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La transdisciplinarité Transdisciplinarity
Hugo Francisco Bauzá
Academia de Ciencias de Buenos Aires, Argentina
hfbauza@yahoo.com.ar
Hugo Francisco Bauzá
La transdisciplinarité
Abstract: The crisis of rational thought makes it necessary to consider other forms of thought. This paper propounds a transdisciplinary outlook that will initiate a dialogue among sciences, namely, between the two branches of knowledge: social and human sciences, on the one hand, and hardcore and natural sciences, on the other.
Keywords: Complexity; Transdisciplinarity; Episteme, Crisis; Dialogue; Basarab Nicolescu.
Le réel se trouve transcendé en soi-même
(Theodor Haecker).
Le concept de complexité1 vient s’imposer durant les dernières décennies, principalement grâce aux contributions du structuralisme, de la psychanalyse, de la théorie des systèmes complexes de la physique, de l’informatique et grâce à la prise de conscience de l’accélération enregistrée durant le dernier siècle. Pour éclairer la signification du terme nous poursuivons une approche étymologique du concept – cette fois-ci un dérivé de complexus, dont la traduction serait « ce qui est tissé ensemble ».
Dans cette perspective, il faut bien garder à l’esprit le fait que le défi de la théorie de la complexité2 relève non pas d’une vision qui vise à étudier les entités d’une façon indépendante, mais de l’esprit ouvert sur une relation d’interdépendance des entités, voire d’une vision « dans l’ensemble ». De cette façon, J. Thomas pense que dans le monde qui nous entoure, les bipolarités apparentes (masculin/féminin, noir/ blanc, froid/chaud) « ne s’opposent pas que dans le but de surmonter cette opposition initiale et nécessaire à leur différenciation3 ». Ces bipolarités, une fois surmontée l’opposition initiale, s’organisent en créant une nouvelle dimension, différente de celle qui la précède; ainsi, du mélange entre le jaune et le bleu résulte le vert, une couleur certes différente aux deux couleurs mentionnées, du fait qu’il tient à « un tiers inclus », qui s’oppose nettement au principe aristotélicien du « tiers exclu ».
Ces bipolarités apparentes s’entremêlent en un tissu de relations encore plus complexes, vu que, par exemple, entre le blanc et le noir il existe une succession ininterrompue de nuances grises, de la même façon qu’une échelle de températures intermédiaires décrit le passage du refroidissement au réchauffement sans obéir à aucune règle de continuité.
De même qu’une approche unilatérale empêche l’étude du vaste tissu créé, la même chose se produit quand la réalité est appréhendée seulement par l’approche singulière d’une même science – le solipsisme, dans toutes ses formes, n’aboutit à rien d’autre qu’à la stérilité –. Tout en gardant à l’esprit une complexité du monde qui devient à chaque fois plus évidente, il faut s’approprier une vision d’ensemble, fondée sur la pluralité des sciences et des savoirs dont le seul principe recteur devrait être l’interdisciplinarité; voilà pourquoi, de nos jours, dans le domaine des sciences, la façon privilégiée d’entamer les études est celle qui rend compte de plusieurs domaines du savoir, déployés « en réseaux ». Bien plus encore, le regard de l’observateur sur cette structure dynamique, toujours envisagée en interaction, doit rester à tout moment ouvert et vigilant face à la multitude de possibles approches simultanées4 ; dans ce sens, J. Thomas – citant W. Otto – pense que le polythéisme gréco-latin est une preuve du même concept de complexité et d’inter-connectivité. Il souligne le fait que les Anciens avaient déjà entrevu le tissu complexe du créé, non pas par des méthodes scientifiques, dont ils n’étaient pas encore munis, mais par le biais de l’intuition. Ce tissu complexe avançait simultanément dans toutes les directions de l’espace et du temps, tout en concevant dans la virtualité cette figure inquiétante que l’on désigne par l’intraduisible et troublante métaphore de la mise en abîme5.
La contribution du structuralisme
En contemplant le réel dans cette perspective, nous prenons conscience du fait que l’organisation des éléments n’est pas un simple ajout, un plus sans importance, mais il est l’articulation géométrique d’une structure déployée à partir d’un noyau ; la même chose arrive en enlevant les couches d’un oignon ; ou quand une pierre est jetée à l’eau, elle fait apparaître des cercles concentriques qui deviennent de plus en plus grands à mesure qu’ils s’éloignent du point central. Ainsi, il faut remarquer la présence d’une sorte d’image holistique où chaque élément faisant partie d’une totalité permet, à son tour, de projeter l’image de cette totalité intégrante : une structure où résident toutes les structures latentes, déployées dans toutes les structures sous-jacentes.
Afin d’éclairer cette affirmation, voici un exemple tiré de la littérature, attentivement illustré par Vittore Branca6. Lorsque cet érudit s’était penché sur l’étude de la relation entre la structure et le contenu du Décaméron de Boccace, il s’est rendu compte du fait que ce recueil de contes ne représente pas une compilation subjective de contes, mais le résultat d’un travail d’organisation, envisagé selon un principe sémantique recteur. Dans cette compilation, les histoires s’enchaînent tout en respectant une séquence formelle – qui va progressivement de la plus simple à la plus complexe –, elles donnent une forme précise à l’ensemble de sorte que, si l’on enlève une de ces histoires, la structure composite en son ensemble va être déformée. Dans cette structure, chaque élément, en tant que partie d’un ensemble, met dans l’esprit ce qui était avant et ce qui vient après, de manière qu’elles rendent compte de l’image d’ensemble. Chaque séquence peut être projetée à une dimension supérieure où le microcosme est l’image qui résume le macrocosme (image reliant une double approche : celle de la cosmologie, qui intègre l’univers dans son infinité et celle de la physique quantique, qui prend en considération la description du monde microscopique). V. Branca avait utilisé le mot contario – un terme initialement employé dans le domaine de la joaillerie – pour désigner une collection de récits où chacun était structurellement et sémantiquement relié à ce qui précédait et à ce qui suivait, pour aboutir à une structure complexe, de la même façon que les perles s’enfilent pour former un collier.
Le mérite des structuralistes, surtout de Nicolás Troubetzkoy7 et de ses études en phonologie, réside dans l’importance accordée à la notion d’appartenance des parties à une totalité et l’idée que le tout précède l’enchaînement organique des parties. Concernant la méthodologie de ce linguiste, il convient de prendre en compte la contribution et la vision de l’anthropologue belge Claude Lévi-Strauss à l’étude des sciences humaines.
En ce qui concerne l’idée d’organique, je voudrais souligner que, dans la littérature, les auteurs que nous considérons comme des classiques sont conscients du fait que, dans l’idéation d’une œuvre, une infinité de choses peuvent être omise, sauf une: le sens de la totalité. C’est Aristote qui avait mis en évidence cela, lorsqu’il illustrait le concept de mimétisme, en faisant référence, non à la natura naturata, mais à la natura naturans. Le philosophe constate que la nature, en perpétuelle croissance, n’ignore jamais son intégration à tout ce dont elle fait partie. Dans le même ordre d’idées, lorsque Theodor Haecker expliquait l’œuvre de Virgile, il précisait : « Dans une même pierre existe la totalité de la matière inanimée; dans une même feuille, l’ensemble de la plante; dans un même rat, l’ensemble du monde animal; dans un seul homme, la création dans son ensemble »8, de même que dans un seul vers de l’auteur de l’Énéide il y a tout l’œuvre de Virgile, vu que le crée se trouve transcendé en soi-même.
Le principe de la complexité, en opposition avec le tiers exclu déjà mentionné d’Aristote, offre la possibilité d’inclusion d’un tiers. Par conséquent, par rapport à la disjonction vrai ou faux, il prend aussi en considération la possibilité du vrai et faux en même temps. C’est pour cela que, depuis le dernier siècle et dans le domaine des sciences humaines, la psychanalyse a mis en œuvre un quota de labilité qui vient se répandre en tous lieux, contrairement à l’absolutisme rigide du philosophe de Stagire.
Une telle circonstance apparaît dans les sciences humaines où le relativisme des jugements fait obstacle quotidiennement. Ce relativisme permet une certaine marge de labilité dans la construction des appréciations et des points de vue qui, à part d’éviter les rigidités et les dogmatismes, rend possible un degré supérieur de compréhension et de tolérance. Les nouveaux courants de la psychanalyse, suivis par M. Foucault, insistent sur ce relativisme. C’est dans cet ordre d’idées que je reprends les propos d’un ouvrier qui me fait sortir l’autre jour une vérité digne de Pergullo, une vérité qui, vu son caractère évident, passa inaperçue: « l’enfant vivant dans une maison délabrée regarde le monde avec d’autres yeux qu’un enfant d’un foyer nanti. » Dans le champ des sciences exactes, le principe d’incertitude élaboré par Werner Heisenberg a permis d’ouvrir la voie à une vision inconcevable jusqu’à cette époque-là, qui ne rejette pas les effets issus de l’aléatoire. Par cette double lecture, les physiciens et les philosophes actualisaient la vieille disjonctive entre le déterminé et l’aléatoire, fait qui, dans le champ des sciences humaines, ranime la dispute entre le déterminisme et le libre arbitre, autrefois, motif de controverse entre les épicuriens, les stoïciens et d’autres partisans des diverses écoles philosophiques de l’Antiquité classique. C’est dans cette perspective alternative que prend contour la figure d’homo viator, puisque nous sommes des pèlerins sur une route semée d’incertitudes mais, à la fois, nous nous érigeons aussi en créateurs de cette route où la libre détermination, d’une part, et le conditionnement avec ses divers aspects – biologique, historique, culturel –, d’autre part, semblent se conjuguer dans un syncrétisme que nous n’avons pas pu entrevoir jusqu’à présent.
Une fois rejetée l’idée d’un univers statique, c’est la notion de monde ouvert qui se détache, où l’activité crée la nouveauté et où l’évolution se présente en même temps comme une innovation, naissance et mort, création et destruction9, sans avoir les preuves qui puissent nous permettre d’affirmer que ces processus sont périodiques ou simplement aléatoires (j’assume le risque d’être d’accord avec la deuxième affirmation). Cette nouvelle vision remet en question tous les concepts qui jusqu’à cette époque-là étaient censé être immuables; de cette façon, il nous revient à l’esprit l’idée que les résultats de la science sont toujours provisoires, puisque leur validité ne dure que jusque l’on démontre le contraire; pour tout le reste, la science ayant comme but d’aboutir à certains résultats se lance à partir de certaines hypothèses, ainsi, d’une façon transitoire, elle laisse de côté d’autres hypothèses qui pourraient être également valables. Cette façon de repenser les hypothèses et les résultats suscita les débats sur les notions de chaos, de probabilité, de symétrie, de complexité, une fois que, par exemple, même les sciences exactes, dans des circonstances déterminées et à partir du principe d’incertitude, doivent se limiter à prédire des probabilités –; dans le champ des sciences humaines, ce même principe se traduit par une diversité des points de vue.
Le principe de la complexité suggère que le tout, interconnecté de façon ontologique, décrit une circulation perpétuelle et que, en conséquence, tous les niveaux de lecture doivent exister en même temps – comme le suggère Borges dans « La bibliothèque de Babel » –, vu que la vie est unique mais incarne divers visages.
Le principe mentionné met fin à la vision déterministe de Laplace basée sur la possibilité de connaître à un moment précis les positions et les vitesses des particules dans l’univers.
À cette troublante interrogation Stephen Hawking – à l’occasion d’une conférence qui lui a apporté la célébrité – répondit que même s’il était possible de prédire une combinaison déterminée de position et de vitesse, cette certitude apparente s’était écroulée lorsque l’on a constaté que dans les « trous noirs » se produit une perte d’information et de particules, vu que les particules ayant réussi à échapper au tourbillon étaient des particules aléatoires. C’est avec cette réflexion que le remarquable physicien nous a fait comprendre que l’avenir de la science ne pourrait plus se soumettre à un assemblage déterminé de lois, alors qu’il existe l’imprévu – par exemple, les trous noirs – dont certains phénomènes laissent place au hasard10.
Les Grecs, malgré leur rationalisme progressif en ce qui concerne l’interprétation de la physis qui s’est développée entre le Ve et le IVe siècle, n’avaient jamais rejeté l’existence d’un imprévu troublant : la présence dissimulée et menaçante de la Tyché, le hasard, à laquelle ils avaient dédié un culte, devant la crainte de l’inconnu.
En ce qui concerne la contribution de la méthode structurelle à une nouvelle vision du monde, je souligne le fait que pour cette méthode la réalité existe seulement par rapport aux constructions spirituelles, sociales et linguistiques du sujet pensant. Dans ce sens, Charles Segal met en évidence que « l’objet du structuralisme n’est pas l’homme muni de sens, mais c’est lui qui crée ces sens11 », c’est à dire, un homo significans, selon la terminologie de Roland Barthes. Alors que le structuralisme, avant de se pencher sur les valeurs « idéales » qui recouvrent une culture, s’intéresse d’abord aux tensions qui gisent à l’intérieur du système et auxquelles il s’oppose comme dans une sorte d’agôn sans continuité ; cette méthode repose sur le dynamisme vital qui ne fait qu’alimenter en énergie ces tensions. Par exemple, la tragédie grecque a porté son regard non sur l’apparente harmonie contournant la polis, mais sur les liens complémentaires et opposés qui existaient entre les diverses conduites s’entremêlant; la société n’est pas quelque chose de figé, conçu comme un ktêma es aeí « une acquisition pour toujours » – Thucydide y avait fait référence à propos de l’histoire (I. 22) –, mais un processus complexe et polyvalent qui détruit et construit sans cesse les normes qui donnent lieu à la trame sociale, manifestement dynamique par sa nature.
L’aspect original – et « valide pour toujours »” – de ce genre dramatique est celui d’avoir révélé « le revers sombre de sa propre identité et d’avoir dévoilé cette présence inquiétante au-dessous de la surface des traits culturels, séculaires et hypertechniques qui la caractérisent12 ». C’est ce que la tragédie grecque cherche à découvrir, au-dessous de l’apparente harmonie du sujet et de la polis, les aspects ténébreux et irrationnels de la nature humaine13; et c’est sur ces aspects que Friedrich Nietzsche met l’accent dans son essai polémique Die Geburt des Tragödie (1872), en s’opposant nettement à la modération sereine que Johann J. Winckelmann croit mettre en évidence dans le classicisme grec14.
L’ambivalence de la tragédie grecque repose sur le fait qu’au moment où elle rend compte des dangers de l’hybris « la démesure », lorsque le rituel voué à Dionysos est officiellement instauré, elle réforme l’ordre social de la polis; les actions violentes perpétrées au moment du spectacle et de la remise en question du sens de la justice – divine et aussi humaine– semblent semer le chaos, la désharmonie…, bref, l’épouvantable démesure.
La contribution de la psychanalyse et du symbolisme
Depuis les années 70 les sciences humaines ont été enrichies grâce à l’apport de la théorie de la complexité – c’est ce que nous avons déjà mentionné -, mais aussi aux réflexions sur « l’interaction symbolique » -, dans cet ordre d’idées, cette interaction a trouvé son rôle décisif dans les travaux de « l’École de Palo Alto15 » et dans la contribution d’Edgar Morin16.
Quand ce spécialiste analysait les limites et la portée de la pensée, il soulignait les avantages d’une approche multilatérale, telle qu’elle a été proposée par la théorie de la complexité, dirigée vers une pensée de la pluralité, ouverte et en rénovation perpétuelle, un chemin valide pour accéder à un savoir qui embrasse le plus de notre nature et de notre milieu.
C’est grâce à la psychologie profonde que des phénomènes psychiques comme la fantaisie, les rêves, l’imagination – des éléments qui avaient été qualifiées d’irrationnels, jusqu’alors –, ont gagné du terrain en tant qu’objets d’étude de l’humain. Le mérite revient aux anthropologues anglais et français – à lire J. Frazer et R. Caillois, entre les plus remarquables –, pour avoir insisté dans leurs recherches sur ce monde « nocturne » découvert par la psychanalyse. D’une manière qui n’avait pas été soupçonnée, ce savoir donna lieu à l’étude de la psyché. S. Freud, par exemple, tira le signal d’alarme quant au poids décisif qu’auront les actes du passé sur nos conduites, c’est à dire le poids que l’activité nocturne de la psyché – révélée dans les rêves –, apporte de façon inconsciente à l’analyse et à la compréhension de l’activité diurne. Dans sa vision, les rêves sont « un moment de soulagement qui permet à la psyché de retrouver son équilibre bouleversé par l’activité diurne. » (J. Thomas, ibid.); par contre, C. Jung pense que l’activité nocturne renferme autant d’importance et d’indépendance que celle diurne.
Au vu de cette dernière perspective, en équivalents métaphoriques, un Dionysos nocturne s’accompagne d’un Apollon lumineux, une relation que Nietzsche avait déjà discernée dans une œuvre archi-célèbre17. Pour ce philosophe, ces deux instances – c’est à dire Dionysos et Apollon, au lieu d’être perçues comme deux forces en opposition, elles doivent être envisagées dans leur complémentarité (dans ce sens, ce serait utile de rappeler le fait que, dans la mythologie grecque, ces divinités étaient étroitement liées puisque les deux étaient filles de Zeus).
Ces réseaux d’images renferment leur sens dans l’interconnexion et non pas dans leur déploiement en éléments isolés. Dans cet ordre d’idées Henry Corbin parle de l’imaginaire compris par « les constructions symboliques que les personnes utilisent pour construire les sens du monde », une vision qui l’approche à l’inconscient collectif illustré par Jung. Ce sont ces constructions qui nous permettent de voir la réalité seulement à travers nos yeux, qui sont conçues de telle manière qu’elles nous font saisir seulement certaines réalités et pas d’autres: nous voyons uniquement ce que nous voulons voir – ou ce que nous pouvons voir-, mais jamais en franchissant les limites de notre propre imaginaire.
Il faut mentionner aussi les réflexions jungiennes concernant l’importance des archétypes et des images frontales, ultérieurement enrichies grâce aux contributions de G. Durand. Pour ce penseur, les conditions mentales de notre regard sur le monde tissent une sorte de réseau symbolique qui met en condition nos actes et notre perception sur le monde; autrement dit, elles fonctionnent comme des lentilles interposées entre nous et la réalité et ce sont elles qui nous font voir le monde sous une forme précise et non pas une autre.
Le tissu de symboles illustré par C. Jung est plus qu’une matière informe, il représente un vaste système de réflexion, même virtuel, si c’est le cas, selon une supposition de Borges. En somme, Jung pense que c’est ce monde peuplé de symboles qui crée le sens et jette les fondements de notre existence même.
Il convient de rappeler ici les réflexions de Gaston Bachelard sur l’importance et la force des symboles. C’est à ce penseur que nous devons les limites de la connaissance « scientifique », développées dans les premières années de ses recherches scientifiques. Il essaya de franchir ces limites à travers une technique d’analyse qu’il dénomma rationalisme appliqué18. Il expliqua ainsi que le monde de la raison s’affronte à l’univers complémentaire de l’imagination poétique et à ses symboles dont la psychanalyse19 essaya d’offrir une esquisse; dans ses recherches, il a tenu compte des éléments pré-naturels – l’eau, le feu, la terre, l’air –, sans ignorer dans ses observations les images et les symboles développés par l’imagination humaine le long de l’histoire de la culture.
Dans cette perspective de l’imaginaire nous comprenons aujourd’hui les significations des voyages initiatiques des divers héros de l’Antiquité classique; par exemple, celui d’Ulysse débarquant au pays des ombres, dans le Chant XI de l’épopée homérique, ou celui d’Énée dans le royaume des morts, évoqué dans le Chant VI de l’Iliade. L’accomplissement de ces prouesses implique une catabase ou descente initiatique de l’esprit et une anabase ou ascension révélatrice. Selon une vision moderne, ces pèlerinages “existentiels” ne seraient autre chose qu’une immersion dans la profondeur de l’âme où le psychanalyste invite son patient à embrasser ses souvenirs, même au prix de ressentir de la douleur, pour ressortir pourvu d’un savoir qui lui permette d’accepter sans conflits une certaine situation. La différence entre les deux consiste dans le fait que les voyages mythiques des héros de l’antiquité sont d’origine ontologique alors que les immersions psychanalytiques sont strictement personnelles.
La théorie de l’imaginaire a également été enrichie grâce aux contributions du psychologue américain – d’orientation jungienne – James Hillman20, représentant de l’école archétypique. Cette branche du savoir (Psychologie archétypique) examine diverses fantaisies (des dieux, des demi-dieux, des héros, des animaux, des être anthropomorphes…) créées par les êtres humains dans le but d’éclairer le mécanisme de la psyché.
Dans Re-Visioning Psychology (1975)21, qui lui a valu la célébrité à J. Hillman, l’auteur fait passer, avant tout, les images et la fantaisie pour avoir accès à ce qu’il appelle “le discours de l’âme”. Il choisit cette démarche interprétative vu que la base poétique de l’esprit place les activités psychologiques dans le royaume des images.
J. Hillman se situe fidèlement dans la perspective de la psychologie analytique et voit dans les rêves les guides les plus éloignés du fonctionnement psychique, comme il explique dans son exégèse, car ils ont la capacité de nous montrer tels que nous sommes22. Quant à l’univers onirique, il pense que c’est l’endroit psychique où l’on accède aux images du moi, avant que ces images n’arrivent à la conscience.
Ses idées transformèrent les bases de l’épistémologie traditionnelle puisque ce savant puise son savoir non dans le moi cartésien, mais dans un monde d’images renfermant le moi. Ainsi, dans son interprétation, l’image du moi n’est qu’une fantaisie psychologique à l’intérieur d’un ensemble de fantaisies; par rapport à l’approche psychologique de Jung, la démarche archétypique de J. Hillman relativise les fonctions du moi pour se concentrer sur le fonctionnement du ‘psychique’, où se produisent toutes les fantaisies significatives qui animent notre vie entière.
La théorie de l’imaginaire
Les études sur l’imaginaire – que l’on ne doit pas identifier à la fonction imaginative qui n’est que l’un de ses aspects23 – ont provoqué un renouvellement épistémologique dont la portée échappe à toute prévision. J. Thomas montre que « l’imagination avait été reléguée au rang de « folle du logis » par le positivisme triomphant. Mais cela ne satisfaisait personne. Car sans elle, la pensée reste inerte, inorganisée »24. L’imaginaire se projette comme un dynamisme organisateur des différentes instances de notre psyché – dixit J. Thomas. Ce dynamisme permet une articulation libre entre les sphères logique et affective, qui rend possible une vision plurielle et ouverte sur les êtres et le monde. À titre d’exemple, je prends le cas de la culture hellénique antique, où la pensée mythique coexistait avec la pensée logique ; dans cette conception, mythos et logos n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires.
Ce fut cette circonstance qui permit à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss de parler de « Grecs à deux têtes », l’une affective et l’autre rationnelle, qui cohabitaient sans conflit. Le terme « mythologie », par lequel on désigne la science ou la discipline qui s’occupe de ces récits légendaires, suggère, par son étymologie même, ce lien apparemment inconciliable entre la sphère imaginative et la sphère rationnelle, rattachées fondamentalement à travers le symbole25.
Ce que l’on appelle « monocultures » et l’hyperspécialisation démesurée dans le domaine des sciences particulières – sans parler de l’hypertechnicisme aux effets narcotiques26 – poussent les êtres humains à perdre le sens de la totalité ; face à cette difficulté, la méthode de l’imaginaire ouvre les chemins vers un savoir pluriel, qui puisse créer des ponts permettant la libre circulation des idées. En outre, cette théorie prétend aussi être au-dessus de la distinction de Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, tout en plaidant pour le concept de science au sens unitif ; les sciences exactes et humaines ont assurément des points communs, le quid de la question ne consiste pas à les ignorer, mais à essayer de les trouver.
C’est G. Durand – et, avec lui, l’école anthropologique de Grenoble – qui a le mérite d’avoir souligné que la fonction de l’imaginaire ne se trouve ni dans la sphère affective, ni dans la sphère intellectuelle, mais dans un espace intermédiaire doué d’une puissance de médiation. La mythologie classique a situé cette fonction imaginale, dans sa valeur symbolique, sous la sphère d’Hermès, le dieu médiateur, en tant que psychopompe, « conducteur des âmes » du monde des vivants à celui des morts, comme nous l’avons signalé à une autre occasion27. Les études sur l’imaginaire – orientées dans le sillage du dit Hermès – prétendent jeter des ponts entre les diverses sciences, disciplines, religions et toute autre manifestation de l’humain, afin de réduire des dualismes, arrondir des angles, obtenir des réconciliations et des accords. Exercer pleinement cette forme de comprendre le monde suppose un penchant pour la compréhension et donc pour la tolérance.
Comme on peut le remarquer, il y a autant d’études possibles construites de la perspective de l’imaginaire que de sciences et disciplines, mais l’on ne doit pas se laisser emporter par le tourbillon d’une pluralité aliénante. Dans notre cas particulier – et en raison de notre formation en philologie classique – nous prétendons centrer notre étude sur l’antiquité gréco-romaine de cette perspective pluridisciplinaire où, bien que notre point de départ soit la philologie gréco-latine, nous ne dédaignons pas l’apport de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire de l’art, de la psychologie ni de tout autre savoir qui puisse éclairer le domaine de la philologie et de la culture de l’antiquité classique.
À cet égard je me fais l’écho de la proposition de la réputée helléniste britannique J. Harrison qui, dans les années 30, fut à la tête de « l’École de Cambridge », où un groupe choisi de classicistes – Cook, Cornford et après Murray, même si celui-ci appartenait à Oxford – éclaircirent le classicisme grec à la lumière des savoirs nouveaux tels que l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse, en herbe à ce moment-là. Il en résulta des ouvrages de valeur, qui non seulement nous instruisent à la pensée grecque antique, mais aussi nous permettent de mieux comprendre l’homme contemporain. De nos jours, une révision de l’hellénique s’est vue dynamiser grâce à la lecture anthropologique et sociologique promue, en France, par Louis Gernet et continuée après par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et, entre autres, Marcel Detienne28, et, en Espagne, par J.-C. Bermejo Barrera et, dans une certaine mesure, par C. García Gual.
Et pour porter le panorama jusqu’à nos jours, je dois marquer aussi l’apparition, dans les années 90, d’un courant de pensée qui conceptualise d’une manière programmatique la transdisciplinarité. En 1994, au Convento da Arrábida, au Portugal (place liée au nom de Colomb!), a été organisé le Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité. Conçue et signée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, la Charte de la Transdisciplinarité adoptée par le congrès constate que « la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir, ce qui rend impossible tout regard global de l’être humain » et que « la rupture contemporaine entre un savoir de plus en plus accumulatif et un être intérieur de plus en plus appauvri mène à une montée d’un nouvel obscurantisme, dont les conséquences sur le plan individuel et social sont incalculables ». Sur ces bases, elle proclame la nécessité d’accepter « l’existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes ». Pour approcher cette complexité, la transdisciplinarité propose « l’unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au-delà des disciplines ». L’éthique transdisciplinaire qui en découle « récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine – d’ordre idéologique, scientiste, religieux, économique, politique, philosophique. Le savoir partagé devrait mener à une compréhension partagée fondée sur le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre30 » Adaptée aux provocations de la globalisation à l’époque postmoderne, la transdisciplinarité a donné naissance à des programmes universitaires en France, États-Unis, Roumanie, Afrique du Sud, Russie, etc.
La pensée grecque de l’époque classique s’est imprimée dans l’homme européen avec une telle intensité et certitude que ses réflexions sont encore valables, puisque la nature humaine continue – et continuera – d’être la même. L’homme – comme le précise Sophocle dans la parodos de l’une de ses pièces les plus célèbres29 –, est un être merveilleux et terrible en même temps. C’est à nous, en tant qu’humains, de nous orienter dans une direction ou dans l’autre, et à cet égard la perspective transdisciplinaire que propose la théorie de l’imaginaire peut nous aider au moment des décisions.
Traduit en français par Aurelia Popescu et Ioana Dumitrescu
Notes
1 Ad hoc je renvoie à J. Thomas, « L’imaginaire gréco-latin et la science contemporaine: la pensée du complexe. État des lieux et prospectives », in Euphrosyne. Revista de filologia clássica, Lisbonne, XXV (1987) 371-381 ; l’auteur considère l’accélération ci-dessus comme « angoissante ».
2 Sur cette théorie, consulter : Jean-Jacques Wunenburger, La Raison contradictoire, science et philosophie modernes : la pensée du complexe, Paris, A. Michel, 1990.
3 Interview de J. Thomas par Marta Herrero Gil, 8.X.2008.
4 Cette simultanéité n’est rien d’autre que la notion de « synchronie » dont parle C. Jung.
5 Mise en abyme implique un regard en perspective, où se reproduit, infiniment, la même image, certes, de plus en plus petite (voir les réflexions d’André Gide sur cette métaphore). Je me souviens d’une boîte à biscuits de mon enfance, avec la figure d’une petite fille qui tenait à la main la même boîte, évidemment une image plus petite, et ainsi de suite, ad infinitum. Ce phénomène d’optique « virtuelle » suscitait en moi, au-delà de la curiosité, une perplexité incompréhensible ; des années plus tard, j’ai appris que J.L. Borges avait éprouvé une perplexité et un trouble identiques aux miens face au même phénomène, dont il rend témoignage dans un de ses textes.
6 Cf. Bocacio y su época, Madrid, Alianza, 1975.
7 N. Troubetzkoy et Roman Jacobson sont les fondateurs de la phonologie fonctionnelle. Ces linguistes ont défini por la première fois le terme phonème qui est l’unité minimale de langue, “support de toutes les oppositions différentiées”; sur cet aspect cf. les Principios de fonología de Troubetzkoy, paru à titre posthume, en 1939.
8 Virgilio, padre de Occidente, trad. par García Yebra, Madrid, Sol y Luna, 1949, p. 101.
9 Dans cet ordre d’idées, je ne peux pas passer sous silence le philosophe Empédocle d’Agrigente qui, il y a 3000 ans, postula que le monde est soumis à un processus continu de création et de destruction que le philosophe agrigentin illustra par la lutte continue entre deux principes inconciliables: philía “l’amour” et neîkos “la haine”.
10 La physique classique du XIXe siècle avait déjà envisagé les processus aléatoires et les probabilités.
11 Ch. Segal, “Tragedia y sociedad griega”, trad. J. Martínez de Aragón, dans Historia de la literatura, vol. I, Madrid, Akal, 1988, p. 191.
12 Ch. Segal, op. cit., p. 193.
13 Ad hoc consultez à votre profit, Eric R. Dodds, The Greek and the Irrational,Univ. ofCalifornia Press, 1951.
14 Cf. son Historia del arte en la antigüedad (1764).
15 Représentée principalement par Don D. Jackson, Stuart Sigman et Albert Scheflen, entre les plus remarquables.
Le nom de cette École vient du nom de la localité de Palo Alto – une petite ville au sud de San Francisco – où le psychiatre D.D. Jackson fonde, en 1959, le Mental Research Institute, rejoint plus tard par Paul Watzlawick. Lorsqu’ils faisaient des recherches sur la schizophrénie et d’autres pathologies liées à la communication, Jackson et Watzlawick élaborèrent la théorie de la communication interpersonnelle qui eut un rôle décisif dans les années 60 et 70.
16 Cf. Le Paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
17 Il est important de souligner qu’à l’époque classique, à Delphes, l’omphalos ou “ nombril du monde” en religion, les Grecs battirent un temple pour rendre hommage à Apollon, mais à seulement deux cents mètres – et sur un endroit plus élevé, ils battirent aussi un théâtre, c’est-à-dire un temple en l’honneur de Dionysos.
18 Cf. surtout Le Nouvel Esprit scientifique (1934), La Formation de l’esprit scientifique (1938) et, entre autres ouvrages, Le Rationalisme appliqué (1948).
19 Bachelard se lança avec La psychanalyse du feu, 1937, suivi de L’Eau et les Rêves, 1941, L’Air et les Songes, 1943, La Terre et les rêveries de la volonté: La terre et les rêveries du repos, 1948, La Poétique de l’espace¸ 1957, et La Poétique de la rêverie, 1960.
20 J. Hillman est l’éditeur de Spring Publications, une maison d’édition vouée à la diffusion des progrès de la psychopathologie archétypale qui, à part la publication de travaux de psychologie, fait paraître d’importants travaux de mythologie, de philosophie et d’arts.
21 Version espagnole éditée à Madrid, Ed. Siruela.
22 Ad hoc je renvoie à The Soul’s Code. On Character and Calling (1947) – version espagnole:Madrid, Ed. Martínez Roca- où il affirme que chaque individu est déjà muni de son propre potentiel, de la même façon qu’”un gland renferme déjà le modèle du chêne”.
23 E. Morin et d’autres érudits utilisent, par contre, l’adjetif imaginaire et le substantif l’imaginaire.
24L’imaginaire de l’espace et du temps chez les latins, Cahiers de l’Université de Perpignan, 5 (1988) 11.
25 Dans l’Antiquité grecque, le terme sýnbolon renvoyait à l’idée de reconnaissance. C’était à l’origine un objet à deux pièces (un morceau de tissu, un plateau ou pareil) que la hôte et l’amphitryon gardaient et transmettaient à leurs enfants pour que les possesseurs de ces deux moitiés, une fois reconnu le proche, puissent promouvoir les mêmes liens affectueux quant à l’hospitalité (cf. Eurípides, Medea, 613).
26 Sur ce point je rends hommage à la clairvoyance d’Aldous L. Huxley et de Charles Chaplin. Le premier, dans son inquiétant Brave New World (1932) et le deuxième, dans le film Modern Times (1935), ont tiré le signal d’alarme sur les effets nuisibles de l’hypertechnicité et de la machinisation de l’homme.
27Cf. El imaginario en el mito clásico, Academia Nacional de Ciencias de Buenos Aires, 2002, p. 13.
28 À cette lecture de type anthropologique s’associe de nos jours Florence Dupont, dont je fais remarquer un ouvrage-clé : L’invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, París, Éd. La Découverte, 1994.
29 Antígona.
30 Voir le site de CIRET – Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, Président Basarab Nicolescu, Paris, http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/chartfr.htm, consulté le 29.02.2012.
Hugo Francisco Bauzá
Academia de Ciencias de Buenos Aires, Argentina
hfbauza@yahoo.com.ar
Hugo Francisco Bauzá
Transdisciplinarity
Abstract: The crisis of rational thought makes it necessary to consider other forms of thought. This paper propounds a transdisciplinary outlook that will initiate a dialogue among sciences, namely, between the two branches of knowledge: social and human sciences, on the one hand, and hardcore and natural sciences, on the other.
Keywords: Complexity; Transdisciplinarity; Episteme, Crisis; Dialogue; Basarab Nicolescu.
Le réel se trouve transcendé en soi-même
(Theodor Haecker).
Le concept de complexité1 vient s’imposer durant les dernières décennies, principalement grâce aux contributions du structuralisme, de la psychanalyse, de la théorie des systèmes complexes de la physique, de l’informatique et grâce à la prise de conscience de l’accélération enregistrée durant le dernier siècle. Pour éclairer la signification du terme nous poursuivons une approche étymologique du concept – cette fois-ci un dérivé de complexus, dont la traduction serait « ce qui est tissé ensemble ».
Dans cette perspective, il faut bien garder à l’esprit le fait que le défi de la théorie de la complexité2 relève non pas d’une vision qui vise à étudier les entités d’une façon indépendante, mais de l’esprit ouvert sur une relation d’interdépendance des entités, voire d’une vision « dans l’ensemble ». De cette façon, J. Thomas pense que dans le monde qui nous entoure, les bipolarités apparentes (masculin/féminin, noir/ blanc, froid/chaud) « ne s’opposent pas que dans le but de surmonter cette opposition initiale et nécessaire à leur différenciation3 ». Ces bipolarités, une fois surmontée l’opposition initiale, s’organisent en créant une nouvelle dimension, différente de celle qui la précède; ainsi, du mélange entre le jaune et le bleu résulte le vert, une couleur certes différente aux deux couleurs mentionnées, du fait qu’il tient à « un tiers inclus », qui s’oppose nettement au principe aristotélicien du « tiers exclu ».
Ces bipolarités apparentes s’entremêlent en un tissu de relations encore plus complexes, vu que, par exemple, entre le blanc et le noir il existe une succession ininterrompue de nuances grises, de la même façon qu’une échelle de températures intermédiaires décrit le passage du refroidissement au réchauffement sans obéir à aucune règle de continuité.
De même qu’une approche unilatérale empêche l’étude du vaste tissu créé, la même chose se produit quand la réalité est appréhendée seulement par l’approche singulière d’une même science – le solipsisme, dans toutes ses formes, n’aboutit à rien d’autre qu’à la stérilité –. Tout en gardant à l’esprit une complexité du monde qui devient à chaque fois plus évidente, il faut s’approprier une vision d’ensemble, fondée sur la pluralité des sciences et des savoirs dont le seul principe recteur devrait être l’interdisciplinarité; voilà pourquoi, de nos jours, dans le domaine des sciences, la façon privilégiée d’entamer les études est celle qui rend compte de plusieurs domaines du savoir, déployés « en réseaux ». Bien plus encore, le regard de l’observateur sur cette structure dynamique, toujours envisagée en interaction, doit rester à tout moment ouvert et vigilant face à la multitude de possibles approches simultanées4 ; dans ce sens, J. Thomas – citant W. Otto – pense que le polythéisme gréco-latin est une preuve du même concept de complexité et d’inter-connectivité. Il souligne le fait que les Anciens avaient déjà entrevu le tissu complexe du créé, non pas par des méthodes scientifiques, dont ils n’étaient pas encore munis, mais par le biais de l’intuition. Ce tissu complexe avançait simultanément dans toutes les directions de l’espace et du temps, tout en concevant dans la virtualité cette figure inquiétante que l’on désigne par l’intraduisible et troublante métaphore de la mise en abîme5.
La contribution du structuralisme
En contemplant le réel dans cette perspective, nous prenons conscience du fait que l’organisation des éléments n’est pas un simple ajout, un plus sans importance, mais il est l’articulation géométrique d’une structure déployée à partir d’un noyau ; la même chose arrive en enlevant les couches d’un oignon ; ou quand une pierre est jetée à l’eau, elle fait apparaître des cercles concentriques qui deviennent de plus en plus grands à mesure qu’ils s’éloignent du point central. Ainsi, il faut remarquer la présence d’une sorte d’image holistique où chaque élément faisant partie d’une totalité permet, à son tour, de projeter l’image de cette totalité intégrante : une structure où résident toutes les structures latentes, déployées dans toutes les structures sous-jacentes.
Afin d’éclairer cette affirmation, voici un exemple tiré de la littérature, attentivement illustré par Vittore Branca6. Lorsque cet érudit s’était penché sur l’étude de la relation entre la structure et le contenu du Décaméron de Boccace, il s’est rendu compte du fait que ce recueil de contes ne représente pas une compilation subjective de contes, mais le résultat d’un travail d’organisation, envisagé selon un principe sémantique recteur. Dans cette compilation, les histoires s’enchaînent tout en respectant une séquence formelle – qui va progressivement de la plus simple à la plus complexe –, elles donnent une forme précise à l’ensemble de sorte que, si l’on enlève une de ces histoires, la structure composite en son ensemble va être déformée. Dans cette structure, chaque élément, en tant que partie d’un ensemble, met dans l’esprit ce qui était avant et ce qui vient après, de manière qu’elles rendent compte de l’image d’ensemble. Chaque séquence peut être projetée à une dimension supérieure où le microcosme est l’image qui résume le macrocosme (image reliant une double approche : celle de la cosmologie, qui intègre l’univers dans son infinité et celle de la physique quantique, qui prend en considération la description du monde microscopique). V. Branca avait utilisé le mot contario – un terme initialement employé dans le domaine de la joaillerie – pour désigner une collection de récits où chacun était structurellement et sémantiquement relié à ce qui précédait et à ce qui suivait, pour aboutir à une structure complexe, de la même façon que les perles s’enfilent pour former un collier.
Le mérite des structuralistes, surtout de Nicolás Troubetzkoy7 et de ses études en phonologie, réside dans l’importance accordée à la notion d’appartenance des parties à une totalité et l’idée que le tout précède l’enchaînement organique des parties. Concernant la méthodologie de ce linguiste, il convient de prendre en compte la contribution et la vision de l’anthropologue belge Claude Lévi-Strauss à l’étude des sciences humaines.
En ce qui concerne l’idée d’organique, je voudrais souligner que, dans la littérature, les auteurs que nous considérons comme des classiques sont conscients du fait que, dans l’idéation d’une œuvre, une infinité de choses peuvent être omise, sauf une: le sens de la totalité. C’est Aristote qui avait mis en évidence cela, lorsqu’il illustrait le concept de mimétisme, en faisant référence, non à la natura naturata, mais à la natura naturans. Le philosophe constate que la nature, en perpétuelle croissance, n’ignore jamais son intégration à tout ce dont elle fait partie. Dans le même ordre d’idées, lorsque Theodor Haecker expliquait l’œuvre de Virgile, il précisait : « Dans une même pierre existe la totalité de la matière inanimée; dans une même feuille, l’ensemble de la plante; dans un même rat, l’ensemble du monde animal; dans un seul homme, la création dans son ensemble »8, de même que dans un seul vers de l’auteur de l’Énéide il y a tout l’œuvre de Virgile, vu que le crée se trouve transcendé en soi-même.
Le principe de la complexité, en opposition avec le tiers exclu déjà mentionné d’Aristote, offre la possibilité d’inclusion d’un tiers. Par conséquent, par rapport à la disjonction vrai ou faux, il prend aussi en considération la possibilité du vrai et faux en même temps. C’est pour cela que, depuis le dernier siècle et dans le domaine des sciences humaines, la psychanalyse a mis en œuvre un quota de labilité qui vient se répandre en tous lieux, contrairement à l’absolutisme rigide du philosophe de Stagire.
