages lunaires, qui sont selon lui aussi invraisemblables que les textes d’un Lucien ou d’un Kepler[39]. Quoi qu’un thème comme celui de la configuration possible des mondes voisins à la Terre, qui sont décrits mentalement, n’implique pas nécessairement le sacrifice du possible ou du probable, Fontenelle déclare que ce possible est toujours ancré dans le réel et pensée de manière rationnelle[40].
Si on refuse à l’imagination le statut de source des conjectures concernant la variété des mondes (et Fontenelle est très clair à cet égard, il affirme que seulement une « certaine vûë universelle », et non l’imagination, pourrait nous apporter l’image probable des mondes habités[41]), elle garde pourtant un rôle illustratif dans le cadre des discours sur la pluralité des mondes. Daniel, en reconnaissant une dimension imaginaire de son récit, par laquelle il s’adresse au public moins familiarisé avec les traités purement spéculatifs[42], défend dans un texte ultérieur au Voyage du Monde de Descartes la forme allégorique, de voyage imaginaire de l’âme séparé du corps, dont il revêt sa critique anti-cartésienne. Les exigences de vraisemblance, de réel qui s’imposent à ces textes laissent parfois de la place à une reconnaissance de la forme écrite accessible, vouée à communiquer avec l’imagination des lecteurs.
Il est possible qu’une partie des limitations imposées aux voyages imaginaires auxquels fait allusion un Desfontaines provienne aussi de l’intérieur de ce genre mixte, où l’hypothèse scientifique rationnelle remplace l’imagination de l’auteur. Nous avons vu les modalités différentes de réagir à ses limitations dans les cas d’un Gueudeville ou d’un Desfontaines, par l’accentuation du caractère fictionnel de l’Utopie de More ou des Voyages de Gulliver. Une préhistoire du genre littéraire de l’utopie ne peut omettre cette insistance sur les différences qui séparent la littérature d’imagination d’un genre opposé, définit par la vraisemblance. Dans les conditions où, tout au cours du XVIIIe siècle, les étiquettes synonymes avec « le voyage imaginaire » et « le pays imaginé » continuent à désigner les utopies, un nouvel élément fait son apparition dans la description des listes exemplaires d’œuvres utopiques : le chapitre consacré aux « voyages allégoriques » des Principes élémentaires des belles lettres (1760) de Johann Heinrich Samuel Formey contient, outre la dénomination « Républiques imaginaires », la suggestion que ces œuvres pourraient parfaitement être incluses dans le chapitre sur les romans[43]. Bien plus, à côté des textes représentatifs pour le genre (l’Utopie de More, La Nouvelle Atlantide de Bacon, Les voyages de Gulliver, L’histoire des Sévarambes de Veiras, Voyages et avantures de Jaques Massé de Tyssot de Patot et Le Voyage souterrain de Niels Klim[44]), Formey mentionne un « genre mixte », dont font partie les voyages imaginaires de Cyrano de Bergerac, Relation du Monde de Mercure de Béthune et Micromégas de Voltaire, genre où « il entre de la Physique & de la Satyre ». À la base des taxonomies et délimitations typiques pour la dernière partie du XVIIe siècle et la première partie du siècle suivant, le genre littéraire de l’utopie commençait à prendre contour.
This work was supported by the Romanian National Authority for Scientific Research within the Exploratory Research Project PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Pierre Desfontaines, « Preface du traducteur », in [Jonathan Swift], Voyages de Gulliver, Paris, Chez Gabriel Martin, Hyppolite-Louis et Jacques Guerin, 1727, t. I, p. xiii.
[3] Alice Stroup, « French Utopian Thought: The Culture of Criticism », in David Lee Rubin, Alice Stroup (éds.), Utopia 1: 16 th and 17 th Centuries, EMF (Studies in Early Modern France), Vol. 4, Charlottesville, Rookwood Press, 1998, pp. 3-4.
[4] Pour une histoire des occurrences du terme, voir Hans-Günter Funke, « L’évolution sémantique de la notion d’utopie en français », in Hinrich Hudde, Peter Kuon (éds.), De l’Utopie à l’Uchronie. Formes, significations, fonctions, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1988, pp. 19-37.
[5] [François Rabelais], Les œuvres de M. François Rabelais docteur en medicine, Bruxelles, Chez Henri Frix, 1659, t. II, p. 458.
[7] Supplement du Journal des Sçavans du dernier de janvier MDCCVIII, Paris, Chez Jean-Baptiste Delespine, p. 509.
[8] Francis Godwin, L’homme dans la lune, ou Le voyage chimerique fait au monde de la Lune nouvellement découvert par Dominique Gonzales, advanturier espagnol, autrement dit le courrier volant, mis en notre langue par J. B. D., Paris, Chez François Piot, I Guignard,1648, « Advis du traducteur », f.p.
[9] Thomas More, L’Utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement, Paris, Flammarion, 1987, traduction de Marie Delcourt, p. 126 ; dans l’avant-propos de sa traduction de l’Utopie, Samuel Sorbière place l’ouvrage de More dans la filiation de la théorie platonicienne, tout en affirmant que « Platon tout divin qu’on le nomme n’a point travaillé sur ceste matiere avecque tant de netteté & d’heureux succes », L’Vtopie de Thomas Morus, Chancelier d’Angleterre, traduicte par Samuel Sorbiere, Amsterdam, Chez Jean Blaeu, 1643, « A Monseigneur Frederic Magnus », p. 2v.
[10] « au livre dixiesme, il [Platon] advoüe que cette Republique ne se trouve nulle part en terre, & que le modelle n’en peut estre veu qu’au Ciel. C’estoit donc plustost un passetemps à Platon, qui vouloit essayer ce qui se pouvoit philosophiquement dire sur ce subject, qu’une serieuse ocupation Politique, où il n’a jamais voulu recevoir de veritable employ. L’Vtopie de Thomas Morus, la cité du Soleil de Campanella, & l’Isle de Bensalem du Chancelier Bacon, n’ont esté chimerisées en nos jours que par un semblable caprice », [François de La Mothe Le Vayer], Quatre dialogues faits à l’imitation des anciens par Orasius Tubero, Francfort, Par Jean Sarius, [1706], pp. 243-244.
[11] François de La Mothe Le Vayer, Petit discours chrestien de l’immortalité de l’ame, Paris, Chez Jean Camusat, 1637, pp. 59-60.
[13] « Sevarambes, sont des peuples imaginaires, comme ceux de l’Utopie de Thomas Morus, & de la Nouvelle Atlantis du Chancelier Bacon », Louis Moréri, Le grand dictionnaire historique, ou mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, Paris, Chez Denys Mariette, 1707.
[15] Denis Veiras, L’histoire des Sevarambes; peuples qui habitent une partie du troisieme continent, communément appellé La Terre Australe. Contenant exact du gouvernement, des mœurs, de la religion, & du langage de cette nation, jusques aujourd’huy inconnuë aux peuples de l’Europe. Traduit de l’Anglois, Paris, Chez Claude Barbin, 1677, Première partie, « Au lecteur », pp. i-iv.
[16] Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, « Seuils I: Le paratexte préfaciel ou les jeux de la vérité et du mensonge », pp. 119-141.
[17] Thomas More, Utopia, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, éd. George M. Logan et Robert M. Adams, pp. 112-114.
[18] V. Nadia Minerva, « D’une définition à l’autre : sur quelques préfaciers français d’Utopia de Thomas More » in Nadia Minerva (éd.), Per una definizione dell’utopia. Metodologie e discipline a confronto. Atti del Convegno Internazionale di Bagni di Luca, 12-14 settembre 1990, Ravenna, Longo, 1992, pp. 51-59.
[19] La Republique d’Utopie, par Thomas Maure, Chancelier d’Angleterre, oeuvre grandement utile & profitable, demonstrant le parfait estat d’un bien ordonnee politique: Traduite nouvellement de Latin en Françoys, Lyon, Chez Jean Saugrain, 1559, « Advertissement declaratif de l’œuvre. Par M. B.A. », pp. 3-5.
[20] Ibidem, « Interpretation sur les noms propres des personnes, choses, ou circonstances, qui par l’autheur ont esté inventez & formez à plaisir, & à propos de l’histoire Vtopique » p. z2v.