Une telle circonstance apparaît dans les sciences humaines où le relativisme des jugements fait obstacle quotidiennement. Ce relativisme permet une certaine marge de labilité dans la construction des appréciations et des points de vue qui, à part d’éviter les rigidités et les dogmatismes, rend possible un degré supérieur de compréhension et de tolérance. Les nouveaux courants de la psychanalyse, suivis par M. Foucault, insistent sur ce relativisme. C’est dans cet ordre d’idées que je reprends les propos d’un ouvrier qui me fait sortir l’autre jour une vérité digne de Pergullo, une vérité qui, vu son caractère évident, passa inaperçue: « l’enfant vivant dans une maison délabrée regarde le monde avec d’autres yeux qu’un enfant d’un foyer nanti. » Dans le champ des sciences exactes, le principe d’incertitude élaboré par Werner Heisenberg a permis d’ouvrir la voie à une vision inconcevable jusqu’à cette époque-là, qui ne rejette pas les effets issus de l’aléatoire. Par cette double lecture, les physiciens et les philosophes actualisaient la vieille disjonctive entre le déterminé et l’aléatoire, fait qui, dans le champ des sciences humaines, ranime la dispute entre le déterminisme et le libre arbitre, autrefois, motif de controverse entre les épicuriens, les stoïciens et d’autres partisans des diverses écoles philosophiques de l’Antiquité classique. C’est dans cette perspective alternative que prend contour la figure d’homo viator, puisque nous sommes des pèlerins sur une route semée d’incertitudes mais, à la fois, nous nous érigeons aussi en créateurs de cette route où la libre détermination, d’une part, et le conditionnement avec ses divers aspects – biologique, historique, culturel –, d’autre part, semblent se conjuguer dans un syncrétisme que nous n’avons pas pu entrevoir jusqu’à présent.
Une fois rejetée l’idée d’un univers statique, c’est la notion de monde ouvert qui se détache, où l’activité crée la nouveauté et où l’évolution se présente en même temps comme une innovation, naissance et mort, création et destruction9, sans avoir les preuves qui puissent nous permettre d’affirmer que ces processus sont périodiques ou simplement aléatoires (j’assume le risque d’être d’accord avec la deuxième affirmation). Cette nouvelle vision remet en question tous les concepts qui jusqu’à cette époque-là étaient censé être immuables; de cette façon, il nous revient à l’esprit l’idée que les résultats de la science sont toujours provisoires, puisque leur validité ne dure que jusque l’on démontre le contraire; pour tout le reste, la science ayant comme but d’aboutir à certains résultats se lance à partir de certaines hypothèses, ainsi, d’une façon transitoire, elle laisse de côté d’autres hypothèses qui pourraient être également valables. Cette façon de repenser les hypothèses et les résultats suscita les débats sur les notions de chaos, de probabilité, de symétrie, de complexité, une fois que, par exemple, même les sciences exactes, dans des circonstances déterminées et à partir du principe d’incertitude, doivent se limiter à prédire des probabilités –; dans le champ des sciences humaines, ce même principe se traduit par une diversité des points de vue.
Le principe de la complexité suggère que le tout, interconnecté de façon ontologique, décrit une circulation perpétuelle et que, en conséquence, tous les niveaux de lecture doivent exister en même temps – comme le suggère Borges dans « La bibliothèque de Babel » –, vu que la vie est unique mais incarne divers visages.
Le principe mentionné met fin à la vision déterministe de Laplace basée sur la possibilité de connaître à un moment précis les positions et les vitesses des particules dans l’univers.
À cette troublante interrogation Stephen Hawking – à l’occasion d’une conférence qui lui a apporté la célébrité – répondit que même s’il était possible de prédire une combinaison déterminée de position et de vitesse, cette certitude apparente s’était écroulée lorsque l’on a constaté que dans les « trous noirs » se produit une perte d’information et de particules, vu que les particules ayant réussi à échapper au tourbillon étaient des particules aléatoires. C’est avec cette réflexion que le remarquable physicien nous a fait comprendre que l’avenir de la science ne pourrait plus se soumettre à un assemblage déterminé de lois, alors qu’il existe l’imprévu – par exemple, les trous noirs – dont certains phénomènes laissent place au hasard10.
Les Grecs, malgré leur rationalisme progressif en ce qui concerne l’interprétation de la physis qui s’est développée entre le Ve et le IVe siècle, n’avaient jamais rejeté l’existence d’un imprévu troublant : la présence dissimulée et menaçante de la Tyché, le hasard, à laquelle ils avaient dédié un culte, devant la crainte de l’inconnu.
En ce qui concerne la contribution de la méthode structurelle à une nouvelle vision du monde, je souligne le fait que pour cette méthode la réalité existe seulement par rapport aux constructions spirituelles, sociales et linguistiques du sujet pensant. Dans ce sens, Charles Segal met en évidence que « l’objet du structuralisme n’est pas l’homme muni de sens, mais c’est lui qui crée ces sens11 », c’est à dire, un homo significans, selon la terminologie de Roland Barthes. Alors que le structuralisme, avant de se pencher sur les valeurs « idéales » qui recouvrent une culture, s’intéresse d’abord aux tensions qui gisent à l’intérieur du système et auxquelles il s’oppose comme dans une sorte d’agôn sans continuité ; cette méthode repose sur le dynamisme vital qui ne fait qu’alimenter en énergie ces tensions. Par exemple, la tragédie grecque a porté son regard non sur l’apparente harmonie contournant la polis, mais sur les liens complémentaires et opposés qui existaient entre les diverses conduites s’entremêlant; la société n’est pas quelque chose de figé, conçu comme un ktêma es aeí « une acquisition pour toujours » – Thucydide y avait fait référence à propos de l’histoire (I. 22) –, mais un processus complexe et polyvalent qui détruit et construit sans cesse les normes qui donnent lieu à la trame sociale, manifestement dynamique par sa nature.
L’aspect original – et « valide pour toujours »” – de ce genre dramatique est celui d’avoir révélé « le revers sombre de sa propre identité et d’avoir dévoilé cette présence inquiétante au-dessous de la surface des traits culturels, séculaires et hypertechniques qui la caractérisent12 ». C’est ce que la tragédie grecque cherche à découvrir, au-dessous de l’apparente harmonie du sujet et de la polis, les aspects ténébreux et irrationnels de la nature humaine13; et c’est sur ces aspects que Friedrich Nietzsche met l’accent dans son essai polémique Die Geburt des Tragödie (1872), en s’opposant nettement à la modération sereine que Johann J. Winckelmann croit mettre en évidence dans le classicisme grec14.
L’ambivalence de la tragédie grecque repose sur le fait qu’au moment où elle rend compte des dangers de l’hybris « la démesure », lorsque le rituel voué à Dionysos est officiellement instauré, elle réforme l’ordre social de la polis; les actions violentes perpétrées au moment du spectacle et de la remise en question du sens de la justice – divine et aussi humaine– semblent semer le chaos, la désharmonie…, bref, l’épouvantable démesure.
La contribution de la psychanalyse et du symbolisme
Depuis les années 70 les sciences humaines ont été enrichies grâce à l’apport de la théorie de la complexité – c’est ce que nous avons déjà mentionné -, mais aussi aux réflexions sur « l’interaction symbolique » -, dans cet ordre d’idées, cette interaction a trouvé son rôle décisif dans les travaux de « l’École de Palo Alto15 » et dans la contribution d’Edgar Morin16.
Quand ce spécialiste analysait les limites et la portée de la pensée, il soulignait les avantages d’une approche multilatérale, telle qu’elle a été proposée par la théorie de la complexité, dirigée vers une pensée de la pluralité, ouverte et en rénovation perpétuelle, un chemin valide pour accéder à un savoir qui embrasse le plus de notre nature et de notre milieu.
C’est grâce à la psychologie profonde que des phénomènes psychiques comme la fantaisie, les rêves, l’imagination – des éléments qui avaient été qualifiées d’irrationnels, jusqu’alors –, ont gagné du terrain en tant qu’objets d’étude de l’humain. Le mérite revient aux anthropologues anglais et français – à lire J. Frazer et R. Caillois, entre les plus remarquables –, pour avoir insisté dans leurs recherches sur ce monde « nocturne » découvert par la psychanalyse. D’une manière qui n’avait pas été soupçonnée, ce savoir donna lieu à l’étude de la psyché. S. Freud, par exemple, tira le signal d’alarme quant au poids décisif qu’auront les actes du passé sur nos conduites, c’est à dire le poids que l’activité nocturne de la psyché – révélée dans les rêves –, apporte de façon inconsciente à l’analyse et à la compréhension de l’activité diurne. Dans sa vision, les rêves sont « un moment de soulagement qui permet à la psyché de retrouver son équilibre bouleversé par l’activité diurne. » (J. Thomas, ibid.); par contre, C. Jung pense que l’activité nocturne renferme autant d’importance et d’indépendance que celle diurne.
Au vu de cette dernière perspective, en équivalents métaphoriques, un Dionysos nocturne s’accompagne d’un Apollon lumineux, une relation que Nietzsche avait déjà discernée dans une œuvre archi-célèbre17. Pour ce philosophe, ces deux instances – c’est à dire Dionysos et Apollon, au lieu d’être perçues comme deux forces en opposition, elles doivent être envisagées dans leur complémentarité (dans ce sens, ce serait utile de rappeler le fait que, dans la mythologie grecque, ces divinités étaient étroitement liées puisque les deux étaient filles de Zeus).
Ces réseaux d’images renferment leur sens dans l’interconnexion et non pas dans leur déploiement en éléments isolés. Dans cet ordre d’idées Henry Corbin parle de l’imaginaire compris par « les constructions symboliques que les personnes utilisent pour construire les sens du monde », une vision qui l’approche à l’inconscient collectif illustré par Jung. Ce sont ces constructions qui nous permettent de voir la réalité seulement à travers nos yeux, qui sont conçues de telle manière qu’elles nous font saisir seulement certaines réalités et pas d’autres: nous voyons uniquement ce que nous voulons voir – ou ce que nous pouvons voir-, mais jamais en franchissant les limites de notre propre imaginaire.
Il faut mentionner aussi les réflexions jungiennes concernant l’importance des archétypes et des images frontales, ultérieurement enrichies grâce aux contributions de G. Durand. Pour ce penseur, les conditions mentales de notre regard sur le monde tissent une sorte de réseau symbolique qui met en condition nos actes et notre perception sur le monde; autrement dit, elles fonctionnent comme des lentilles interposées entre nous et la réalité et ce sont elles qui nous font voir le monde sous une forme précise et non pas une autre.
Le tissu de symboles illustré par C. Jung est plus qu’une matière informe, il représente un vaste système de réflexion, même virtuel, si c’est le cas, selon une supposition de Borges. En somme, Jung pense que c’est ce monde peuplé de symboles qui crée le sens et jette les fondements de notre existence même.
Il convient de rappeler ici les réflexions de Gaston Bachelard sur l’importance et la force des symboles. C’est à ce penseur que nous devons les limites de la connaissance « scientifique », développées dans les premières années de ses recherches scientifiques. Il essaya de franchir ces limites à travers une technique d’analyse qu’il dénomma rationalisme appliqué18. Il expliqua ainsi que le monde de la raison s’affronte à l’univers complémentaire de l’imagination poétique et à ses symboles dont la psychanalyse19 essaya d’offrir une esquisse; dans ses recherches, il a tenu compte des éléments pré-naturels – l’eau, le feu, la terre, l’air –, sans ignorer dans ses observations les images et les symboles développés par l’imagination humaine le long de l’histoire de la culture.
Dans cette perspective de l’imaginaire nous comprenons aujourd’hui les significations des voyages initiatiques des divers héros de l’Antiquité classique; par exemple, celui d’Ulysse débarquant au pays des ombres, dans le Chant XI de l’épopée homérique, ou celui d’Énée dans le royaume des morts, évoqué dans le Chant VI de l’Iliade. L’accomplissement de ces prouesses implique une catabase ou descente initiatique de l’esprit et une anabase ou ascension révélatrice. Selon une vision moderne, ces pèlerinages “existentiels” ne seraient autre chose qu’une immersion dans la profondeur de l’âme où le psychanalyste invite son patient à embrasser ses souvenirs, même au prix de ressentir de la douleur, pour ressortir pourvu d’un savoir qui lui permette d’accepter sans conflits une certaine situation. La différence entre les deux consiste dans le fait que les voyages mythiques des héros de l’antiquité sont d’origine ontologique alors que les immersions psychanalytiques sont strictement personnelles.
La théorie de l’imaginaire a également été enrichie grâce aux contributions du psychologue américain – d’orientation jungienne – James Hillman20, représentant de l’école archétypique. Cette branche du savoir (Psychologie archétypique) examine diverses fantaisies (des dieux, des demi-dieux, des héros, des animaux, des être anthropomorphes…) créées par les êtres humains dans le but d’éclairer le mécanisme de la psyché.
Dans Re-Visioning Psychology (1975)21, qui lui a valu la célébrité à J. Hillman, l’auteur fait passer, avant tout, les images et la fantaisie pour avoir accès à ce qu’il appelle “le discours de l’âme”. Il choisit cette démarche interprétative vu que la base poétique de l’esprit place les activités psychologiques dans le royaume des images.
J. Hillman se situe fidèlement dans la perspective de la psychologie analytique et voit dans les rêves les guides les plus éloignés du fonctionnement psychique, comme il explique dans son exégèse, car ils ont la capacité de nous montrer tels que nous sommes22. Quant à l’univers onirique, il pense que c’est l’endroit psychique où l’on accède aux images du moi, avant que ces images n’arrivent à la conscience.
Ses idées transformèrent les bases de l’épistémologie traditionnelle puisque ce savant puise son savoir non dans le moi cartésien, mais dans un monde d’images renfermant le moi. Ainsi, dans son interprétation, l’image du moi n’est qu’une fantaisie psychologique à l’intérieur d’un ensemble de fantaisies; par rapport à l’approche psychologique de Jung, la démarche archétypique de J. Hillman relativise les fonctions du moi pour se concentrer sur le fonctionnement du ‘psychique’, où se produisent toutes les fantaisies significatives qui animent notre vie entière.
La théorie de l’imaginaire
Les études sur l’imaginaire – que l’on ne doit pas identifier à la fonction imaginative qui n’est que l’un de ses aspects23 – ont provoqué un renouvellement épistémologique dont la portée échappe à toute prévision. J. Thomas montre que « l’imagination avait été reléguée au rang de « folle du logis » par le positivisme triomphant. Mais cela ne satisfaisait personne. Car sans elle, la pensée reste inerte, inorganisée »24. L’imaginaire se projette comme un dynamisme organisateur des différentes instances de notre psyché – dixit J. Thomas. Ce dynamisme permet une articulation libre entre les sphères logique et affective, qui rend possible une vision plurielle et ouverte sur les êtres et le monde. À titre d’exemple, je prends le cas de la culture hellénique antique, où la pensée mythique coexistait avec la pensée logique ; dans cette conception, mythos et logos n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires.
Ce fut cette circonstance qui permit à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss de parler de « Grecs à deux têtes », l’une affective et l’autre rationnelle, qui cohabitaient sans conflit. Le terme « mythologie », par lequel on désigne la science ou la discipline qui s’occupe de ces récits légendaires, suggère, par son étymologie même, ce lien apparemment inconciliable entre la sphère imaginative et la sphère rationnelle, rattachées fondamentalement à travers le symbole25.
Ce que l’on appelle « monocultures » et l’hyperspécialisation démesurée dans le domaine des sciences particulières – sans parler de l’hypertechnicisme aux effets narcotiques26 – poussent les êtres humains à perdre le sens de la totalité ; face à cette difficulté, la méthode de l’imaginaire ouvre les chemins vers un savoir pluriel, qui puisse créer des ponts permettant la libre circulation des idées. En outre, cette théorie prétend aussi être au-dessus de la distinction de Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, tout en plaidant pour le concept de science au sens unitif ; les sciences exactes et humaines ont assurément des points communs, le quid de la question ne consiste pas à les ignorer, mais à essayer de les trouver.
C’est G. Durand – et, avec lui, l’école anthropologique de Grenoble – qui a le mérite d’avoir souligné que la fonction de l’imaginaire ne se trouve ni dans la sphère affective, ni dans la sphère intellectuelle, mais dans un espace intermédiaire doué d’une puissance de médiation. La mythologie classique a situé cette fonction imaginale, dans sa valeur symbolique, sous la sphère d’Hermès, le dieu médiateur, en tant que psychopompe, « conducteur des âmes » du monde des vivants à celui des morts, comme nous l’avons signalé à une autre occasion27. Les études sur l’imaginaire – orientées dans le sillage du dit Hermès – prétendent jeter des ponts entre les diverses sciences, disciplines, religions et toute autre manifestation de l’humain, afin de réduire des dualismes, arrondir des angles, obtenir des réconciliations et des accords. Exercer pleinement cette forme de comprendre le monde suppose un penchant pour la compréhension et donc pour la tolérance.
Comme on peut le remarquer, il y a autant d’études possibles construites de la perspective de l’imaginaire que de sciences et disciplines, mais l’on ne doit pas se laisser emporter par le tourbillon d’une pluralité aliénante. Dans notre cas particulier – et en raison de notre formation en philologie classique – nous prétendons centrer notre étude sur l’antiquité gréco-romaine de cette perspective pluridisciplinaire où, bien que notre point de départ soit la philologie gréco-latine, nous ne dédaignons pas l’apport de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire de l’art, de la psychologie ni de tout autre savoir qui puisse éclairer le domaine de la philologie et de la culture de l’antiquité classique.
À cet égard je me fais l’écho de la proposition de la réputée helléniste britannique J. Harrison qui, dans les années 30, fut à la tête de « l’École de Cambridge », où un groupe choisi de classicistes – Cook, Cornford et après Murray, même si celui-ci appartenait à Oxford – éclaircirent le classicisme grec à la lumière des savoirs nouveaux tels que l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse, en herbe à ce moment-là. Il en résulta des ouvrages de valeur, qui non seulement nous instruisent à la pensée grecque antique, mais aussi nous permettent de mieux comprendre l’homme contemporain. De nos jours, une révision de l’hellénique s’est vue dynamiser grâce à la lecture anthropologique et sociologique promue, en France, par Louis Gernet et continuée après par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et, entre autres, Marcel Detienne28, et, en Espagne, par J.-C. Bermejo Barrera et, dans une certaine mesure, par C. García Gual.
Et pour porter le panorama jusqu’à nos jours, je dois marquer aussi l’apparition, dans les années 90, d’un courant de pensée qui conceptualise d’une manière programmatique la transdisciplinarité. En 1994, au Convento da Arrábida, au Portugal (place liée au nom de Colomb!), a été organisé le Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité. Conçue et signée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, la Charte de la Transdisciplinarité adoptée par le congrès constate que « la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir, ce qui rend impossible tout regard global de l’être humain » et que « la rupture contemporaine entre un savoir de plus en plus accumulatif et un être intérieur de plus en plus appauvri mène à une montée d’un nouvel obscurantisme, dont les conséquences sur le plan individuel et social sont incalculables ». Sur ces bases, elle proclame la nécessité d’accepter « l’existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes ». Pour approcher cette complexité, la transdisciplinarité propose « l’unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au-delà des disciplines ». L’éthique transdisciplinaire qui en découle « récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine – d’ordre idéologique, scientiste, religieux, économique, politique, philosophique. Le savoir partagé devrait mener à une compréhension partagée fondée sur le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre30 » Adaptée aux provocations de la globalisation à l’époque postmoderne, la transdisciplinarité a donné naissance à des programmes universitaires en France, États-Unis, Roumanie, Afrique du Sud, Russie, etc.
La pensée grecque de l’époque classique s’est imprimée dans l’homme européen avec une telle intensité et certitude que ses réflexions sont encore valables, puisque la nature humaine continue – et continuera – d’être la même. L’homme – comme le précise Sophocle dans la parodos de l’une de ses pièces les plus célèbres29 –, est un être merveilleux et terrible en même temps. C’est à nous, en tant qu’humains, de nous orienter dans une direction ou dans l’autre, et à cet égard la perspective transdisciplinaire que propose la théorie de l’imaginaire peut nous aider au moment des décisions.
Traduit en français par Aurelia Popescu et Ioana Dumitrescu
Notes
1 Ad hoc je renvoie à J. Thomas, « L’imaginaire gréco-latin et la science contemporaine: la pensée du complexe. État des lieux et prospectives », in Euphrosyne. Revista de filologia clássica, Lisbonne, XXV (1987) 371-381 ; l’auteur considère l’accélération ci-dessus comme « angoissante ».
2 Sur cette théorie, consulter : Jean-Jacques Wunenburger, La Raison contradictoire, science et philosophie modernes : la pensée du complexe, Paris, A. Michel, 1990.
3 Interview de J. Thomas par Marta Herrero Gil, 8.X.2008.
4 Cette simultanéité n’est rien d’autre que la notion de « synchronie » dont parle C. Jung.
5 Mise en abyme implique un regard en perspective, où se reproduit, infiniment, la même image, certes, de plus en plus petite (voir les réflexions d’André Gide sur cette métaphore). Je me souviens d’une boîte à biscuits de mon enfance, avec la figure d’une petite fille qui tenait à la main la même boîte, évidemment une image plus petite, et ainsi de suite, ad infinitum. Ce phénomène d’optique « virtuelle » suscitait en moi, au-delà de la curiosité, une perplexité incompréhensible ; des années plus tard, j’ai appris que J.L. Borges avait éprouvé une perplexité et un trouble identiques aux miens face au même phénomène, dont il rend témoignage dans un de ses textes.
6 Cf. Bocacio y su época, Madrid, Alianza, 1975.
7 N. Troubetzkoy et Roman Jacobson sont les fondateurs de la phonologie fonctionnelle. Ces linguistes ont défini por la première fois le terme phonème qui est l’unité minimale de langue, “support de toutes les oppositions différentiées”; sur cet aspect cf. les Principios de fonología de Troubetzkoy, paru à titre posthume, en 1939.
8 Virgilio, padre de Occidente, trad. par García Yebra, Madrid, Sol y Luna, 1949, p. 101.
9 Dans cet ordre d’idées, je ne peux pas passer sous silence le philosophe Empédocle d’Agrigente qui, il y a 3000 ans, postula que le monde est soumis à un processus continu de création et de destruction que le philosophe agrigentin illustra par la lutte continue entre deux principes inconciliables: philía “l’amour” et neîkos “la haine”.
10 La physique classique du XIXe siècle avait déjà envisagé les processus aléatoires et les probabilités.
11 Ch. Segal, “Tragedia y sociedad griega”, trad. J. Martínez de Aragón, dans Historia de la literatura, vol. I, Madrid, Akal, 1988, p. 191.
12 Ch. Segal, op. cit., p. 193.
13 Ad hoc consultez à votre profit, Eric R. Dodds, The Greek and the Irrational,Univ. ofCalifornia Press, 1951.
14 Cf. son Historia del arte en la antigüedad (1764).
15 Représentée principalement par Don D. Jackson, Stuart Sigman et Albert Scheflen, entre les plus remarquables.
Le nom de cette École vient du nom de la localité de Palo Alto – une petite ville au sud de San Francisco – où le psychiatre D.D. Jackson fonde, en 1959, le Mental Research Institute, rejoint plus tard par Paul Watzlawick. Lorsqu’ils faisaient des recherches sur la schizophrénie et d’autres pathologies liées à la communication, Jackson et Watzlawick élaborèrent la théorie de la communication interpersonnelle qui eut un rôle décisif dans les années 60 et 70.
16 Cf. Le Paradigme perdu: la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
17 Il est important de souligner qu’à l’époque classique, à Delphes, l’omphalos ou “ nombril du monde” en religion, les Grecs battirent un temple pour rendre hommage à Apollon, mais à seulement deux cents mètres – et sur un endroit plus élevé, ils battirent aussi un théâtre, c’est-à-dire un temple en l’honneur de Dionysos.
18 Cf. surtout Le Nouvel Esprit scientifique (1934), La Formation de l’esprit scientifique (1938) et, entre autres ouvrages, Le Rationalisme appliqué (1948).
19 Bachelard se lança avec La psychanalyse du feu, 1937, suivi de L’Eau et les Rêves, 1941, L’Air et les Songes, 1943, La Terre et les rêveries de la volonté: La terre et les rêveries du repos, 1948, La Poétique de l’espace¸ 1957, et La Poétique de la rêverie, 1960.
20 J. Hillman est l’éditeur de Spring Publications, une maison d’édition vouée à la diffusion des progrès de la psychopathologie archétypale qui, à part la publication de travaux de psychologie, fait paraître d’importants travaux de mythologie, de philosophie et d’arts.
21 Version espagnole éditée à Madrid, Ed. Siruela.
22 Ad hoc je renvoie à The Soul’s Code. On Character and Calling (1947) – version espagnole:Madrid, Ed. Martínez Roca- où il affirme que chaque individu est déjà muni de son propre potentiel, de la même façon qu’”un gland renferme déjà le modèle du chêne”.
23 E. Morin et d’autres érudits utilisent, par contre, l’adjetif imaginaire et le substantif l’imaginaire.
24L’imaginaire de l’espace et du temps chez les latins, Cahiers de l’Université de Perpignan, 5 (1988) 11.
25 Dans l’Antiquité grecque, le terme sýnbolon renvoyait à l’idée de reconnaissance. C’était à l’origine un objet à deux pièces (un morceau de tissu, un plateau ou pareil) que la hôte et l’amphitryon gardaient et transmettaient à leurs enfants pour que les possesseurs de ces deux moitiés, une fois reconnu le proche, puissent promouvoir les mêmes liens affectueux quant à l’hospitalité (cf. Eurípides, Medea, 613).
26 Sur ce point je rends hommage à la clairvoyance d’Aldous L. Huxley et de Charles Chaplin. Le premier, dans son inquiétant Brave New World (1932) et le deuxième, dans le film Modern Times (1935), ont tiré le signal d’alarme sur les effets nuisibles de l’hypertechnicité et de la machinisation de l’homme.
27Cf. El imaginario en el mito clásico, Academia Nacional de Ciencias de Buenos Aires, 2002, p. 13.
28 À cette lecture de type anthropologique s’associe de nos jours Florence Dupont, dont je fais remarquer un ouvrage-clé : L’invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, París, Éd. La Découverte, 1994.
29 Antígona.
30 Voir le site de CIRET – Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, Président Basarab Nicolescu, Paris, http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/chartfr.htm, consulté le 29.02.2012.
L’errance du bonheurErrant Felicity
Francimar Arruda
Universidad Federal Fluminense,Rio de Janeiro, Brasil
arruda.franci@gmail.com
Francimar Arruda
L’errance du bonheur
Abstract: This text discusses the philosophical issue of happiness from Greece to the present days. Today we speak more of death than of life, that is, we no longer think of the possibility of a good life. Where are the major proposals of the imaginary happiness, that men have built throughout history? We do not intend in this paper to answer the questions raised above; rather, through it, we seek to find ways to live life rather than contemplate living death.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Philosophy; Happiness; Imagination.
Encore une fois, on demandera au philosophe de placer au centre de la pensée le mot d’ordre suivant : le bonheur. Longtemps laissé dans l’ostracisme – l’aphorisme d’Adorno nous rapelle que le bonheur est une science oubliée –, et par timidité ou par honte, la philosophie critique fait place nette à l’ombre des images troubles de l’Achéron. À l’exemple du corbeau d’Alan Poe, elle repète indéfiniment : « Jamais plus ! Jamais plus ! » Laissons de côté l’attitude faussement polie et politiquement correcte qui affecte de penser que toute philosophie est critique. Le conservatisme philosophique ne cherche pas à être complice de cette phraséologie. Au contraire, il tient à remettre en question tout comportement créatif et toute innovation en les considérant comme nuisibles à la convivialité sociale.
Ce scénario devient désespérant lorsque c’est la philosophie qui suscite l’inquiétude dans les zones les plus stériles de la société. Consternée, cette philosophie est vaincue par son exact inverse. Il est vrai qu’elle était née pour mourir ; mais la mort de la philosophie n’équivaut pas à la philosophie de la mort. Il y a de la dignité dans la première. Sa disparition même est le signe de réalisation. On ne peut pas dépasser la philosophie sans la rendre réelle. On ne peut pas rendre réelle la philosophie sans la supprimer.
C’était à Socrate, par le biais de Platon dans le Phédon, d’inaugurer la tradition. Se dédier à la philosophie consiste à se préparer à mourir ou à être mort. Un homme bon ne trouvera aucun mal dans la mort. Mourir est égal à rien ou à migrer de ce monde vers un autre endroit. L’Apologie de Socrate c’est bien l’anticipation de la philosophie comme salut. Et de quel Salut parle-t-on ? Celui d’un monde exposé aux injustices ou à la mauvaise vie où la perdition attend à l’horizon. Distants de cette idée qui leur est totalement contraire, les épicuriens et les stoïciens éloignés de la polis, poursuivent le bonheur intérieur, et leur pensée finit fréquemment dans la fosse commune des philosophies précédentes. La finitude hante par d’autres moyens. Le thème maintenant est le plaisir. Rien ne suggère pour autant des paramètres distincts. La distiction consiste seulement dans le dégré d’intervention.
Épicure, par exemple, expose que la limite maximale du plaisir est de réussir à éliminer la douleur[1]. Le bonheur n’est pas si facilement placé à portée de main. C’est du pessimisme inconscient, probablement provoqué par les conditions de l’époque. Une fois le citoyen éloigné de la cité par l’empire alexandrin et mis à la marge de toute participation politique, la réclusion devint la conséquence logique de la fin d’un style de vie. Mais cela n’a pas été suffisant pour effacer le souvenir d’un passé qui, étant encore très présent, importunait déjà les pensées les plus brillantes du IIIe siècle av. J.-C. Cela ressurgit par un angle secondaire, délimité par un souci passif. Il ne s’agit pas seulement de se préparer à à affronter un destin inévitable.
Le nouveau modèle se tourne vers le mépris. Il ne faut pas craindre le plus effrayant des maux : la mort. La Lettre à Ménécée est claire : « Quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! » Peu importe si l’on considère peu le problème de la mort. Ainsi, comme le bonheur, elle est un objet de grande importance dans la philosophie de la période hellénistique. Le bonheur envahit la philosophie par la porte arrière parce que la porte de devant est encore fermée pour le plaisir. Que rien ne vive plus dans les seuils des Jardins excepté la mort. Épicure est habitué à penser que la mort ne représente rien de plus que le caractère insensé de celui qui dit la craindre. C’est un objet de méditation anormale pour celui qui a le bonheur comme thème principal du comportement humain.
La « condition intime » se vérifie comme étant l’essentiel de ce bonheur. Le plaisir – principe et fin de la vie heureuse – ne se trouve plus dans la façon de vivre habituelle de la tradition classique. C’est un privilège personnel et individuel du citoyen fier de sa condition d’homme privé. Ne culpabilisons pas le philosophe par ce « changement de cap intérieur ». Les nouvelles conditions qui président à l’unification du monde grec réduisent la participation de l’individu au gouvernement de la cité. Décidément, l’esprit démocratique était dépassé. Autrefois nécessaire à l’insertion dans la politique, la connaissance se réduit désormais au domaine du perfectionnement intérieur de l’homme. L’abandon de cet esprit démocratique ne provient pas d’un choix assumé de façon consciente, mais d’une obligation résultant des circonstances nouvelles imposées par le gouvernement impérial.
Il est perceptible dans l’étique épicurienne que « le sage ne participe pas à la vie publique s’il n’y a pas de motif pour le faire ». Le philosophe est désolé de son inutilité publique. Il n’est pas surprenant que toute une conception du plaisir et du bonheur se trouve soumise à la primauté de la douleur et de la mort. La perspective irrationnelle de penser le bonheur par contraposition à la force impérieuse de la mort paraît donc évidente. Mais la pensée politique de plusieurs siècles ne disparaît pas dans un coup, dans une “mort subite”. La frustration est sublimée, mais pas effacée. Le processus irrationnel ne peut pas être empêché.
Le stoïcisme fonctionne, en principe, comme un catalyseur. Il vit, en effet, les mêmes vicissitudes que l’épicurisme. Produit de la même époque, le stoïcisme passe par des problèmes semblables. Certes, il est moins tourné vers la question de la mort, mais il n’est pas question non plus de parler d’optimisme. La mort n’est rien pour nous – ainsi Lucrèce, en suivant sûrement son maître Épictète –, dit que la peur de la mort est le principe de tous les maux, et que toutes les forces doivent se concentrer pour rendre les hommes libres. Pour Sénèque, la vie est esclavage. Cicéron à son tour considère ce monde comme une résidence provisoire. Nous ne sommes pas chez nous, nous ne sommes que des hôtes.
Le stoïcisme se résigne avec le destin et le bonheur ; ce dernier ne se reconnaît que par son opposé: l’absence de perturbation. Qu’est-ce qui est différent alors? Une double dimension revêt sa conception de monde, l’universalité et la croyance en une autre vie. L’une étend sa Weltanschauung au delà des frontières « nationales » ; l’autre trouve son accomplissement dans le christianisme. Le stoïque se soucie de la fonction de l’homme dans ce monde. Si la mort ne vaut rien, le bonheur n’est pas une fin, mais dépend du rapport « ataraxique » qui se tourne vers « l’au-delà ». La vie sur la terre n’est qu’un « lieu d’exil »[2]. Cette « théologie rationnelle », selon Bréhier, ne surprend pas la pensée chrétienne. La raison étant commune à tous, il en va de même pour les sciences, les arts et la religion.
Quant à la notion de patrie, le christianisme en fait son assise. L’inquiétude des stoïciens des derniers instants de l’Antiquité quant à l’espérance d’une vie meilleure dans l’au-delà, – prépare la base permettant l’appropriation chrétienne de la philosophie. Qu’on pense aux Méditations de Marc Aurèle, qui superposent une cité universelle sur une autre, distincte, sans toucher à l’harmonie naturelle du cosmos. L’existence de ces deux communautés, céleste et terrestre, qui opèrent sous une loi naturelle, immuable et éternelle, nourrit la religion chrétienne, elle est nécessaire à son évolution et à ses fondements même.
Il n’est pas anodin que saint Augustin se base sur le concept de deux cités – terrestre et céleste – pour justifier la supériorité de chacune d’entre elles. La mort poursuit sa route sans accorder de crédit à l’idéal du plein bonheur dans une vie mondaine. Augustin ne la nomme pas de façon explicite. Il pénètre la philosophie par le chemin du salut. L’autre monde reçoit le label de validité. Ainsi, il n’y a de philosophie qui ne soit divine ni bonheur qui ne soit de Dieu[3]. Il n’y a donc pas de joie pour l’homme concret, celui qui vit (sic) sur cette planète. On étend le leitmotiv de l’angoisse augustinienne. Aucune philosophie, jusqu’alors, ne s’était préoccupée du désespoir humain. L’entreprise philosophique – à l’exception peut-être de Platon, et encore christianisé – n’avait pas compris que, depuis la chute de l’homme, il n’y a pas d’espace pour l’être éloigné de l’Être. La corruption et le pessimisme prennent place au paradis terrestre. Où se trouve donc, le lieu pour le bonheur dans le royaume des damnés ?
La vie qui mérite d’être vécue vient de se perdre, puisque nous ne savons plus comment aimer. La culpabilité que l’homme porte est grande. De l’expulsion de l’Éden à la civilisation décadente, que prétendent les religions face aux mirages qui pervertissent le plaisir de vivre ? – s’interroge Luc Ferry. Prétendant qu’on n’a pas besoin d’avoir peur, que nos attentes seront satisfaites cependant, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Où ? Sûrement pas dans cette vie. Le salut se trouve dans un topos supérieur, aux côtés d’un être infini, bon, charitable. Quelle est la clé pour le salut ? La croyance bien sûr. La faculté théorique par excellence ne sera plus la raison, mais bien la foi. La confiance surmonte l’argument et l’intelligence. Parce qu’il n’existe pas de doutes, il n’y a pas de place pour les philosophes orgueilleux qui n’écoutent pas le Christ. La philosophie se soumet à la religion. La demande vient, maintenant, du grand Autre, de celui qui prime et châtit selon son propre avis. Ce n’est plus nécessaire de justifier ni de contester les desseins. La philosophie perd la bataille pour l’autre côté de la mort. L’irrationalité ne peut plus être contrôlée.
Qu’on n’imagine pas que la philosophie de la mort est seule. La vie et la joie marchent en parallèle, mais c’est une minorité. L’effort de Spinoza pour créer un monde de bonheur est saboté dans ses fondations. La joie et le bonheur ne sont pas parties composantes d’un au-delà de l’homme. C’est plutôt un effort pour vivre et bien agir. « L’effort pour se conserver est l’essence même de la chose […] et seul fondement de la vertu ». Puissance qui doit « exister en acte » pour préserver l’être et le bien vivre. Il est important de vérifier la conclusion que Spinoza extrait de l’essence humaine, cette priorité ontologique de bien vivre en acte, c’est-à-dire, l’effort qu’il nomme conatus et qui est fondamentalement la vie. Il n’y a pas d’ambiance pour la mort dans l’essence humaine, au moins pas intériorisée. Dans la raison – la possibilité de pouvoir freiner les passions – il n’y a de la place que pour la vertu, c’est- à- dire le bonheur et même la liberté[4].
Encore plus remarquable est l’étendue qu’on vérifie dans l’éthique spinozienne à une époque où l’individualisme fait l’histoire; même parmi ceux qui combattent son excès. L’approche est analogue dans les philosophies sœurs. Le bonheur de l’homme consiste à pouvoir conserver son être. Avec l’évolution du texte, on nie la présomption d’individualisme:
Il y a cependant, en dehors de nous, plusieurs choses qui nous sont utiles et qui par conséquent doivent être désirées. Parmi elles, nous ne pouvons pas concevoir aucune préférence à celles qui sont entièrement en accord avec notre nature. En effet, si par exemple deux individus qui ont absolument la même nature s’unissent l’un à l’autre, ils forment un individu deux fois plus puissant que chacun séparé, donc, rien de plus utile à l’homme que l’homme […]. Il se suit que les hommes, qui se gouvernent par la Raison, c’est-à-dire, les hommes qui cherchent ce qui leur est utile sous la direction de la Raison, ne désirent rien pour soi qu’ils ne désirent pas pour les autres hommes, et, de ce fait, ils sont justes, fidèles et honnêtes[5].
Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis cette affirmation, mais nous poursuivons notre quête du bonheur et, par ironie du destin, nous nous trouvons encore une fois dans l’impossibilité de conduire concrètement le destin de la polis. Nous continuons au milieu des remparts de l’antisociabilité, et cela malgré tout le processus de la lutte politique et du vote universel. Que des propos fallacieux ! Le témoignage d’Horkheimer sur l’isolement de l’individu à l’époque grecque, se dote d’une résonance propre à la pensée chrétienne, puis s’adapte de façon particulière à l’homme contemporain. De plus en plus la philosophie tend à chercher du réconfort dans les harmonies intérieures. Éviter la souffrance par le soin de soi et l’apathie sociale conduit à la dissociation entre l’individu et la communauté.
Au fur et à mesure que l’homme commun évite de s’impliquer dans les thèmes politiques, il tend à régresser vers la loi de la jungle. Le prix du salut éternel est, paradoxalement, le renoncement total de soi. Entre la promesse du bonheur et celle de la misère, il existe moins de mystères qu’entre la genèse et la restauration de ce que peut imaginer cette vaine idéologie. Si le discours contredit les faits, qu’on publie donc le récit. Le désoccultement ne fait pas partie de la légende[6]. Le continuum est donc l’éternel retour du même, la tragédie est devenue farce. Le citoyen globalisé ne connaît pas de frontières; il méconnaît également la signification du politique et de son « âme sœur », le social. En extirpant la racine, il n’y a pas de « photosynthèse » économique capable de procéder à la récupération de la vie.
Sans racine, l’homme se met en relation avec soi-même dans un espace de rêverie et banalité. La collectivité se transforme dans une masse composée d’individus en molécule, perdus dans une réalité en diffusion. Fragmentation de l’individu ; morcellement des organisations travaillistes ; hostilité à la démocratie; contrôle social de la part du marché; l’accent est mis sur le sujet décentré. Voici une caractéristique spécifique de nos temps. Thanatos triomphe encore sur Eros. Probablement avec plus de force que dans son état séminal. En dépouillant l’humanité de son contenu « génétique » – ou de son essence naturelle (en niant le principe aristotélicien de la sociabilité et de la recomposition de l’homme au monde de la nature) – les philosophies des nouveaux temps jettent d’un seul coup toute la matérialité et objectivité – et avec elles l’ensemble de relations sociales – conquises par les philosophies qui s’opposent à la décourageante mélodie du chemin vers la fin.
Il n’est pas étrange que dans un contexte où le signe est le seul être supporté – même si c’est aux frais du référent et de sa contrepartie, la référence – la formalisation et le mépris pour la vie assument une position si prédominante. Il est possible maintenant de comprendre pourquoi les philosophies (prédominantes dans l’Académie) se tournent vers le formalisme. L’examen des concepts remplace la réflexion critique. Ce qui prévaut dans la vie est bien la jouissance qu’on veut dans le moment, peu importe à quel prix. Dépolitisation et désérotisation signifient la même chose lorsqu’il s’agit de vivre et de conquérir le bonheur.
En effet, la philosophie radicale elle-même (celle qui cherche sa racine dans l’homme) souffre de complexe d’infériorité. À la défensive, elle s’efforce beaucoup plus de justifier sa volonté obstinée de vivre que d’affronter le flux par la voie de la praxis. Elle reffuse de mourir sans se réaliser. Son objectif est encore à accomplir – le bonheur de l’homme. Humiliée, elle est conduite à la dernière instance du déshonneur par la technicité des jeux de langage et de l’artillerie métaphysique de la purification de l’âme – nom solennel pour désigner la propension pour la mort – résiste au rire nerveux de l’insécurité adversaire dans la tentative de protéger le seul bastion que la philosophie de la mort ne parvient pas à enchaîner avec ses tentacules: l’espoir.
Mais l’espoir n’est-ce pas l’opposé du bonheur ? Spinoza ne nous enseigne-t-il pas qu’en ayant des philosophes compétents comme des co-adjuvants, nous devons nous défendre pour exister en acte, être, agir et vivre ? La recette du bonheur se trouve dans la puissance, dans le désir de savoir, vivre et jouir ; en d’autres termes, c’est le bonheur en acte. Un motif par lequel la philosophie revendique l’action (à ne pas confondre avec l’hédonisme banal). J’ai conscience du dilemme que l’Histoire nous présente. Espérer c’est désirer sans jouir. L’oppression de vivre nous fait peur et me fait penser à une chanson du compositeur Geraldo Vandré, pendant la révolution militaire des années 60 au Brésil :
“Vem vamos embora
Que esperar não é saber
Quem sabe faz a hora
Não espera acontecer”.
“Viens, allons-nous en
Qu’attendre n’est pas savoir
Celui qui sait fait son heure
N’attends pas que cela arrive”.
Bien sûr, le droit à l’espoir revendiqué par une philosophie radicale n’est pas celui du salut, ni par le biais d’une intervention divine, ni par une sotériologie matérialistique, c’est en résumé un concurrent des religions qui n’est basé ni sur la promesse impérative du désir, ni même sur la supposition d’une entreprise victorieuse. L’effort pour la conquête du bonheur n’est pas un certificat de garantie qui assure la réalisation d’une bonne vie. La certitude des vieux révolutionnaires repose sur la croyance que la vérité, qui était de notre côté, a désormais disparu avec Auschwitz, Hiroshima, la Palestine, la chute du mur de Berlin et le triomphe de l’idéologie de marché.
L’irrationalité opprime le cerveau d’Eros comme un cauchemar. Le temps du bonheur n’est pas encore venu, ni même le moment de la création de l’autre ethos, d’une autre culture, l’instant de la révolution, le « retour du refoulé », le mouvement du principe du plaisir contre le principe de la réalité. Nous assistons, par le biais des philosophies répressives, à une attaque permanente contre l’instinct de vie. De Platon à Heidegger, et même autour d’un certain marxisme sclérosé – dont l’écho se fait sentir dans la postmodernité par la survie de ses disciples fanatiques–, la pulsion de mort est devenue le summum bonum de la pensée irrationnelle. Rien n’indique, cependant, que le principe de réalité, le supposé fossoyeur des plaisirs de la vie et du bonheur, représente la monnaie courante de ce que l’on a convenu de nommer la fin de la bonne vie et du beau.
L’optimisme facile n’est pas un bon conseiller pour les réponses imprévisibles. La philosophie, pour le moment, ne peut rien faire de plus que de ne pas « donner au monde une norme et de vouloir que les hommes soient capables de donner à la norme un monde ». La norme est la lutte même contre la bestialité de la préparation à la mort – l’éternel combat contre le domaine de Thanatos – et contre l’excès formalistique perpétré par la postmodernité. Sous la menace, la pensée critique est victime de son impuissance, prisonnière de son sort. L’incertitude d’une fin heureuse n’est pas un obstacle au cri de refus d’une soumission infinie. Dans les moments de plus grand désespoir, la philosophie radicale nie l’acceptation de l’impossibilité d’une fin heureuse. Le désir du bonheur tient à la capacité humaine d’explorer le présent, de connaître l’avenir. Il refuse la fin de la possibilité d’une altérité radicale et interdit l’attitude naïve de considérer ce qui existe comme inévitable. Je ne veux pas changer l’apprentissage d’être seulement, contre l’acceptation d’être seul.
Notes
Francimar Arruda
Universidad Federal Fluminense,Rio de Janeiro, Brasil
arruda.franci@gmail.com
Francimar Arruda
Errant Felicity
Abstract: This text discusses the philosophical issue of happiness from Greece to the present days. Today we speak more of death than of life, that is, we no longer think of the possibility of a good life. Where are the major proposals of the imaginary happiness, that men have built throughout history? We do not intend in this paper to answer the questions raised above; rather, through it, we seek to find ways to live life rather than contemplate living death.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Philosophy; Happiness; Imagination.
Encore une fois, on demandera au philosophe de placer au centre de la pensée le mot d’ordre suivant : le bonheur. Longtemps laissé dans l’ostracisme – l’aphorisme d’Adorno nous rapelle que le bonheur est une science oubliée –, et par timidité ou par honte, la philosophie critique fait place nette à l’ombre des images troubles de l’Achéron. À l’exemple du corbeau d’Alan Poe, elle repète indéfiniment : « Jamais plus ! Jamais plus ! » Laissons de côté l’attitude faussement polie et politiquement correcte qui affecte de penser que toute philosophie est critique. Le conservatisme philosophique ne cherche pas à être complice de cette phraséologie. Au contraire, il tient à remettre en question tout comportement créatif et toute innovation en les considérant comme nuisibles à la convivialité sociale.
Ce scénario devient désespérant lorsque c’est la philosophie qui suscite l’inquiétude dans les zones les plus stériles de la société. Consternée, cette philosophie est vaincue par son exact inverse. Il est vrai qu’elle était née pour mourir ; mais la mort de la philosophie n’équivaut pas à la philosophie de la mort. Il y a de la dignité dans la première. Sa disparition même est le signe de réalisation. On ne peut pas dépasser la philosophie sans la rendre réelle. On ne peut pas rendre réelle la philosophie sans la supprimer.
C’était à Socrate, par le biais de Platon dans le Phédon, d’inaugurer la tradition. Se dédier à la philosophie consiste à se préparer à mourir ou à être mort. Un homme bon ne trouvera aucun mal dans la mort. Mourir est égal à rien ou à migrer de ce monde vers un autre endroit. L’Apologie de Socrate c’est bien l’anticipation de la philosophie comme salut. Et de quel Salut parle-t-on ? Celui d’un monde exposé aux injustices ou à la mauvaise vie où la perdition attend à l’horizon. Distants de cette idée qui leur est totalement contraire, les épicuriens et les stoïciens éloignés de la polis, poursuivent le bonheur intérieur, et leur pensée finit fréquemment dans la fosse commune des philosophies précédentes. La finitude hante par d’autres moyens. Le thème maintenant est le plaisir. Rien ne suggère pour autant des paramètres distincts. La distiction consiste seulement dans le dégré d’intervention.
Épicure, par exemple, expose que la limite maximale du plaisir est de réussir à éliminer la douleur[1]. Le bonheur n’est pas si facilement placé à portée de main. C’est du pessimisme inconscient, probablement provoqué par les conditions de l’époque. Une fois le citoyen éloigné de la cité par l’empire alexandrin et mis à la marge de toute participation politique, la réclusion devint la conséquence logique de la fin d’un style de vie. Mais cela n’a pas été suffisant pour effacer le souvenir d’un passé qui, étant encore très présent, importunait déjà les pensées les plus brillantes du IIIe siècle av. J.-C. Cela ressurgit par un angle secondaire, délimité par un souci passif. Il ne s’agit pas seulement de se préparer à à affronter un destin inévitable.
Le nouveau modèle se tourne vers le mépris. Il ne faut pas craindre le plus effrayant des maux : la mort. La Lettre à Ménécée est claire : « Quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! » Peu importe si l’on considère peu le problème de la mort. Ainsi, comme le bonheur, elle est un objet de grande importance dans la philosophie de la période hellénistique. Le bonheur envahit la philosophie par la porte arrière parce que la porte de devant est encore fermée pour le plaisir. Que rien ne vive plus dans les seuils des Jardins excepté la mort. Épicure est habitué à penser que la mort ne représente rien de plus que le caractère insensé de celui qui dit la craindre. C’est un objet de méditation anormale pour celui qui a le bonheur comme thème principal du comportement humain.
La « condition intime » se vérifie comme étant l’essentiel de ce bonheur. Le plaisir – principe et fin de la vie heureuse – ne se trouve plus dans la façon de vivre habituelle de la tradition classique. C’est un privilège personnel et individuel du citoyen fier de sa condition d’homme privé. Ne culpabilisons pas le philosophe par ce « changement de cap intérieur ». Les nouvelles conditions qui président à l’unification du monde grec réduisent la participation de l’individu au gouvernement de la cité. Décidément, l’esprit démocratique était dépassé. Autrefois nécessaire à l’insertion dans la politique, la connaissance se réduit désormais au domaine du perfectionnement intérieur de l’homme. L’abandon de cet esprit démocratique ne provient pas d’un choix assumé de façon consciente, mais d’une obligation résultant des circonstances nouvelles imposées par le gouvernement impérial.
Il est perceptible dans l’étique épicurienne que « le sage ne participe pas à la vie publique s’il n’y a pas de motif pour le faire ». Le philosophe est désolé de son inutilité publique. Il n’est pas surprenant que toute une conception du plaisir et du bonheur se trouve soumise à la primauté de la douleur et de la mort. La perspective irrationnelle de penser le bonheur par contraposition à la force impérieuse de la mort paraît donc évidente. Mais la pensée politique de plusieurs siècles ne disparaît pas dans un coup, dans une “mort subite”. La frustration est sublimée, mais pas effacée. Le processus irrationnel ne peut pas être empêché.
Le stoïcisme fonctionne, en principe, comme un catalyseur. Il vit, en effet, les mêmes vicissitudes que l’épicurisme. Produit de la même époque, le stoïcisme passe par des problèmes semblables. Certes, il est moins tourné vers la question de la mort, mais il n’est pas question non plus de parler d’optimisme. La mort n’est rien pour nous – ainsi Lucrèce, en suivant sûrement son maître Épictète –, dit que la peur de la mort est le principe de tous les maux, et que toutes les forces doivent se concentrer pour rendre les hommes libres. Pour Sénèque, la vie est esclavage. Cicéron à son tour considère ce monde comme une résidence provisoire. Nous ne sommes pas chez nous, nous ne sommes que des hôtes.
Le stoïcisme se résigne avec le destin et le bonheur ; ce dernier ne se reconnaît que par son opposé: l’absence de perturbation. Qu’est-ce qui est différent alors? Une double dimension revêt sa conception de monde, l’universalité et la croyance en une autre vie. L’une étend sa Weltanschauung au delà des frontières « nationales » ; l’autre trouve son accomplissement dans le christianisme. Le stoïque se soucie de la fonction de l’homme dans ce monde. Si la mort ne vaut rien, le bonheur n’est pas une fin, mais dépend du rapport « ataraxique » qui se tourne vers « l’au-delà ». La vie sur la terre n’est qu’un « lieu d’exil »[2]. Cette « théologie rationnelle », selon Bréhier, ne surprend pas la pensée chrétienne. La raison étant commune à tous, il en va de même pour les sciences, les arts et la religion.
Quant à la notion de patrie, le christianisme en fait son assise. L’inquiétude des stoïciens des derniers instants de l’Antiquité quant à l’espérance d’une vie meilleure dans l’au-delà, – prépare la base permettant l’appropriation chrétienne de la philosophie. Qu’on pense aux Méditations de Marc Aurèle, qui superposent une cité universelle sur une autre, distincte, sans toucher à l’harmonie naturelle du cosmos. L’existence de ces deux communautés, céleste et terrestre, qui opèrent sous une loi naturelle, immuable et éternelle, nourrit la religion chrétienne, elle est nécessaire à son évolution et à ses fondements même.
Il n’est pas anodin que saint Augustin se base sur le concept de deux cités – terrestre et céleste – pour justifier la supériorité de chacune d’entre elles. La mort poursuit sa route sans accorder de crédit à l’idéal du plein bonheur dans une vie mondaine. Augustin ne la nomme pas de façon explicite. Il pénètre la philosophie par le chemin du salut. L’autre monde reçoit le label de validité. Ainsi, il n’y a de philosophie qui ne soit divine ni bonheur qui ne soit de Dieu[3]. Il n’y a donc pas de joie pour l’homme concret, celui qui vit (sic) sur cette planète. On étend le leitmotiv de l’angoisse augustinienne. Aucune philosophie, jusqu’alors, ne s’était préoccupée du désespoir humain. L’entreprise philosophique – à l’exception peut-être de Platon, et encore christianisé – n’avait pas compris que, depuis la chute de l’homme, il n’y a pas d’espace pour l’être éloigné de l’Être. La corruption et le pessimisme prennent place au paradis terrestre. Où se trouve donc, le lieu pour le bonheur dans le royaume des damnés ?
La vie qui mérite d’être vécue vient de se perdre, puisque nous ne savons plus comment aimer. La culpabilité que l’homme porte est grande. De l’expulsion de l’Éden à la civilisation décadente, que prétendent les religions face aux mirages qui pervertissent le plaisir de vivre ? – s’interroge Luc Ferry. Prétendant qu’on n’a pas besoin d’avoir peur, que nos attentes seront satisfaites cependant, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Où ? Sûrement pas dans cette vie. Le salut se trouve dans un topos supérieur, aux côtés d’un être infini, bon, charitable. Quelle est la clé pour le salut ? La croyance bien sûr. La faculté théorique par excellence ne sera plus la raison, mais bien la foi. La confiance surmonte l’argument et l’intelligence. Parce qu’il n’existe pas de doutes, il n’y a pas de place pour les philosophes orgueilleux qui n’écoutent pas le Christ. La philosophie se soumet à la religion. La demande vient, maintenant, du grand Autre, de celui qui prime et châtit selon son propre avis. Ce n’est plus nécessaire de justifier ni de contester les desseins. La philosophie perd la bataille pour l’autre côté de la mort. L’irrationalité ne peut plus être contrôlée.
Qu’on n’imagine pas que la philosophie de la mort est seule. La vie et la joie marchent en parallèle, mais c’est une minorité. L’effort de Spinoza pour créer un monde de bonheur est saboté dans ses fondations. La joie et le bonheur ne sont pas parties composantes d’un au-delà de l’homme. C’est plutôt un effort pour vivre et bien agir. « L’effort pour se conserver est l’essence même de la chose […] et seul fondement de la vertu ». Puissance qui doit « exister en acte » pour préserver l’être et le bien vivre. Il est important de vérifier la conclusion que Spinoza extrait de l’essence humaine, cette priorité ontologique de bien vivre en acte, c’est-à-dire, l’effort qu’il nomme conatus et qui est fondamentalement la vie. Il n’y a pas d’ambiance pour la mort dans l’essence humaine, au moins pas intériorisée. Dans la raison – la possibilité de pouvoir freiner les passions – il n’y a de la place que pour la vertu, c’est- à- dire le bonheur et même la liberté[4].
Encore plus remarquable est l’étendue qu’on vérifie dans l’éthique spinozienne à une époque où l’individualisme fait l’histoire; même parmi ceux qui combattent son excès. L’approche est analogue dans les philosophies sœurs. Le bonheur de l’homme consiste à pouvoir conserver son être. Avec l’évolution du texte, on nie la présomption d’individualisme:
Il y a cependant, en dehors de nous, plusieurs choses qui nous sont utiles et qui par conséquent doivent être désirées. Parmi elles, nous ne pouvons pas concevoir aucune préférence à celles qui sont entièrement en accord avec notre nature. En effet, si par exemple deux individus qui ont absolument la même nature s’unissent l’un à l’autre, ils forment un individu deux fois plus puissant que chacun séparé, donc, rien de plus utile à l’homme que l’homme […]. Il se suit que les hommes, qui se gouvernent par la Raison, c’est-à-dire, les hommes qui cherchent ce qui leur est utile sous la direction de la Raison, ne désirent rien pour soi qu’ils ne désirent pas pour les autres hommes, et, de ce fait, ils sont justes, fidèles et honnêtes[5].
Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis cette affirmation, mais nous poursuivons notre quête du bonheur et, par ironie du destin, nous nous trouvons encore une fois dans l’impossibilité de conduire concrètement le destin de la polis. Nous continuons au milieu des remparts de l’antisociabilité, et cela malgré tout le processus de la lutte politique et du vote universel. Que des propos fallacieux ! Le témoignage d’Horkheimer sur l’isolement de l’individu à l’époque grecque, se dote d’une résonance propre à la pensée chrétienne, puis s’adapte de façon particulière à l’homme contemporain. De plus en plus la philosophie tend à chercher du réconfort dans les harmonies intérieures. Éviter la souffrance par le soin de soi et l’apathie sociale conduit à la dissociation entre l’individu et la communauté.
Au fur et à mesure que l’homme commun évite de s’impliquer dans les thèmes politiques, il tend à régresser vers la loi de la jungle. Le prix du salut éternel est, paradoxalement, le renoncement total de soi. Entre la promesse du bonheur et celle de la misère, il existe moins de mystères qu’entre la genèse et la restauration de ce que peut imaginer cette vaine idéologie. Si le discours contredit les faits, qu’on publie donc le récit. Le désoccultement ne fait pas partie de la légende[6]. Le continuum est donc l’éternel retour du même, la tragédie est devenue farce. Le citoyen globalisé ne connaît pas de frontières; il méconnaît également la signification du politique et de son « âme sœur », le social. En extirpant la racine, il n’y a pas de « photosynthèse » économique capable de procéder à la récupération de la vie.
Sans racine, l’homme se met en relation avec soi-même dans un espace de rêverie et banalité. La collectivité se transforme dans une masse composée d’individus en molécule, perdus dans une réalité en diffusion. Fragmentation de l’individu ; morcellement des organisations travaillistes ; hostilité à la démocratie; contrôle social de la part du marché; l’accent est mis sur le sujet décentré. Voici une caractéristique spécifique de nos temps. Thanatos triomphe encore sur Eros. Probablement avec plus de force que dans son état séminal. En dépouillant l’humanité de son contenu « génétique » – ou de son essence naturelle (en niant le principe aristotélicien de la sociabilité et de la recomposition de l’homme au monde de la nature) – les philosophies des nouveaux temps jettent d’un seul coup toute la matérialité et objectivité – et avec elles l’ensemble de relations sociales – conquises par les philosophies qui s’opposent à la décourageante mélodie du chemin vers la fin.
Il n’est pas étrange que dans un contexte où le signe est le seul être supporté – même si c’est aux frais du référent et de sa contrepartie, la référence – la formalisation et le mépris pour la vie assument une position si prédominante. Il est possible maintenant de comprendre pourquoi les philosophies (prédominantes dans l’Académie) se tournent vers le formalisme. L’examen des concepts remplace la réflexion critique. Ce qui prévaut dans la vie est bien la jouissance qu’on veut dans le moment, peu importe à quel prix. Dépolitisation et désérotisation signifient la même chose lorsqu’il s’agit de vivre et de conquérir le bonheur.
En effet, la philosophie radicale elle-même (celle qui cherche sa racine dans l’homme) souffre de complexe d’infériorité. À la défensive, elle s’efforce beaucoup plus de justifier sa volonté obstinée de vivre que d’affronter le flux par la voie de la praxis. Elle reffuse de mourir sans se réaliser. Son objectif est encore à accomplir – le bonheur de l’homme. Humiliée, elle est conduite à la dernière instance du déshonneur par la technicité des jeux de langage et de l’artillerie métaphysique de la purification de l’âme – nom solennel pour désigner la propension pour la mort – résiste au rire nerveux de l’insécurité adversaire dans la tentative de protéger le seul bastion que la philosophie de la mort ne parvient pas à enchaîner avec ses tentacules: l’espoir.
Mais l’espoir n’est-ce pas l’opposé du bonheur ? Spinoza ne nous enseigne-t-il pas qu’en ayant des philosophes compétents comme des co-adjuvants, nous devons nous défendre pour exister en acte, être, agir et vivre ? La recette du bonheur se trouve dans la puissance, dans le désir de savoir, vivre et jouir ; en d’autres termes, c’est le bonheur en acte. Un motif par lequel la philosophie revendique l’action (à ne pas confondre avec l’hédonisme banal). J’ai conscience du dilemme que l’Histoire nous présente. Espérer c’est désirer sans jouir. L’oppression de vivre nous fait peur et me fait penser à une chanson du compositeur Geraldo Vandré, pendant la révolution militaire des années 60 au Brésil :
“Vem vamos embora
Que esperar não é saber
Quem sabe faz a hora
Não espera acontecer”.
“Viens, allons-nous en
Qu’attendre n’est pas savoir
Celui qui sait fait son heure
N’attends pas que cela arrive”.
Bien sûr, le droit à l’espoir revendiqué par une philosophie radicale n’est pas celui du salut, ni par le biais d’une intervention divine, ni par une sotériologie matérialistique, c’est en résumé un concurrent des religions qui n’est basé ni sur la promesse impérative du désir, ni même sur la supposition d’une entreprise victorieuse. L’effort pour la conquête du bonheur n’est pas un certificat de garantie qui assure la réalisation d’une bonne vie. La certitude des vieux révolutionnaires repose sur la croyance que la vérité, qui était de notre côté, a désormais disparu avec Auschwitz, Hiroshima, la Palestine, la chute du mur de Berlin et le triomphe de l’idéologie de marché.
L’irrationalité opprime le cerveau d’Eros comme un cauchemar. Le temps du bonheur n’est pas encore venu, ni même le moment de la création de l’autre ethos, d’une autre culture, l’instant de la révolution, le « retour du refoulé », le mouvement du principe du plaisir contre le principe de la réalité. Nous assistons, par le biais des philosophies répressives, à une attaque permanente contre l’instinct de vie. De Platon à Heidegger, et même autour d’un certain marxisme sclérosé – dont l’écho se fait sentir dans la postmodernité par la survie de ses disciples fanatiques–, la pulsion de mort est devenue le summum bonum de la pensée irrationnelle. Rien n’indique, cependant, que le principe de réalité, le supposé fossoyeur des plaisirs de la vie et du bonheur, représente la monnaie courante de ce que l’on a convenu de nommer la fin de la bonne vie et du beau.
L’optimisme facile n’est pas un bon conseiller pour les réponses imprévisibles. La philosophie, pour le moment, ne peut rien faire de plus que de ne pas « donner au monde une norme et de vouloir que les hommes soient capables de donner à la norme un monde ». La norme est la lutte même contre la bestialité de la préparation à la mort – l’éternel combat contre le domaine de Thanatos – et contre l’excès formalistique perpétré par la postmodernité. Sous la menace, la pensée critique est victime de son impuissance, prisonnière de son sort. L’incertitude d’une fin heureuse n’est pas un obstacle au cri de refus d’une soumission infinie. Dans les moments de plus grand désespoir, la philosophie radicale nie l’acceptation de l’impossibilité d’une fin heureuse. Le désir du bonheur tient à la capacité humaine d’explorer le présent, de connaître l’avenir. Il refuse la fin de la possibilité d’une altérité radicale et interdit l’attitude naïve de considérer ce qui existe comme inévitable. Je ne veux pas changer l’apprentissage d’être seulement, contre l’acceptation d’être seul.
Notes
Ni général, ni géographe, philosopheNot a General, Nor a Geographer: A Philosopher
Wunenburger ou la philosophie bien tempéréeWunenburger, The Well Temperate Philosophy
María Noel Lapoujade
Universidad Nacional Autónoma de México, México
maria.noel.lapoujade@gmail.com
María Noel Lapoujade
Wunenburger ou la philosophie bien tempérée
Abstract: This is an essay about the relevance of Jean-Jacques Wunenburger’s philosophical perspective. My general view is that his texts construct an open and complex philosophy, a tolerant one, a philosophy that finely combines docta ignorantia and true humility. This philosophy develops through the labor of Wunenburger as a research fellow, as a thinker and as a theoretical man. From a theoretical perspective we have gone through the main harvest of works such as La raison contradictoire, L’imagination, La vie des images, La philosophie des images, Une utopie de la raison, L’imaginaire, “Le combat est le père de toutes choses”, Heraclite. The conclusion seeks to underline several features of Wunenburger as a man of action.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Rationalism; Imagination; The imaginary; Images; Ethics.
Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte
avec soi-même peut s’accorder: mouvements
en sens contraire, comme pour l’arc et la lyre.
Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas,
ce qui concorde et ce qui discorde,
ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord ;
de toutes choses une et, d’une, toutes choses.[1]
À mes yeux, ces épigraphes témoignent de la perspective philosophique de Wunenburger, dont la philosophie est ouverte et complexe, tolérante, imprégnée de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues et de l’impératif socratique ; c’est d’ailleurs une philosophie engagée. Elle est ouverte et complexe parce que qu’elle renvoie à tous les temps, les époques, toutes les courantes philosophiques ; plus précisément l’auteur dénonce tout au long de son oeuvre, « la sensibilité et la mentalité unidimensionnelles » (2002). En 1990 il est explicite : « Dans de nombreux cas, l’engouement pour des schèmes unidimensionnels de liaison, ou de séparation empêche la pensée d’être au rendez-vous avec la complexité du monde ».[2] Sa philosophie est tolérante, c’est une valeur de liberté philosophique qui émane de la personnalité de Jean-Jacques Wunenburger. L’impératif socratique et « la docte ignorance » condensent un leitmotiv de l’attitude philosophico-vitale de notre penseur. L’exigence d’humilité : « L’humilité épistémologique » ainsi que « la pensée peut se contenter d’une représentation de second rang » écrit-il en 1990. En 2002, par rapport à certaines perspectives contemporaines il se pose (nous pose) la question : « ne conviendrait-il pas de réhabiliter une réalité humaine complexe, opaque, à coins et recoins multiples […] ? »[3]
Elle est engagée, parce que nous sommes non pas seulement face à un chercheur, qui produit une philosophie théorique, mais aussi face à un homme d’action.
Le chercheur
Wunenburger, chercheur inlassable, fouille l’actualité et l’antiquité, la science contemporaine et les mythes. La raison contradictoire (1990) est une œuvre très calée. Wunenburger y envisage une raison humaine blessée, entre autres parce qu’elle n’a pas accepté la différence, la contradiction, la complexité comme inhérents à sa nature. La raison philosophico-scientifique s’enferme dans une logique binaire, une logique de l’identité, sans accepter qu’elle peut avoir des horizons plus ouverts, qu’elle est contradictoire, complexe et qu’en même temps elle implique « une rationalité de l’ombre » Sur cette base, notre auteur esquisse le développement des potentialités de la raison, afin de montrer l’émergence et la croissance de la différence. À partir de l’identité une, il passe à la Dyade, même si le dimorphisme, l’espace binaire est critiqué parce que il n’atteint que le double. La marche vers la complexité continue avec l’analyse des médiations, c’est-à-dire, de l’inclusion d’un trait d’union, de façon à travailler avec un troisième élément intermédiaire. Le pas suivant est l’analyse de la triade, ce qui implique une logique ternaire. La triade éveille une tension antagoniste, c’est pourquoi elle entraîne une complexité majeure. La logique des contraires est « une contrariété vive » et non pas un spectre théorique, qu’on peut constater depuis une approche dynamique des faits psychologiques imprégnés de contradictions et d’ambivalences. Le dynamisme des phénomènes se manifeste clairement dans la Nature, où coexistent partout des harmonies et des déséquilibres divers. Wunenburger soutient qu’un équilibre naturel complexe implique l´hétérogénéité des contraires, et passe par l’inclusion de la dissymétrie, à l’intérieur d’un réseau ; donc il s’agit d’un équilibre dynamique, où la dissymétrie est le moteur de l’équilibre.[4]
La logique proposée par Wunenburger est une logique du tiers-inclus, elle accepte les ambivalences et l’oxymoron, où « s’impose exemplairement », souligne Wunenburger, l’œuvre du poète Francisco Quevedo.[5]
Sa filiation bachelardienne devient visible au moment où il affirme : « le mérite de Bachelard est d’avoir ébranlé des conceptions fixistes et en un sens simplistes de l’image comme du concept.[6] Ce mérite de Bachelard est bien partagé par Wunenburger tout au long de son œuvre.
À partir de 1991 à 2002, se suivent en cascade les publications sur l’imagination, les images, l’imaginaire, qui témoignent d’une partie fondamentale de sa contribution philosophique théorique. [7]
En 1991 notre philosophe publie une œuvre érudite et à la fois didactique sous le titre L’imagination. Il donne une définition claire de l’imagination comme fonction de production ou combinaison d’images. Il souligne l’ampleur de ses champs et la variété de ses formes, pour conclure que « l’imagination se révèle comme une activité affective et intellectuelle autonome, qui rejaillit sur l’ensemble des activités théoriques et pratiques de l’homme. Elle exprime la finitude humaine et pourtant son travail nous libère du monde et du temps. » [8]
En 1995, apparait La vie des images, où Wunenburger affirme : « Si la vie des images consiste précisément à se prêter à toutes sortes de trajectoires imaginatives, elle comporte aussi une évolution historique ». Il continue : « À bien des égards notre culture rationnelle a laissé en friche notre activité imaginatrice » et se pose la question : « Faut-il se résigner à cette situation ? […] La seule voie consiste, peut-être, à permettre à chacun de réactiver ses puissances symboliques, de redécouvrir les médiateurs mythiques, de se trouver dans des situations à haute densité onirique »[9].
En 1997 paraît La philosophie des images. À mon avis, il s’agit d’une œuvre incontournable dans le champ de la philosophie de l’imagination, les imaginaires et la rationalité. Le regard exigent et précis de Wunenburger dessine d’abord une typologie des images, une méthodologie des images, pour passer ensuite à la question de la mimesis. Son parcours esquisse une ontologie de l’image ; il continue par l’analyse profond de ce qui signifie « penser en images », ce qui conduit à réfléchir sur les liens, d’ailleurs étroits, entre l’image et la rationalité scientifique. L’œuvre finit par la proposition des différentes manières de vivre par l’image. [10]
En 2002, les médias, les technologies, la vie contemporaine est submergée dans un univers d’images. Or, cette immersion dans des univers d’images finalement conduit à une anesthésie généralisée. Un nouvel danger menace l’être humain. [11]
Un livre auroral dans ce sens est l’œuvre déjà classique de Guy Debord, La société du Spectacle, de 1967.[12] Pour sa part, Jean Baudrillard réalise une analyse des sociétés contemporaines, où les moyens massifs de communication introduisent dans la vie humaine de « nouvelles formes d’obscénité ».[13]
Wunenburger est un homme de son temps, c’est pourquoi il ne pouvait pas méconnaître le bouleversement produit par la télévision. La télévision a changé les modes de vie contemporaine au niveau mondial. Un outil qui pourrait devenir éducatif, une guide morale de vie, une boussole pour la jeunesse d’aujourd’hui, s’est transformé partout en un dangereux instrument d’anéantissement des populations. [14]
En 2002 Wunenburger publie Une utopie de la raison, Essai sur la politique moderne, où il pose l’hypothèse que, parallèlement à la révolution épistémologique des sciences, s’impose une révolution épistémologique qui permette de repenser la politique.[15] Suite à un parcours sur le thème crucial de l’utopie, et les recherches sur la Paix, il finit par nous proposer, ce que nous rappelle Rousseau, « un vouloir collectif », le « vouloir être ensemble » comme la base nécessaire afin de trouver des issues aux impasses de la politique contemporaine.
En 2003, notre auteur publie une œuvre didactique mais non moins profonde sur L’imaginaire.[16]
Je conclus mon portrait de Wunenburger théoricien, penseur, avec un petit opuscule de 2005, titré : Le combat est le père de toutes choses, fragment d’Héraclite. [17]
Wunenburger soutient : « Civiliser l’homme, c’est-à-dire lui demander de renoncer à sa nature belliqueuse pour entrer dans la paix civile, celle des lois, reste toujours encore un idéal, une forme fragile et éphémère ».
Sur la base de la thèse sur la « nature belliqueuse de l’homme », qu’il explique comme « des pulsions destructrices endogènes », il nous offre des variations autour ce sujet. [18]
Une variation de la lutte ouverte est la rivalité de la compétition. Wunenburger montre une deuxième variation : la lutte pour imposer la vérité.
À mon avis c’est important d’y inclure une autre variation, très à la mode, chez certains représentants de la philosophie analytique anglo-saxonne. Je fais référence aux « batailles d’idées », déguisée en batailles d’arguments. C’est une praxis nocive de la philosophie, parce qu’elle laisse nécessairement des vainqueurs et des vaincus, avec des blessures plus ou moins profondes. À mes yeux, aujourd’hui plus que jamais, il faut orienter la philosophie vers le dialogue. Le dialogue admet la différence respectueuse de l’autre. Le vrai dialogue mobilise l’esprit de tolérance, d’ailleurs, si oublié de nos jours.
Notre penseur continue les variations incluant un cas très répandu : l’agressivité envers l’autre cache fréquemment des déchirements de soi-même.
En même temps, l’homme est habité par un impérissable désir de paix. Or, de ce côté Wunenburger constate aussi des variations, telles que les rêves de l’âge d’or, les idéaux de la paix perpétuelle, etc. La vie humaine se développe comme une succession de pulsions destructrices, agressives et de besoin d’amour, de justice, de paix. L’issue consiste à réfléchir sur une « tension créatrice », « comme force de vie juste », qu’il envisage à niveau individuel et social. Du point de vue social, selon notre penseur, nous sommes toujours soumis à des variations des périodes de guerre et de paix. Du point de vue individuel, il considère les vertus en tant que « le courage est intermédiaire entre la témérité et la lâcheté, la grandeur entre la vanité et l’humilité, la modération entre la débauche et l’insensibilité […] »[19].
Bref, voilà le sens du titre de cet essai. Ainsi que les pièces de Bach pour le clavier bien tempéré, Wunenburger propose la création d’une philosophie bien tempérée.
L’homme d’action
Wunenburger ne vit pas renfermé dans une tour d’ivoire. Il est un homme d’action : un grand pédagogue, un Maître ; un fondateur d’institutions d’enseignement et de recherche, un être engagé dans le monde contemporain. Il est un vrai cosmopolite, un citoyen du monde entier. Or, la condition pour être un cosmopolite est d’incarner la vertu de l’hospitalité. Wunenburger, cosmopolite et hospitalier, cultive partout la valeur suprême de l’amitié, dont le Siracide affirme : « un ami fidèle est une forte protection et qui l’a trouvé a trouvé un trésor ».[20]
Notes
[1] Héraclite, en Penseurs grecs avant Socrate (Trad. et notes Jean Voilquin), GF Flammarion, Paris, 1964, Fragments 51 et 10, p.p. 77-78.
[2] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire. Sciences te philosophie modernes : la pensée du complexe, Albin Michel, Paris, 1990, p.12. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison. Essai sur la politique moderne, La table ronde, Paris, 2002, Conclusion, p.229.
[3] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire, Introduction, p.10. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison, Chap. V, p.137.
[4] C’est le moment de signaler certaines « affinités sélectives » de Wunenburger par rapport à de remarquables philosophes contemporains. La notion de « unidimensionnel » nous conduit à l’œuvre de Herbert Marcuse, sous le titre L’homme unidimensionnel. La notion du « complexe » trouve son partenaire dans la philosophie du complexe, développée par Edgar Morin tout au long de son œuvre. Entre d’autres les notions de pli, de la différence, des devenirs, des dynamismes, le pluriel, nous rappellent la philosophie de Gilles Deleuze. La fonction primordiale de la dissymétrie approche la perspective de Wunenburger à la pensée de Roger Caillois. La critique au rationalisme classique, situe la pensée de Wunenburger dans la lignée de l’épistémologie bachelardienne. Mais aussi Wuenburger dialogue avec Gilbert Durand, de qui est disciple. Tout ce qui souligne que Wunenburger est un représentant de la philosophie française contemporaine, avec laquelle il partage des préoccupations et de réponses, malgré les différences.
[7] En même temps, de l’autre côté de l’océan Atlantique, je parcourais un trajet philosophique semblable, sans savoir ni l’un, ni l’autre de nos existences. En 1983 j’ai fini une recherche épistémologique autour Les systèmes de F. Bacon et R.Descartes, afin de rendre manifeste que parfois les opposés coïncident. M.N.Lapoujade, Los sistemas de Bacon y Descartes. De la coincidencia de los opuestos, B. Universidad Autónoma de Puebla, México, 2002. En 1988 j’ai publié la Philosophie de l’imagination, Filosofía de la imaginación, Siglo XXI, México, où je propose une perspective anthropologique autonome d’un « homo imaginans », ainsi qu’une critique à la logique de l’identité, et la proposition de plusieurs logiques qui coexistent dans la vie humaine. Plus tard j’ai publié L’imagination esthétique dans le regard de Vermeer, La imaginación estética en la mirada de Vermeer, Herder, México, 2008. En 2011 voit la lumière mon Dialogue avec Gaston Bachelard autour la poétique, Diálogo con G.Bachelard acerca de la poética, UNAM, dont le prologue émane de la plume de Jean-Jacques Wunenburger. Or, c’est étonnant que nos perspectives esquissent, j’évoque Plutarque, des « vies parallèles », sans nous connaître. Notre rencontre a eu lieu au mois d’avril de 1992 à Paris, d’où est surgie une collaboration permanente jusqu’à nos jours.
[9] J-J.Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p.p.10, 144. Une nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002.
[11] La vie des images, nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p.263.
[14] J-J. Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision, PUF , Paris, 2000. Pour ma part, j’ai mené une recherche là-dessus, sous le titre : Des prisons des imaginaires contemporains à une esthétique de la liberté. M.N. Lapoujade, De las cárceles de los imaginarios contemporáneos a una estética de la libertad, coédition de la Universidad Iberoamericana y la UNESCO, México, 2009.
María Noel Lapoujade
Universidad Nacional Autónoma de México, México
maria.noel.lapoujade@gmail.com
María Noel Lapoujade
Wunenburger, The Well Temperate Philosophy
Abstract: This is an essay about the relevance of Jean-Jacques Wunenburger’s philosophical perspective. My general view is that his texts construct an open and complex philosophy, a tolerant one, a philosophy that finely combines docta ignorantia and true humility. This philosophy develops through the labor of Wunenburger as a research fellow, as a thinker and as a theoretical man. From a theoretical perspective we have gone through the main harvest of works such as La raison contradictoire, L’imagination, La vie des images, La philosophie des images, Une utopie de la raison, L’imaginaire, “Le combat est le père de toutes choses”, Heraclite. The conclusion seeks to underline several features of Wunenburger as a man of action.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Rationalism; Imagination; The imaginary; Images; Ethics.
Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte
avec soi-même peut s’accorder: mouvements
en sens contraire, comme pour l’arc et la lyre.
Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas,
ce qui concorde et ce qui discorde,
ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord ;
de toutes choses une et, d’une, toutes choses.[1]
À mes yeux, ces épigraphes témoignent de la perspective philosophique de Wunenburger, dont la philosophie est ouverte et complexe, tolérante, imprégnée de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues et de l’impératif socratique ; c’est d’ailleurs une philosophie engagée. Elle est ouverte et complexe parce que qu’elle renvoie à tous les temps, les époques, toutes les courantes philosophiques ; plus précisément l’auteur dénonce tout au long de son oeuvre, « la sensibilité et la mentalité unidimensionnelles » (2002). En 1990 il est explicite : « Dans de nombreux cas, l’engouement pour des schèmes unidimensionnels de liaison, ou de séparation empêche la pensée d’être au rendez-vous avec la complexité du monde ».[2] Sa philosophie est tolérante, c’est une valeur de liberté philosophique qui émane de la personnalité de Jean-Jacques Wunenburger. L’impératif socratique et « la docte ignorance » condensent un leitmotiv de l’attitude philosophico-vitale de notre penseur. L’exigence d’humilité : « L’humilité épistémologique » ainsi que « la pensée peut se contenter d’une représentation de second rang » écrit-il en 1990. En 2002, par rapport à certaines perspectives contemporaines il se pose (nous pose) la question : « ne conviendrait-il pas de réhabiliter une réalité humaine complexe, opaque, à coins et recoins multiples […] ? »[3]
Elle est engagée, parce que nous sommes non pas seulement face à un chercheur, qui produit une philosophie théorique, mais aussi face à un homme d’action.
Le chercheur
Wunenburger, chercheur inlassable, fouille l’actualité et l’antiquité, la science contemporaine et les mythes. La raison contradictoire (1990) est une œuvre très calée. Wunenburger y envisage une raison humaine blessée, entre autres parce qu’elle n’a pas accepté la différence, la contradiction, la complexité comme inhérents à sa nature. La raison philosophico-scientifique s’enferme dans une logique binaire, une logique de l’identité, sans accepter qu’elle peut avoir des horizons plus ouverts, qu’elle est contradictoire, complexe et qu’en même temps elle implique « une rationalité de l’ombre » Sur cette base, notre auteur esquisse le développement des potentialités de la raison, afin de montrer l’émergence et la croissance de la différence. À partir de l’identité une, il passe à la Dyade, même si le dimorphisme, l’espace binaire est critiqué parce que il n’atteint que le double. La marche vers la complexité continue avec l’analyse des médiations, c’est-à-dire, de l’inclusion d’un trait d’union, de façon à travailler avec un troisième élément intermédiaire. Le pas suivant est l’analyse de la triade, ce qui implique une logique ternaire. La triade éveille une tension antagoniste, c’est pourquoi elle entraîne une complexité majeure. La logique des contraires est « une contrariété vive » et non pas un spectre théorique, qu’on peut constater depuis une approche dynamique des faits psychologiques imprégnés de contradictions et d’ambivalences. Le dynamisme des phénomènes se manifeste clairement dans la Nature, où coexistent partout des harmonies et des déséquilibres divers. Wunenburger soutient qu’un équilibre naturel complexe implique l´hétérogénéité des contraires, et passe par l’inclusion de la dissymétrie, à l’intérieur d’un réseau ; donc il s’agit d’un équilibre dynamique, où la dissymétrie est le moteur de l’équilibre.[4]
La logique proposée par Wunenburger est une logique du tiers-inclus, elle accepte les ambivalences et l’oxymoron, où « s’impose exemplairement », souligne Wunenburger, l’œuvre du poète Francisco Quevedo.[5]
Sa filiation bachelardienne devient visible au moment où il affirme : « le mérite de Bachelard est d’avoir ébranlé des conceptions fixistes et en un sens simplistes de l’image comme du concept.[6] Ce mérite de Bachelard est bien partagé par Wunenburger tout au long de son œuvre.
À partir de 1991 à 2002, se suivent en cascade les publications sur l’imagination, les images, l’imaginaire, qui témoignent d’une partie fondamentale de sa contribution philosophique théorique. [7]
En 1991 notre philosophe publie une œuvre érudite et à la fois didactique sous le titre L’imagination. Il donne une définition claire de l’imagination comme fonction de production ou combinaison d’images. Il souligne l’ampleur de ses champs et la variété de ses formes, pour conclure que « l’imagination se révèle comme une activité affective et intellectuelle autonome, qui rejaillit sur l’ensemble des activités théoriques et pratiques de l’homme. Elle exprime la finitude humaine et pourtant son travail nous libère du monde et du temps. » [8]
En 1995, apparait La vie des images, où Wunenburger affirme : « Si la vie des images consiste précisément à se prêter à toutes sortes de trajectoires imaginatives, elle comporte aussi une évolution historique ». Il continue : « À bien des égards notre culture rationnelle a laissé en friche notre activité imaginatrice » et se pose la question : « Faut-il se résigner à cette situation ? […] La seule voie consiste, peut-être, à permettre à chacun de réactiver ses puissances symboliques, de redécouvrir les médiateurs mythiques, de se trouver dans des situations à haute densité onirique »[9].
En 1997 paraît La philosophie des images. À mon avis, il s’agit d’une œuvre incontournable dans le champ de la philosophie de l’imagination, les imaginaires et la rationalité. Le regard exigent et précis de Wunenburger dessine d’abord une typologie des images, une méthodologie des images, pour passer ensuite à la question de la mimesis. Son parcours esquisse une ontologie de l’image ; il continue par l’analyse profond de ce qui signifie « penser en images », ce qui conduit à réfléchir sur les liens, d’ailleurs étroits, entre l’image et la rationalité scientifique. L’œuvre finit par la proposition des différentes manières de vivre par l’image. [10]
En 2002, les médias, les technologies, la vie contemporaine est submergée dans un univers d’images. Or, cette immersion dans des univers d’images finalement conduit à une anesthésie généralisée. Un nouvel danger menace l’être humain. [11]
Un livre auroral dans ce sens est l’œuvre déjà classique de Guy Debord, La société du Spectacle, de 1967.[12] Pour sa part, Jean Baudrillard réalise une analyse des sociétés contemporaines, où les moyens massifs de communication introduisent dans la vie humaine de « nouvelles formes d’obscénité ».[13]
Wunenburger est un homme de son temps, c’est pourquoi il ne pouvait pas méconnaître le bouleversement produit par la télévision. La télévision a changé les modes de vie contemporaine au niveau mondial. Un outil qui pourrait devenir éducatif, une guide morale de vie, une boussole pour la jeunesse d’aujourd’hui, s’est transformé partout en un dangereux instrument d’anéantissement des populations. [14]
En 2002 Wunenburger publie Une utopie de la raison, Essai sur la politique moderne, où il pose l’hypothèse que, parallèlement à la révolution épistémologique des sciences, s’impose une révolution épistémologique qui permette de repenser la politique.[15] Suite à un parcours sur le thème crucial de l’utopie, et les recherches sur la Paix, il finit par nous proposer, ce que nous rappelle Rousseau, « un vouloir collectif », le « vouloir être ensemble » comme la base nécessaire afin de trouver des issues aux impasses de la politique contemporaine.