[21] L’Vtopie de Thomas Morus, Chancelier d’Angleterre, traduicte par Samuel Sorbiere, « A Monseigneur Frederic Magnus », p. 3 : « Car on lit une fable aussi ingenieusement inventée qu’on en puisse trouver dans ces livres qui ne sont faits que pour le divertissement de ceux qui les lissent ; & parmi les plaisirs que l’imagination reçoit de la beauté des fictions, & de la naisveté des choses representées, la partie intelectuelle de l’ame s’instruit, & le jugement du lecteur se purifie & se forme au bon sens, lors meme qu’il ne pense pas d’en tirer tous ces advantages ».
[22] Une des mentions notables à Cyrano de Bergerac avant 1727 se trouve dans le texte allégorique de Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, paru en 1690, où il y a une définition critique des descriptions des États et empire de la lune en tant qu’ « un systéme grotesque de république & de société », et inscrites dans une tradition du voyage imaginaire selon le modèle de Lucien, v. Gabriel Daniel, Voiage du monde de Descartes, Paris, Chez la Veuve de Simon Bernard, 1692, p. 102.
[23] Cf. Corin Braga, De l’utopie à la contre-utopie aux XVIe-XIXe siècles, thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Jean Moulin – Lyon 3, présentée et soutenue publiquement le 3 mars 2008, p. 292.
[24] Joseph Hall, Another World and Yet the Same. Bishop Joseph Hall’s Mundus Alter et Idem, éd. John Millar Wands, New Haven & London, Yale University Press, 1981, p. 17: « We appointed the day; we embarked on the ship named The Phantasia; we set sail from port, not, however, without this voluntary and reciprocal courtesy… ».
[26] L’Utopie de Thomas Morus, chancelier d’Angleterre ; Idée ingenieuse pour remedier aux malheur des hommes ; & pour leur procurer une felicité complette, Leide, Chez Pierre Vander, 1715, « Preface du traducteur », p. 1.
[31] Ibidem, p. xviii : « Je crois donc que pour toutes ces raisons, on ne doit pas censurer les Voyages de Gulliver, précisément parce que les fictions n’en sont pas croïables. Ce sont, il est vrai, des fictions chimeriques, mais qui fournissent de l’exercice à l’imagination, & donnent beau jeu à un Ecrivain, & qui par cet endroit seul doivent être goutées, si elles sont conduites avec jugement, si elles amusent, & sur tout, si elles aménent une Morale sensée ».
[32] Ibidem, p. xxiv : « Si on condamne tout ce qui peut occasionner des allusions éloignées & de fantaisie, il faut condamner non seulement la plûpart des Livres d’imagination, mais presque toutes les Histoires, où l’on trouve nécessairement des portraits qui ressemblent un peu à des personnages modernes, & des faits qui se rapportent à ce qui se passe sous nos yeux ».
[33] Lettres serieuses et badines sur les ouvrages des savans et sur d’autres matieres, t. IV, première partie, La Haye, Chez Jean Van Duren, 1730, « Lettre onzieme. Jugement sur les voyages de Jean Gulliver », p. 113.
[34] Ibidem, p. 113 : « Platon y fonde sa République. Lucien y trouve les peuples de son Histoire Veritable, & Fremont d’Ablancourt y place ceux de la sienne. Thomas Morus y établit son Utopie. Un autre y bâtit la ville des Sevarambes. Cyrano y devient le Legislateur des habitans du Soleil & de la Lune. Sadeur & Jacques Macé y menent des colonies. Lemuel Gulliver enfin y fait paroître tout à coup des cinq ou six Républiques toutes à la fois, & il imagine pour quelques-unes de fort sages reglemens ».
[36] V. Philippe Hamou, La Mutation du visible: essai sur la portée épistémologique des instruments d’optique au XVIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, chap. I, « Multi pertransibunt et augebitur scientia », pp. 15-38.