En 2003, notre auteur publie une œuvre didactique mais non moins profonde sur L’imaginaire.[16]
Je conclus mon portrait de Wunenburger théoricien, penseur, avec un petit opuscule de 2005, titré : Le combat est le père de toutes choses, fragment d’Héraclite. [17]
Wunenburger soutient : « Civiliser l’homme, c’est-à-dire lui demander de renoncer à sa nature belliqueuse pour entrer dans la paix civile, celle des lois, reste toujours encore un idéal, une forme fragile et éphémère ».
Sur la base de la thèse sur la « nature belliqueuse de l’homme », qu’il explique comme « des pulsions destructrices endogènes », il nous offre des variations autour ce sujet. [18]
Une variation de la lutte ouverte est la rivalité de la compétition. Wunenburger montre une deuxième variation : la lutte pour imposer la vérité.
À mon avis c’est important d’y inclure une autre variation, très à la mode, chez certains représentants de la philosophie analytique anglo-saxonne. Je fais référence aux « batailles d’idées », déguisée en batailles d’arguments. C’est une praxis nocive de la philosophie, parce qu’elle laisse nécessairement des vainqueurs et des vaincus, avec des blessures plus ou moins profondes. À mes yeux, aujourd’hui plus que jamais, il faut orienter la philosophie vers le dialogue. Le dialogue admet la différence respectueuse de l’autre. Le vrai dialogue mobilise l’esprit de tolérance, d’ailleurs, si oublié de nos jours.
Notre penseur continue les variations incluant un cas très répandu : l’agressivité envers l’autre cache fréquemment des déchirements de soi-même.
En même temps, l’homme est habité par un impérissable désir de paix. Or, de ce côté Wunenburger constate aussi des variations, telles que les rêves de l’âge d’or, les idéaux de la paix perpétuelle, etc. La vie humaine se développe comme une succession de pulsions destructrices, agressives et de besoin d’amour, de justice, de paix. L’issue consiste à réfléchir sur une « tension créatrice », « comme force de vie juste », qu’il envisage à niveau individuel et social. Du point de vue social, selon notre penseur, nous sommes toujours soumis à des variations des périodes de guerre et de paix. Du point de vue individuel, il considère les vertus en tant que « le courage est intermédiaire entre la témérité et la lâcheté, la grandeur entre la vanité et l’humilité, la modération entre la débauche et l’insensibilité […] »[19].
Bref, voilà le sens du titre de cet essai. Ainsi que les pièces de Bach pour le clavier bien tempéré, Wunenburger propose la création d’une philosophie bien tempérée.
L’homme d’action
Wunenburger ne vit pas renfermé dans une tour d’ivoire. Il est un homme d’action : un grand pédagogue, un Maître ; un fondateur d’institutions d’enseignement et de recherche, un être engagé dans le monde contemporain. Il est un vrai cosmopolite, un citoyen du monde entier. Or, la condition pour être un cosmopolite est d’incarner la vertu de l’hospitalité. Wunenburger, cosmopolite et hospitalier, cultive partout la valeur suprême de l’amitié, dont le Siracide affirme : « un ami fidèle est une forte protection et qui l’a trouvé a trouvé un trésor ».[20]
Notes
[1] Héraclite, en Penseurs grecs avant Socrate (Trad. et notes Jean Voilquin), GF Flammarion, Paris, 1964, Fragments 51 et 10, p.p. 77-78.
[2] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire. Sciences te philosophie modernes : la pensée du complexe, Albin Michel, Paris, 1990, p.12. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison. Essai sur la politique moderne, La table ronde, Paris, 2002, Conclusion, p.229.
[3] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire, Introduction, p.10. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison, Chap. V, p.137.
[4] C’est le moment de signaler certaines « affinités sélectives » de Wunenburger par rapport à de remarquables philosophes contemporains. La notion de « unidimensionnel » nous conduit à l’œuvre de Herbert Marcuse, sous le titre L’homme unidimensionnel. La notion du « complexe » trouve son partenaire dans la philosophie du complexe, développée par Edgar Morin tout au long de son œuvre. Entre d’autres les notions de pli, de la différence, des devenirs, des dynamismes, le pluriel, nous rappellent la philosophie de Gilles Deleuze. La fonction primordiale de la dissymétrie approche la perspective de Wunenburger à la pensée de Roger Caillois. La critique au rationalisme classique, situe la pensée de Wunenburger dans la lignée de l’épistémologie bachelardienne. Mais aussi Wuenburger dialogue avec Gilbert Durand, de qui est disciple. Tout ce qui souligne que Wunenburger est un représentant de la philosophie française contemporaine, avec laquelle il partage des préoccupations et de réponses, malgré les différences.
[7] En même temps, de l’autre côté de l’océan Atlantique, je parcourais un trajet philosophique semblable, sans savoir ni l’un, ni l’autre de nos existences. En 1983 j’ai fini une recherche épistémologique autour Les systèmes de F. Bacon et R.Descartes, afin de rendre manifeste que parfois les opposés coïncident. M.N.Lapoujade, Los sistemas de Bacon y Descartes. De la coincidencia de los opuestos, B. Universidad Autónoma de Puebla, México, 2002. En 1988 j’ai publié la Philosophie de l’imagination, Filosofía de la imaginación, Siglo XXI, México, où je propose une perspective anthropologique autonome d’un « homo imaginans », ainsi qu’une critique à la logique de l’identité, et la proposition de plusieurs logiques qui coexistent dans la vie humaine. Plus tard j’ai publié L’imagination esthétique dans le regard de Vermeer, La imaginación estética en la mirada de Vermeer, Herder, México, 2008. En 2011 voit la lumière mon Dialogue avec Gaston Bachelard autour la poétique, Diálogo con G.Bachelard acerca de la poética, UNAM, dont le prologue émane de la plume de Jean-Jacques Wunenburger. Or, c’est étonnant que nos perspectives esquissent, j’évoque Plutarque, des « vies parallèles », sans nous connaître. Notre rencontre a eu lieu au mois d’avril de 1992 à Paris, d’où est surgie une collaboration permanente jusqu’à nos jours.
[9] J-J.Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p.p.10, 144. Une nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002.
[11] La vie des images, nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p.263.
[14] J-J. Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision, PUF , Paris, 2000. Pour ma part, j’ai mené une recherche là-dessus, sous le titre : Des prisons des imaginaires contemporains à une esthétique de la liberté. M.N. Lapoujade, De las cárceles de los imaginarios contemporáneos a una estética de la libertad, coédition de la Universidad Iberoamericana y la UNESCO, México, 2009.
Vers une philosophie de la dualitude ?Towards a Dualist Philosophy ?
Ionel Buse
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
Ionel Buse
Vers une philosophie de la dualitude ?
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger discreetly founds his idea of duality and philosophic dualism on Vattimo’s model of a feeble thinking. The ”feeble thinking” sends, through the resignification of the notion of imagination (French ”imaginaire”), to a logic of verbal-iconic type, construed as a matrix-like dynamic generating a versatile rationality, through the mechanisms of contradiction and the third included.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Contradictory reason; Complex thinking; Dualism.
La « dualitude » devient ainsi une sorte de catégorie a priori qui contient les conditions
de possibilité, d’évaluation et de représentation de ce qui est, ou arrive. Avec elle la pensée
dispose d’une sorte de modèle privilégié, échappant définitivement à la simplicité,
et défiant par sa logique interne la pensée identitaire.
Jean-Jacques Wunenburger
En 1995 et 1996 ont été publiées les premières traductions en roumain de la philosophie de Jean-Jacques Wunenburger, dans une revue consacrée presque entièrement à l’art de Brancusi.[1] Deux ans plus tard, le premier livre apparaissait, La vie des images, suivi encore par six volumes.[2] De nombreux comptes rendus, interviews, des émissions TV ont contribué dans le temps à la réception en Roumanie d’un profil de philosophe plus proche de l’univers du symbole et de l’image que de la rationalité analytique. Vu le préjugé selon lequel la philosophie contemporaine, d’autant plus en milieu anglophone, a inscrit au frontispice de son académie « l’entrée est interdite pour celui qui n’est pas logicien », combien de gens parieront sur un philosophe du mythos? Conservateur et souvent touché par des mentalités rigides, identitaire-idéologiques, le milieu universitaire réagit lentement aux signaux réévaluateurs de la pensée. Un philosophe de l’image et de l’imaginaire apparaît, dans ce contexte, comme une présence au moins étrange.
Né en Alsace, Jean-Jacques Wunenburger se considère l’héritier de deux cultures: allemande et française. Cette bipolarité exprimée par la conjonction entre le romantisme allemand et le rationalisme français, correspondra au chiasme bachelardien (rationalité-imaginaire) ou à ce que le philosophe nomme la rationalité romantique. Notre identité mentale, selon ce qu’il l’écrit, est fractionnée, séparée, même quand on essaie de réconcilier les langages opposés. C’est pourquoi, nous sommes des êtres qui symbolisent.[3] Le symbole exprime à cet égard, une unité paradoxale des contraires.
Selon le canon positiviste, pour lequel il n’y a qu’une seule raison (comme il n’existe qu’un Dieu), d’autres essais de l’esprit sont assimilés à l’irrationnel, notion construite selon les exigences de la pensée identitaire. Bien qu’un travail de synthèse, de manière quasi-universitaire, La raison contradictoire propose premièrement une modalité nouvelle d’interprétation de la rationalité aujourd’hui. La philosophie de Jean-Jacques Wunenburger reste ainsi sous le signe d’une raison contradictoire. Nous le comprendrons mieux si l’on se souvient de ses rencontres avec Stéphane Lupasco, à Paris, dans les années ‘70. Le philosophe en ce temps-là, comme il le reconnaît dans la préface de l’édition roumaine de La raison contradictoire, préparait une thèse sur la pensée du complexe, en situant le mouvement général de resignification de la philosophie et de la rationalité contemporaine, associée à la pensée alternative qui, de Héraclite à Stéphane Lupasco, a élaboré des modèles d’interprétation, ce qui révèle aussi d’autres types de rationalité que celle qui est valorisée unilatéralement par la modernité. Quelle est l’origine de cette initiative, nous le dit Stéphane Lupasco.
La logique d’Aristote (de l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu) est une logique monovalente, écrit l’auteur de La logique dynamique du contradictoire.[4] Bien que bivalente (par les valeurs vraies ou fausses), ce type de logique réduit tout à la « métaphysique » de la vérité. Tout comme pour la logique aristotélicienne, l’erreur pour la science moderne n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle n’a aucune valeur dans le cadre de la connaissance scientifique. D’ailleurs, K. Popper montre, précisément, comment l’erreur est inacceptable en cartésianisme. Dans quelques notes et commentaires de La logique dynamique du contradictoire, Gh. Enescu reproche à Stéphane Lupasco une certaine inconsistance concernant ses idées sur « la monovalence » de la logique classique ; selon Enesu, Lupasco omet quelques distinctions importantes à propos de l’interprétation des valeurs de vérité, retenant seulement celles qui sont métalogiques.
L’interprétation que Lupasco donne de l’idée de contradiction, du point de vue du formalisme classique, peut sembler au moins étrange. Selon les nouvelles orientations de la science contemporaine (la microphysique, par exemple) les dualités antithétiques génèrent beaucoup de valeurs intermédiaires, tout simplement parce qu’elles n’absolutisent pas une certaine valeur de vérité. C’est un point de vue qui exprime, en fin de compte, une nouvelle orientation de la pensée. Le postulat fondamental d’une logique dynamique du contradictoire (selon lequel n’importe quel phénomène, élément, jugement qui le pense, phrase qui l’exprime ou signe qui le symbolise doit être associé toujours, du point de vue structural, fonctionnel, à un anti-phénomène, un anti-élément, un anti-événement logique et par conséquent un jugement, une proposition, un signe contradictoire) est construit par rapport au modèle de la géométrie non-euclidienne (Riemann et Lobatchevski) et de la mécanique ondulatoire. Les deux types d’expérience (microphysique et géométrique) émettent des postulats contraires à ceux considérés comme classiques. De cette façon, la suppression du principe aristotélicien de la non-contradiction semble nécessaire à l’auteur, pour la fondation d’une contradiction fondamentale et, à cet égard, d’un nouveau modèle de compréhension de la science. Aristote est le critique, mais aussi le disciple de Platon. L’Organon, l’instrument logique de la connaissance, est „contaminé” par la métaphysique, suggère Lupasco.
La disjonction non-contradictoire rend absolu les deux termes polaires construits comme des valeurs de vérité exclusives (affirmation et négation). Dans cet univers seulement l’affirmation est adéquate à la substance et à l’identité fondamentale de l’être et la négation n’est qu’une privation, un manque et un accident. Implicitement ou non, n’importe quelle pensée humaine positive juge justement d’un tel point de vue et sous une forme ou une autre, au nom de telle ou telle philosophie, que la négation a été éloignée de la position d’égalité qui a été partagé avec l’affirmation dans le sein de l’expérience logique pure. Ainsi la non-contradiction se construit justement par rapport à ce principe de l’identité. Ce qui n’est pas non identique est contraire et, en métaphysique, signifie négation, privation. Selon le philosophe et le logicien français l’Organon est, à travers cela, aussi l’origine de la science classique. Pratiquement, cet instrument de la pensée est créé pour justifier l’identité et l’affirmation du Même. La négation logique et la diversité n’ont qu’une « valeur instrumentale ». À cet égard, cette bivalence logique, en réalité n’est qu’une monovalence métalogique, l’expression d’un système métaphysique. Au contraire, les nouvelles perspectives épistémologiques admettent le fait que les valeurs logiques ne soient pas des entités statiques, mais dynamiques, comme l’expérience. Dans la nature de la logique se reflète des processus, des activités, des opérations de l’expérience. L’auteur met en discussion les possibilités d’actualisation et de virtualité des valeurs logiques provoquées par le facteur dynamique de l’expérience, ayant comme exemple les relations d’incertitude de Heisenberg. Par ces coordonnées, il lie définitivement la contradiction du dynamisme et, avec ceci, résignifie les concepts classiques d’identité et de contradiction.
En motivant la pensée antagoniste comme une logique dynamique du contradictoire, Stéphane Lupasco propose une logique ternaire, du tiers inclus. L’une des modalités du tiers inclus est celle du possible comme un conflit logique du nécessaire et du hasard, respectivement de l’identité et de la non-identité perçues comme des modalités logiques idéales du principe de la bivalence. Ainsi, en principe, entre la nécessité et le hasard absolus considérés comme impossibles polaires idéaux, s’enchaînent deux séries de possibles inversées, statistiques et probabilistes, situées dans la structure de la logique même. À partir d’ici, le philosophe développe une logique trivalente où les trois termes coexistent au-delà de ses contradictions inhérentes.
Dans le même ordre d’idées, La raison contradictoire, le travail fondamental de Jean-Jacques Wunenburger, réinterprète le problème de la différence et de la complexité d’une perspective non-identitaire. Les relations d’opposition des concepts fondamentaux de la métaphysique cachent, au-delà de l’histoire de la dialectique l’être – l’étant, une différence simulée dont la rationalité pragmatique masque le modèle d’une pensée identitaire. Plus d’une centaine d’années, « les sciences de la nature de même que les sciences humaines ont été conduites à renoncer à l’idéal d’une unité épistémologique, grâce à laquelle la totalité du réel pourrait être illuminée par une raison unique et universelle ».[5]
À une histoire à laquelle on reproche tant de trahisons, échecs et l’absence de réalisations, on ne peut pas reprocher la vigueur avec laquelle elle a multiplié les différences, les contradictions et la diversité des connaissances. Le Nouvel Organon de la pensée contemporaine exprime, sous une forme ou autre, la constatation de l’épuisement d’un modèle de la contradiction unitaire, synthétique et, en dernière instance, identitaire. Une logique de la double bind, comme le dit l’auteur, en citant J. P. Dupuy, semble être l’ouverture de l’épistème contemporaine, une épistème qui « se trouve donc placée à une bifurcation entre une logique parcellaire et close, quels que soient les perfectionnements internes des logiciens professionnels, et une logique ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle ».[6] Ce n’est pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger a repris l’idée de polarité et antagonisme exprimée par Mircea Eliade dans La nostalgie des origines.
La première partie, « L’ordre du complexe », a comme point de départ l’existence des deux configurations fondamentales de la pensée : l’une qui privilégie l’homogénéité et l’autre qui valorise l’hétérogénéité. Elles ont comme correspondant, dans l’histoire de la philosophie, deux modes de fonctionnement, l’un analytique et dichotomique, et l’autre synthétique et unificateur. Le fait peut surprendre que l’auteur suive ici non seulement la pensée conceptuelle, mais aussi celle qui se fonde sur les images, la pensée figurative. D’ailleurs, par les études analysées, concernant la structure schizomorphe de l’intellect et de l’imagination, il met en évidence la liaison d’origine entre les deux. Dans le sens durandien, le mode analytique de pensée correspond au régime diurne de l’image, qui accentue les contrastes, et le mode synthétique, correspond au régime nocturne qui tend à les absorber ou à les fluidiser. Le résultat de cette double direction est représenté par l’apparition des métaphysiques dualistes, d’une part, et de celles qui sont monistes, d’autre part. « En balançant ainsi entre deux types unilatéraux, la pensée tend à surestimer la valeur opératoire de l’analyse et de la synthèse, et présuppose que le réel peut prendre place dans un montage unidimensionnel de représentations ».[7] À partir d’ici, Jean-Jacques Wunenburger fait une incursion dans l’histoire de la déjà célèbre dyade, Identité / Altérité, qui caractérise la binarité de la pensée depuis son apparition, en se demandant en même temps, si ses excès sont suffisants pour surprendre la complexité de la réalité. Dans le paradigme moderne on peut parler même d’une agression du réel par une réduction du multiple par rapport à une différence simplificatrice. « Toutes ces variations symboliques ou conceptuelles, avec ou entre les doubles, témoignent bien de la difficulté de fonder le principe de différenciation, de tisser les rapports entre relation et opposition »[8], écrit l’auteur.
Quelle est la nouvelle perspective ? Comme le reconnaît Jean-Jacques Wunenburger, dans la préface de son livre, en se rapportant à la variante américaine de l’émancipation de la rationalité identitaire occidentale, la pensée européenne crée elle-même les prémisses d’une « raison alternative ». En ce sens, il se demande : « Les apories de la pensée identitaire ne viennent-elles pas justement de cette méconnaissance du plan médian entre extrêmes qui sépare envers et contre toutes les forces ou formes d’unification, qui relie malgré toute la puissance d’exclusion d’un extrême par l’autre ? La complexité ne prend-elle pas précisément position dans cet entre-deux qui s’interpose entre l’un et l’autre des éléments distingués à l’origine ? ».[9] L’idée apparemment commune de la médiation entre les polaires antagonistes est illustrée, ainsi, d’un côté, par l’histoire même de la métaphysique, et del’autre côté, par la tradition de la pensée hermétique et alchimiste. D’ailleurs, les métaphysiques, quoique n’exhibant pas directement les contradictions, par le modèle apollinien qui les informe, se sentent parfois écrasées par leur propre construction. En même temps, afin de réduire ou éliminer l’intervalle, elles sont obligées dans une mesure ou une autre de se référer à celui-ci. Le renouvellement de la rationalité est illustré par le fait que celle-ci est justement l’élément actif qui permet l’apparition de la pensée et la création de la différence. Il ne s’agit pas de la multiplication des termes, mais de leur actualisation par un intermédiaire dynamique. « Il faut donc tenter de préciser comment l’avènement d’un troisième terme permet de redistribuer les rôles entre le Même et l’Autre, mais aussi dans quelles conditions le troisième terme peut véritablement rompre avec la logique dilemmatique de l’homogène et de l’hétérogène, de la conjonction et de la disjonction ».[10] L’intermédiaire dynamique ne représente pas le contenu fort des polaires. Jean-Jacques Wunenburger parle d’un topos intermédiaire ou d’un schéma minimal responsable de l’ouverture vers un ensemble complexe non-subordonné des formes identitaires de l’homogène ou de l’hétérogène.
Le médiateur est la troisième dimension d’une unité multiplexe, qui ne se subordonne pas les deux autres, mais qui les affaiblit dans leur autorité identitaire justement pour surprendre la dynamique de l’existence. Il exprime, en même temps, sur le plan logique, aussi les métamorphoses de la pensée non-identitaire selon laquelle il existe le simple, mais non le simplifié, comme dirait Gaston Bachelard.
La deuxième partie du travail, « La dynamique des polarités », représente une incursion dans l’histoire de la philosophie occidentale pour motiver le fait que les notions de dynamique et de contradiction ont été présentes dans les grands systèmes de la pensée philosophique, en dépit de leurs tendances vers le monisme ou le dualisme. Dans ce sens, la représentation du dynamisme contradictoire, qui commence par les présocratiques, exprime l’idée d’une polarité dynamique à l’intérieur d’un ensemble complexe, que l’auteur appelle la « structure molaire », en la distinguant de la représentation de type moléculaire qui accentue, par simplification, l’unité. L’idée de structure molaire surprend le formalisme caractéristique des systèmes complexes, de type dynamique du réel. « Les unités constitutives du réel ne sont donc plus des éléments simples et homogènes, dotés de propriétés unilatérales, mais des organisations polaires qui accueillent, dans leur propre nature, une sorte de coexistence dynamique de polarités opposées ».[11] Cette contrariété est mise en évidence par les premières cosmologies. Dans la modernité, elle est cependant repensée du point de vue de la redécouverte de la nature, de ses forces et tensions, ce qui plus tard s’appellera énergétisme. La polarité et l’antagonisme admettent des états d’équilibre et déséquilibre. Par les pôles corrélatifs, le troisième terme est défini comme support médiateur ambivalent et comme différenciateur actif. L’auteur indique la distinction entre la polarité dynamique et l’unité dialectique des contraires de type hégélien, où la synthèse, fondée sur la bivalence de type aristotélicien, renvoie à une idée d’homogénéité abstraite, dans le sens de métaphysique, homogénéité qui annule les contraires. Donc, dans le cadre de la polarité dynamique les relations de type antagonique sont établies à l’aide du troisième terme. Ce type de pensée exprime l’idée de bipolarité qui « engendre, indépendamment de chaque force spécifique, un troisième état dans lequel les deux polarités sont considérées ensemble de leur tension. La bipolarité implique donc certes deux pôles mais qui n’existent que par rapport à un support proprement ambivalent ».[12]
Ce n’est peut-être pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger fait appel à l’imaginaire de la rêverie de type bachelardien pour expliciter la dynamique de l’ambivalence poétique dans l’apparition des images fondamentales. Dans ce sens, il accrédite même l’idée d’une pensée de type figuratif propre au paradigme contemporain, en suspectant la tendance identitaire de la raison classique, selon laquelle l’image était la maîtresse de l’erreur et de la fausseté. L’idée d’une ambivalence de type naturel, ce qu’il appelle, initialement, la balance de la nature, est exprimée, entre autres, par le concept d’ambivalence de la psychiatrie introduit par Bleuler.
La conjonction des opposés comme unité stable se produit par une balance naturelle qui, selon Jean-Jacques Wunenburger, se concentre sur l’élément médiateur. L’analogie qui peut s’établir entre la schizophrénie et la conjonction déséquilibrée des contraires, par l’absence d’un médiateur actif, met en évidence le fait que l’équilibre dynamique se réalise dans l’intervalle comme une matrice générative de sens. Triton genos n’est pas seulement le médiateur des tensions des opposés, mais aussi le distributeur et le différenciateur de celles-ci. C’est seulement dans ce contexte que se gardent les différences, d’un côté, et, de l’autre côté, que les conflits se transfigurent en création. Ne réalisant pas la synthèse interne des opposés par la médiation de l’intervalle, les polaires restent dans un état conflictuel qui se reflète au niveau individuel par l’apparition de la schizophrénie, et au niveau social par le déclenchement des formes d’agression qui imposent des modèles totalitaires. L’absence de médiation mène à la disparition de la contradiction par l’annulation de l’un des opposés, pour le rétablissement de l’unité statique du monisme.
L’auteur parle plutôt d’un paradigme hippocratique, que d’un archimédien dans l’évaluation des opposés. Le paradigme hippocratique du mélange permet l’interconnexion des opposés irréductibles, par différenciation et dissymétrie, mais aussi par développement du conflit. Le point d’équilibre est lui-même actif par l’activation et la stimulation des tensions, vibrations, dissymétries. Bien que la balance suppose un intermédiaire fondamental entre les termes polaires, elle exprime le principe statique de type archimédien. Un modèle plus adéquat des relations dynamiques sera, plutôt, la corde et l’arc, qui sont des systèmes dans une tension perpétuelle. Par l’exemple du jeu tant connu de la corde, Jean-Jacques Wunenburger met en valeur le pouvoir créateur/la puissance créatrice de la dissymétrie veillée par le médiateur. La force et le dynamisme du médiateur tiennent de la confrontation des opposés.
Le langage, de même que les expériences de la pensée, est capable de retenir non seulement les formes identitaires de la configuration du donné, mais aussi des représentations complexes non-identitaires et non-réductionnistes. La relation que le philosophe établit entre les structures logique-linguistiques classiques et les catégories modernes de la rationalité de type philosophique ou scientifique explique, dans une certaine mesure, l’apparition du modèle de connaissance européenne, qui a comme fondement les catégories de la logique aristotélicienne. Dans la troisième partie de l’ouvrage « La logique du tiers inclus », l’auteur identifie lui-même la préoccupation pour le discours de type dynamique de la pensée. Les langues indo-européennes semblent favoriser la prééminence de l’être sur le développement et, par conséquent, les formes d’un discours identitaire. L’interprétation sera exagérée si l’on prend en considération le fait que les présocratiques étaient plus sensibles que Platon et Aristote à la dynamique des opposés. Martin Heidegger construit un discours sur « l’oubli de l’être », ce qui renvoie, en ce qui concerne l’argumentation, plutôt au « langage oublié » propre aux vieilles langues indo-européennes, plus flexible, qui intègre des couples lexicaux polaires. L’auteur donne des exemples aussi dans d’autres langues qui gardent l’unité d’origine et des contraires. Pour marquer, toutefois, le fait que les langues indo-européennes ont gardé, dans une mesure considérable, des ressorts linguistiques qui contiennent des chiasmes, des antonymes, des oxymorons qui permettent la représentation de la dynamique des phénomènes, il nous donne quelques exemples : la pensée des présocratiques, la rhétorique et la poétique-philosophique baroque, le romantisme, le lexique, la syntaxe de la langue allemande etc.
Reprenant l’idée de Stéphane Lupasco sur le « parricide » d’Aristote, Jean-Jacques Wunenburger explique le motif pour lequel le philosophe est contraint de construire un modèle fonctionnel de contrôle du monde par l’identité, la non-contradiction et le tiers exclu. Pour cela il a sacrifié, délibérément, tous les états intermédiaires entre l’identité et l’altérité. « En forçant ainsi la pensée à s’inscrire dans une idéalité formelle, la logique aristotélicienne a doublement piégé le sens de la différenciation. D’une part, en discréditant globalement la contradiction, en la connotant péjorativement, elle n’a pu que favoriser le développement des tendances analytiques de l’esprit et hypertrophier la valeur de l’homogène. Et d’autre part, elle a focalisé toute l’attention sur une figure restrictive et plate de contradiction, qui n’est encore porteuse d’aucune altérité ».[13] L’idée selon laquelle la normalité psychique correspondrait, sur le plan logique, aux lois de la non-contradiction et du tiers exclu, et par conséquent, que la déconstruction de la pensée mènerait à un état pathologique d’aliénation, est combattue même par les ouvrages de spécialité dans le domaine de la psychopathologie, respectivement par l’école américaine de la « Nouvelle communication » (Gregory Bateson), que l’auteur remet en question. La schizophrénie, qui se caractérise par l’incapacité du malade d’unir les opposés, est une fin en situation dilemmatique. Le schizophrène ne passe pas au delà des contraintes de la contradiction par un tiers médiateur parce qu’il ne perçoit pas, par une meta-communication hors de la contradiction en soi, la situation conflictuelle dans sa totalité.
Donc, la contradiction nous rend productifs au moment où l’on devient conscient de son extension. Les diverses « Apories dialectiques » de l’histoire de la pensée européenne sont autant de tentatives de dépassement de la contradiction identitaire classique. L’auteur présente les spéculations de la mystique et de la théosophie, mais aussi les formalisations dialectiques modernes de Hegel et Marx. En même temps, il parle d’une figure dissimulée de l’identité dans la dialectique hégélienne. L’identité installée en différence n’est qu’un modèle prolongé de la théologie chrétienne axée sur le Mystère de l’Incarnation du Dieu ou l’expression spéculative d’un vitalisme ou biologisme romantique. Ainsi, l’échec de la dialectique dans son essai de rendre le réel plus complexe, est sans doute dû au fait que le travail de la contradiction reste éphémère et n’a pas d’autre finalité que celle de restaurer une totalité réconciliante, une identité renouvelée.
L’analyse des diverses démarches épistémologiques contemporaines, qui reconsidère le rôle de la contradiction par les métamorphoses du nouvel esprit scientifique, révèle un modèle amphibologique de raison créatrice des concepts ouverts, opposés, ou ce que Bachelard appellera une pédagogie de l’ambiguïté. La dialectique du surrationalisme bachelardien suivait la réconciliation entre la science et l’idée de contradiction. Bien que Jean-Jacques Wunenburger ait reproché, d’une certaine manière, qu’on n’ait pas mené à bonne fin son programme de reconstruction de l’esprit scientifique, renonçant à l’idée du tiers inclus, Bachelard a été l’un des premiers épistémologistes qui ont déconstruit l’idéal moderne de la raison scientifique identitaire.
L’épistémologie génétique est présente aussi elle-même dans le projet de reconstruction de la pensée contemporaine. Jean Piaget voit la contradiction comme une opération effective des processus intellectuels. Une perspective qui annonce cependant l’apparition d’une logique contradictoire, une logique du paradoxe, qui rend possible le tiers inclus. L’auteur retrouve aussi les prémisses d’une logique contradictorielle, entre autres, dans les spéculations métaphysiques de la Renaissance (Giordano Bruno), chez Blaise Pascal ou dans l’ironie paradoxale de Søren Kierkegaard.
La dernière partie de l’ouvrage, « L’arc et la corde », configure le paradigme de la dualitude contradictorielle non comme « monopole » d’une pensée alternative, mais comme une variante de modelage du réel, autre que celle inaugurée par Aristote. Dans ce sens, l’auteur la rapproche de « la pensée disséminatoire » présentée par Gilbert Durand, de la dualité mystique du soufisme (Henry Corbin), du modèle de l’hyper-complexité d’Edgar Morin ou de celui de la systématisation des couples antagonistes proposé par Bernard-Weil. La différence entre la dualité et la dualitude est que la dualitude ne se limite pas à la confrontation des deux termes, mais exprime la tension que peut exercer un troisième terme moyen qui, actualisant un pôle, le potentialise à l’autre. Le concept appartient entièrement à l’auteur. « Le schéma de la dualitude conjugue donc ensemble les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction. Donc les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction ».[14]
Analysant la logique dynamique du contradictoire et le dynamisme énergétique de type lupascien, Jean-Jacques Wunenburger met en évidence l’importance des recherches de Stéphane Lupasco par lesquelles l’auteur retrouve à sa manière les polarités, l’ambivalence et la contradiction. Reprenant, aussi, la pensée présocratique, les cosmologies développées par Héraclite et Empédocle, l’hermétisme antique, l’alchimie, dans les nouvelles interprétations contemporaines, selon lesquelles ce qui s’oppose à soi est, à la fois, en harmonie avec soi, exemplifiée par l’harmonie de l’arc et de la corde de la lyre, le philosophe français renvoie, en paraphrasant Jean Brun, à un intermédiaire entre être et devenir. Cet intermédiaire, traduit en roumain, et non par hasard, par le terme de Constantin Noica întru (intro qui signifie en et vers en même temps) renvoie ni plus ni moins au logos du philosophe Héraclite, selon lequel chaque manifestation du réel est liée avec son opposé. Le concept de devenir est entendu, selon la logique de la dualitude dans le sens énantiodromique, comme actualisation alternative dans une oscillation pendulaire.
La transformation ne peut se produire d’une manière alternative que seulement entre les deux pôles. Illustrant, entre autres, par l’exemple de la théorie des catastrophes de la biologie ou de la théorie psychologique de C. G. Jung, concernant les contradictions de l’âge moyen de l’individu, comme point de départ dans la transmutation des valeurs, le philosophe français présente la transformation comme une activation de la temporalité selon les principes des dualitudes, non comme une détermination d’un état antécédent, mais comme une potentialité de l’état opposé. Et à partir d’ici surgissent des conséquences graves sur la catégorie de causalité, qui n’est plus comprise selon le modèle de la succession, mais selon celui de l’alternance. Le fait de penser derechef le problème du normal et du pathologique devient nécessaire du moment où le désordre ne se présente plus comme une rupture dans les lois invariables de la nature. Le dérèglement du dynamisme est toujours produit par un excès à un pôle ou à l’autre. Dans ce sens, Jean-Jacques Wunenburger cite Gilbert Durand, selon lequel la maladie mentale individuelle ou collective est un déséquilibre monopolisant. L’excès n’est pas le fruit de la contradiction ou du conflit, mais de l’absence de ceux-ci. Dans le même ordre, l’équilibre ne se réalise pas par l’équidistance, mais par le renforcement des forces antagonistes comme déplacement vers un tiers ayant le rôle de polariser. « C’est pourquoi le tiers-état antagoniste et contradictoriel doit être moins représenté comme milieu d’un vecteur, à équidistance entre les deux extrêmes, que sous forme d’un sommet d’un triangle. A la base se manifeste le balancement des opposés, le mouvement oscillatoire du renversement d’un contraire à l’autre, qui peut se briser selon deux excès de transgression »[15].
Au niveau social, le problème de la communication, de l’intersubjectivité (Ego – Alter Ego) est interprété d’une manière jungienne à partir de la théorie des archétypes contre-sexuels (animus et anima). L’autre ne doit pas être ennemi, mais opposé. L’affectivité se soumet à une loi de contrariété dynamique, selon l’avis de Goethe. Chaque partenaire, dans une relation ayant un caractère affectif, porte une double polarité (sa nature psychologique actualisée, dominante, et la nature opposée potentialisée). La complémentarité se fonde sur la contradiction intercédée des opposés que chaque sujet contient. Au delà des essais d’établir la solidarité et la communication sociale sur des bases identitaire-positivistes, la dualitude peut exprimer la conjonction des processus contraires et, par conséquent, l’équilibre dynamique social aussi. Les formes sociales qui ont une tendance vers le monolithisme (soit par l’excès tyrannique de l’ordre, soit par le désordre) sont les formes qui ne conservent pas la contradiction de la propre dynamisation interne. Dans ce sens, les relations entre les peuples doivent garder la pluralité des systèmes de valeur et les propres contradictions. « L’humanité s’enrichit sûrement davantage à travers une mosaïque d’Etats et de cultures hétérogènes, qu’en réduisant son unité dans des organisations supra-nationales, même mondiales ».[16]L’existence de plusieurs pôles du pouvoir au niveau mondial, d’un tiers monde qui le balance n’est pas assurée par l’instauration d’un monopole, mais par une géopolitique ouverte d’une logique oscillatoire « qui peut favoriser la perception des menaces et le déclenchement des mesures de défense, comme elle peut inspirer des alliances, des traités de paix et des collaborations dans le respect des différences ».[17]
« Sous prétexte que la complexité fondée sur la dualitude ne peut recouper les exigences étroites de la science cartésienne, faut-il nécessairement conclure à son impuissance, à son irrationalité ? »[18] se demande l’auteur en conclusion. Cette incursion dans le langage oublié, dans les sciences considérées il n’y a pas très longtemps marginales, dans la pensée contradictorielle de certaines sciences contemporaines, propose un modèle d’interprétation non-identitaire, de polarisation dynamique dans la logique d’un tertiumdatum.La crise de la rationalité contemporaine est, d’ailleurs, une insuffisance de la rationalité moderne née du dogmatisme d’un paradigme identitaire. Mais cela ne veut pas dire que nous devons considérer l’ancien modèle comme une impasse de la raison. Les provocations contemporaines sont différentes par rapport à celles qui sont décrites par la modernité. Celles-ci intensifient des mécanismes de l’esprit humain qui mettent en mouvement des rationalités complexes qui produisent encore d’autres méthodologies que celles qui sont connues (l’analyse, la synthèse, la dialectique etc.) pour envisager les structures du réel. La pensée même de la dualitude ne peut prétendre à un privilège d’exhaustivité, met en évidence l’auteur. Cela serait même contre le principe auprès duquel elle a été accréditée comme une pensée du complexe.
Jean-Jacques Wunenburger fonde ainsi, discrètement, l’idée de dualitude sur le modèle d’une pensée « faible », au sens de G.. Vattimo, une pensée qui renvoie, par la resignification de la notion d’imaginaire, à une logique de type verbo-iconique, comprise comme dynamique matricéale génératrice d’une rationalité polyvalente, par les mécanismes de la contradiction et du tiers inclus. Au delà de l’intérêt de ceux qui sont initiés dans les lectures de la rationalité postmoderne, le philosophe Jean-Jacques Wunenburger renvoie à la réévaluation même des méthodes de la pensée et de la « pédagogie » universitaires, à l’approche, espérons-le, de l’Europe philosophique.
Notes
[1] Revue Brâncuşi, Târgu-Jiu, nr. 2, 1995 « L’imagination transcendentale », et nr. 2, 1996 « La forêt et le sacré sauvage » (n. trad.).
[2] La vie des images, Cartimpex, Cluj-Napoca, 1998 (n. trad.); Le sacré, Dacia, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ), L’homme politique entre le mythe et la raison, Alfa Press, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ); L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2001 (trad. par Tudor Ionescu) ; Philosophie des images, Polirom, Iaşi, 2004 (trad. par Muguraş Constantinescu) ; Imaginaires du politique, Paideia, Bucarest, 2005 (trad. par Ionel Buşe et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; La raison contradictoire, Paideia Bucarest, 2005 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; L’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2009 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag).
Ionel Buse
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
Ionel Buse
Towards a Dualist Philosophy ?
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger discreetly founds his idea of duality and philosophic dualism on Vattimo’s model of a feeble thinking. The ”feeble thinking” sends, through the resignification of the notion of imagination (French ”imaginaire”), to a logic of verbal-iconic type, construed as a matrix-like dynamic generating a versatile rationality, through the mechanisms of contradiction and the third included.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Contradictory reason; Complex thinking; Dualism.
La « dualitude » devient ainsi une sorte de catégorie a priori qui contient les conditions
de possibilité, d’évaluation et de représentation de ce qui est, ou arrive. Avec elle la pensée
dispose d’une sorte de modèle privilégié, échappant définitivement à la simplicité,
et défiant par sa logique interne la pensée identitaire.
Jean-Jacques Wunenburger
En 1995 et 1996 ont été publiées les premières traductions en roumain de la philosophie de Jean-Jacques Wunenburger, dans une revue consacrée presque entièrement à l’art de Brancusi.[1] Deux ans plus tard, le premier livre apparaissait, La vie des images, suivi encore par six volumes.[2] De nombreux comptes rendus, interviews, des émissions TV ont contribué dans le temps à la réception en Roumanie d’un profil de philosophe plus proche de l’univers du symbole et de l’image que de la rationalité analytique. Vu le préjugé selon lequel la philosophie contemporaine, d’autant plus en milieu anglophone, a inscrit au frontispice de son académie « l’entrée est interdite pour celui qui n’est pas logicien », combien de gens parieront sur un philosophe du mythos? Conservateur et souvent touché par des mentalités rigides, identitaire-idéologiques, le milieu universitaire réagit lentement aux signaux réévaluateurs de la pensée. Un philosophe de l’image et de l’imaginaire apparaît, dans ce contexte, comme une présence au moins étrange.
Né en Alsace, Jean-Jacques Wunenburger se considère l’héritier de deux cultures: allemande et française. Cette bipolarité exprimée par la conjonction entre le romantisme allemand et le rationalisme français, correspondra au chiasme bachelardien (rationalité-imaginaire) ou à ce que le philosophe nomme la rationalité romantique. Notre identité mentale, selon ce qu’il l’écrit, est fractionnée, séparée, même quand on essaie de réconcilier les langages opposés. C’est pourquoi, nous sommes des êtres qui symbolisent.[3] Le symbole exprime à cet égard, une unité paradoxale des contraires.
Selon le canon positiviste, pour lequel il n’y a qu’une seule raison (comme il n’existe qu’un Dieu), d’autres essais de l’esprit sont assimilés à l’irrationnel, notion construite selon les exigences de la pensée identitaire. Bien qu’un travail de synthèse, de manière quasi-universitaire, La raison contradictoire propose premièrement une modalité nouvelle d’interprétation de la rationalité aujourd’hui. La philosophie de Jean-Jacques Wunenburger reste ainsi sous le signe d’une raison contradictoire. Nous le comprendrons mieux si l’on se souvient de ses rencontres avec Stéphane Lupasco, à Paris, dans les années ‘70. Le philosophe en ce temps-là, comme il le reconnaît dans la préface de l’édition roumaine de La raison contradictoire, préparait une thèse sur la pensée du complexe, en situant le mouvement général de resignification de la philosophie et de la rationalité contemporaine, associée à la pensée alternative qui, de Héraclite à Stéphane Lupasco, a élaboré des modèles d’interprétation, ce qui révèle aussi d’autres types de rationalité que celle qui est valorisée unilatéralement par la modernité. Quelle est l’origine de cette initiative, nous le dit Stéphane Lupasco.