[37] Gabriel Daniel, op. cit., « Idée generale de l’ouvrage », p. 3 : « La maniere dont Lucien commence son Histoire véritable, est la plus commode du monde. Il déclare d’abord à son Lecteur que tout ce qu’il va dire est faux. Aprés quoi s’abandonnant à son imagination, il jette indifféremment sur le papier toutes les folies qu’elle lui fournit. Par ce moien on se délivre de la plus grande peine qu’il y ait dans la composition de ces sortes d’ouvrages, qui consiste à garder toûjours la vrai-semblance dans la narration: obligation autrement indispensable pour tout Ecrivain qui raconte. ».
[38] Ibidem, p. 3v : « Ainsi je n’aurois en garde de me servir jamais d’un pareil debut, & de faire entendre à mes lecteurs, comme Lucien, que tout ce que j’avois à leur dire étoit faux. Je les avertis même dés à present, que j’ai une intention toute contraire, & que je prétends donner à mon Histoire un air de verité, qui seroit capable de persuader aux plus incrédules, que tout ce que j’y raconte est asseurément vrai, n’étoit le préjugé avec lequel on la lira: & qui fera qu’avec toute la peine que j’ai prise à me rendre croïable, personne cependant ne me croira. ».
[39] Christiaan Huygens, Nouveau traité de la pluralité des mondes, Paris, Chez Jean Moreau, 1702, « Lettre de Mr. Hughens a son frere, où il explique le Systême de ce Traité », p. 4 : « Quelques-uns se sont contentez de debiter certaines fables touchant les peuples de la Lune pour se divertir, dans lesquelles il n’y a guere plus de vray-semblance que dans celles de Lucien, qui ne vous sont pas inconnuës : je mets encore au nombre de celles-cy les Fables de Kepler, qui a voulu délasser son esprit en nous les debitant dans son Songe Astronomique ».
[40] Bernard le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Marcel Didier, 1966, éd. critique par Alexandre Calame, pp. 7-8 : « Je n’ai rien voulu imaginer sur les Habitans des Mondes, qui fût entierement impossible et chimerique. J’ai taché de dire tout ce qu’on en pouvoit penser raisonnnablement, et les visions même que j’ai ajoutées à cela, ont quelque fondement réel. Le vrai et le faux sont mêlés ici, mais ils y sont toujours aises à distinguer ».
[41] Ibidem, pp. 91-92 : « Ce n’est pas à l’imagination à prétendre se le [la multitude infinie des Habitans] representer, répondis-je, elle ne peut aller plus loin que les yeux. On peut seulement apercevoir d’une certaine vûë universelle la diversité que la Nature doit avoir mise entre tous ces Mondes. »
[42] Gabriel Daniel, Suite de Voyage du monde de Descartes, ou nouvelles difficultez proposées a l’auteur du Voyage du monde de Descartes, avec la réfutation de deux défenses du Systéme général du monde de Descartes, Amsterdam, Chez Pierre Mortier, 1696, pp. 163-164 : « Enfin, ajûtoit mon amy dans la Critique, il n’est gueres vraysemblable selon l’idée des Cartésiens, de faire promener un pur esprit à la maniére des corps, de le faire passer d’un lieu à un autre comme s’il marchoit, ou s’il voloit. […] Mais comment faire autrement ? Si j’avois eu à parler à de purs esprits, ou du moins à des esprits accoutumez à être separez de leurs corps, & à courir ainsi le Monde, comme ceux dont j’ay fait mention dans mon Histoire, j’aurois pris une autre maniére de m’exprimer, & tenu un langage plus spirituel qu’ils auroient entendu aussi bien que moy ; mais la plûpart des hommes se conduisent par l’imagination & par les sens. En leur parlant des esprits, il faut faire comme les Peintres, qui les leur représentent comme de beaux jeunes hommes, à qui ils donnent des aîles pour les distinguer des mortels… ».
[43] Johann Heinrich Samuel Formey, Principes élémentaires des belles-lettres, Berlin, Chez Jean Jasperd, 1760, « LXIX. Des Voyages allégoriques », pp. 248-249 : « Ces ouvrages auxquels le nom de Républiques imaginaires convient aussi auroient pû être indiqués dans l’article des Romans. Ce sont des fictions rélatives à la Morale, à la Politique, & quelquefois à la Réligion ».