La logique d’Aristote (de l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu) est une logique monovalente, écrit l’auteur de La logique dynamique du contradictoire.[4] Bien que bivalente (par les valeurs vraies ou fausses), ce type de logique réduit tout à la « métaphysique » de la vérité. Tout comme pour la logique aristotélicienne, l’erreur pour la science moderne n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle n’a aucune valeur dans le cadre de la connaissance scientifique. D’ailleurs, K. Popper montre, précisément, comment l’erreur est inacceptable en cartésianisme. Dans quelques notes et commentaires de La logique dynamique du contradictoire, Gh. Enescu reproche à Stéphane Lupasco une certaine inconsistance concernant ses idées sur « la monovalence » de la logique classique ; selon Enesu, Lupasco omet quelques distinctions importantes à propos de l’interprétation des valeurs de vérité, retenant seulement celles qui sont métalogiques.
L’interprétation que Lupasco donne de l’idée de contradiction, du point de vue du formalisme classique, peut sembler au moins étrange. Selon les nouvelles orientations de la science contemporaine (la microphysique, par exemple) les dualités antithétiques génèrent beaucoup de valeurs intermédiaires, tout simplement parce qu’elles n’absolutisent pas une certaine valeur de vérité. C’est un point de vue qui exprime, en fin de compte, une nouvelle orientation de la pensée. Le postulat fondamental d’une logique dynamique du contradictoire (selon lequel n’importe quel phénomène, élément, jugement qui le pense, phrase qui l’exprime ou signe qui le symbolise doit être associé toujours, du point de vue structural, fonctionnel, à un anti-phénomène, un anti-élément, un anti-événement logique et par conséquent un jugement, une proposition, un signe contradictoire) est construit par rapport au modèle de la géométrie non-euclidienne (Riemann et Lobatchevski) et de la mécanique ondulatoire. Les deux types d’expérience (microphysique et géométrique) émettent des postulats contraires à ceux considérés comme classiques. De cette façon, la suppression du principe aristotélicien de la non-contradiction semble nécessaire à l’auteur, pour la fondation d’une contradiction fondamentale et, à cet égard, d’un nouveau modèle de compréhension de la science. Aristote est le critique, mais aussi le disciple de Platon. L’Organon, l’instrument logique de la connaissance, est „contaminé” par la métaphysique, suggère Lupasco.
La disjonction non-contradictoire rend absolu les deux termes polaires construits comme des valeurs de vérité exclusives (affirmation et négation). Dans cet univers seulement l’affirmation est adéquate à la substance et à l’identité fondamentale de l’être et la négation n’est qu’une privation, un manque et un accident. Implicitement ou non, n’importe quelle pensée humaine positive juge justement d’un tel point de vue et sous une forme ou une autre, au nom de telle ou telle philosophie, que la négation a été éloignée de la position d’égalité qui a été partagé avec l’affirmation dans le sein de l’expérience logique pure. Ainsi la non-contradiction se construit justement par rapport à ce principe de l’identité. Ce qui n’est pas non identique est contraire et, en métaphysique, signifie négation, privation. Selon le philosophe et le logicien français l’Organon est, à travers cela, aussi l’origine de la science classique. Pratiquement, cet instrument de la pensée est créé pour justifier l’identité et l’affirmation du Même. La négation logique et la diversité n’ont qu’une « valeur instrumentale ». À cet égard, cette bivalence logique, en réalité n’est qu’une monovalence métalogique, l’expression d’un système métaphysique. Au contraire, les nouvelles perspectives épistémologiques admettent le fait que les valeurs logiques ne soient pas des entités statiques, mais dynamiques, comme l’expérience. Dans la nature de la logique se reflète des processus, des activités, des opérations de l’expérience. L’auteur met en discussion les possibilités d’actualisation et de virtualité des valeurs logiques provoquées par le facteur dynamique de l’expérience, ayant comme exemple les relations d’incertitude de Heisenberg. Par ces coordonnées, il lie définitivement la contradiction du dynamisme et, avec ceci, résignifie les concepts classiques d’identité et de contradiction.
En motivant la pensée antagoniste comme une logique dynamique du contradictoire, Stéphane Lupasco propose une logique ternaire, du tiers inclus. L’une des modalités du tiers inclus est celle du possible comme un conflit logique du nécessaire et du hasard, respectivement de l’identité et de la non-identité perçues comme des modalités logiques idéales du principe de la bivalence. Ainsi, en principe, entre la nécessité et le hasard absolus considérés comme impossibles polaires idéaux, s’enchaînent deux séries de possibles inversées, statistiques et probabilistes, situées dans la structure de la logique même. À partir d’ici, le philosophe développe une logique trivalente où les trois termes coexistent au-delà de ses contradictions inhérentes.
Dans le même ordre d’idées, La raison contradictoire, le travail fondamental de Jean-Jacques Wunenburger, réinterprète le problème de la différence et de la complexité d’une perspective non-identitaire. Les relations d’opposition des concepts fondamentaux de la métaphysique cachent, au-delà de l’histoire de la dialectique l’être – l’étant, une différence simulée dont la rationalité pragmatique masque le modèle d’une pensée identitaire. Plus d’une centaine d’années, « les sciences de la nature de même que les sciences humaines ont été conduites à renoncer à l’idéal d’une unité épistémologique, grâce à laquelle la totalité du réel pourrait être illuminée par une raison unique et universelle ».[5]
À une histoire à laquelle on reproche tant de trahisons, échecs et l’absence de réalisations, on ne peut pas reprocher la vigueur avec laquelle elle a multiplié les différences, les contradictions et la diversité des connaissances. Le Nouvel Organon de la pensée contemporaine exprime, sous une forme ou autre, la constatation de l’épuisement d’un modèle de la contradiction unitaire, synthétique et, en dernière instance, identitaire. Une logique de la double bind, comme le dit l’auteur, en citant J. P. Dupuy, semble être l’ouverture de l’épistème contemporaine, une épistème qui « se trouve donc placée à une bifurcation entre une logique parcellaire et close, quels que soient les perfectionnements internes des logiciens professionnels, et une logique ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle ».[6] Ce n’est pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger a repris l’idée de polarité et antagonisme exprimée par Mircea Eliade dans La nostalgie des origines.
La première partie, « L’ordre du complexe », a comme point de départ l’existence des deux configurations fondamentales de la pensée : l’une qui privilégie l’homogénéité et l’autre qui valorise l’hétérogénéité. Elles ont comme correspondant, dans l’histoire de la philosophie, deux modes de fonctionnement, l’un analytique et dichotomique, et l’autre synthétique et unificateur. Le fait peut surprendre que l’auteur suive ici non seulement la pensée conceptuelle, mais aussi celle qui se fonde sur les images, la pensée figurative. D’ailleurs, par les études analysées, concernant la structure schizomorphe de l’intellect et de l’imagination, il met en évidence la liaison d’origine entre les deux. Dans le sens durandien, le mode analytique de pensée correspond au régime diurne de l’image, qui accentue les contrastes, et le mode synthétique, correspond au régime nocturne qui tend à les absorber ou à les fluidiser. Le résultat de cette double direction est représenté par l’apparition des métaphysiques dualistes, d’une part, et de celles qui sont monistes, d’autre part. « En balançant ainsi entre deux types unilatéraux, la pensée tend à surestimer la valeur opératoire de l’analyse et de la synthèse, et présuppose que le réel peut prendre place dans un montage unidimensionnel de représentations ».[7] À partir d’ici, Jean-Jacques Wunenburger fait une incursion dans l’histoire de la déjà célèbre dyade, Identité / Altérité, qui caractérise la binarité de la pensée depuis son apparition, en se demandant en même temps, si ses excès sont suffisants pour surprendre la complexité de la réalité. Dans le paradigme moderne on peut parler même d’une agression du réel par une réduction du multiple par rapport à une différence simplificatrice. « Toutes ces variations symboliques ou conceptuelles, avec ou entre les doubles, témoignent bien de la difficulté de fonder le principe de différenciation, de tisser les rapports entre relation et opposition »[8], écrit l’auteur.
Quelle est la nouvelle perspective ? Comme le reconnaît Jean-Jacques Wunenburger, dans la préface de son livre, en se rapportant à la variante américaine de l’émancipation de la rationalité identitaire occidentale, la pensée européenne crée elle-même les prémisses d’une « raison alternative ». En ce sens, il se demande : « Les apories de la pensée identitaire ne viennent-elles pas justement de cette méconnaissance du plan médian entre extrêmes qui sépare envers et contre toutes les forces ou formes d’unification, qui relie malgré toute la puissance d’exclusion d’un extrême par l’autre ? La complexité ne prend-elle pas précisément position dans cet entre-deux qui s’interpose entre l’un et l’autre des éléments distingués à l’origine ? ».[9] L’idée apparemment commune de la médiation entre les polaires antagonistes est illustrée, ainsi, d’un côté, par l’histoire même de la métaphysique, et del’autre côté, par la tradition de la pensée hermétique et alchimiste. D’ailleurs, les métaphysiques, quoique n’exhibant pas directement les contradictions, par le modèle apollinien qui les informe, se sentent parfois écrasées par leur propre construction. En même temps, afin de réduire ou éliminer l’intervalle, elles sont obligées dans une mesure ou une autre de se référer à celui-ci. Le renouvellement de la rationalité est illustré par le fait que celle-ci est justement l’élément actif qui permet l’apparition de la pensée et la création de la différence. Il ne s’agit pas de la multiplication des termes, mais de leur actualisation par un intermédiaire dynamique. « Il faut donc tenter de préciser comment l’avènement d’un troisième terme permet de redistribuer les rôles entre le Même et l’Autre, mais aussi dans quelles conditions le troisième terme peut véritablement rompre avec la logique dilemmatique de l’homogène et de l’hétérogène, de la conjonction et de la disjonction ».[10] L’intermédiaire dynamique ne représente pas le contenu fort des polaires. Jean-Jacques Wunenburger parle d’un topos intermédiaire ou d’un schéma minimal responsable de l’ouverture vers un ensemble complexe non-subordonné des formes identitaires de l’homogène ou de l’hétérogène.
Le médiateur est la troisième dimension d’une unité multiplexe, qui ne se subordonne pas les deux autres, mais qui les affaiblit dans leur autorité identitaire justement pour surprendre la dynamique de l’existence. Il exprime, en même temps, sur le plan logique, aussi les métamorphoses de la pensée non-identitaire selon laquelle il existe le simple, mais non le simplifié, comme dirait Gaston Bachelard.
La deuxième partie du travail, « La dynamique des polarités », représente une incursion dans l’histoire de la philosophie occidentale pour motiver le fait que les notions de dynamique et de contradiction ont été présentes dans les grands systèmes de la pensée philosophique, en dépit de leurs tendances vers le monisme ou le dualisme. Dans ce sens, la représentation du dynamisme contradictoire, qui commence par les présocratiques, exprime l’idée d’une polarité dynamique à l’intérieur d’un ensemble complexe, que l’auteur appelle la « structure molaire », en la distinguant de la représentation de type moléculaire qui accentue, par simplification, l’unité. L’idée de structure molaire surprend le formalisme caractéristique des systèmes complexes, de type dynamique du réel. « Les unités constitutives du réel ne sont donc plus des éléments simples et homogènes, dotés de propriétés unilatérales, mais des organisations polaires qui accueillent, dans leur propre nature, une sorte de coexistence dynamique de polarités opposées ».[11] Cette contrariété est mise en évidence par les premières cosmologies. Dans la modernité, elle est cependant repensée du point de vue de la redécouverte de la nature, de ses forces et tensions, ce qui plus tard s’appellera énergétisme. La polarité et l’antagonisme admettent des états d’équilibre et déséquilibre. Par les pôles corrélatifs, le troisième terme est défini comme support médiateur ambivalent et comme différenciateur actif. L’auteur indique la distinction entre la polarité dynamique et l’unité dialectique des contraires de type hégélien, où la synthèse, fondée sur la bivalence de type aristotélicien, renvoie à une idée d’homogénéité abstraite, dans le sens de métaphysique, homogénéité qui annule les contraires. Donc, dans le cadre de la polarité dynamique les relations de type antagonique sont établies à l’aide du troisième terme. Ce type de pensée exprime l’idée de bipolarité qui « engendre, indépendamment de chaque force spécifique, un troisième état dans lequel les deux polarités sont considérées ensemble de leur tension. La bipolarité implique donc certes deux pôles mais qui n’existent que par rapport à un support proprement ambivalent ».[12]
Ce n’est peut-être pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger fait appel à l’imaginaire de la rêverie de type bachelardien pour expliciter la dynamique de l’ambivalence poétique dans l’apparition des images fondamentales. Dans ce sens, il accrédite même l’idée d’une pensée de type figuratif propre au paradigme contemporain, en suspectant la tendance identitaire de la raison classique, selon laquelle l’image était la maîtresse de l’erreur et de la fausseté. L’idée d’une ambivalence de type naturel, ce qu’il appelle, initialement, la balance de la nature, est exprimée, entre autres, par le concept d’ambivalence de la psychiatrie introduit par Bleuler.
La conjonction des opposés comme unité stable se produit par une balance naturelle qui, selon Jean-Jacques Wunenburger, se concentre sur l’élément médiateur. L’analogie qui peut s’établir entre la schizophrénie et la conjonction déséquilibrée des contraires, par l’absence d’un médiateur actif, met en évidence le fait que l’équilibre dynamique se réalise dans l’intervalle comme une matrice générative de sens. Triton genos n’est pas seulement le médiateur des tensions des opposés, mais aussi le distributeur et le différenciateur de celles-ci. C’est seulement dans ce contexte que se gardent les différences, d’un côté, et, de l’autre côté, que les conflits se transfigurent en création. Ne réalisant pas la synthèse interne des opposés par la médiation de l’intervalle, les polaires restent dans un état conflictuel qui se reflète au niveau individuel par l’apparition de la schizophrénie, et au niveau social par le déclenchement des formes d’agression qui imposent des modèles totalitaires. L’absence de médiation mène à la disparition de la contradiction par l’annulation de l’un des opposés, pour le rétablissement de l’unité statique du monisme.
L’auteur parle plutôt d’un paradigme hippocratique, que d’un archimédien dans l’évaluation des opposés. Le paradigme hippocratique du mélange permet l’interconnexion des opposés irréductibles, par différenciation et dissymétrie, mais aussi par développement du conflit. Le point d’équilibre est lui-même actif par l’activation et la stimulation des tensions, vibrations, dissymétries. Bien que la balance suppose un intermédiaire fondamental entre les termes polaires, elle exprime le principe statique de type archimédien. Un modèle plus adéquat des relations dynamiques sera, plutôt, la corde et l’arc, qui sont des systèmes dans une tension perpétuelle. Par l’exemple du jeu tant connu de la corde, Jean-Jacques Wunenburger met en valeur le pouvoir créateur/la puissance créatrice de la dissymétrie veillée par le médiateur. La force et le dynamisme du médiateur tiennent de la confrontation des opposés.
Le langage, de même que les expériences de la pensée, est capable de retenir non seulement les formes identitaires de la configuration du donné, mais aussi des représentations complexes non-identitaires et non-réductionnistes. La relation que le philosophe établit entre les structures logique-linguistiques classiques et les catégories modernes de la rationalité de type philosophique ou scientifique explique, dans une certaine mesure, l’apparition du modèle de connaissance européenne, qui a comme fondement les catégories de la logique aristotélicienne. Dans la troisième partie de l’ouvrage « La logique du tiers inclus », l’auteur identifie lui-même la préoccupation pour le discours de type dynamique de la pensée. Les langues indo-européennes semblent favoriser la prééminence de l’être sur le développement et, par conséquent, les formes d’un discours identitaire. L’interprétation sera exagérée si l’on prend en considération le fait que les présocratiques étaient plus sensibles que Platon et Aristote à la dynamique des opposés. Martin Heidegger construit un discours sur « l’oubli de l’être », ce qui renvoie, en ce qui concerne l’argumentation, plutôt au « langage oublié » propre aux vieilles langues indo-européennes, plus flexible, qui intègre des couples lexicaux polaires. L’auteur donne des exemples aussi dans d’autres langues qui gardent l’unité d’origine et des contraires. Pour marquer, toutefois, le fait que les langues indo-européennes ont gardé, dans une mesure considérable, des ressorts linguistiques qui contiennent des chiasmes, des antonymes, des oxymorons qui permettent la représentation de la dynamique des phénomènes, il nous donne quelques exemples : la pensée des présocratiques, la rhétorique et la poétique-philosophique baroque, le romantisme, le lexique, la syntaxe de la langue allemande etc.
Reprenant l’idée de Stéphane Lupasco sur le « parricide » d’Aristote, Jean-Jacques Wunenburger explique le motif pour lequel le philosophe est contraint de construire un modèle fonctionnel de contrôle du monde par l’identité, la non-contradiction et le tiers exclu. Pour cela il a sacrifié, délibérément, tous les états intermédiaires entre l’identité et l’altérité. « En forçant ainsi la pensée à s’inscrire dans une idéalité formelle, la logique aristotélicienne a doublement piégé le sens de la différenciation. D’une part, en discréditant globalement la contradiction, en la connotant péjorativement, elle n’a pu que favoriser le développement des tendances analytiques de l’esprit et hypertrophier la valeur de l’homogène. Et d’autre part, elle a focalisé toute l’attention sur une figure restrictive et plate de contradiction, qui n’est encore porteuse d’aucune altérité ».[13] L’idée selon laquelle la normalité psychique correspondrait, sur le plan logique, aux lois de la non-contradiction et du tiers exclu, et par conséquent, que la déconstruction de la pensée mènerait à un état pathologique d’aliénation, est combattue même par les ouvrages de spécialité dans le domaine de la psychopathologie, respectivement par l’école américaine de la « Nouvelle communication » (Gregory Bateson), que l’auteur remet en question. La schizophrénie, qui se caractérise par l’incapacité du malade d’unir les opposés, est une fin en situation dilemmatique. Le schizophrène ne passe pas au delà des contraintes de la contradiction par un tiers médiateur parce qu’il ne perçoit pas, par une meta-communication hors de la contradiction en soi, la situation conflictuelle dans sa totalité.
Donc, la contradiction nous rend productifs au moment où l’on devient conscient de son extension. Les diverses « Apories dialectiques » de l’histoire de la pensée européenne sont autant de tentatives de dépassement de la contradiction identitaire classique. L’auteur présente les spéculations de la mystique et de la théosophie, mais aussi les formalisations dialectiques modernes de Hegel et Marx. En même temps, il parle d’une figure dissimulée de l’identité dans la dialectique hégélienne. L’identité installée en différence n’est qu’un modèle prolongé de la théologie chrétienne axée sur le Mystère de l’Incarnation du Dieu ou l’expression spéculative d’un vitalisme ou biologisme romantique. Ainsi, l’échec de la dialectique dans son essai de rendre le réel plus complexe, est sans doute dû au fait que le travail de la contradiction reste éphémère et n’a pas d’autre finalité que celle de restaurer une totalité réconciliante, une identité renouvelée.
L’analyse des diverses démarches épistémologiques contemporaines, qui reconsidère le rôle de la contradiction par les métamorphoses du nouvel esprit scientifique, révèle un modèle amphibologique de raison créatrice des concepts ouverts, opposés, ou ce que Bachelard appellera une pédagogie de l’ambiguïté. La dialectique du surrationalisme bachelardien suivait la réconciliation entre la science et l’idée de contradiction. Bien que Jean-Jacques Wunenburger ait reproché, d’une certaine manière, qu’on n’ait pas mené à bonne fin son programme de reconstruction de l’esprit scientifique, renonçant à l’idée du tiers inclus, Bachelard a été l’un des premiers épistémologistes qui ont déconstruit l’idéal moderne de la raison scientifique identitaire.
L’épistémologie génétique est présente aussi elle-même dans le projet de reconstruction de la pensée contemporaine. Jean Piaget voit la contradiction comme une opération effective des processus intellectuels. Une perspective qui annonce cependant l’apparition d’une logique contradictoire, une logique du paradoxe, qui rend possible le tiers inclus. L’auteur retrouve aussi les prémisses d’une logique contradictorielle, entre autres, dans les spéculations métaphysiques de la Renaissance (Giordano Bruno), chez Blaise Pascal ou dans l’ironie paradoxale de Søren Kierkegaard.
La dernière partie de l’ouvrage, « L’arc et la corde », configure le paradigme de la dualitude contradictorielle non comme « monopole » d’une pensée alternative, mais comme une variante de modelage du réel, autre que celle inaugurée par Aristote. Dans ce sens, l’auteur la rapproche de « la pensée disséminatoire » présentée par Gilbert Durand, de la dualité mystique du soufisme (Henry Corbin), du modèle de l’hyper-complexité d’Edgar Morin ou de celui de la systématisation des couples antagonistes proposé par Bernard-Weil. La différence entre la dualité et la dualitude est que la dualitude ne se limite pas à la confrontation des deux termes, mais exprime la tension que peut exercer un troisième terme moyen qui, actualisant un pôle, le potentialise à l’autre. Le concept appartient entièrement à l’auteur. « Le schéma de la dualitude conjugue donc ensemble les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction. Donc les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction ».[14]
Analysant la logique dynamique du contradictoire et le dynamisme énergétique de type lupascien, Jean-Jacques Wunenburger met en évidence l’importance des recherches de Stéphane Lupasco par lesquelles l’auteur retrouve à sa manière les polarités, l’ambivalence et la contradiction. Reprenant, aussi, la pensée présocratique, les cosmologies développées par Héraclite et Empédocle, l’hermétisme antique, l’alchimie, dans les nouvelles interprétations contemporaines, selon lesquelles ce qui s’oppose à soi est, à la fois, en harmonie avec soi, exemplifiée par l’harmonie de l’arc et de la corde de la lyre, le philosophe français renvoie, en paraphrasant Jean Brun, à un intermédiaire entre être et devenir. Cet intermédiaire, traduit en roumain, et non par hasard, par le terme de Constantin Noica întru (intro qui signifie en et vers en même temps) renvoie ni plus ni moins au logos du philosophe Héraclite, selon lequel chaque manifestation du réel est liée avec son opposé. Le concept de devenir est entendu, selon la logique de la dualitude dans le sens énantiodromique, comme actualisation alternative dans une oscillation pendulaire.
La transformation ne peut se produire d’une manière alternative que seulement entre les deux pôles. Illustrant, entre autres, par l’exemple de la théorie des catastrophes de la biologie ou de la théorie psychologique de C. G. Jung, concernant les contradictions de l’âge moyen de l’individu, comme point de départ dans la transmutation des valeurs, le philosophe français présente la transformation comme une activation de la temporalité selon les principes des dualitudes, non comme une détermination d’un état antécédent, mais comme une potentialité de l’état opposé. Et à partir d’ici surgissent des conséquences graves sur la catégorie de causalité, qui n’est plus comprise selon le modèle de la succession, mais selon celui de l’alternance. Le fait de penser derechef le problème du normal et du pathologique devient nécessaire du moment où le désordre ne se présente plus comme une rupture dans les lois invariables de la nature. Le dérèglement du dynamisme est toujours produit par un excès à un pôle ou à l’autre. Dans ce sens, Jean-Jacques Wunenburger cite Gilbert Durand, selon lequel la maladie mentale individuelle ou collective est un déséquilibre monopolisant. L’excès n’est pas le fruit de la contradiction ou du conflit, mais de l’absence de ceux-ci. Dans le même ordre, l’équilibre ne se réalise pas par l’équidistance, mais par le renforcement des forces antagonistes comme déplacement vers un tiers ayant le rôle de polariser. « C’est pourquoi le tiers-état antagoniste et contradictoriel doit être moins représenté comme milieu d’un vecteur, à équidistance entre les deux extrêmes, que sous forme d’un sommet d’un triangle. A la base se manifeste le balancement des opposés, le mouvement oscillatoire du renversement d’un contraire à l’autre, qui peut se briser selon deux excès de transgression »[15].
Au niveau social, le problème de la communication, de l’intersubjectivité (Ego – Alter Ego) est interprété d’une manière jungienne à partir de la théorie des archétypes contre-sexuels (animus et anima). L’autre ne doit pas être ennemi, mais opposé. L’affectivité se soumet à une loi de contrariété dynamique, selon l’avis de Goethe. Chaque partenaire, dans une relation ayant un caractère affectif, porte une double polarité (sa nature psychologique actualisée, dominante, et la nature opposée potentialisée). La complémentarité se fonde sur la contradiction intercédée des opposés que chaque sujet contient. Au delà des essais d’établir la solidarité et la communication sociale sur des bases identitaire-positivistes, la dualitude peut exprimer la conjonction des processus contraires et, par conséquent, l’équilibre dynamique social aussi. Les formes sociales qui ont une tendance vers le monolithisme (soit par l’excès tyrannique de l’ordre, soit par le désordre) sont les formes qui ne conservent pas la contradiction de la propre dynamisation interne. Dans ce sens, les relations entre les peuples doivent garder la pluralité des systèmes de valeur et les propres contradictions. « L’humanité s’enrichit sûrement davantage à travers une mosaïque d’Etats et de cultures hétérogènes, qu’en réduisant son unité dans des organisations supra-nationales, même mondiales ».[16]L’existence de plusieurs pôles du pouvoir au niveau mondial, d’un tiers monde qui le balance n’est pas assurée par l’instauration d’un monopole, mais par une géopolitique ouverte d’une logique oscillatoire « qui peut favoriser la perception des menaces et le déclenchement des mesures de défense, comme elle peut inspirer des alliances, des traités de paix et des collaborations dans le respect des différences ».[17]
« Sous prétexte que la complexité fondée sur la dualitude ne peut recouper les exigences étroites de la science cartésienne, faut-il nécessairement conclure à son impuissance, à son irrationalité ? »[18] se demande l’auteur en conclusion. Cette incursion dans le langage oublié, dans les sciences considérées il n’y a pas très longtemps marginales, dans la pensée contradictorielle de certaines sciences contemporaines, propose un modèle d’interprétation non-identitaire, de polarisation dynamique dans la logique d’un tertiumdatum.La crise de la rationalité contemporaine est, d’ailleurs, une insuffisance de la rationalité moderne née du dogmatisme d’un paradigme identitaire. Mais cela ne veut pas dire que nous devons considérer l’ancien modèle comme une impasse de la raison. Les provocations contemporaines sont différentes par rapport à celles qui sont décrites par la modernité. Celles-ci intensifient des mécanismes de l’esprit humain qui mettent en mouvement des rationalités complexes qui produisent encore d’autres méthodologies que celles qui sont connues (l’analyse, la synthèse, la dialectique etc.) pour envisager les structures du réel. La pensée même de la dualitude ne peut prétendre à un privilège d’exhaustivité, met en évidence l’auteur. Cela serait même contre le principe auprès duquel elle a été accréditée comme une pensée du complexe.
Jean-Jacques Wunenburger fonde ainsi, discrètement, l’idée de dualitude sur le modèle d’une pensée « faible », au sens de G.. Vattimo, une pensée qui renvoie, par la resignification de la notion d’imaginaire, à une logique de type verbo-iconique, comprise comme dynamique matricéale génératrice d’une rationalité polyvalente, par les mécanismes de la contradiction et du tiers inclus. Au delà de l’intérêt de ceux qui sont initiés dans les lectures de la rationalité postmoderne, le philosophe Jean-Jacques Wunenburger renvoie à la réévaluation même des méthodes de la pensée et de la « pédagogie » universitaires, à l’approche, espérons-le, de l’Europe philosophique.
Notes
[1] Revue Brâncuşi, Târgu-Jiu, nr. 2, 1995 « L’imagination transcendentale », et nr. 2, 1996 « La forêt et le sacré sauvage » (n. trad.).
[2] La vie des images, Cartimpex, Cluj-Napoca, 1998 (n. trad.); Le sacré, Dacia, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ), L’homme politique entre le mythe et la raison, Alfa Press, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ); L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2001 (trad. par Tudor Ionescu) ; Philosophie des images, Polirom, Iaşi, 2004 (trad. par Muguraş Constantinescu) ; Imaginaires du politique, Paideia, Bucarest, 2005 (trad. par Ionel Buşe et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; La raison contradictoire, Paideia Bucarest, 2005 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; L’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2009 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag).
La philosophie en temps de détressePhilosophy in a Destitute Time
Renato Boccali
Libera Università di Lingue e Comunicazione IULM, Milano, Italia
renato.boccali@iulm.it
Renato Boccali
La philosophie en temps de détresse
Abstract: Paraphrasing Heidegger, we can define our time as a destitute time, one in which philosophy loses its telos. The question then arises, what is philosophy today? It is not easy to answer one such question, after the in the wake of nihilism, postmodernism, deconstructionism, contingentism. Philosophy seems to have completely vanished and reduced to a mere play of words and language. In this paper I argue that we are not confronting the actual disappearance, but a fading of, a transition to a new state of philosophy. As Merleau-Ponty shows, to overcame the crisis of meaning and scope of philosophy we must not neglect those “cultural symptoms” in literature, arts, music, human and natural sciences that attest to the dawning of a “fundamental system of thought”. Special attention must be paid to the world of images that reveal our particularistic modality of being-in-the-world. According to Wunenburger, a philosophy of images has to show the primary iconosphere from which consciousness establishes its relation to the world.
Keywords: Philosophy and Non-Philosophy; Nihilism; Fundamental Thought; Philosophy of images.
Il peut sembler oisif, aujourd’hui, de se demander « qu’est-ce que la philosophie ? », surtout après des siècles de spéculation philosophique. Toutefois, la question du sens et de la finalité du philosopher se présente à chaque époque avec la même force destructrice qui réclame une redéfinition des contours, des limites, des buts de cette pratique de pensée. Au fond, ce qui caractérise le φιλόσοφσς, c’est-à-dire celui qui aime le σοφσς, l’ami du σοφσς, n’est rien d’autre qu’une tension érotique. À cause justement du πάθσς, le philosophe subit l’irréfrénable désir de se joindre à ce qu’il n’a jamais possédé et qui l’attire sans cesse, en tant qu’origine et commencement de la vérité. Il s’agit alors d’une véritable tension érotique qui pousse le philosophe à la recherche de son τέλσς, grâce à son unique moyen de recherche, c’est-à-dire le λόγος, qui est en même temps pensée et parole.
Le philosophe se trouve ainsi inlassablement, immer wieder, en chemin, hanté par la même question qui à chaque fois revient et qui constitue le fondement du philosopher, remettant perpétuellement en question le statut du savoir philosophique. Il n’y a pas de réponses inébranlables à ce questionnement car la philosophie, en tant que pratique de pensée, échappe à toute détermination positive qui prétend faire rentrer de force dans une cage rigide le chercheur de vérité, toujours emporté par Éros.
Alors, comme l’affirme Heidegger dans sa fameuse conférence Qu’est ce c’est la philosophie ?, « La réponse à la question : qu’est-ce que la philosophie ? –, consiste en ceci que nous correspondions à ce vers quoi est en chemin la philosophie. Et ce vers quoi elle est en chemin, c’est l’être de l’étant»[1]. Pour répondre, donc, il ne s’agit pas d’aller à la recherche des opinions des autres philosophes, il ne faut pas les cataloguer et les confronter pour en tirer, ensuite, une synthèse, une « formule générale ». Il est particulièrement important de connaître les différentes positions qui ont été assumées au cours de ce que nous avons l’habitude d’appeler « histoire » de la philosophie. Il faut aborder cette connaissance avec une attitude de relecture créatrice, d’herméneutique de l’autrement et non pas avec un esprit « antiquisant », comme nous l’enseigne Nietzsche. Au fond, écrit encore Heidegger, la philosophie est correspondance à l’être par la parole, « une correspondance assumée en propre par nous et ouverte à un déploiement »[2]. Il s’agit donc de correspondre à cet appel qui provient des voix du passé et qui enfonce ses racines dans la nuit de la pensée. Écoutant autrement ces voix, il semble encore possible de dialoguer avec elles, réactivant cette unique question qui n’a pas de réponse mais qui, inexorablement et avec une force inouïe, se pose à chaque fois. En effet, c’est seulement en expérimentant la manière d’être de la philosophie que nous apprenons à connaître vraiment ce que c’est la philosophie. Et il n’y a pas de meilleure façon d’expérimenter la modalité d’être de la philosophie que de se confronter en dialogue avec la tradition.
L’herméneutique contemporaine dans ses formes les plus variées s’est engagée sur cette voie. Mais il faut en même temps prendre sérieusement en considération la possible dérive qu’une telle position comporte. Le risque est celui d’une hyper-évaluation du passé et de la tradition, entendus eux-mêmes comme άρχή, lieu et demeure privilégiés du vrai. Le repliement interprétatif peut conduire à une dispersion relativiste des positions, à une dissémination qui se perd dans le jeu des différences, comme dans le cas du déconstructionnisme, où la dimension « destructrice » – Dekonstruction ou Abbau, selon l’originaire formulation heideggerienne – est fin en soi, sans possibilité de Rekonstruction. Ce qui compte, alors, est le seul jeu des différences, le renvoi infini ou le différé, selon la double acception sémantique du verbe diapherein, c’est-à-dire soit être différent, être autre, n’être pas identique, soit reculer dans le temps, remettre à plus tard, retarder. Grâce au concept de différance, Derrida peut faire signe vers la dissolution de l’unité du sens dans la trame des rapports sémiologiques qui sont à la base de l’écriture plutôt que du parler. De cette manière la pratique philosophique se résout en pratique déconstructive, qui s’avère n’être qu’extrême ramification nihilistique de la pensée contemporaine.
Il faut donc prêter attention au signe en tant que « présence différée » et structurée sur la base des rapports d’opposition avec les autres signes à l’intérieur du même système d’écriture. Se dessine pourtant une trame, une tessiture des signes, un carrefour qui se rend progressivement présent, faisant remonter à la surface les différents fils et les différentes lignes de sens, selon une stratégie sans finalité que Derrida n’hésite pas à définir comme « tactique aveugle, errance empirique »[3]. Chaque concept s’inscrit alors à l’intérieur d’un système, où il se noue avec ou s’oppose à d’autres concepts, selon un jeu de renvois et de différences qui fondent, pour reprendre les termes de Derrida, « la possibilité de la conceptualité, du procès et du système conceptuel en général »[4]. De cette manière, selon le philosophe français, se trouve détruite la métaphysique logocentrique de la présence, spécifique à la tradition occidentale comme déjà Heidegger l’avait mis en lumière, à la faveur d’une nouvelle pratique philosophique plus attentive à l’altérité, le diapherein comportant un différer temporel – l’absence de la présence, la présence qui n’est pas vue mais qui est pourtant présente, le renvoi de la présence –, et un différer spatial, un être réellement autre, en tant qu’il met une certaine « distance » entre sujet et concept, entre nous et la chose. Le deconstructionnisme, dans son originaire formulation derridienne, se présente comme une mise en œuvre de la différance dans la lecture des textes, comme un processus qui investit la construction du texte dans la tentative de le désassembler, en inversant les positions et les oppositions apparemment linéaires et « hiérarchiques » et, à travers cette opération de démasquement, il opère donc un renversement de sa structure. Comme je l’ai déjà remarqué, toutefois, il n’y a aucune prétention, aucun τέλσς sous-tendant ce type de travail. Car le philosopher n’a plus aucune tâche sinon la pure production des différences, selon une précise stratégie philosophique visant à démolir la tension agglutinante du discours philosophique, qui a toujours eu la prétention de dire la limite, y compris la sienne. La philosophie a ainsi essayé de s’assurer la maîtrise de la limite, l’expérimentant, la disant, se l’appropriant, la rendant moins étrangère et donc transgressable. La philosophie, note Derrida, « a cru dominer la marge de son volume et penser son autre »[5], essayant de la prendre au dépourvu en la prenant d’assaut.
Il faut encore se demander si la philosophie est effectivement en mesure de dominer cette marge, de produire son autre. Pour ce faire, la philosophie devrait se poser « au dehors », à l’ « extérieur », dans un lieu surplombant qui permettrait d’avoir une vision complète en un coup d’œil. Voilà la prétention de la pensée de survol : s’installer dans un lieu d’altérité à partir duquel pratiquer encore la philosophie. Mais ce lieu n’est-il pas déjà occupé par la philosophie ? S’il en est ainsi, il ne reste qu’à demeurer en son intérieur, acceptant l’impossibilité de délimiter une marge, établir des frontières, poser une limite. Tout est rongé par la prolifération de marges inattendues et incontrôlables, traversables seulement de manière « oblique », sans aucune prétention d’unité et d’univocité, travaillant « au concept de limite et à la limite du concept »[6]. Au fond, écrit encore Derrida, « au-delà du texte philosophique, il n’y a pas une marge blanche, vierge, vide, mais un autre texte, un tissu des différences de forces sans aucun centre de référence présente »[7].
Le rigide textualisme du déconstructionnisme réabsorbe l’idée de vérité à l’intérieur même du texte, car celle-ci ne peut plus être conçue comme une marge extérieure, comme un vide positif à combler grâce au discours philosophique qui essaie de lui imposer son domaine. Elle s’éparpille ou, comme le dit Derrida, se dissémine entre les textes, dans les interstices, entre les marges. C’est à cela que doit aboutir la philosophie, et pour faire cela elle doit lire les textes de manière déconstructive, les décomposant à la recherche de traces[8], car les traces sont des simulacres d’une présence qui se désarticule, se déplace sans cesse, sans avoir jamais lieu. La trace est le vestige de ce qui ne peut jamais se présenter, puisque se présentant elle produirait son propre effacement. La trace est donc trace de ce qui excède la vérité (de l’être), elle est trace de la trace, en tant que différence primaire et ontologique.
La voie vers la dissolution de la philosophie est désormais définitivement ouverte, du moins une certaine manière d’entendre et pratiquer la philosophie, exposée dorénavant à la pure contingence de la pratique de lecture. Il ne semble même plus pertinent que la lecture s’effectue sur des textes éminemment philosophiques, car à l’intérieur d’une sémiotique de la culture textualisée tout est passible de déconstruction, une trace pouvant se nicher à chaque coin, à chaque marge. Ce gigantesque jeu de chasse au trésor lié fondamentalement à l’idée qu’il n’y a pas de hors-texte implique une dispersion infinie qui, différant spasmodiquement, efface les différences entre les textes philosophiques et les textes littéraires. C’est pour cela que Rorty a pu proclamer qu’il n’y a aucune différence remarquable entre littérature et philosophie, cette dernière étant réduite à un simple « département académique »[9]. Voilà l’annonciation de la fin inexorable de la Philosophie, écrite en majuscule, en tant que discipline qui possède une voie d’accès privilégiée aux fondements de la connaissance et aux mécanismes de l’esprit, conçue désormais comme une « maladie culturelle » à s’affranchir pour entrer dans une nouvelle ère post-philosophique, intrinsèquement antifondationnaliste et antiépistémologique. Il ne s’agit pas alors d’une véritable fin de la philosophie ni de son épuisement, car il restera toujours quelque chose qu’on pourra appeler « philosophie », même après la transition à la condition post-philosophique.
De la même manière se consume aussi la métaphysique avec son idée de réflexion cognitive impliquant l’existence d’une réalité extérieure que notre esprit aurait la tâche de reproduire ou de refléter. La post-métaphysique rortyenne déclare désormais définitivement défunte la croyance en une vérité objective de type platonicien, puisque les essences universelles et ultratemporelles n’existent plus. Ce qui existe, ce sont des approches multiples du réel, autrement dit une herméneutique de la finitude extrême qui cherche, pragmatiquement, de nouvelles façons de vivre et de penser, sur la base d’une idée de contingence totalisante. La proclamation de la mort de la philosophie s’avère donc être l’effet d’une dissolution contingentiste et empirique qui forclôt la possibilité de jeter un regard omnicompréhensif et global sur ce qui advient ; ruinant ainsi la prétention de maintenir l’autonomie du domaine philosophique en tant qu’approche disciplinaire en mesure de saisir des vérités atemporelles. Il ne reste que la simple capacité descriptive, c’est-à-dire la capacité de créer des descriptions du monde. Il n’y a dès lors aucune différence entre le philosophe et le poète car tous les deux essayent de décrire la réalité à chaque fois avec un nouveau vocabulaire, produisant une terminologie inédite et originelle qui rompt avec les schèmes interprétatifs traditionnels en faveur d’un nouveau « jargon ». C’est pour cela que le philosophe, dit Rorty, peut être considéré comme « un auxiliaire du poète »[10]. Les philosophes ironiques en particulier, ceux qui reconnaissent le caractère périssable et contingent de leur manière de philosopher, des philosophes comme Nietzsche, Heidegger, Derrida, renoncent à dominer le monde avec leur prétention à la connaissance pour créer, au contraire, un nouveau vocabulaire pour le décrire. Ils visent à la réécriture, à la redéfinition des termes essentiels pour leur rapport propre et personnel à ce qu’ils estiment signifiant, opérant à la manière du critique littéraire, qui met un livre dans le contexte d’autres livres, le décrivant grâce aux autres. La philosophie ironique se propose donc de relire la tradition métaphysique avec un nouveau langage, abordant une nouvelle description de la condition présente. L’écrivain, qui n’a pas cette prétention, emprunte des moyens langagiers tout à fait différents de ceux utilisés par le philosophe ironique. C’est seulement sur la base de cette distinction de type pragmatique-utilitariste (rapport moyen-fin) qu’il semble possible de distinguer la littérature de la philosophie, légitimant le sens commun qui utilise ces deux termes comme s’ils indiquaient des activités différentes. En réalité tout est littérature, car il n’existe pas de « traits pertinents et observables » qui rapprocheraient tous les écrits philosophiques.
Une telle conclusion s’avère lourde de conséquences et dénonce un malaise profond de la philosophie contemporaine dans sa capacité de délimitation de son champ d’action. Il s’agit d’une véritable perte d’identité du savoir philosophique réduit à un simple jeu littéraire – bad poetry selon la bien connue définition analytique du savoir continental – ou, en d’autres cas, à un simple appui à la connaissance scientifique – sous forme d’analyse du langage ou d’épistémologie. Il n’y a alors qu’à constater la perte de τέλσς du discours philosophique ; l’abandon de la recherche de la vérité désormais devenue fable, selon la prophétie nietzschéenne. Ne subsistent que des formes « affaiblies » de savoir – les micro-narrations post-modernes – résultant de la crise profonde de la raison adulte qui, désormais orpheline de toute prétention totalisante, se meut entre les décombres de l’effondrement des horizons de sens, entre les déserts du nihilisme, entre les landes extrêmes du pur néant et du vide. La pensée « faible » n’est plus capable de futur car elle déduit l’avenir à partir du temps présent ; elle prolonge le présent dans une chute infinie qui fait obstacle à l’accueil du nouveau et donc de l’émerveillement. Et sans émerveillement il n’y a pas de questions.
Il ne reste alors qu’à se demander, paraphrasant la célèbre élégie de Hölderlin Pain et vin : « pourquoi des philosophes en temps de détresse ? ». Il s’agit de la même question que Heidegger se posait sur les poètes dans son fameux Wozu Dichter ? La réponse qu’il s’était donnée est que « Non seulement les dieux se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire du monde. Le temps de la nuit du monde est le temps de détresse parce qu’il devient de plus en plus pauvre ; si pauvre, qu’il n’est même capable de remarquer le défaut de dieu comme défaut »[11]. Dans la pure contingence, l’homme se trouve sans fondement (Grund), sans un terrain pour s’enraciner et demeurer ; il est au seuil de l’abîme, car sans dieu manque la possibilité d’un recueillement, d’un ordre de l’histoire universelle qui puisse garantir le séjour des mortels. Mais la véritable pauvreté est l’oubli de sa propre indigence, l’être-présent qui décline vers l’Abîme (Abgrund) le non-présent. Alors, dit Heidegger, « Être poète en temps de détresse c’est, en chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le Sacré »[12]. Voici donc la vocation du poète, chanter l’essence même de la poésie en restant sur les traces des dieux enfuis, acceptant le présent non pas comme déclin mais comme destin, ce même destin inscrit dès les origines de la pensée dans la tradition métaphysique occidentale qui, dans sa volonté de saisir l’étant dans son être, le fixe en concept. Une telle volonté capturante est déjà impliquée dans le mot concept, qui « appréhende (greift), saisit (zugreift), et serre ensemble (zusammengreift), et ainsi comprend »[13]. L’origine latine du mot renvoie au verbe composé cumciper, c’est-à-dire cum-capere, qui forme cum-capio et donc conceptus. Dans un concept quelque chose est pris ensemble. « Penser par concepts est alors une pensée interventive (engreifendes) et abstractive (ausgreifendes) »[14] qui conduit destinalement la philosophie à son accomplissement, à l’ère actuelle du domaine de la technique. Que reste-t-il alors de la philosophie ? La philosophie est-elle aujourd’hui possible ? Sa crise est-elle donc irréversible ? Y a-t-il encore un sens à pratiquer la philosophie en temps de détresse ?
La mise en cause de l’affrontement entre sujet et objet, de l’idée de préhension implicite dans la notion de concept n’implique toutefois pas l’abandon de la philosophie, appelée à rendre compte de cette « mutation ontologique » propre à l’époque contemporaine, qui n’est rien d’autre que la « mutation des rapports entre l’homme et l’Être ». Comme l’affirme Merleau-Ponty, « La mise en question de la philosophie [est] imposée par notre temps. La référence à notre temps [est] nécessaire justement parce qu’il est un temps de non-philosophie »[15]. Il s’avère donc nécessaire de réfléchir au présent et, à partir de celui-ci, sur le passé, pour bien comprendre ce que nous pensons, pour pouvoir nous projeter ainsi vers le futur. Il s’agit d’un mouvement temporel spécifique qui, à partir du présent, de l’état actuel de crise, de doutes et d’incertitudes, se meut vers le passé évoqué pour mieux comprendre ce que nous pensons afin de nous permettre de procéder en direction du futur. Une telle façon inchoative de procéder, caractérisée par des déviations, de « longs détours », selon l’expression de Ricœur, demeure essentielle pour rendre compte du changement ontologique qui a eu lieu. Il s’avère en effet nécessaire de prendre conscience des problèmes du présent à travers des exemples de ce que Merleau-Ponty appelle « pensée fondamentale », c’est-à-dire l’art, la littérature, la musique, mais aussi les sciences naturelles, comme la biologie et la physique, et les sciences humaines, comme la sociologie, l’histoire, la psychanalyse. Ce qui se dévoile est alors un véritable tournant ontologique, qui reste toutefois implicite puisque les recherches fondamentales «véhiculent beaucoup de philosophie, mais confusément »[16]. Il faut donc expliciter une telle ontologie implicite grâce à la confrontation de ces problèmes, rendus évidents par la pensée fondamentale, avec la tradition philosophique pour vérifier leur présence, leurs occurrences, leur manière de se manifester ou de se cacher, revenant ensuite au présent pour « chercher [la] formulation de notre ontologie de la philosophie d’aujourd’hui »[17], « notre non-philosophie qui est peut être la plus profonde philosophie »[18].
Il ne s’agit donc pas d’abdiquer devant la tâche de la philosophie, conçue en particulier par Deleuze-Guattari comme « création de concepts ». La philosophie a pour but de continuer à créer des concepts, c’est pour cela qu’il n’y a pas à proprement parler de « déclin » de la philosophie, la soi-disant « décadence » de la philosophie officielle n’étant rien d’autre que la décadence d’une certaine manière de pratiquer la philosophie, selon les principes de substance, causalité, sujet-objet. Nous ne pouvons évidemment pas fermer les yeux devant l’état de crise de la rationalité contemporaine, mais ayant recours au non-philosophique la philosophie pourra trouver un appui et renaître, réinterprétant son passé métaphysique, qui en réalité n’est pas encore passé.
Voilà l’unique balbutiement qui nous soustrait au silence, à savoir la possibilité d’explorer les « symptômes culturels » qui fonctionnent comme une « caisse de résonance » nous permettant de mesurer avec l’autre côté de soi-même ce qui n’a pas encore été explicité : l’implicite dans la philosophie, c’est-à-dire la non-philosophie ou l’a-philosophie. La philosophie, ne cesse d’affirmer Merleau-Ponty, n’est pas au-dessus de la vie, elle ne la surplombe pas. À partir de Thalès la philosophie s’est bien gardée de la vie, la considérant comme de la non-philosophie, ne s’apercevant même pas qu’elle est l’origine la plus propre du philosopher. Sans céder à un simple vitalisme, il faut faire un effort de reconnaissance du sol [Boden] d’enracinement ontologique de la philosophie, qui peut être aussi appelé, selon la terminologie du dernier Husserl, Lebenswelt ou « monde-de-la-vie ».
En ce sens, le recours au non-philosophique ne représente pas une fuite de la philosophie, mais au contraire il est la démarche pour renouer le lien entre la philosophie et la réalité, poursuivant la voie déjà ouverte par une longue tradition de pensée : Kierkegaard, Marx, Nietzsche, jusqu’à l’herméneutique philosophique contemporaine dont Ricœur est l’un des représentants les plus emblématiques.
Le recours au non-philosophique n’est pas pour autant un retour à l’immédiat, à l’originaire perdu qui une fois retrouvé rendrait inutile n’importe quelle question. La philosophie vient après le monde, après la vie, et encore après la pensée. Elle les trouve déjà constitués, ce qui lui impose d’interroger ce qui la précède, et d’instaurer avec eux un rapport qui s’avère d’inclusion réciproque, d’Ineinander. Un rapport en chiasme entre sujet et objet, entre visible et invisible, entre ce qui est philosophique et l’a-philosophique. Le retour philosophique est déjà un départ , dit Merleau-Ponty, faisant signe vers une herméneutique de l’autrement.
Si, comme le note Wunenburger, « dans notre période postmoderne » on peut remarquer « la tendance à faire disparaître le sujet comme auteur de ses représentations, au profit de processus de simples jeux (de texte, d’images, etc.), qui par combinatoire et déconstruction engendrent indéfiniment de nouveaux effets de signification (J. Derrida, G. Deleuze, etc.) »[19], d’un autre côté on constate la valorisation progressive d’un domaine qui se révèle comme étant une véritable « pensée fondamentale » au sens de Merleau-Ponty, capable de signaler une nouvelle ontologie en action : l’imaginaire. Bien que ce terme ne soit pas d’utilisation facile, à cause de son ambiguïté foncière, de la pluralité d’approches qui essayent de le définir et de l’utiliser et, surtout, à cause du discrédit auquel il a été exposé pendant des siècles, sur la base de sa réduction à l’irréel et au fantastique, on peut constater tout de même une véritable refondation de cette notion qui a fait l’objet d’une réflexion serrée durant le dernier demi-siècle (1940-1990)[20].
Cette refondation décrit un nouveau domaine de recherche qui, prenant la relève de la question de l’imagination, signale un changement d’intérêt théorétique : de la formation psychologique des images au monde des images, de l’imagination en tant que faculté psychologique de production d’images à l’imaginaire en tant qu’étude de production imagées. Cela nous intéresse soit dans une perspective structuraliste, avec la reconnaissance de structures (formelles et universelles) anthropologiques de l’imaginaire, presque indépendantes par rapport à un sujet qui s’efface, soit dans une perspective postmoderne, qui ratifie le succès du terme « imaginaire » dont les processus « renvoient moins à une activité autopoïétique qu’à un modèle aléatoire et ludique d’événements de langage et d’image »[21].
Au-delà des écoles et des différentes directions d’enquête, ce que je voudrais signaler est la dimension holistique de l’imaginaire qui s’accompagne d’une nouvelle centralité de la notion d’image, avec son double caractère : sensible et abstrait, réel et irréel, vécu et discursif. Cela nous impose de prendre en considération soit le monde concret soit le monde abstrait, avec un mélange de réalisme et d’idéalisme, d’épistémologie et de métaphysique qui nous fait découvrir dans la vie des images notre être-au-monde.
Wunenburger n’a cessé de montrer que, avec l’image, nous nous trouvons au cœur des questions philosophiques fondamentales au point que, dans son Philosophie des images, il affirme que, malgré sa nature insaisissable, l’image s’avère être l’objet privilégié de la recherche philosophique[22]. Dans une période de crise épistémologique du rationalisme, où s’impose, avec les technologies de production et de diffusion des images, un paradigme esthétique dominant, l’image plus que le concept permet de mettre au jour les questions de l’être et du non-être, du Même et de l’Autre, de l’Un et du multiple, du vrai et du faux, du réel et de l’irréel, grâce à plusieurs scénarios d’application. Récupérant la tradition, se rouvrent plusieurs chantiers spéculatifs, réactivés par des questionnements qui puisent dans le présent pour trouver de nouvelles modalités de pensée et de comportement en mesure de permettre à l’humanité de se projeter activement dans le futur. L’image se révèle alors « comme instance médiatrice entre le sensible et l’intellectuel. Bien plus, l’image se prolonge en amont et en aval, en venant s’immiscer dans la perception et se prolonger dans les activités conceptuelles. Les images constituent bien l’iconosphère première, polymorphe et plastique à partir de laquelle toute conscience tisse ses relations au monde et au sens »[23].
Ce chantier est loin d’être terminé, au contraire, il nous montre un long chemin à parcourir encore. Le rôle qui reste à jouer au philosophe est donc celui de l’écoute de ce qui, par l’image, se présente comme divers, autre, hétérogène, afin de retrouver un horizon de sens grâce au patient travail de récupération des traces disséminées dans le kaléidoscope de formes où l’image s’incarne. Ce but engage gnoséologiquement mais surtout éthiquement tout sujet qui, en temps de détresse, a encore l’intention d’habiter la maison de Sophie.
Notes
[1] M. Heidegger, Was ist das – die Philosophie?, Günther Neske, Pfullingen, 1956, trad. fr. par dans Question II, Paris, Gallimard, 1968, p. 29. Il s’agit d’une conférence que Heidegger donne à Cerisy-la-Salle en août 1955 et qui renvoie, même si avec les tons de la Kehre, à la conférence du 1929 Was ist Metaphysik ?
[2] Ibid., p. 28. Peu après, Heidegger nous explique que « Correspondre » veut dire être disposé à accueillir et à s’approprier de l’injonction qui nous est adressée, et donc être disposé à partir de l’être de l’étant.
[3] J. Derrida, Marges de la philosophie, Les Éditions de Minuit, Paris 1972, p. 7. Il écrit à cet propos dans « La différance » : « La a de différance, donc, ne s’entend pas, il demeure silencieux, secret et discret comme un tombeau oikesis. Marquons ainsi, par anticipation, ce lieu, résidence familiale et tombeau du propre où se produit en différance l’économie de la mort », p. 4.
[8] « Les concepts de traces (Spur), de frayage (Banhung), de forces de frayage dès l’Entwurf, inséparables du concept de différence », ibid., p. 19.
[9] Cf. R. Rorty, Consequences of Pragmatism, University of Minnesota Press, Minneapolis 1982; trad. fr. par J.P. Cometti, Conséquences du pragmatisme, Paris, Seuil, 1993.
[10] R. Rorty, Contingency, irony and solidarity, Cambridge University Press, Cambridge 1989, trad. fr. par P.E. Dauzat Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 27.
[11] M. Heidegger, Wozu Dichter?, in Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.M., 1950, trad. fr. par W. Brokmeier, Pourquoi des poètes?, dans Chemins qui ne mènent nul part, Paris, Gallimard, 1962, p. 324.
[13] H. G. Gadamer, Heidegger und das Ende der Philosophie [1984], in Hermeneutische Entwürfe: Vorträge und Aufsätze, Mohr Siebeck, Tübingen 2000; tr. it. par R. Dottori, Heidegger e la fine della filosofia, dans La responsabilità del pensare. Saggi di ermeneutica, Milano, Vita e Pensiero, 2002, p. 220 (notre traduction).
[15] M. Merleau-Ponty, Notes de cours 1959-1961, texte établi par D. Ménasé, Paris, Gallimard, 1996, p. 38.
[20] « Durant le dernier demi-siècle (1940-1990), nombreuses on été les contributions philosophiques de J. P. Sartre, G. Bachelard, R. Caillois, Cl. Lévi-Strauss, P. Ricœur, G. Durand, H. Corbin, G. Deleuze, J. Derrida, J.-F. Lyotard, M. Serres, etc. Elles ont bénéficié d’un contexte intellectuel favorable dû en particulier à de nouvelles références et orientations, même si elles sont restées longtemps modestes ou marginales […] », ibid., p. 17.
Renato Boccali
Libera Università di Lingue e Comunicazione IULM, Milano, Italia
renato.boccali@iulm.it
Renato Boccali
Philosophy in a Destitute Time
Abstract: Paraphrasing Heidegger, we can define our time as a destitute time, one in which philosophy loses its telos. The question then arises, what is philosophy today? It is not easy to answer one such question, after the in the wake of nihilism, postmodernism, deconstructionism, contingentism. Philosophy seems to have completely vanished and reduced to a mere play of words and language. In this paper I argue that we are not confronting the actual disappearance, but a fading of, a transition to a new state of philosophy. As Merleau-Ponty shows, to overcame the crisis of meaning and scope of philosophy we must not neglect those “cultural symptoms” in literature, arts, music, human and natural sciences that attest to the dawning of a “fundamental system of thought”. Special attention must be paid to the world of images that reveal our particularistic modality of being-in-the-world. According to Wunenburger, a philosophy of images has to show the primary iconosphere from which consciousness establishes its relation to the world.
Keywords: Philosophy and Non-Philosophy; Nihilism; Fundamental Thought; Philosophy of images.
Il peut sembler oisif, aujourd’hui, de se demander « qu’est-ce que la philosophie ? », surtout après des siècles de spéculation philosophique. Toutefois, la question du sens et de la finalité du philosopher se présente à chaque époque avec la même force destructrice qui réclame une redéfinition des contours, des limites, des buts de cette pratique de pensée. Au fond, ce qui caractérise le φιλόσοφσς, c’est-à-dire celui qui aime le σοφσς, l’ami du σοφσς, n’est rien d’autre qu’une tension érotique. À cause justement du πάθσς, le philosophe subit l’irréfrénable désir de se joindre à ce qu’il n’a jamais possédé et qui l’attire sans cesse, en tant qu’origine et commencement de la vérité. Il s’agit alors d’une véritable tension érotique qui pousse le philosophe à la recherche de son τέλσς, grâce à son unique moyen de recherche, c’est-à-dire le λόγος, qui est en même temps pensée et parole.
Le philosophe se trouve ainsi inlassablement, immer wieder, en chemin, hanté par la même question qui à chaque fois revient et qui constitue le fondement du philosopher, remettant perpétuellement en question le statut du savoir philosophique. Il n’y a pas de réponses inébranlables à ce questionnement car la philosophie, en tant que pratique de pensée, échappe à toute détermination positive qui prétend faire rentrer de force dans une cage rigide le chercheur de vérité, toujours emporté par Éros.
Alors, comme l’affirme Heidegger dans sa fameuse conférence Qu’est ce c’est la philosophie ?, « La réponse à la question : qu’est-ce que la philosophie ? –, consiste en ceci que nous correspondions à ce vers quoi est en chemin la philosophie. Et ce vers quoi elle est en chemin, c’est l’être de l’étant»[1]. Pour répondre, donc, il ne s’agit pas d’aller à la recherche des opinions des autres philosophes, il ne faut pas les cataloguer et les confronter pour en tirer, ensuite, une synthèse, une « formule générale ». Il est particulièrement important de connaître les différentes positions qui ont été assumées au cours de ce que nous avons l’habitude d’appeler « histoire » de la philosophie. Il faut aborder cette connaissance avec une attitude de relecture créatrice, d’herméneutique de l’autrement et non pas avec un esprit « antiquisant », comme nous l’enseigne Nietzsche. Au fond, écrit encore Heidegger, la philosophie est correspondance à l’être par la parole, « une correspondance assumée en propre par nous et ouverte à un déploiement »[2]. Il s’agit donc de correspondre à cet appel qui provient des voix du passé et qui enfonce ses racines dans la nuit de la pensée. Écoutant autrement ces voix, il semble encore possible de dialoguer avec elles, réactivant cette unique question qui n’a pas de réponse mais qui, inexorablement et avec une force inouïe, se pose à chaque fois. En effet, c’est seulement en expérimentant la manière d’être de la philosophie que nous apprenons à connaître vraiment ce que c’est la philosophie. Et il n’y a pas de meilleure façon d’expérimenter la modalité d’être de la philosophie que de se confronter en dialogue avec la tradition.
L’herméneutique contemporaine dans ses formes les plus variées s’est engagée sur cette voie. Mais il faut en même temps prendre sérieusement en considération la possible dérive qu’une telle position comporte. Le risque est celui d’une hyper-évaluation du passé et de la tradition, entendus eux-mêmes comme άρχή, lieu et demeure privilégiés du vrai. Le repliement interprétatif peut conduire à une dispersion relativiste des positions, à une dissémination qui se perd dans le jeu des différences, comme dans le cas du déconstructionnisme, où la dimension « destructrice » – Dekonstruction ou Abbau, selon l’originaire formulation heideggerienne – est fin en soi, sans possibilité de Rekonstruction. Ce qui compte, alors, est le seul jeu des différences, le renvoi infini ou le différé, selon la double acception sémantique du verbe diapherein, c’est-à-dire soit être différent, être autre, n’être pas identique, soit reculer dans le temps, remettre à plus tard, retarder. Grâce au concept de différance, Derrida peut faire signe vers la dissolution de l’unité du sens dans la trame des rapports sémiologiques qui sont à la base de l’écriture plutôt que du parler. De cette manière la pratique philosophique se résout en pratique déconstructive, qui s’avère n’être qu’extrême ramification nihilistique de la pensée contemporaine.
Il faut donc prêter attention au signe en tant que « présence différée » et structurée sur la base des rapports d’opposition avec les autres signes à l’intérieur du même système d’écriture. Se dessine pourtant une trame, une tessiture des signes, un carrefour qui se rend progressivement présent, faisant remonter à la surface les différents fils et les différentes lignes de sens, selon une stratégie sans finalité que Derrida n’hésite pas à définir comme « tactique aveugle, errance empirique »[3]. Chaque concept s’inscrit alors à l’intérieur d’un système, où il se noue avec ou s’oppose à d’autres concepts, selon un jeu de renvois et de différences qui fondent, pour reprendre les termes de Derrida, « la possibilité de la conceptualité, du procès et du système conceptuel en général »[4]. De cette manière, selon le philosophe français, se trouve détruite la métaphysique logocentrique de la présence, spécifique à la tradition occidentale comme déjà Heidegger l’avait mis en lumière, à la faveur d’une nouvelle pratique philosophique plus attentive à l’altérité, le diapherein comportant un différer temporel – l’absence de la présence, la présence qui n’est pas vue mais qui est pourtant présente, le renvoi de la présence –, et un différer spatial, un être réellement autre, en tant qu’il met une certaine « distance » entre sujet et concept, entre nous et la chose. Le deconstructionnisme, dans son originaire formulation derridienne, se présente comme une mise en œuvre de la différance dans la lecture des textes, comme un processus qui investit la construction du texte dans la tentative de le désassembler, en inversant les positions et les oppositions apparemment linéaires et « hiérarchiques » et, à travers cette opération de démasquement, il opère donc un renversement de sa structure. Comme je l’ai déjà remarqué, toutefois, il n’y a aucune prétention, aucun τέλσς sous-tendant ce type de travail. Car le philosopher n’a plus aucune tâche sinon la pure production des différences, selon une précise stratégie philosophique visant à démolir la tension agglutinante du discours philosophique, qui a toujours eu la prétention de dire la limite, y compris la sienne. La philosophie a ainsi essayé de s’assurer la maîtrise de la limite, l’expérimentant, la disant, se l’appropriant, la rendant moins étrangère et donc transgressable. La philosophie, note Derrida, « a cru dominer la marge de son volume et penser son autre »[5], essayant de la prendre au dépourvu en la prenant d’assaut.
Il faut encore se demander si la philosophie est effectivement en mesure de dominer cette marge, de produire son autre. Pour ce faire, la philosophie devrait se poser « au dehors », à l’ « extérieur », dans un lieu surplombant qui permettrait d’avoir une vision complète en un coup d’œil. Voilà la prétention de la pensée de survol : s’installer dans un lieu d’altérité à partir duquel pratiquer encore la philosophie. Mais ce lieu n’est-il pas déjà occupé par la philosophie ? S’il en est ainsi, il ne reste qu’à demeurer en son intérieur, acceptant l’impossibilité de délimiter une marge, établir des frontières, poser une limite. Tout est rongé par la prolifération de marges inattendues et incontrôlables, traversables seulement de manière « oblique », sans aucune prétention d’unité et d’univocité, travaillant « au concept de limite et à la limite du concept »[6]. Au fond, écrit encore Derrida, « au-delà du texte philosophique, il n’y a pas une marge blanche, vierge, vide, mais un autre texte, un tissu des différences de forces sans aucun centre de référence présente »[7].
Le rigide textualisme du déconstructionnisme réabsorbe l’idée de vérité à l’intérieur même du texte, car celle-ci ne peut plus être conçue comme une marge extérieure, comme un vide positif à combler grâce au discours philosophique qui essaie de lui imposer son domaine. Elle s’éparpille ou, comme le dit Derrida, se dissémine entre les textes, dans les interstices, entre les marges. C’est à cela que doit aboutir la philosophie, et pour faire cela elle doit lire les textes de manière déconstructive, les décomposant à la recherche de traces[8], car les traces sont des simulacres d’une présence qui se désarticule, se déplace sans cesse, sans avoir jamais lieu. La trace est le vestige de ce qui ne peut jamais se présenter, puisque se présentant elle produirait son propre effacement. La trace est donc trace de ce qui excède la vérité (de l’être), elle est trace de la trace, en tant que différence primaire et ontologique.
La voie vers la dissolution de la philosophie est désormais définitivement ouverte, du moins une certaine manière d’entendre et pratiquer la philosophie, exposée dorénavant à la pure contingence de la pratique de lecture. Il ne semble même plus pertinent que la lecture s’effectue sur des textes éminemment philosophiques, car à l’intérieur d’une sémiotique de la culture textualisée tout est passible de déconstruction, une trace pouvant se nicher à chaque coin, à chaque marge. Ce gigantesque jeu de chasse au trésor lié fondamentalement à l’idée qu’il n’y a pas de hors-texte implique une dispersion infinie qui, différant spasmodiquement, efface les différences entre les textes philosophiques et les textes littéraires. C’est pour cela que Rorty a pu proclamer qu’il n’y a aucune différence remarquable entre littérature et philosophie, cette dernière étant réduite à un simple « département académique »[9]. Voilà l’annonciation de la fin inexorable de la Philosophie, écrite en majuscule, en tant que discipline qui possède une voie d’accès privilégiée aux fondements de la connaissance et aux mécanismes de l’esprit, conçue désormais comme une « maladie culturelle » à s’affranchir pour entrer dans une nouvelle ère post-philosophique, intrinsèquement antifondationnaliste et antiépistémologique. Il ne s’agit pas alors d’une véritable fin de la philosophie ni de son épuisement, car il restera toujours quelque chose qu’on pourra appeler « philosophie », même après la transition à la condition post-philosophique.
De la même manière se consume aussi la métaphysique avec son idée de réflexion cognitive impliquant l’existence d’une réalité extérieure que notre esprit aurait la tâche de reproduire ou de refléter. La post-métaphysique rortyenne déclare désormais définitivement défunte la croyance en une vérité objective de type platonicien, puisque les essences universelles et ultratemporelles n’existent plus. Ce qui existe, ce sont des approches multiples du réel, autrement dit une herméneutique de la finitude extrême qui cherche, pragmatiquement, de nouvelles façons de vivre et de penser, sur la base d’une idée de contingence totalisante. La proclamation de la mort de la philosophie s’avère donc être l’effet d’une dissolution contingentiste et empirique qui forclôt la possibilité de jeter un regard omnicompréhensif et global sur ce qui advient ; ruinant ainsi la prétention de maintenir l’autonomie du domaine philosophique en tant qu’approche disciplinaire en mesure de saisir des vérités atemporelles. Il ne reste que la simple capacité descriptive, c’est-à-dire la capacité de créer des descriptions du monde. Il n’y a dès lors aucune différence entre le philosophe et le poète car tous les deux essayent de décrire la réalité à chaque fois avec un nouveau vocabulaire, produisant une terminologie inédite et originelle qui rompt avec les schèmes interprétatifs traditionnels en faveur d’un nouveau « jargon ». C’est pour cela que le philosophe, dit Rorty, peut être considéré comme « un auxiliaire du poète »[10]. Les philosophes ironiques en particulier, ceux qui reconnaissent le caractère périssable et contingent de leur manière de philosopher, des philosophes comme Nietzsche, Heidegger, Derrida, renoncent à dominer le monde avec leur prétention à la connaissance pour créer, au contraire, un nouveau vocabulaire pour le décrire. Ils visent à la réécriture, à la redéfinition des termes essentiels pour leur rapport propre et personnel à ce qu’ils estiment signifiant, opérant à la manière du critique littéraire, qui met un livre dans le contexte d’autres livres, le décrivant grâce aux autres. La philosophie ironique se propose donc de relire la tradition métaphysique avec un nouveau langage, abordant une nouvelle description de la condition présente. L’écrivain, qui n’a pas cette prétention, emprunte des moyens langagiers tout à fait différents de ceux utilisés par le philosophe ironique. C’est seulement sur la base de cette distinction de type pragmatique-utilitariste (rapport moyen-fin) qu’il semble possible de distinguer la littérature de la philosophie, légitimant le sens commun qui utilise ces deux termes comme s’ils indiquaient des activités différentes. En réalité tout est littérature, car il n’existe pas de « traits pertinents et observables » qui rapprocheraient tous les écrits philosophiques.
Une telle conclusion s’avère lourde de conséquences et dénonce un malaise profond de la philosophie contemporaine dans sa capacité de délimitation de son champ d’action. Il s’agit d’une véritable perte d’identité du savoir philosophique réduit à un simple jeu littéraire – bad poetry selon la bien connue définition analytique du savoir continental – ou, en d’autres cas, à un simple appui à la connaissance scientifique – sous forme d’analyse du langage ou d’épistémologie. Il n’y a alors qu’à constater la perte de τέλσς du discours philosophique ; l’abandon de la recherche de la vérité désormais devenue fable, selon la prophétie nietzschéenne. Ne subsistent que des formes « affaiblies » de savoir – les micro-narrations post-modernes – résultant de la crise profonde de la raison adulte qui, désormais orpheline de toute prétention totalisante, se meut entre les décombres de l’effondrement des horizons de sens, entre les déserts du nihilisme, entre les landes extrêmes du pur néant et du vide. La pensée « faible » n’est plus capable de futur car elle déduit l’avenir à partir du temps présent ; elle prolonge le présent dans une chute infinie qui fait obstacle à l’accueil du nouveau et donc de l’émerveillement. Et sans émerveillement il n’y a pas de questions.
Il ne reste alors qu’à se demander, paraphrasant la célèbre élégie de Hölderlin Pain et vin : « pourquoi des philosophes en temps de détresse ? ». Il s’agit de la même question que Heidegger se posait sur les poètes dans son fameux Wozu Dichter ? La réponse qu’il s’était donnée est que « Non seulement les dieux se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire du monde. Le temps de la nuit du monde est le temps de détresse parce qu’il devient de plus en plus pauvre ; si pauvre, qu’il n’est même capable de remarquer le défaut de dieu comme défaut »[11]. Dans la pure contingence, l’homme se trouve sans fondement (Grund), sans un terrain pour s’enraciner et demeurer ; il est au seuil de l’abîme, car sans dieu manque la possibilité d’un recueillement, d’un ordre de l’histoire universelle qui puisse garantir le séjour des mortels. Mais la véritable pauvreté est l’oubli de sa propre indigence, l’être-présent qui décline vers l’Abîme (Abgrund) le non-présent. Alors, dit Heidegger, « Être poète en temps de détresse c’est, en chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le Sacré »[12]. Voici donc la vocation du poète, chanter l’essence même de la poésie en restant sur les traces des dieux enfuis, acceptant le présent non pas comme déclin mais comme destin, ce même destin inscrit dès les origines de la pensée dans la tradition métaphysique occidentale qui, dans sa volonté de saisir l’étant dans son être, le fixe en concept. Une telle volonté capturante est déjà impliquée dans le mot concept, qui « appréhende (greift), saisit (zugreift), et serre ensemble (zusammengreift), et ainsi comprend »[13]. L’origine latine du mot renvoie au verbe composé cumciper, c’est-à-dire cum-capere, qui forme cum-capio et donc conceptus. Dans un concept quelque chose est pris ensemble. « Penser par concepts est alors une pensée interventive (engreifendes) et abstractive (ausgreifendes) »[14] qui conduit destinalement la philosophie à son accomplissement, à l’ère actuelle du domaine de la technique. Que reste-t-il alors de la philosophie ? La philosophie est-elle aujourd’hui possible ? Sa crise est-elle donc irréversible ? Y a-t-il encore un sens à pratiquer la philosophie en temps de détresse ?
La mise en cause de l’affrontement entre sujet et objet, de l’idée de préhension implicite dans la notion de concept n’implique toutefois pas l’abandon de la philosophie, appelée à rendre compte de cette « mutation ontologique » propre à l’époque contemporaine, qui n’est rien d’autre que la « mutation des rapports entre l’homme et l’Être ». Comme l’affirme Merleau-Ponty, « La mise en question de la philosophie [est] imposée par notre temps. La référence à notre temps [est] nécessaire justement parce qu’il est un temps de non-philosophie »[15]. Il s’avère donc nécessaire de réfléchir au présent et, à partir de celui-ci, sur le passé, pour bien comprendre ce que nous pensons, pour pouvoir nous projeter ainsi vers le futur. Il s’agit d’un mouvement temporel spécifique qui, à partir du présent, de l’état actuel de crise, de doutes et d’incertitudes, se meut vers le passé évoqué pour mieux comprendre ce que nous pensons afin de nous permettre de procéder en direction du futur. Une telle façon inchoative de procéder, caractérisée par des déviations, de « longs détours », selon l’expression de Ricœur, demeure essentielle pour rendre compte du changement ontologique qui a eu lieu. Il s’avère en effet nécessaire de prendre conscience des problèmes du présent à travers des exemples de ce que Merleau-Ponty appelle « pensée fondamentale », c’est-à-dire l’art, la littérature, la musique, mais aussi les sciences naturelles, comme la biologie et la physique, et les sciences humaines, comme la sociologie, l’histoire, la psychanalyse. Ce qui se dévoile est alors un véritable tournant ontologique, qui reste toutefois implicite puisque les recherches fondamentales «véhiculent beaucoup de philosophie, mais confusément »[16]. Il faut donc expliciter une telle ontologie implicite grâce à la confrontation de ces problèmes, rendus évidents par la pensée fondamentale, avec la tradition philosophique pour vérifier leur présence, leurs occurrences, leur manière de se manifester ou de se cacher, revenant ensuite au présent pour « chercher [la] formulation de notre ontologie de la philosophie d’aujourd’hui »[17], « notre non-philosophie qui est peut être la plus profonde philosophie »[18].
Il ne s’agit donc pas d’abdiquer devant la tâche de la philosophie, conçue en particulier par Deleuze-Guattari comme « création de concepts ». La philosophie a pour but de continuer à créer des concepts, c’est pour cela qu’il n’y a pas à proprement parler de « déclin » de la philosophie, la soi-disant « décadence » de la philosophie officielle n’étant rien d’autre que la décadence d’une certaine manière de pratiquer la philosophie, selon les principes de substance, causalité, sujet-objet. Nous ne pouvons évidemment pas fermer les yeux devant l’état de crise de la rationalité contemporaine, mais ayant recours au non-philosophique la philosophie pourra trouver un appui et renaître, réinterprétant son passé métaphysique, qui en réalité n’est pas encore passé.
Voilà l’unique balbutiement qui nous soustrait au silence, à savoir la possibilité d’explorer les « symptômes culturels » qui fonctionnent comme une « caisse de résonance » nous permettant de mesurer avec l’autre côté de soi-même ce qui n’a pas encore été explicité : l’implicite dans la philosophie, c’est-à-dire la non-philosophie ou l’a-philosophie. La philosophie, ne cesse d’affirmer Merleau-Ponty, n’est pas au-dessus de la vie, elle ne la surplombe pas. À partir de Thalès la philosophie s’est bien gardée de la vie, la considérant comme de la non-philosophie, ne s’apercevant même pas qu’elle est l’origine la plus propre du philosopher. Sans céder à un simple vitalisme, il faut faire un effort de reconnaissance du sol [Boden] d’enracinement ontologique de la philosophie, qui peut être aussi appelé, selon la terminologie du dernier Husserl, Lebenswelt ou « monde-de-la-vie ».
En ce sens, le recours au non-philosophique ne représente pas une fuite de la philosophie, mais au contraire il est la démarche pour renouer le lien entre la philosophie et la réalité, poursuivant la voie déjà ouverte par une longue tradition de pensée : Kierkegaard, Marx, Nietzsche, jusqu’à l’herméneutique philosophique contemporaine dont Ricœur est l’un des représentants les plus emblématiques.
Le recours au non-philosophique n’est pas pour autant un retour à l’immédiat, à l’originaire perdu qui une fois retrouvé rendrait inutile n’importe quelle question. La philosophie vient après le monde, après la vie, et encore après la pensée. Elle les trouve déjà constitués, ce qui lui impose d’interroger ce qui la précède, et d’instaurer avec eux un rapport qui s’avère d’inclusion réciproque, d’Ineinander. Un rapport en chiasme entre sujet et objet, entre visible et invisible, entre ce qui est philosophique et l’a-philosophique. Le retour philosophique est déjà un départ , dit Merleau-Ponty, faisant signe vers une herméneutique de l’autrement.
Si, comme le note Wunenburger, « dans notre période postmoderne » on peut remarquer « la tendance à faire disparaître le sujet comme auteur de ses représentations, au profit de processus de simples jeux (de texte, d’images, etc.), qui par combinatoire et déconstruction engendrent indéfiniment de nouveaux effets de signification (J. Derrida, G. Deleuze, etc.) »[19], d’un autre côté on constate la valorisation progressive d’un domaine qui se révèle comme étant une véritable « pensée fondamentale » au sens de Merleau-Ponty, capable de signaler une nouvelle ontologie en action : l’imaginaire. Bien que ce terme ne soit pas d’utilisation facile, à cause de son ambiguïté foncière, de la pluralité d’approches qui essayent de le définir et de l’utiliser et, surtout, à cause du discrédit auquel il a été exposé pendant des siècles, sur la base de sa réduction à l’irréel et au fantastique, on peut constater tout de même une véritable refondation de cette notion qui a fait l’objet d’une réflexion serrée durant le dernier demi-siècle (1940-1990)[20].
Cette refondation décrit un nouveau domaine de recherche qui, prenant la relève de la question de l’imagination, signale un changement d’intérêt théorétique : de la formation psychologique des images au monde des images, de l’imagination en tant que faculté psychologique de production d’images à l’imaginaire en tant qu’étude de production imagées. Cela nous intéresse soit dans une perspective structuraliste, avec la reconnaissance de structures (formelles et universelles) anthropologiques de l’imaginaire, presque indépendantes par rapport à un sujet qui s’efface, soit dans une perspective postmoderne, qui ratifie le succès du terme « imaginaire » dont les processus « renvoient moins à une activité autopoïétique qu’à un modèle aléatoire et ludique d’événements de langage et d’image »[21].
Au-delà des écoles et des différentes directions d’enquête, ce que je voudrais signaler est la dimension holistique de l’imaginaire qui s’accompagne d’une nouvelle centralité de la notion d’image, avec son double caractère : sensible et abstrait, réel et irréel, vécu et discursif. Cela nous impose de prendre en considération soit le monde concret soit le monde abstrait, avec un mélange de réalisme et d’idéalisme, d’épistémologie et de métaphysique qui nous fait découvrir dans la vie des images notre être-au-monde.
Wunenburger n’a cessé de montrer que, avec l’image, nous nous trouvons au cœur des questions philosophiques fondamentales au point que, dans son Philosophie des images, il affirme que, malgré sa nature insaisissable, l’image s’avère être l’objet privilégié de la recherche philosophique[22]. Dans une période de crise épistémologique du rationalisme, où s’impose, avec les technologies de production et de diffusion des images, un paradigme esthétique dominant, l’image plus que le concept permet de mettre au jour les questions de l’être et du non-être, du Même et de l’Autre, de l’Un et du multiple, du vrai et du faux, du réel et de l’irréel, grâce à plusieurs scénarios d’application. Récupérant la tradition, se rouvrent plusieurs chantiers spéculatifs, réactivés par des questionnements qui puisent dans le présent pour trouver de nouvelles modalités de pensée et de comportement en mesure de permettre à l’humanité de se projeter activement dans le futur. L’image se révèle alors « comme instance médiatrice entre le sensible et l’intellectuel. Bien plus, l’image se prolonge en amont et en aval, en venant s’immiscer dans la perception et se prolonger dans les activités conceptuelles. Les images constituent bien l’iconosphère première, polymorphe et plastique à partir de laquelle toute conscience tisse ses relations au monde et au sens »[23].
Ce chantier est loin d’être terminé, au contraire, il nous montre un long chemin à parcourir encore. Le rôle qui reste à jouer au philosophe est donc celui de l’écoute de ce qui, par l’image, se présente comme divers, autre, hétérogène, afin de retrouver un horizon de sens grâce au patient travail de récupération des traces disséminées dans le kaléidoscope de formes où l’image s’incarne. Ce but engage gnoséologiquement mais surtout éthiquement tout sujet qui, en temps de détresse, a encore l’intention d’habiter la maison de Sophie.
Notes
[1] M. Heidegger, Was ist das – die Philosophie?, Günther Neske, Pfullingen, 1956, trad. fr. par dans Question II, Paris, Gallimard, 1968, p. 29. Il s’agit d’une conférence que Heidegger donne à Cerisy-la-Salle en août 1955 et qui renvoie, même si avec les tons de la Kehre, à la conférence du 1929 Was ist Metaphysik ?
[2] Ibid., p. 28. Peu après, Heidegger nous explique que « Correspondre » veut dire être disposé à accueillir et à s’approprier de l’injonction qui nous est adressée, et donc être disposé à partir de l’être de l’étant.
[3] J. Derrida, Marges de la philosophie, Les Éditions de Minuit, Paris 1972, p. 7. Il écrit à cet propos dans « La différance » : « La a de différance, donc, ne s’entend pas, il demeure silencieux, secret et discret comme un tombeau oikesis. Marquons ainsi, par anticipation, ce lieu, résidence familiale et tombeau du propre où se produit en différance l’économie de la mort », p. 4.
[8] « Les concepts de traces (Spur), de frayage (Banhung), de forces de frayage dès l’Entwurf, inséparables du concept de différence », ibid., p. 19.
[9] Cf. R. Rorty, Consequences of Pragmatism, University of Minnesota Press, Minneapolis 1982; trad. fr. par J.P. Cometti, Conséquences du pragmatisme, Paris, Seuil, 1993.
[10] R. Rorty, Contingency, irony and solidarity, Cambridge University Press, Cambridge 1989, trad. fr. par P.E. Dauzat Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 27.
[11] M. Heidegger, Wozu Dichter?, in Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.M., 1950, trad. fr. par W. Brokmeier, Pourquoi des poètes?, dans Chemins qui ne mènent nul part, Paris, Gallimard, 1962, p. 324.
[13] H. G. Gadamer, Heidegger und das Ende der Philosophie [1984], in Hermeneutische Entwürfe: Vorträge und Aufsätze, Mohr Siebeck, Tübingen 2000; tr. it. par R. Dottori, Heidegger e la fine della filosofia, dans La responsabilità del pensare. Saggi di ermeneutica, Milano, Vita e Pensiero, 2002, p. 220 (notre traduction).
[15] M. Merleau-Ponty, Notes de cours 1959-1961, texte établi par D. Ménasé, Paris, Gallimard, 1996, p. 38.
[20] « Durant le dernier demi-siècle (1940-1990), nombreuses on été les contributions philosophiques de J. P. Sartre, G. Bachelard, R. Caillois, Cl. Lévi-Strauss, P. Ricœur, G. Durand, H. Corbin, G. Deleuze, J. Derrida, J.-F. Lyotard, M. Serres, etc. Elles ont bénéficié d’un contexte intellectuel favorable dû en particulier à de nouvelles références et orientations, même si elles sont restées longtemps modestes ou marginales […] », ibid., p. 17.
A l’aune d’une expérience initiatique chez WunenburgerBeing Initiated by Wunenburger
The “Phallic” Gear: the Newspaper Scânteia (1944-1950)The “Phallic” Gear: the Newspaper Scânteia (1944-1950)
Ruxandra Cesereanu
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
RuxCes@yahoo.com
Ruxandra Cesereanu
The “Phallic” Gear: the Newspaper Scânteia (1944-1950)
Abstract: Scânteia, the official gazette of the Central Committee of the Romanian Communist Party, launched in 1944, the year of its first legal publication, lead a genuine aggressive campaign against the so-called “enemies of the people” (who were members of the historical parties, wealthy peasants, career officers, journalists, academics, engineers, industrialists and all the other categories that had not adhered to enforced communist beliefs). The machinery worked first at a linguistic level, violently, because the newspaper under discussion and its ideology (together with the guardian Party) intended to acquire a demonstrative corporeality, precisely in order to validate, including viscerally, its attacks.
Keywords: Romania; Communist Regime; Newspaper Scânteia; Linguistic violence; Collective delusion.
Preamble
Jean-Jacques Wunenburger approaches, in all reason, in L’utopie ou la crise de l’imaginaire, a pathology of utopia that, under far left regimes, attains (because of severe failure) the stage of “social Vulgate” (L’Utopie…, p. 112), for totalitarianism splits off from the utopian precursor and coagulates as a fatal and shrewd “Leviathan” (L’Utopie…, p. 201). The spectator and the living in the totalitarian regime are proposed forcibly the “new gospel of an atheist citadel” (L’Utopie…, p. 213) in which terror becomes “the meta-historic taming instrument” (L’Utopie…, p. 213), since a totalitarian world is an inconsiderate departure from and a deficient (failed) copy of the utopian model – it exhibits an infringement of all limits allowed, more precisely an acute and monstrous (morbid) form of hybris. Terror is no longer preventive or defensive, but absurd, because it is not anymore a way to obtain power; instead, it is a purpose in itself (L’Utopie…, p. 217). One of the mechanisms of this totalitarian terror is “the collective linguistic delirium” (L’Utopie…, p. 222), officially manifest. Such delirium is materialized in the newspaper Scânteia in the first phase of the Romanian communist regime.
The Ideological Rape. A Frankensteinian Body. The Single Party’s “Priapism” Proletarian Sex-appeal and the Woman Commissar
The newspaper Scânteia, organ of the Central Committee of the Romanian Communist Party, launched in 1944 – the year of its first legal publication – an authentic aggressive campaign against the so-called “enemies of the people” (who were members of the historical parties, wealthy peasants, career officers, journalists, academics, engineers, industrialists and all the other categories that had not adhered to an enforced communism). The machinery worked first at a linguistic level, violently, because the newspaper under discussion and its ideology (together with the guardian Party) intended to acquire a demonstrative corporeality, precisely in order to validate, including viscerally, its attacks. Thus, the emphasis on the name of “organ of the Central Committee” evokes a forced and insidious machismo that targets the aggressive corporealization of Scânteia, operating like a “phallus” of the Party. A “phallus” that inserts the new ideology and, thus, attempts to impregnate the Romanian motherland and people, albeit by rape. Certainly, the details relating to how a newspaper can be an organ of a political body do not pertain to a communist innovation (but to the undying tradition of subtitling a gazette for propaganda purposes), but, with Scânteia, the thesist virilization of the gazette acquired the meaning of a demonstration of force. The tendency of corporealization does not stop here; on the contrary, it goes further: the proletariat is obsessively called “the backbone of all the democratic forces” or the “iron fist of unit and strength”, the “brain” of this Frankensteinian creature being represented by a quintet of the communist power (Gheorghe Gheorghiu-Dej, Ana Pauker, Teohari Georgescu, Vasile Luca, Petru Groza, the last being rather a puppet; praises are not yet expressed to Gheorghiu-Dej in the years which constitute the focus of my analysis) or by a triumvirate (a slogan in vogue was “Ana, Luca and Dej give the bourgeois the shivers”). Other details in the Scânteia titles and leitmotifs also draw near to the idea of the raping phallic machinery: as P.C.R. “steels and hardens” when it proceeds to seizing “the enemies of the people”, even when they are its own members. We may say, at the same level of sexual symbolism, that the Romanian Proletarian or Communist Party suffers from a sort of “priapism” resulted from the demolition of its external and internal foes, that its vigilance and most importantly the “work of enlightening the proletariat” maintain its virility. The Minister of Justice in the first years of the Romanian communism, Lucreţiu Pătrăşcanu (who will be liquidated later by the very totalitarian mechanism he had credited), will assert, at a certain time, that the Tribunal of the people had become a “real being” under the Law in the pursuit of punishment of those accountable for the country’s collapse and war crimes. Thus, this ideological creature is built and made, it has body (sexual organs, backbone, fists, brain), a borrowed skin (communism), but it doesn’t have a heart, nor does it have a soul: it is a rapist wrestler, able to destroy at random, mechanically, the “enemies of the people”. The stylized graphics published by Scânteia displays athletic workers, who look like bodybuilders or strippers, which means that even graphically a Herculean “sex-appeal” is targeted for the representatives of the class most favored, theoretically, by communism. A 1950 Scânteia issue publishes on the first page, in a hyperbolical portrait, a brawny worker, who holds a huge hammer drill; his face is radiant, seemingly satisfied with the collective “rape” against the “enemies of the people”. Then, we need to note that the most published photo of a communist leader in Scânteia (for the 1944-1950 period) is Stalin’s photo (then Gheorghiu-Dej’s and Ana Pauker’s), since he is the archetype of the aggressor joined by the Romanian communist leaders with the admiration of eager apprentices.
Cons Hand and Glove with Lackeys. Death to the Traitors! Satraps and Monsters. Grave Diggers and Ghosts
Further on, I am going to list the violent language applied by communists via the newspaper Scânteia (during 1944-1950), ranged on categories of moral terms. Thus, a first category of terms includes the so-called “enemies of the people” in the sphere of criminal immorality. These are “gangsters”, “brigands”, “bandits”, “villains”, “assassins”, “thugs”, “prowlers”, “degenerates”, “rogues”, “toads”, “parasites”, “hooligans”, “bastards”, “sneaks”, “scoundrels”, “bleeders”, “dishonest elements”, “criminal hand”, “drones”, “shady dealers”, “fakes” – through this varied terminology the communists intend to pin down their opponents in all the possible criminal (argotic included) categories, which would have justified their incarceration. The alleged “enemies of the people” are then grouped together in a “gang”, “tribe”, “clan”, “hook-up”, “band”, “pack”, (reactionary) “clique”, “herd”, “networks”, “brigades of hatred and chauvinistic persecution”, “agents”, the various collective forms of classification envisaging an at least theoretical justification of why the Party and the Tribunal of the People will act “unmercifully”, “harshly”, visualizing a massive repression against the alleged criminals. Another category of terms includes the “enemies of the people” in the sub-species of the “lackeys” (of fascism etc.), “mercenaries”, “servants” (of reaction) and “henchmen” (an exaggeration typical to the period), (zealous) “plough boys” (of the landlords), “tools”, in order to emphasize their ignoble, humanly inferior, collaborationist structure. This condition of “offscourings” catalyzes toward the next direction of which the “enemies of the people” will be charged: it’s easy that they should be or become “traitors” (of the proletariat and of the Romanian people), “spies” (for the Anglo-Americans), “yesterday’s profiteers, tomorrow’s saboteurs”, “diversionists”, “reactionaries”, “racketeers”, “careerists”, “conspirators”, “sold”, “Judas”, “Pharisees” (of democracy), “historical windbags”, “exchangers”, “hirelings”, “stateless middlemen”. This is why “Death to the traitors!” is chanted. By this, a demagogic and gregarious patriotism is promoted, with an emphasis on a financial incrimination to which the public was sensitive given the massive losses Romania had incurred during the Second World War and its reconstruction after the forcible installation of communism, when the country was in a misery that not even its ideological patrons attempted to dissimulate. The moral “epithets” the incriminators assign profusely also intend to accomplish the human abasement of those targeted, who are labeled “reprobate”, “smug”, “deceiving”, “unworthy”, “dishonest”, “rapacious”, “shrewd”, “coward”, “filthy”, “infamous”, “odious”, “hideous”, “horrible”, “criminal”, “atrocious”, “base”. This is why “Get out of our way, dirtbags!” is chanted.
The linguistic pollution and humiliation of the “enemies of the people” advances progressively, from the inferior condition of “lackeys” to a promotion of the accused who become “monsters”, “bloodthirsty brutes”, “satraps”, (people traitor) “beasts”, (fascist) “fiends”, (humanity’s) “executioners”, “gargoyles”, “animals” (“that grin” because they are run down), “the clawed cross beast” (therefore, they chant “Death to them!”). The leader of the National Peasants’ Party, Iuliu Maniu, is charged with being a “Sphinx”. The “enemies of the people” are neurotically catalogued “those that drink the people’s blood and power”, the communist linguistic imaginary targeting, thus, at the level of the collective mentality, the condition of vampires of those incriminated; the description is almost always that of “bloodthirsty”, because blood is the vampire’s preferred nourishment; thus, he must be killed. For example, marshal Ion Antonescu is most frequently referred to as a “bloodthirsty marshal”. The dishonor of those accused has an unambiguous purpose: since the “enemies of the people” represent a multi-headed monster (as in fairy tales and myths), the communists want to be the redeemers and saviors who slay the dragon; the communists want to pose as founding heroes, precisely because their action is violent and wears the ardor of the initiating malefaction. However, since the malefaction (irrespective of its intended initiating nature) is not abusive, but law breaking, the communists actually fulfill the role of a monster that usurps the rightful place of the anointed and elected king.
Plague, Cesspool, Ringworm. Decay and Puss. Decrepitude and Disembodiment
In 1948, in Scânteia, Sorin Toma’s article on Tudor Arghezi’s poetry is published in four episodes under the title “Poezia putrefacţiei sau putrefacţia poeziei” (“The Poetry of Putrefaction or the Putrefaction of Poetry”); here, among other things, by denouncing Tudor Arghezi’s poetic as pestilential, the author sanctions a “bad smelling vocabulary”. The first idea speculated is that of “plague”, “pestilence”, “ringworm”, “filthy cesspool”, because the “enemies of the people” usually bear “fascist venom”, therefore the country is “infected” and infested by venomous elements (the agents of the “contagion” being the legionary journalists, and others, “poisoning souls”, as well as the “hooligan” academic, who poison the students) and by “poisonous weeds”. Over and over, the saviors from such a pestilence could be only those communists whose oedipal desires are perverted. But let’s see how “the poison” spattered by the blameful journalist is apparent. The following fragments are from the article “Procesul a trei ziarişti fascişti” (“The Process of Three Fascist Journalists”) – (journalists who, in fact, made themselves known, in part, by means of an extremely violent language in the inter-war period), signed, with revolutionary sentiment, by Horia Liman in Scânteia (Year XVI, no. 246, 1 June 1946): “They are the knights of an apocalypse awaken cynically, methodically, following a wicked scheme, for a mess of pottage or a sack of gold. But, at first sight, the knights of the poisoned quill show nothing interesting. They all enter – herd – slightly daunted by the new perspective provided to them, the criminals… /…/ Three hooligans, three lovers of bloody shows. All three incited to murder, applauded the damages caused by the faithful followers of their writing, wanted to see the ruins, the havoc generated by their own explosion of hatred and dementia. They are the moral authors of the disasters they coordinated with Nero’s voluptuousness, day after day, diabolically tenacious. /…/ Around them only flames fluttered toward the dark sky, only murders, only traces of blood that didn’t have time to coagulate /…/ The names of the trinity in the dock reek like blood. They contaminate the air and horripilate”.
A putrid condition of the “enemies of the people” is denounced: they are “rotten”, “disintegrated elements”, “remains” (i.e. cadavers, human ruins) in putrefaction, revealed by the “fascist decay” (or by the “bourgeoisie’s moral decay”) and by the “legionary pus”, and, therefore, the people and the Party feel, apart from the “immeasurable revolt”, “sickness and disgust”. The corrosive language relating to the putrid is accomplished, in this aggressive rhetoric, by an injurious funerary dimension, the “enemies of the people” being deemed “the grave diggers of the peasants’ property”, “decrepit” and “ghosts” or “comics” (hollow people, carcasses). In the leading article “Chipurile lor…” (“Their Faces…”) in Scânteia (Year XVI, no. 519, 9 May 1946), the description of the accused in the “lawsuit of the great treason” brought against Ion Antonescu and his collaborators peaks with the verbal derision and the emphasis of the culprits’ decrepitude. The suggestion is that, since they are morally “dead”, they can be killed physically, and no one should feel guilty about it, precisely because their bodies wear the signs of imminent death, of putrefaction alive. Several illustrative excerpts from this article: “their faces, fleshless, livid or sallow, crossed by wrinkles that aren’t the traces of too much thinking, but the crumpled skin on the flesh of bodies from which everything that is human dignity and grandeur has vanished, the belief in an idea, their trembling, drooping faces, lips blue, an intermittent grin, the grin of the neuropath or of the possessed, as well as the apparent tranquility of some of them, is the mirror of the same hopelessness”. It is suggested that the culprits are hypostases of the failed human being; they are ghouls and “former men”, who already began to rot. I offer the examples of several portraits deliberately sketched based on the idea of decrepitude: Constantin Pantazi (general) is a figure dominated (we find out this piece of information in the transcription of “Ion Antonescu Lawsuit” in the same Scânteia issue) by a “disgusting stutter”; another general, Picki Vasiliu, had his “face grey, equally fleshless, his white and thin hair split straight, his voice candied”; “his mouth twitches, spasmodically, involuntarily, as a carnal expression of the disintegration of living matter”; another defendant is “slack, disarticulate, grey, rough hairs spread through his baldness, like a worn brush, his nicked mouth from which inconsistent, jelly-like words are shot”; another one is “wrinkled and dark, a weasel’s or hysteric’s rapid gestures”; another defendant displays the “same physical inconsistency of the dropped cheeks”; another one has a “dark-blue face” (in the excerpts from the “Ion Antonescu Lawsuit” from the same issue of Scânteia, this defendant is described in the following manner: “Hideous, his cheeks swollen and decomposed by vices”); another one has the “frequent twitch of the tongue mechanically drawn out every three seconds, licking automatically the right corner of the mouth”. Therefore, the accusers intend to demolish firstly the physical aspect of the victims degraded to the level of living cadavers. A special emphasis is placed on the mouth, on the face (sloppy eyes), the receding hairline and the cheeks, because the purpose is to maculate the four elements with a decrepit old age, dominated by clammy perspiration and swelling, envisaged swinish by the accusers.
A virulent text against Iuliu Maniu, the leader of the National Peasants’ Party, is signed in 1946 (Scânteia, Year XVI, no. 539, 3 June1946) by Ion Călugăru, under the title “Mortul care le trebuie” (“The Dead Man that They Need”). The author depicts the leaders of the historical parties as if they were amateur pensioners and profiteers of burials, the central figure being, as already said, Iuliu Maniu who, before, during and after Ion Antonescu’s court case, talked about the latter as he would have talked about a patriot. “In many small province towns /writes Ion Călugăru, our notation/ there is a tiny, twitching, fault-finding, quarreling pensioner, who yearns instead of living. The time passes by and frightens him as if it were a torrent. Quiet, scattered in haze are the townsfolks’ days, but the pensioner feels them hasty, wild, injurious for his sweet old age. However, when the undertakers drape a house and the black flags and hearse appear, driven by grave diggers who wear diplomats’ outfits, the decrepit old man’s humour changes. He becomes another man, another personality. /…/ We may say that the only joy left for his grey existence, his only concern is to take part in all the burials.” In another text, published in the same year, Iuliu Maniu is again portrayed injuriously, his decrepitude being emphasized in the following manner: his words are an “embarrassing crack”, the leader of the National Peasants’ Party being “rotten” and “running to seed” (Scânteia, Year XVI, no. 582, 25 July 1946).
Fangs and Claws. Growls.
“To Liquidate” and Versions to It
One last sample of aggressive vocabulary, through which the linguistic contamination of the “enemies of the people” is attempted by the communists at the newspaper Scânteia, is that of rendering them beastly, the gradations being suggestive in this direction. By rendering them beastly, the accused were implicitly lowered again in the sub-human, justifying the (fake) “Arianism” of the new man embodied by the communists. The communist linguistic imaginary intends to find abject and disgusting animal descriptions: the “enemies of the people” who had “fangs” and “claws” were declared “hyenas” (the speculators), “wolves” (in pack), “enraged dogs” (the marshal Ion Antonescu was called often a “red dog”; another defendant is described, in the lawsuit against him, as a “beaten dog” that trembles; then, the traitors who “gnarl” are mentioned, therefore, “Get your filthy claw down!” is chanted), “rats” (for example, the general Picki Vasiliu has “rat eyes”; on another occasion, other defendants have “fish eyes”); the use of the category of reptiles had a special impact: “chameleons”, “serpents”, “lizards”, (reactionary) “adders”; other “enemies of the people” were tagged (“royal”) “bed bugs”; kulaks were deemed “the ravens of the drought” or of the people; finally, one last category was that of the “worms”, “roundworms” (the journalist Romulus Dianu is described as a “scared roundworm”) and “leeches”. Here are several samples from the article “Un vierme” (“A Worm”), by N. Corbu (in Scânteia, Year XVIII, no. 1263, 30 October 1948), on the president of the Social Democrat Party, Titel Petrescu: “Many have already forgotten him – if they ever knew him. You must dig deep among rotten things in order to find him, crawling deep down. How many dreams in this little worm! To chubby up, to grow, to swell and swell again, to become big, to become a snake. The worm wore a speckled lanyard and fluffed in it, sweat when delivering speeches – bitterly, because no one listened to it – /…/ the worm crawled everywhere and in everything, moved restlessly up and down, hoping that it’ll be lucky – and shook rancorously because no one cared for it. An ambitious worm. Titel Petrescu”. The last descriptions are the most abject (because their reference is anal, excremental and putrid); they attempt (for the thousandth time) to justify the repression against the “enemies of the people” by their total maculation. The moral or, more precisely, the anti-moral is that you are entitled to do, and you can do anything to “worms”.
Last but not least, the journalists at Scânteia, in the first stage of the Romanian communism, used a series of aggressive verbs by which they inflamed the population against the alleged “enemies of the people”. However, the verbs to kill and to exterminate were used only rarely. In a first punitive phase were used the verbs to brand, to unmask (with the version to tear the mask off somebody’s face, because the “enemies of the people” were suspected of theatricality, of hypocrisy, etc.), to run down, to banish, to despise, to stigmatize. To cleanse was used in situations of “disinfestations” and prophylactic hygiene at human level, ironically speaking. Then, verbs that illustrated physical pain were used, such as to hit, to knock and to tear (“fangs” and “claws”), being completed, at an even more painful physical level, by to batter and to crush. Finally, the punishment of the “enemies of the people” was crowned by the verbs to thrash, to shred, so that the final stage of extinction should be rendered by to suppress, to annihilate, to abolish and, above all, to liquidate. This enumeration of verbs reveals explicitly that the end purpose was the eradication of the human beings that were categorized as “enemies of the people”. But down to the end of the tunnel, many other steps of agony and humiliation had to be made…
Bibliography:
Alain Brossat, Le corps de l’ennemi. Hyperviolence et démocratie, Paris, La Fabrique Editions, 1998.
Catherine Ballé, La menace. Un langage de violence, Paris, Editions du CNRS, 1976.
Ruxandra Cesereanu, Imaginarul violent al românilor (The Romanians’ Violent Imaginary), Bucharest, Editura Humanitas, 2003.
Evelyne Larguèche, L’effet injure. De la pragmatique à la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1983.
Jean-Jacques Lecercle, La violence du langage, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
Laurence Rosier, Petit traité de l’insulte, Bruxelles, Editions Labor, 2006.
Françoise Thom, Le langue de bois, Paris, Juillard, 1987.
Jean-Jacques Wunenburger, L’Utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Editions Universitaires, 1979.
Periodicals:
Newspaper Scânteia, 1944-1950.
Ruxandra Cesereanu
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
RuxCes@yahoo.com
Ruxandra Cesereanu
The “Phallic” Gear: the Newspaper Scânteia (1944-1950)
Abstract: Scânteia, the official gazette of the Central Committee of the Romanian Communist Party, launched in 1944, the year of its first legal publication, lead a genuine aggressive campaign against the so-called “enemies of the people” (who were members of the historical parties, wealthy peasants, career officers, journalists, academics, engineers, industrialists and all the other categories that had not adhered to enforced communist beliefs). The machinery worked first at a linguistic level, violently, because the newspaper under discussion and its ideology (together with the guardian Party) intended to acquire a demonstrative corporeality, precisely in order to validate, including viscerally, its attacks.
Keywords: Romania; Communist Regime; Newspaper Scânteia; Linguistic violence; Collective delusion.
Preamble
Jean-Jacques Wunenburger approaches, in all reason, in L’utopie ou la crise de l’imaginaire, a pathology of utopia that, under far left regimes, attains (because of severe failure) the stage of “social Vulgate” (L’Utopie…, p. 112), for totalitarianism splits off from the utopian precursor and coagulates as a fatal and shrewd “Leviathan” (L’Utopie…, p. 201). The spectator and the living in the totalitarian regime are proposed forcibly the “new gospel of an atheist citadel” (L’Utopie…, p. 213) in which terror becomes “the meta-historic taming instrument” (L’Utopie…, p. 213), since a totalitarian world is an inconsiderate departure from and a deficient (failed) copy of the utopian model – it exhibits an infringement of all limits allowed, more precisely an acute and monstrous (morbid) form of hybris. Terror is no longer preventive or defensive, but absurd, because it is not anymore a way to obtain power; instead, it is a purpose in itself (L’Utopie…, p. 217). One of the mechanisms of this totalitarian terror is “the collective linguistic delirium” (L’Utopie…, p. 222), officially manifest. Such delirium is materialized in the newspaper Scânteia in the first phase of the Romanian communist regime.
The Ideological Rape. A Frankensteinian Body. The Single Party’s “Priapism” Proletarian Sex-appeal and the Woman Commissar
The newspaper Scânteia, organ of the Central Committee of the Romanian Communist Party, launched in 1944 – the year of its first legal publication – an authentic aggressive campaign against the so-called “enemies of the people” (who were members of the historical parties, wealthy peasants, career officers, journalists, academics, engineers, industrialists and all the other categories that had not adhered to an enforced communism). The machinery worked first at a linguistic level, violently, because the newspaper under discussion and its ideology (together with the guardian Party) intended to acquire a demonstrative corporeality, precisely in order to validate, including viscerally, its attacks. Thus, the emphasis on the name of “organ of the Central Committee” evokes a forced and insidious machismo that targets the aggressive corporealization of Scânteia, operating like a “phallus” of the Party. A “phallus” that inserts the new ideology and, thus, attempts to impregnate the Romanian motherland and people, albeit by rape. Certainly, the details relating to how a newspaper can be an organ of a political body do not pertain to a communist innovation (but to the undying tradition of subtitling a gazette for propaganda purposes), but, with Scânteia, the thesist virilization of the gazette acquired the meaning of a demonstration of force. The tendency of corporealization does not stop here; on the contrary, it goes further: the proletariat is obsessively called “the backbone of all the democratic forces” or the “iron fist of unit and strength”, the “brain” of this Frankensteinian creature being represented by a quintet of the communist power (Gheorghe Gheorghiu-Dej, Ana Pauker, Teohari Georgescu, Vasile Luca, Petru Groza, the last being rather a puppet; praises are not yet expressed to Gheorghiu-Dej in the years which constitute the focus of my analysis) or by a triumvirate (a slogan in vogue was “Ana, Luca and Dej give the bourgeois the shivers”). Other details in the Scânteia titles and leitmotifs also draw near to the idea of the raping phallic machinery: as P.C.R. “steels and hardens” when it proceeds to seizing “the enemies of the people”, even when they are its own members. We may say, at the same level of sexual symbolism, that the Romanian Proletarian or Communist Party suffers from a sort of “priapism” resulted from the demolition of its external and internal foes, that its vigilance and most importantly the “work of enlightening the proletariat” maintain its virility. The Minister of Justice in the first years of the Romanian communism, Lucreţiu Pătrăşcanu (who will be liquidated later by the very totalitarian mechanism he had credited), will assert, at a certain time, that the Tribunal of the people had become a “real being” under the Law in the pursuit of punishment of those accountable for the country’s collapse and war crimes. Thus, this ideological creature is built and made, it has body (sexual organs, backbone, fists, brain), a borrowed skin (communism), but it doesn’t have a heart, nor does it have a soul: it is a rapist wrestler, able to destroy at random, mechanically, the “enemies of the people”. The stylized graphics published by Scânteia displays athletic workers, who look like bodybuilders or strippers, which means that even graphically a Herculean “sex-appeal” is targeted for the representatives of the class most favored, theoretically, by communism. A 1950 Scânteia issue publishes on the first page, in a hyperbolical portrait, a brawny worker, who holds a huge hammer drill; his face is radiant, seemingly satisfied with the collective “rape” against the “enemies of the people”. Then, we need to note that the most published photo of a communist leader in Scânteia (for the 1944-1950 period) is Stalin’s photo (then Gheorghiu-Dej’s and Ana Pauker’s), since he is the archetype of the aggressor joined by the Romanian communist leaders with the admiration of eager apprentices.
Cons Hand and Glove with Lackeys. Death to the Traitors! Satraps and Monsters. Grave Diggers and Ghosts
Further on, I am going to list the violent language applied by communists via the newspaper Scânteia (during 1944-1950), ranged on categories of moral terms. Thus, a first category of terms includes the so-called “enemies of the people” in the sphere of criminal immorality. These are “gangsters”, “brigands”, “bandits”, “villains”, “assassins”, “thugs”, “prowlers”, “degenerates”, “rogues”, “toads”, “parasites”, “hooligans”, “bastards”, “sneaks”, “scoundrels”, “bleeders”, “dishonest elements”, “criminal hand”, “drones”, “shady dealers”, “fakes” – through this varied terminology the communists intend to pin down their opponents in all the possible criminal (argotic included) categories, which would have justified their incarceration. The alleged “enemies of the people” are then grouped together in a “gang”, “tribe”, “clan”, “hook-up”, “band”, “pack”, (reactionary) “clique”, “herd”, “networks”, “brigades of hatred and chauvinistic persecution”, “agents”, the various collective forms of classification envisaging an at least theoretical justification of why the Party and the Tribunal of the People will act “unmercifully”, “harshly”, visualizing a massive repression against the alleged criminals. Another category of terms includes the “enemies of the people” in the sub-species of the “lackeys” (of fascism etc.), “mercenaries”, “servants” (of reaction) and “henchmen” (an exaggeration typical to the period), (zealous) “plough boys” (of the landlords), “tools”, in order to emphasize their ignoble, humanly inferior, collaborationist structure. This condition of “offscourings” catalyzes toward the next direction of which the “enemies of the people” will be charged: it’s easy that they should be or become “traitors” (of the proletariat and of the Romanian people), “spies” (for the Anglo-Americans), “yesterday’s profiteers, tomorrow’s saboteurs”, “diversionists”, “reactionaries”, “racketeers”, “careerists”, “conspirators”, “sold”, “Judas”, “Pharisees” (of democracy), “historical windbags”, “exchangers”, “hirelings”, “stateless middlemen”. This is why “Death to the traitors!” is chanted. By this, a demagogic and gregarious patriotism is promoted, with an emphasis on a financial incrimination to which the public was sensitive given the massive losses Romania had incurred during the Second World War and its reconstruction after the forcible installation of communism, when the country was in a misery that not even its ideological patrons attempted to dissimulate. The moral “epithets” the incriminators assign profusely also intend to accomplish the human abasement of those targeted, who are labeled “reprobate”, “smug”, “deceiving”, “unworthy”, “dishonest”, “rapacious”, “shrewd”, “coward”, “filthy”, “infamous”, “odious”, “hideous”, “horrible”, “criminal”, “atrocious”, “base”. This is why “Get out of our way, dirtbags!” is chanted.
The linguistic pollution and humiliation of the “enemies of the people” advances progressively, from the inferior condition of “lackeys” to a promotion of the accused who become “monsters”, “bloodthirsty brutes”, “satraps”, (people traitor) “beasts”, (fascist) “fiends”, (humanity’s) “executioners”, “gargoyles”, “animals” (“that grin” because they are run down), “the clawed cross beast” (therefore, they chant “Death to them!”). The leader of the National Peasants’ Party, Iuliu Maniu, is charged with being a “Sphinx”. The “enemies of the people” are neurotically catalogued “those that drink the people’s blood and power”, the communist linguistic imaginary targeting, thus, at the level of the collective mentality, the condition of vampires of those incriminated; the description is almost always that of “bloodthirsty”, because blood is the vampire’s preferred nourishment; thus, he must be killed. For example, marshal Ion Antonescu is most frequently referred to as a “bloodthirsty marshal”. The dishonor of those accused has an unambiguous purpose: since the “enemies of the people” represent a multi-headed monster (as in fairy tales and myths), the communists want to be the redeemers and saviors who slay the dragon; the communists want to pose as founding heroes, precisely because their action is violent and wears the ardor of the initiating malefaction. However, since the malefaction (irrespective of its intended initiating nature) is not abusive, but law breaking, the communists actually fulfill the role of a monster that usurps the rightful place of the anointed and elected king.
Plague, Cesspool, Ringworm. Decay and Puss. Decrepitude and Disembodiment
In 1948, in Scânteia, Sorin Toma’s article on Tudor Arghezi’s poetry is published in four episodes under the title “Poezia putrefacţiei sau putrefacţia poeziei” (“The Poetry of Putrefaction or the Putrefaction of Poetry”); here, among other things, by denouncing Tudor Arghezi’s poetic as pestilential, the author sanctions a “bad smelling vocabulary”. The first idea speculated is that of “plague”, “pestilence”, “ringworm”, “filthy cesspool”, because the “enemies of the people” usually bear “fascist venom”, therefore the country is “infected” and infested by venomous elements (the agents of the “contagion” being the legionary journalists, and others, “poisoning souls”, as well as the “hooligan” academic, who poison the students) and by “poisonous weeds”. Over and over, the saviors from such a pestilence could be only those communists whose oedipal desires are perverted. But let’s see how “the poison” spattered by the blameful journalist is apparent. The following fragments are from the article “Procesul a trei ziarişti fascişti” (“The Process of Three Fascist Journalists”) – (journalists who, in fact, made themselves known, in part, by means of an extremely violent language in the inter-war period), signed, with revolutionary sentiment, by Horia Liman in Scânteia (Year XVI, no. 246, 1 June 1946): “They are the knights of an apocalypse awaken cynically, methodically, following a wicked scheme, for a mess of pottage or a sack of gold. But, at first sight, the knights of the poisoned quill show nothing interesting. They all enter – herd – slightly daunted by the new perspective provided to them, the criminals… /…/ Three hooligans, three lovers of bloody shows. All three incited to murder, applauded the damages caused by the faithful followers of their writing, wanted to see the ruins, the havoc generated by their own explosion of hatred and dementia. They are the moral authors of the disasters they coordinated with Nero’s voluptuousness, day after day, diabolically tenacious. /…/ Around them only flames fluttered toward the dark sky, only murders, only traces of blood that didn’t have time to coagulate /…/ The names of the trinity in the dock reek like blood. They contaminate the air and horripilate”.
A putrid condition of the “enemies of the people” is denounced: they are “rotten”, “disintegrated elements”, “remains” (i.e. cadavers, human ruins) in putrefaction, revealed by the “fascist decay” (or by the “bourgeoisie’s moral decay”) and by the “legionary pus”, and, therefore, the people and the Party feel, apart from the “immeasurable revolt”, “sickness and disgust”. The corrosive language relating to the putrid is accomplished, in this aggressive rhetoric, by an injurious funerary dimension, the “enemies of the people” being deemed “the grave diggers of the peasants’ property”, “decrepit” and “ghosts” or “comics” (hollow people, carcasses). In the leading article “Chipurile lor…” (“Their Faces…”) in Scânteia (Year XVI, no. 519, 9 May 1946), the description of the accused in the “lawsuit of the great treason” brought against Ion Antonescu and his collaborators peaks with the verbal derision and the emphasis of the culprits’ decrepitude. The suggestion is that, since they are morally “dead”, they can be killed physically, and no one should feel guilty about it, precisely because their bodies wear the signs of imminent death, of putrefaction alive. Several illustrative excerpts from this article: “their faces, fleshless, livid or sallow, crossed by wrinkles that aren’t the traces of too much thinking, but the crumpled skin on the flesh of bodies from which everything that is human dignity and grandeur has vanished, the belief in an idea, their trembling, drooping faces, lips blue, an intermittent grin, the grin of the neuropath or of the possessed, as well as the apparent tranquility of some of them, is the mirror of the same hopelessness”. It is suggested that the culprits are hypostases of the failed human being; they are ghouls and “former men”, who already began to rot. I offer the examples of several portraits deliberately sketched based on the idea of decrepitude: Constantin Pantazi (general) is a figure dominated (we find out this piece of information in the transcription of “Ion Antonescu Lawsuit” in the same Scânteia issue) by a “disgusting stutter”; another general, Picki Vasiliu, had his “face grey, equally fleshless, his white and thin hair split straight, his voice candied”; “his mouth twitches, spasmodically, involuntarily, as a carnal expression of the disintegration of living matter”; another defendant is “slack, disarticulate, grey, rough hairs spread through his baldness, like a worn brush, his nicked mouth from which inconsistent, jelly-like words are shot”; another one is “wrinkled and dark, a weasel’s or hysteric’s rapid gestures”; another defendant displays the “same physical inconsistency of the dropped cheeks”; another one has a “dark-blue face” (in the excerpts from the “Ion Antonescu Lawsuit” from the same issue of Scânteia, this defendant is described in the following manner: “Hideous, his cheeks swollen and decomposed by vices”); another one has the “frequent twitch of the tongue mechanically drawn out every three seconds, licking automatically the right corner of the mouth”. Therefore, the accusers intend to demolish firstly the physical aspect of the victims degraded to the level of living cadavers. A special emphasis is placed on the mouth, on the face (sloppy eyes), the receding hairline and the cheeks, because the purpose is to maculate the four elements with a decrepit old age, dominated by clammy perspiration and swelling, envisaged swinish by the accusers.
A virulent text against Iuliu Maniu, the leader of the National Peasants’ Party, is signed in 1946 (Scânteia, Year XVI, no. 539, 3 June1946) by Ion Călugăru, under the title “Mortul care le trebuie” (“The Dead Man that They Need”). The author depicts the leaders of the historical parties as if they were amateur pensioners and profiteers of burials, the central figure being, as already said, Iuliu Maniu who, before, during and after Ion Antonescu’s court case, talked about the latter as he would have talked about a patriot. “In many small province towns /writes Ion Călugăru, our notation/ there is a tiny, twitching, fault-finding, quarreling pensioner, who yearns instead of living. The time passes by and frightens him as if it were a torrent. Quiet, scattered in haze are the townsfolks’ days, but the pensioner feels them hasty, wild, injurious for his sweet old age. However, when the undertakers drape a house and the black flags and hearse appear, driven by grave diggers who wear diplomats’ outfits, the decrepit old man’s humour changes. He becomes another man, another personality. /…/ We may say that the only joy left for his grey existence, his only concern is to take part in all the burials.” In another text, published in the same year, Iuliu Maniu is again portrayed injuriously, his decrepitude being emphasized in the following manner: his words are an “embarrassing crack”, the leader of the National Peasants’ Party being “rotten” and “running to seed” (Scânteia, Year XVI, no. 582, 25 July 1946).
Fangs and Claws. Growls.
“To Liquidate” and Versions to It
One last sample of aggressive vocabulary, through which the linguistic contamination of the “enemies of the people” is attempted by the communists at the newspaper Scânteia, is that of rendering them beastly, the gradations being suggestive in this direction. By rendering them beastly, the accused were implicitly lowered again in the sub-human, justifying the (fake) “Arianism” of the new man embodied by the communists. The communist linguistic imaginary intends to find abject and disgusting animal descriptions: the “enemies of the people” who had “fangs” and “claws” were declared “hyenas” (the speculators), “wolves” (in pack), “enraged dogs” (the marshal Ion Antonescu was called often a “red dog”; another defendant is described, in the lawsuit against him, as a “beaten dog” that trembles; then, the traitors who “gnarl” are mentioned, therefore, “Get your filthy claw down!” is chanted), “rats” (for example, the general Picki Vasiliu has “rat eyes”; on another occasion, other defendants have “fish eyes”); the use of the category of reptiles had a special impact: “chameleons”, “serpents”, “lizards”, (reactionary) “adders”; other “enemies of the people” were tagged (“royal”) “bed bugs”; kulaks were deemed “the ravens of the drought” or of the people; finally, one last category was that of the “worms”, “roundworms” (the journalist Romulus Dianu is described as a “scared roundworm”) and “leeches”. Here are several samples from the article “Un vierme” (“A Worm”), by N. Corbu (in Scânteia, Year XVIII, no. 1263, 30 October 1948), on the president of the Social Democrat Party, Titel Petrescu: “Many have already forgotten him – if they ever knew him. You must dig deep among rotten things in order to find him, crawling deep down. How many dreams in this little worm! To chubby up, to grow, to swell and swell again, to become big, to become a snake. The worm wore a speckled lanyard and fluffed in it, sweat when delivering speeches – bitterly, because no one listened to it – /…/ the worm crawled everywhere and in everything, moved restlessly up and down, hoping that it’ll be lucky – and shook rancorously because no one cared for it. An ambitious worm. Titel Petrescu”. The last descriptions are the most abject (because their reference is anal, excremental and putrid); they attempt (for the thousandth time) to justify the repression against the “enemies of the people” by their total maculation. The moral or, more precisely, the anti-moral is that you are entitled to do, and you can do anything to “worms”.
Last but not least, the journalists at Scânteia, in the first stage of the Romanian communism, used a series of aggressive verbs by which they inflamed the population against the alleged “enemies of the people”. However, the verbs to kill and to exterminate were used only rarely. In a first punitive phase were used the verbs to brand, to unmask (with the version to tear the mask off somebody’s face, because the “enemies of the people” were suspected of theatricality, of hypocrisy, etc.), to run down, to banish, to despise, to stigmatize. To cleanse was used in situations of “disinfestations” and prophylactic hygiene at human level, ironically speaking. Then, verbs that illustrated physical pain were used, such as to hit, to knock and to tear (“fangs” and “claws”), being completed, at an even more painful physical level, by to batter and to crush. Finally, the punishment of the “enemies of the people” was crowned by the verbs to thrash, to shred, so that the final stage of extinction should be rendered by to suppress, to annihilate, to abolish and, above all, to liquidate. This enumeration of verbs reveals explicitly that the end purpose was the eradication of the human beings that were categorized as “enemies of the people”. But down to the end of the tunnel, many other steps of agony and humiliation had to be made…
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Periodicals:
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Technologies de l’hybridation entre éthique, pouvoir et contrôleHybridation Techniques, between Ethics, Power and Control
Paolo Bellini
Università degli Studi dell’Insubria, Varese, Italia
paolo.bellini@uninsubria.it
Paolo Bellini
Technologies de l’hybridation entre éthique, pouvoir et contrôle
Abstract: This paper deals with hybridization technologies. Seen as a process of shifting from natural to artificial and vice versa, these technologies belong to the broader framework of biopower. They influence the ethical paradigms of contemporary civilization, especially in what regards the question of the criteria ruling the relationship between human race and nature. In this paper, we redefine the concept of the sacred in order to obtain new and coherent principles consistent with this technological worldview.
Keywords: Hybridization; Technologies; Biopower; Sacred; Ethics.
La spéculation sur les technologies de l’hybridation, d’un point de vue philosophique, concerne, de façon simultanée, une série complexe de concepts tels que le pouvoir, l’éthique et le contrôle. Le pouvoir est remis en question parce qu’il est le pivot d’implémentation de la technologie en général et des technologies de l’hybridation en particulier ; l’éthique est remise en question à son tour parce qu’elle représente la base autour de laquelle on établit la construction sociale des valeurs (selon la dichotomie entre juste et injuste) et, par conséquent, d’un droit commun et accepté par les citoyens ; le contrôle est remis en question parce qu’il concerne l’horizon technologique de notre civilisation. Ainsi, lorsqu’on parle de technologies de l’hybridation, il faut toujours faire appel à ces éléments parce qu’ils jouent un rôle fondamental dans la création, dans l’expérimentation et dans l’acceptation collective des nouvelles technologies. Toutefois, avant d’entrer in medias res, il faut préciser ce que nous entendons par technologies de l’hybridation. En effet, à partir de la révolution scientifique moderne, le constant et incessant progrès technologique implique un glissement progressif du naturel dans l’artificiel et vice versa. On peut dire que la civilisation technologique produit un mélange entre naturel et artificiel qui concerne l’environnement, l’homme et tous les autres êtres vivants. Ce mélange est, par conséquent, le concept fondamental selon lequel on peut définir toutes technologies de l’hybridation, au point que, à notre époque, il devient toujours plus difficile de distinguer clairement le naturel de l’artificiel ; c’est-à-dire de distinguer ce qui est produit par l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est en particulier le corps humain qui se trouve au centre du jeu et de l’expérimentation technologique, et qui pourrait bientôt être poussé jusqu’à ses limites par une telle hybridation. Comme l’avait justement observé Virilio :
Alors que les experts de la santé publique prévoient déjà qu’en l’an 2000 : La moitié des actes chirurgicaux sera consacrée aux transplantations d’organes et à l’implant de prothèses, comment ne pas comprendre que le lieu des technologies de pointe n’est plus tellement le corps territorial, l’étendue géographique d’un monde propre, équipé depuis longtemps des infrastructures les plus lourdes (canaux, ponts et chaussées, lignes électriques, etc.), mais bien le corps animal de l’homme, le corps propre d’un individu bientôt soumis au règne de la biotechnologie, de ces nano-machines capables de coloniser non plus uniquement l’étendue du monde, mais l’épaisseur même de notre organisme. (Virilio 1995, p. 123)
Il faut, alors, se mettre dans le même sillage que Jünger et comprendre que :
Tel est spectacle de l’abîme, du haut du mur stratifié qui s’appelle l’Histoire ; l’homme non seulement se voit contraint à faire le saut, mais même il veut l’oser. Par là, déterminisme aussi bien qu’évolution sont changés. L’homme sent que la destruction le menace en tant qu’homme. On trouve souvent, dans le mythe, une image d’un tel destin. Mais si l’homme dépose l’humain comme un masque usé, comme un vêtement élimé, alors quelque chose de pire le menace : le destin du serpent d’airain, la minéralisation dans les signes du zoologique, magique, titanique. Nous avons vu qu’il ne pouvait être question de libre vouloir que sur une étroite cime. Mais c’est là précisément que se décide ce qui, dans la transformation, est absolument nécessaire, ce qui est plus précieux que la vie et ne doit pas être sacrifié. … Un esprit persuadé que la technique est pour l’ouvrier ce qu’était pour Thor le marteau, pour Thésée la tête de la Gorgone : une armure garantissant puissance terrestre et richesse – un esprit qui a reconnu aussi que le matérialisme forme les assises de l’atelier où cette armure est forgée –, cet esprit peut déduire de ces vues des jugements sur le passé et des conclusions sur l’organisation de la nouvelle maison. (Jünger 1963, p. 280 et p. 299).
Ce que propose Jünger, d’une manière assez claire et radicale, est une situation de facto où la technologie et la méthode scientifique s’imposent comme les agents principaux d’une profonde transformation de l’homme, de l’environnement et de l’histoire. En ce qui concerne l’homme et les autres espèces vivantes, on peut se référer à l’image du Cyborg (cibernetic organism)[1] ; pour ce qui est de l’environnement, on peut prendre en considération les réseaux planétaires[2] qui enveloppent la Terre dans un véritable labyrinthe pluricentrique ; alors que pour l’Histoire, on peut envisager le phénomène de la globalisation[3]. Tous ces éléments, que nous avons rappelés ici synthétiquement, représentent les trois aspects fondamentaux des technologies de l’hybridation. Le premier (Cyborg) concerne une hybridation biologique et organique, le deuxième (les réseaux) une hybridation spatiale et morphologique, le troisième (l’histoire) une hybridation temporelle et spirituelle. Il apparaît nettement que les technologies de l’hybridation sont en train de provoquer un changement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Qui plus est, il pourrait même aboutir à une transformation de la constitution physique et mentale de l’homme même et au dépassement de l’homo sapiens sapiens, progressivement substitué par des êtres qui lui ressemblent, mais qui sont les fruits accomplis d’une manipulation technologique d’ordre génétique et électronique[4]. Il devient alors évident que ces phénomènes posent des questions d’ordre éthique et bioéthique, liées au pouvoir politique et au contrôle que ceux-ci exercent sur la production et l’implémentation sociale de chaque technologie. En effet, chaque technologie de l’hybridation s’inscrit dans un cadre plus général qui concerne le biopouvoir. Ce dernier est, selon la définition qu’en donnent Hardt et Negri :
[…] une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré. […] La plus haute fonction de ce pouvoir est d’investir la vie de part en part, et sa première tâche est de l’administrer. Le biopouvoir se réfère ainsi à une situation dans laquelle ce qui est directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduction de la vie elle-même. (Hardt – Negri 2000, p. 49).
Dans ce contexte, chaque théorie éthique devient forcément une théorie de la limitation du biopouvoir et de la puissance technologique qui en est la condition nécessaire d’existence. C’est-à-dire que, analogiquement à ce qui s’est passé au début de la modernité, avec la naissance du libéralisme en tant que théorie de la limitation du pouvoir absolu des souverains au XVIIe siècle[5], pour la civilisation des technologies de l’hybridation et du biopouvoir il faut trouver une théorie et une pratique de la limite qui soit efficace face à sa puissance et à son caractère inéluctable. De plus, il faut aussi que cette dernière soit cohérente avec les exigences des nouvelles subjectivités symbiotiques, lieu de convergence de tous les efforts créatifs de la civilisation du XXIe siècleet des désirs les plus inconfessables de l’homme contemporain.
La question qui se pose donc est la suivante : quel est la limite au-delà de laquelle chaque technologie de l’hybridation ne devrait pas pouvoir exercer sa puissance ?
Pour répondre à cette question, il faut examiner s’il y a quelque chose d’inviolable qui peut être qualifié de Sacré. Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de le souligner[6], après la modernité, il y eut un mouvement constant de désacralisation qui a commencé en Occident et s’est répandu dans le monde entier. Ce processus qui, pour paraphraser Heidegger, peut être caractérisé comme la fuite des dieux loin du monde[7], a définitivement créé un concept de Nature opposé à celui de Cosmos en tant que manifestation de la divinité, hiérophanie d’une puissance créatrice inséparable de sa constitution matérielle. Toutefois, en suivant la loi énantiodromique d’Héraclite[8], la civilisation issue de la modernité a produit, progressivement et d’une façon impalpable, la prolifération d’un imaginaire technologique où les images et les symboles de l’hybridation jouent un rôle fondamental. Cet imaginaire donne forme, corps et figure aux songes, aux cauchemars, aux rêveries (rêves faits avec les yeux ouverts, en partie volontaire, en imagination consciente)[9], qui orientent l’existence de plusieurs milliards d’êtres humains, leurs valeurs éthiques et morales, leurs projets, leurs espérances et leurs émotions comme leurs désirs et leurs expectatives. On retrouve ce concept dans plusieurs œuvres cinématographiques et littéraires tel que dans le film des Wachowski[10], où homme et machine vivent en relation symbiotique en équilibre entre le divin et le monstrueux, ou encore dans le chef d’œuvre de Cronenberg[11] où le pouvoir se décline selon un ordre technologique auquel rien n’échappe. Dans ce cadre narratif se manifeste encore ce qu’Otto a appelé mysterium tremendum, fascinans, sentiment de l’état de créature et énorme (deinós – ungeheure) [12] et qui est la condition subjective nécessaire au Sacré. Cependant, lorsque cette condition de possibilité du Sacré se vérifie, il semble, de par ce fait, qu’il n’y ait rien d’inviolable, que tout peut être assujetti aux performances technologiques, incluant le corps de l’homme et son brainframe[13], comme le démontrent toutes les projections imaginatives des technologies de l’hybridation. En effet, dans une perspective métaphysique classique où la distinction entre âme et corps est nette, évidente et, en même temps, socialement acceptée, et où l’entière réalité dépend d’une ou de plusieurs puissances créatrices de nature purement spirituelle (tel que l’idée de Bien selon la doctrine platonique[14] ou encore celle de Dieu selon les religions monothéistes)[15], chaque technologie de l’hybridation, quand elle concerne quelque être doué d’âme (l’homme pour le monothéisme et le cosmos pour le polythéisme), ne peut que représenter la violation de son statut ontologique. Toutefois si l’on change de point de vue et on décide d’adopter la théorie selon laquelle prolifère un imaginaire technologique, en adaptant notre esprit au changement d’époque in fieri et selon l’idée de l’adaequatio mentis ad rem, on peut considérer ce problème du Sacré comme inviolable à partir de la distinction entre réel et virtuel. Cette nouvelle dichotomie s’impose inévitablement, par suite du processus de désacralisation qui, loin d’effacer le sacré, implique : «le transfert du sacré sur d’autres objets que les dieux (É. Durkheim, J. Duvignaud). Autrement dit, l’imaginaire symbolique est resté invariant, bien que ses régimes d’actualisation soient différents (G. Durand)» (Wunenburger 2009, p. 93). Avec la civilisation technologique, on peut donc observer un évident déplacement de l’âme projetée sur le virtuel et du corps sur le réel. Cela signifie que le concept classique de corps tend à se transformer en concept de support matériel et que l’âme transmue sa dimension ontologique en devenant l’activité mentale ou, à la limite, purement émotionnelle et instinctive, de n’importe quel support. La civilisation technologique, pourtant, change les catégories conceptuelles traditionnelles, en donnant un nouveau sens au cosmos et à tous les êtres qui le composent, en fondant leur existence et leur identité sur la dyade réel/virtuel. Ici, alors, le Sacré s’exprime dans la dimension virtuelle, grâce à la diffusion de l’écran comme une dimension élective d’exhibition de la réalité, où ce qui est réel se démontre dans sa vérité supposée et où la simple matérialité de l’existence est sublimée en une dimension virtuelle; une dimension qui développe un nouvel imaginaire, encore plus libre et manipulable par rapport au passé. Sur l’écran, les rêves et les rêveries deviennent objectifs d’une façon palpable, en migrant de l’esprit des hommes et des textes qui en conservent la trace, vers un théâtre virtuel qui influence les pratiques sociales et les valeurs dont ils étaient imprégnés. Ainsi les narrations et les mythes ne sont plus simplement des objets de culte et de croyance mais deviennent des images en mouvement, des actions qui se reflètent directement dans l’existence quotidienne de milliards d’individus. Il faut tout de même préciser que dans ce cadre interprétatif, le Sacré trouve dans la dimension virtuelle sa forme élective de propagation, laquelle a substitué le concept classique de spirituel, dont l’âme représentait la forme individualisée. Par conséquent, le Sacré ne s’identifie pas avec le virtuel, qui en est plutôt le lieu de manifestation propre à l’âge technologique. En d’autres termes, le processus de sécularisation/désacralisation n’efface pas le Sacré, mais provoque un changement autant de ses lieux de manifestation que des objets sacralisés. On peut alors observer, par analogie, que conséquemment au fait que le naturel glisse dans l’artificiel avec les technologies de l’hybridation, le centre de manifestation de ce qui est mystérieux, fascinant et énorme se transforme lui aussi et quitte son support naturel pour se médiatiser dans les flux virtuels de la communication de masse. De la même façon un changement de medium, comme a bien montré Mac Luhan[16], change aussi le message et le brainframe de tous ceux qui l’utilisent, en transformant, dans ce cas, la nature des objets susceptibles d’une sacralisation. Il n’y a plus alors pour la civilisation technologique un Sacré en tant que manifestation d’une ou de plusieurs puissances invisibles et créatrices dans des êtres matériels (hommes, animaux, choses, etc.), mais un redoublement virtuel de l’existence matérielle dans des corps médiatiques, qui peuvent devenir, à l’occasion, de vrais objets de culte. La figure charismatique de Jean Paul II en est un exemple clair en ce qu’il a fait de son corps, grâce à la puissance médiatique du redoublement virtuel duquel il a été l’objet, une vraie icône sacrée. Il est également possible de dire la même chose de plusieurs leaders politiques, tel que Berlusconi[17] ou Obama, qui ont fait de leur corps, médiatiquement transfiguré, un objet cultuel. Dans ces derniers cas, on assiste à un dépassement des religions politiques[18] typiques de la modernité et conçues comme : «des doctrines politiques ou des appareils de gouvernement qui veulent prendre en charge la totalité de l’existence pour l’amener vers un état collectif de perfection, en orientant non seulement le champ temporel, mais aussi la destination spirituelle de chacun» (Wunenburger 2009, p. 109). Cette forme de dépassement consiste plus précisément dans l’incorporation de la prise en charge de l’existence de chacun à l’intérieur du système biopolitique et dans l’exhibition, non plus d’une idéologie totalisante, mais des corps virtuels des leaders politiques qui en deviennent les agents consacrés. L’image de la civilisation contemporaine que nous avons esquissée, suspendue entre naturel et artificiel, entre réel et virtuel, semble alors ne laisser aucune place à une théorie de la limite de la puissance technologique. Car, en effet, il y a, d’un côté, les corps en tant que supports matériels assujettis aux pratiques de l’hybridation et, de l’autre côté, un Sacré médiatique et virtuel qui se réalise seulement par des œuvres de manipulations électroniques et de maquillage spectaculaire, et qui dépend des corps hybridés dont il est l’image et du progrès des technologies de la communication. En général, on peut constater, à partir de la dyade réel/virtuel, un double mouvement de colonisation du Sacré de la partie de la technologie et, vice versa, de sacralisation de la technologie. En confrontant le rapport entre technique[19] et Sacré dans les sociétés pré-modernes, on trouve que, au contraire de ce qui arrivait dans le passé, la technologie moderne et post-moderne n’exprime jamais, dans sa façon d’opérer, l’existence des puissances créatrices invisibles et sacrées, qui a été expliqué par Eliade dans son étude sur la métallurgie[20], avec l’idée d’une hiérogamie entre ciel et terre dans laquelle s’inscrit l’œuvre du forgeron. Le Sacré n’est pas mis directement en cause, comme dans l’œuvre des alchimistes/forgerons de l’antiquité, c’est-à-dire dans la dimension matérielle des pratiques technologiques, mais il se retrouve toujours dans le théâtre médiatique et virtuel, jouant un rôle fondamental dans l’organisation biopolitique de la société et dans la production du consensus autour des valeurs dominantes.
Le parcours que nous avons tracé nous porte pourtant à chercher une théorie de la limite, non plus à l’intérieur du Sacré virtualisé sur les écrans de la société du spectacle, mais dans ses conditions de possibilité. Cela signifie que la limitation de la puissance technologique, s’il y en a une possible, ne peut pas surgir directement du Sacré virtualisé parce qu’il ne définit pas un ordre inviolable du cosmos. Il surgit plutôt de ce qui rend possible l’équilibre entre réel et virtuel, c’est-à-dire la présence d’une vie autoconsciente, d’un sujet qui l’exprime (cette vie autoconsciente), à travers sa capacité d’être en même temps rationnel comme les machines avec lesquelles il tend à s’hybrider et, aussi, doué des capacités imaginatives qui lui permettent d’exprimer des émotions et de projeter consciemment le monde où il veut vivre. La limite peut être envisagée, alors, seulement à partir de ce concept de vie autoconsciente, comme ce qui confère son sens au monde et à la dyade réel/virtuel où elle-même se contemple dans ses rapports avec le monde matériel et inorganique. Il faut préciser que lorsque nous parlons de vie autoconsciente, nous n’entendons ni un concept métaphysique, lié a quelque force invisible et spirituelle, ni une sorte de divinisation de la nature. Nous nous référons plutôt à la vie dans sa matérialité propre qui s’exprime dans le réseau qui enveloppe tous les êtres vivants[21], en les connectant dans un équilibre systémique. Nous considérons, de plus, l’autoconscience comme manifestation de l’activité mentale du vivant, qui est exprimée par sa forme humaine toujours ébranlée par le mouvement évolutif des technologies de l’hybridation, qui changent l’environnement et projettent la transformation génétique de l’homo sapiens sapiens. Le mot autoconscience révèle, dans cette acception, deux significations : conscience de soi et liberté de choix. La première, qui est issue de la philosophie hégélienne[22], est considérée ici comme étant la capacité de se reconnaître en tant que Moi (Moi=Moi), sujet qui possède le savoir du monde (et des objets qui le composent) dans la représentation[23] (dans son sens rationnel) et dans l’imagination[24], même si elle en refuse sa métaphysique. Sujet autoconscient qui sait toutefois qu’aucune représentation et aucun contenu imaginatif ne constituent un absolu, mais une forme relative de connaissance, perfectible et toujours suspendue entre rationalité et rêverie. Sujet, enfin, qui connaît tous les paradoxes de chaque représentation face au défi posé par le concept d’infini[25]. En d’autres termes, l’autoconscience est le fondement de chaque représentation du monde et de la pensée qui expérimente sa propre finitude. La deuxième signification, en revanche, découle de la première, en ce qu’elle considère que l’autoconscience, qui se perçoit comme Moi et comme condition de possibilité de la représentation du monde, a pour cela la faculté de choisir entre différentes options, selon des critères rationnels et imaginatifs, en se projetant elle-même dans le futur. Ce Moi, toutefois, ne doit pas être considéré comme quelque chose d’abstrait, parce qu’à son tour, il dépend d’une part, du réseau vivant dont il surgit et, d’autre part, de l’ensemble des relations intersubjectives et communautaires qui lui permettent de développer son identité. Par conséquent, ce concept de vie autoconsciente envisage une relation dialectique entre le vivant et ce qui, à son intérieur, est doté d’un Moi, de la liberté de choix et d’une existence relationnelle et communautaire. Autoconscience et vie sont, de même, susceptibles d’être considérées à partir du paradigme réel/virtuel. La vie, comme pur phénomène matériel, peut être qualifiée en tant que réel, et l’autoconscience, en revanche, peut être envisagée comme un phénomène typiquement virtuel. Toutefois, dans ce cas, il faut aussi comprendre que la superposition entre réel et vie, entre virtuel et autocoscience, se trouve dans des conditions assez particulières. Plus précisément, il en émane deux circularités herméneutiques : 1. L’existence de la vie comme du réel précède d’un point de vue ontologique l’existence de l’autoconscience et du virtuel qui, à son tour, précède d’un point de vue logique la vie et le réel. En effet, le deuxième couple (autoconscience/virtuel) requiert l’existence d’une vie et d’un monde matériel pour exister et, inversement, la vie et le monde matériel nécessite, pour être pensés et recevoir un sens, une autoconscience capable de se virtualiser et de comprendre la réalité à travers ses phénomènes matériels (tel que la vie) ; soit en suivant un ordre rationnel kantien[26], soit en suivant les schèmes typiques de l’imagination esquissés par Durand[27]. 2. La dyade réel/virtuel est possible seulement à l’intérieur d’une autoconscience qui la pense, qui à son tour dépend de l’existence de la vie en tant que support matériel, et donc d’une réalité objective (qui renvoie au concept de réel), dont le savoir est possible seulement à partir d’une dimension virtuelle exprimée par l’autoconscience. Ainsi, il apparaît clairement que réel et virtuel sont deux catégories objectivant les phénomènes et que la vie autoconsciente représente le côté subjectif de chaque possibilité de représentation du monde. De plus, en exprimant un Moi, cette vie autoconsciente tend à s’hybrider avec la technologie, en ce que chaque Moi dépend, pour son identité, de relations communicatives qui le définissent à partir de la communauté (matérielle et virtuelle) à laquelle il appartient. Or, à l’âge technologique, on peut observer un Moi qui s’hybride avec le système de communication de masse, avec un nous collectif, qui n’annule pas ce Moi individuel, mais le replace entre le lieu des relations intersubjectives traditionnelles (i.e. entre sujets qui ont une existence matérielle) et le cadre narratif et identitaire produit par les mass media. Un Moi technologique qui tend, de plus en plus, à dépasser le Moi typique de l’individualisme bourgeois[28], en se constituant à l’intérieur des narrations collectives, globalisées par les média, fruit de la dialectique entre corps médiatiques et corps matériels. Un Moi, donc, qui sur sa base réelle en tant que corps matériel, construit une partie remarquable de son identité en confrontant les corps médiatiques (virtuels), issus du rapport entre émetteur et destinataire. Émetteur et destinataire qui, à leur tour et de façon particulière, sont des sujets collectifs, des nous qui se cachent derrière la production incessante de corps médiatiques (message) apparemment individualisés sur les écrans (medium) de la civilisation globalisée. Il s’agit en ce cas d’un jeu de miroir où l’on ne trouve jamais le prius, mais qui, par contre, permet l’émergence, au niveau virtuel, d’une nouvelle forme narrative ; concept que nous avons d’ailleurs qualifié de Mythopie[29].
Ce concept (vie autoconsciente) peut alors devenir le fondement d’une théorie de la limite du pouvoir technologique, en intégrant en soi l’idée d’individu typique du libéralisme, avec son cortège des droits (vie, propriété, liberté, habeas corpus, etc.), et l’idée de protection et de sauvegarde systémique du vivant. Ce dernier (le vivant), en effet, est la condition nécessaire de l’autoconscience qui, à son tour, représente la base sur laquelle chaque individu peut exercer ses droits et peut aussi se miroiter dans le Sacré virtuel, en s’identifiant avec la multitude de corps médiatiques qui le composent.
La vie autoconsciente peut donc représenter l’idée fondamentale d’une nouvelle éthique, ou mieux, d’une nouvelle bioéthique en ce qu’elle est cohérente avec les catégories conceptuelles imposées par la civilisation contemporaine et, plus particulièrement, avec celle de biopouvoir qui doit implémenter socialement les valeurs, lesquelles peuvent être efficacement fondées sur une telle idée. Le concept de vie autoconsciente se retrouve ainsi dans un rapport dialectique avec le pouvoir en tant que désir de contrôle biopolitique, puisque la notion même d’autoconscience porte en soi celle de liberté; là même où c’est impossible de penser une autoconscience privée de la possibilité de choix, inscrite dans un semblant de paradis artificiel où tout est prévisible, contrôlé, organisé selon un modèle cybernétique, fils d’un système techno-totalitaire qui ne reconnaît rien d’inviolable.
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Lors de la rédaction de ce texte Paolo Bellini a bénéficié du soutien d’une bourse de la Région Rhône-Alpes.
Notes
[5] Cf. Bobbio, (1999), p. 224 et Liberalisme, in Dictionnaire de Philosophie politique (1996), pp. 338-344.
[8] «tò antìxoun sumphéron… ek tōn diapheróntōn kallístēn harmonían – ce qui s’oppose converge… et à partir des différences procède la plus belle harmonie» (Héraclite).
[9] «Autrement dit, la rêverie est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie est présent à sa rêverie. Même quand la rêverie donne l’impression d’une fuite hors du réel, hors du temps et du lieu, le rêveur de la rêverie sait que c’est lui qui s’absente – lui en chair et en os, qui devient un esprit, un fantôme du passé ou du voyage» (G. Bachelard, 1971, p. 129).
[10] Cf. A. Wachowski – L. Wachowski (1999); The matrix reloaded (2003); The matrix revolutions (2003).
[13] «Un brainframe è qualcosa di diverso da un atteggiamento o da una mentalità, pur essendo tutto questo e molto di più. Pur strutturando e filtrando la nostra visione del mondo, esso non è esattamente un paio d’occhiali di tipo particolare – dato che il brainframe non è mai localizzato nella struttura superficiale della coscienza, ma nella sua struttura profonda» («Un brainframe est quelque chose de différent d’une attitude ou d’une mentalité, tout en restant ceci et beaucoup plus. Tout en structurant et en filtrant notre vision du monde, ce n’est pas exactement comme une paire de lunettes spéciales – étant donné que le brainframe n’est jamais localisé dans la structure superficielle de la conscience, mais dans sa structure profonde »). (de Kerckhove, 1993, p.11).
[14] «[…] savoir et réalité, d’autre part, sont analogues à ce qu’étaient dans l’autre cas, lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour apparentes au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manque de correction ; de même, ici encore, ce qui est correct c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au Bien ; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des deux soient le Bien lui-même ; la condition du Bien a droit au contraire d’être honorée à un plus haut rang !…Le soleil, diras-tu alors, ne donne pas au visible, je crois, la propriété seulement d’être vu, mais encore celle de venir à l’existence, de croitre, de subsister, quoique venir à l’existence ne soit pas son fait…Eh bien ! dit-il, pour les connaissables aussi ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au bien, mais de lui qu’ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir ! » [Platon, 1963, pp. 1096-1097 (508e-509a) (509b-509c)].
[19] «Selon la définition qu’on en donne communément, la technologie est un domaine de la recherche qui consiste en l’optimisation et en l’utilisation de tous les instruments techniques en général, suivant la logique performative de l’obtention d’un résultat pratique au moyen de la mise en œuvre de l’effort minimum pour l’atteindre. Cet objectif est considéré dans son sens le plus général, autant comme la technique spécifique de résolution d’un problème pratique avec le minimum d’effort énergétique possible, que dans le sens de réduction de l’effort économique, social, politique etc., en relation à la résolution du problème lui-même. La technique en revanche consiste au sens propre en l’application de normes et de procédures élaborées scientifiquement (de façon expérimentale) ou culturellement (de façon empirique) en vue d’une activité pratique. En considérant la façon dont les techniques antiques ont été définies et comme l’atteste la façon dont elles ont été étudiées, il devient évident que la technologie est impensable sans les sciences modernes expérimentales et leurs méthodes mathématico-quantitatives, alors que la technique peut subsister et subsiste même dans l’ignorance des lois mathématiques qui régulent les phénomènes naturels, grâce à un savoir empirique de type qualitatif fondé sur la tradition et sur l’expérience» (Bellini, 2009, en cours de publication).
[22] «La vérité de la conscience est la conscience de soi et celle-ci est le fondement de celle-là, de telle sorte que dans l’existence, toute conscience d’un autre ob-jet est conscience de soi ; moi, j’ai savoir de l’ob-jet comme de ce qui est mien (il est ma représentation). J’ai donc moi, en lui savoir de moi, L’expression de la conscience de soi est : Moi=Moi ; …» (Hegel, 1988, p. 227).
[23] «Le genre est la représentation en général (repraesentatio). En dessous d’elle, il y a la représentation avec conscience (perceptio). Une perception qui se rapporte exclusivement au sujet, en constituant une modification de son état, est sensation (sensatio) ; une perception objective est connaissance (cognitio). Celle-ci est ou bien intuition ou bien concept (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière, le second médiatement, par l’intermédiaire d’un caractère qui peut être commun à plusieurs choses» (Kant, 2001, p. 346).
[24] «Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents. Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté ; elles s’amusent du pittoresque, de la variété, de l’événement inattendu. […] Les autres forces imaginantes creusent le fond de l’être ; elles veulent trouver dans l’être, à la fois, le primitif et l’éternel. […] En s’exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l’imagination formelle et l’imagination matérielle» (Bachelard, 1976, p. 7).
[26] «Notre connaissance procède de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première est le pouvoir de recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), la seconde le pouvoir de connaître par l’intermédiaire de ces représentations un objet (spontanéité des concepts) ; par la première nous est donné un objet, par la seconde celui-ci est pensé en relation avec cette représentation (comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concept constituent donc les éléments de toute notre connaissance, si bien que ni des concepts, sans une intuition leur correspondant de quelque manière, ni une intuition sans concept ne peuvent fournir une connaissance» (Kant 2001, p. 143).
[27] «Le schème est une généralisation dynamique et affective de l’image, il constitue la factivité et la non-substantivité générale de l’imaginaire. Le schème s’apparente à ce que Piaget, après Silberer, nomme le symbole fonctionnel et à ce que Bachelard appelle symbole moteur. Il fait la jonction, non plus comme le voulait Kant, entre l’image et le concept, mais entre les gestes inconscients de la sensori-motricité, entre les dominantes réflexes et les représentations. Ce sont ces schèmes qui forment le squelette dynamique, le canevas fonctionnel de l’imagination» (G. Durand, 1984, p. 61).
[29] This form of narration can be called Mythopia, a blend term formed from the words Myth and Utopia and conveying an oxymoric concept. The oxymoron is widely known as a rhetorical figure in which incongruous or contradictory terms are combined. In the present paper, while the term Myth intends to show and justify the origin of something or of the cosmos (universe) in its totality, the term Utopia is to be intended as a geometrising model of reality, aiming at modifying it so as to either improve it or prevent any potential degenerations (negative Utopia – Dystopia).
As it can be clearly inferred, the first one (Myth)’s function consists in justifying the existing, showing its genesis, while the other one (Utopia) establishes itself as an antithetical, polemic and performative paradigm as compared with a given reality. Mythopian forms of representation are therefore mythical narrations devoted to explain the whole, a portion of or a specific object belonging to reality, prior to an ever possible ameliorative performance. Mythopia thus identifies its object as if it were not finished in itself (as in the case of Myth), rather as something always liable to improve and reach perfection, but also to worsen, which makes it fluid, unstable and subject more to the flow of becoming than to the fixity of being. From this viewpoint, Mythopia can be considered a form of hybridisation between the imaginative requirements of Myth and the performative Geometrism typical of rational logos and characteristic of every Utopia (Bellini, 17/2009, p. 199-200).
Paolo Bellini
Università degli Studi dell’Insubria, Varese, Italia
paolo.bellini@uninsubria.it
Paolo Bellini
Hybridation Techniques, between Ethics, Power and Control
Abstract: This paper deals with hybridization technologies. Seen as a process of shifting from natural to artificial and vice versa, these technologies belong to the broader framework of biopower. They influence the ethical paradigms of contemporary civilization, especially in what regards the question of the criteria ruling the relationship between human race and nature. In this paper, we redefine the concept of the sacred in order to obtain new and coherent principles consistent with this technological worldview.
Keywords: Hybridization; Technologies; Biopower; Sacred; Ethics.
La spéculation sur les technologies de l’hybridation, d’un point de vue philosophique, concerne, de façon simultanée, une série complexe de concepts tels que le pouvoir, l’éthique et le contrôle. Le pouvoir est remis en question parce qu’il est le pivot d’implémentation de la technologie en général et des technologies de l’hybridation en particulier ; l’éthique est remise en question à son tour parce qu’elle représente la base autour de laquelle on établit la construction sociale des valeurs (selon la dichotomie entre juste et injuste) et, par conséquent, d’un droit commun et accepté par les citoyens ; le contrôle est remis en question parce qu’il concerne l’horizon technologique de notre civilisation. Ainsi, lorsqu’on parle de technologies de l’hybridation, il faut toujours faire appel à ces éléments parce qu’ils jouent un rôle fondamental dans la création, dans l’expérimentation et dans l’acceptation collective des nouvelles technologies. Toutefois, avant d’entrer in medias res, il faut préciser ce que nous entendons par technologies de l’hybridation. En effet, à partir de la révolution scientifique moderne, le constant et incessant progrès technologique implique un glissement progressif du naturel dans l’artificiel et vice versa. On peut dire que la civilisation technologique produit un mélange entre naturel et artificiel qui concerne l’environnement, l’homme et tous les autres êtres vivants. Ce mélange est, par conséquent, le concept fondamental selon lequel on peut définir toutes technologies de l’hybridation, au point que, à notre époque, il devient toujours plus difficile de distinguer clairement le naturel de l’artificiel ; c’est-à-dire de distinguer ce qui est produit par l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est en particulier le corps humain qui se trouve au centre du jeu et de l’expérimentation technologique, et qui pourrait bientôt être poussé jusqu’à ses limites par une telle hybridation. Comme l’avait justement observé Virilio :
Alors que les experts de la santé publique prévoient déjà qu’en l’an 2000 : La moitié des actes chirurgicaux sera consacrée aux transplantations d’organes et à l’implant de prothèses, comment ne pas comprendre que le lieu des technologies de pointe n’est plus tellement le corps territorial, l’étendue géographique d’un monde propre, équipé depuis longtemps des infrastructures les plus lourdes (canaux, ponts et chaussées, lignes électriques, etc.), mais bien le corps animal de l’homme, le corps propre d’un individu bientôt soumis au règne de la biotechnologie, de ces nano-machines capables de coloniser non plus uniquement l’étendue du monde, mais l’épaisseur même de notre organisme. (Virilio 1995, p. 123)
Il faut, alors, se mettre dans le même sillage que Jünger et comprendre que :
Tel est spectacle de l’abîme, du haut du mur stratifié qui s’appelle l’Histoire ; l’homme non seulement se voit contraint à faire le saut, mais même il veut l’oser. Par là, déterminisme aussi bien qu’évolution sont changés. L’homme sent que la destruction le menace en tant qu’homme. On trouve souvent, dans le mythe, une image d’un tel destin. Mais si l’homme dépose l’humain comme un masque usé, comme un vêtement élimé, alors quelque chose de pire le menace : le destin du serpent d’airain, la minéralisation dans les signes du zoologique, magique, titanique. Nous avons vu qu’il ne pouvait être question de libre vouloir que sur une étroite cime. Mais c’est là précisément que se décide ce qui, dans la transformation, est absolument nécessaire, ce qui est plus précieux que la vie et ne doit pas être sacrifié. … Un esprit persuadé que la technique est pour l’ouvrier ce qu’était pour Thor le marteau, pour Thésée la tête de la Gorgone : une armure garantissant puissance terrestre et richesse – un esprit qui a reconnu aussi que le matérialisme forme les assises de l’atelier où cette armure est forgée –, cet esprit peut déduire de ces vues des jugements sur le passé et des conclusions sur l’organisation de la nouvelle maison. (Jünger 1963, p. 280 et p. 299).
Ce que propose Jünger, d’une manière assez claire et radicale, est une situation de facto où la technologie et la méthode scientifique s’imposent comme les agents principaux d’une profonde transformation de l’homme, de l’environnement et de l’histoire. En ce qui concerne l’homme et les autres espèces vivantes, on peut se référer à l’image du Cyborg (cibernetic organism)[1] ; pour ce qui est de l’environnement, on peut prendre en considération les réseaux planétaires[2] qui enveloppent la Terre dans un véritable labyrinthe pluricentrique ; alors que pour l’Histoire, on peut envisager le phénomène de la globalisation[3]. Tous ces éléments, que nous avons rappelés ici synthétiquement, représentent les trois aspects fondamentaux des technologies de l’hybridation. Le premier (Cyborg) concerne une hybridation biologique et organique, le deuxième (les réseaux) une hybridation spatiale et morphologique, le troisième (l’histoire) une hybridation temporelle et spirituelle. Il apparaît nettement que les technologies de l’hybridation sont en train de provoquer un changement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Qui plus est, il pourrait même aboutir à une transformation de la constitution physique et mentale de l’homme même et au dépassement de l’homo sapiens sapiens, progressivement substitué par des êtres qui lui ressemblent, mais qui sont les fruits accomplis d’une manipulation technologique d’ordre génétique et électronique[4]. Il devient alors évident que ces phénomènes posent des questions d’ordre éthique et bioéthique, liées au pouvoir politique et au contrôle que ceux-ci exercent sur la production et l’implémentation sociale de chaque technologie. En effet, chaque technologie de l’hybridation s’inscrit dans un cadre plus général qui concerne le biopouvoir. Ce dernier est, selon la définition qu’en donnent Hardt et Negri :
[…] une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré. […] La plus haute fonction de ce pouvoir est d’investir la vie de part en part, et sa première tâche est de l’administrer. Le biopouvoir se réfère ainsi à une situation dans laquelle ce qui est directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduction de la vie elle-même. (Hardt – Negri 2000, p. 49).
Dans ce contexte, chaque théorie éthique devient forcément une théorie de la limitation du biopouvoir et de la puissance technologique qui en est la condition nécessaire d’existence. C’est-à-dire que, analogiquement à ce qui s’est passé au début de la modernité, avec la naissance du libéralisme en tant que théorie de la limitation du pouvoir absolu des souverains au XVIIe siècle[5], pour la civilisation des technologies de l’hybridation et du biopouvoir il faut trouver une théorie et une pratique de la limite qui soit efficace face à sa puissance et à son caractère inéluctable. De plus, il faut aussi que cette dernière soit cohérente avec les exigences des nouvelles subjectivités symbiotiques, lieu de convergence de tous les efforts créatifs de la civilisation du XXIe siècleet des désirs les plus inconfessables de l’homme contemporain.
La question qui se pose donc est la suivante : quel est la limite au-delà de laquelle chaque technologie de l’hybridation ne devrait pas pouvoir exercer sa puissance ?
Pour répondre à cette question, il faut examiner s’il y a quelque chose d’inviolable qui peut être qualifié de Sacré. Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de le souligner[6], après la modernité, il y eut un mouvement constant de désacralisation qui a commencé en Occident et s’est répandu dans le monde entier. Ce processus qui, pour paraphraser Heidegger, peut être caractérisé comme la fuite des dieux loin du monde[7], a définitivement créé un concept de Nature opposé à celui de Cosmos en tant que manifestation de la divinité, hiérophanie d’une puissance créatrice inséparable de sa constitution matérielle. Toutefois, en suivant la loi énantiodromique d’Héraclite[8], la civilisation issue de la modernité a produit, progressivement et d’une façon impalpable, la prolifération d’un imaginaire technologique où les images et les symboles de l’hybridation jouent un rôle fondamental. Cet imaginaire donne forme, corps et figure aux songes, aux cauchemars, aux rêveries (rêves faits avec les yeux ouverts, en partie volontaire, en imagination consciente)[9], qui orientent l’existence de plusieurs milliards d’êtres humains, leurs valeurs éthiques et morales, leurs projets, leurs espérances et leurs émotions comme leurs désirs et leurs expectatives. On retrouve ce concept dans plusieurs œuvres cinématographiques et littéraires tel que dans le film des Wachowski[10], où homme et machine vivent en relation symbiotique en équilibre entre le divin et le monstrueux, ou encore dans le chef d’œuvre de Cronenberg[11] où le pouvoir se décline selon un ordre technologique auquel rien n’échappe. Dans ce cadre narratif se manifeste encore ce qu’Otto a appelé mysterium tremendum, fascinans, sentiment de l’état de créature et énorme (deinós – ungeheure) [12] et qui est la condition subjective nécessaire au Sacré. Cependant, lorsque cette condition de possibilité du Sacré se vérifie, il semble, de par ce fait, qu’il n’y ait rien d’inviolable, que tout peut être assujetti aux performances technologiques, incluant le corps de l’homme et son brainframe[13], comme le démontrent toutes les projections imaginatives des technologies de l’hybridation. En effet, dans une perspective métaphysique classique où la distinction entre âme et corps est nette, évidente et, en même temps, socialement acceptée, et où l’entière réalité dépend d’une ou de plusieurs puissances créatrices de nature purement spirituelle (tel que l’idée de Bien selon la doctrine platonique[14] ou encore celle de Dieu selon les religions monothéistes)[15], chaque technologie de l’hybridation, quand elle concerne quelque être doué d’âme (l’homme pour le monothéisme et le cosmos pour le polythéisme), ne peut que représenter la violation de son statut ontologique. Toutefois si l’on change de point de vue et on décide d’adopter la théorie selon laquelle prolifère un imaginaire technologique, en adaptant notre esprit au changement d’époque in fieri et selon l’idée de l’adaequatio mentis ad rem, on peut considérer ce problème du Sacré comme inviolable à partir de la distinction entre réel et virtuel. Cette nouvelle dichotomie s’impose inévitablement, par suite du processus de désacralisation qui, loin d’effacer le sacré, implique : «le transfert du sacré sur d’autres objets que les dieux (É. Durkheim, J. Duvignaud). Autrement dit, l’imaginaire symbolique est resté invariant, bien que ses régimes d’actualisation soient différents (G. Durand)» (Wunenburger 2009, p. 93). Avec la civilisation technologique, on peut donc observer un évident déplacement de l’âme projetée sur le virtuel et du corps sur le réel. Cela signifie que le concept classique de corps tend à se transformer en concept de support matériel et que l’âme transmue sa dimension ontologique en devenant l’activité mentale ou, à la limite, purement émotionnelle et instinctive, de n’importe quel support. La civilisation technologique, pourtant, change les catégories conceptuelles traditionnelles, en donnant un nouveau sens au cosmos et à tous les êtres qui le composent, en fondant leur existence et leur identité sur la dyade réel/virtuel. Ici, alors, le Sacré s’exprime dans la dimension virtuelle, grâce à la diffusion de l’écran comme une dimension élective d’exhibition de la réalité, où ce qui est réel se démontre dans sa vérité supposée et où la simple matérialité de l’existence est sublimée en une dimension virtuelle; une dimension qui développe un nouvel imaginaire, encore plus libre et manipulable par rapport au passé. Sur l’écran, les rêves et les rêveries deviennent objectifs d’une façon palpable, en migrant de l’esprit des hommes et des textes qui en conservent la trace, vers un théâtre virtuel qui influence les pratiques sociales et les valeurs dont ils étaient imprégnés. Ainsi les narrations et les mythes ne sont plus simplement des objets de culte et de croyance mais deviennent des images en mouvement, des actions qui se reflètent directement dans l’existence quotidienne de milliards d’individus. Il faut tout de même préciser que dans ce cadre interprétatif, le Sacré trouve dans la dimension virtuelle sa forme élective de propagation, laquelle a substitué le concept classique de spirituel, dont l’âme représentait la forme individualisée. Par conséquent, le Sacré ne s’identifie pas avec le virtuel, qui en est plutôt le lieu de manifestation propre à l’âge technologique. En d’autres termes, le processus de sécularisation/désacralisation n’efface pas le Sacré, mais provoque un changement autant de ses lieux de manifestation que des objets sacralisés. On peut alors observer, par analogie, que conséquemment au fait que le naturel glisse dans l’artificiel avec les technologies de l’hybridation, le centre de manifestation de ce qui est mystérieux, fascinant et énorme se transforme lui aussi et quitte son support naturel pour se médiatiser dans les flux virtuels de la communication de masse. De la même façon un changement de medium, comme a bien montré Mac Luhan[16], change aussi le message et le brainframe de tous ceux qui l’utilisent, en transformant, dans ce cas, la nature des objets susceptibles d’une sacralisation. Il n’y a plus alors pour la civilisation technologique un Sacré en tant que manifestation d’une ou de plusieurs puissances invisibles et créatrices dans des êtres matériels (hommes, animaux, choses, etc.), mais un redoublement virtuel de l’existence matérielle dans des corps médiatiques, qui peuvent devenir, à l’occasion, de vrais objets de culte. La figure charismatique de Jean Paul II en est un exemple clair en ce qu’il a fait de son corps, grâce à la puissance médiatique du redoublement virtuel duquel il a été l’objet, une vraie icône sacrée. Il est également possible de dire la même chose de plusieurs leaders politiques, tel que Berlusconi[17] ou Obama, qui ont fait de leur corps, médiatiquement transfiguré, un objet cultuel. Dans ces derniers cas, on assiste à un dépassement des religions politiques[18] typiques de la modernité et conçues comme : «des doctrines politiques ou des appareils de gouvernement qui veulent prendre en charge la totalité de l’existence pour l’amener vers un état collectif de perfection, en orientant non seulement le champ temporel, mais aussi la destination spirituelle de chacun» (Wunenburger 2009, p. 109). Cette forme de dépassement consiste plus précisément dans l’incorporation de la prise en charge de l’existence de chacun à l’intérieur du système biopolitique et dans l’exhibition, non plus d’une idéologie totalisante, mais des corps virtuels des leaders politiques qui en deviennent les agents consacrés. L’image de la civilisation contemporaine que nous avons esquissée, suspendue entre naturel et artificiel, entre réel et virtuel, semble alors ne laisser aucune place à une théorie de la limite de la puissance technologique. Car, en effet, il y a, d’un côté, les corps en tant que supports matériels assujettis aux pratiques de l’hybridation et, de l’autre côté, un Sacré médiatique et virtuel qui se réalise seulement par des œuvres de manipulations électroniques et de maquillage spectaculaire, et qui dépend des corps hybridés dont il est l’image et du progrès des technologies de la communication. En général, on peut constater, à partir de la dyade réel/virtuel, un double mouvement de colonisation du Sacré de la partie de la technologie et, vice versa, de sacralisation de la technologie. En confrontant le rapport entre technique[19] et Sacré dans les sociétés pré-modernes, on trouve que, au contraire de ce qui arrivait dans le passé, la technologie moderne et post-moderne n’exprime jamais, dans sa façon d’opérer, l’existence des puissances créatrices invisibles et sacrées, qui a été expliqué par Eliade dans son étude sur la métallurgie[20], avec l’idée d’une hiérogamie entre ciel et terre dans laquelle s’inscrit l’œuvre du forgeron. Le Sacré n’est pas mis directement en cause, comme dans l’œuvre des alchimistes/forgerons de l’antiquité, c’est-à-dire dans la dimension matérielle des pratiques technologiques, mais il se retrouve toujours dans le théâtre médiatique et virtuel, jouant un rôle fondamental dans l’organisation biopolitique de la société et dans la production du consensus autour des valeurs dominantes.
Le parcours que nous avons tracé nous porte pourtant à chercher une théorie de la limite, non plus à l’intérieur du Sacré virtualisé sur les écrans de la société du spectacle, mais dans ses conditions de possibilité. Cela signifie que la limitation de la puissance technologique, s’il y en a une possible, ne peut pas surgir directement du Sacré virtualisé parce qu’il ne définit pas un ordre inviolable du cosmos. Il surgit plutôt de ce qui rend possible l’équilibre entre réel et virtuel, c’est-à-dire la présence d’une vie autoconsciente, d’un sujet qui l’exprime (cette vie autoconsciente), à travers sa capacité d’être en même temps rationnel comme les machines avec lesquelles il tend à s’hybrider et, aussi, doué des capacités imaginatives qui lui permettent d’exprimer des émotions et de projeter consciemment le monde où il veut vivre. La limite peut être envisagée, alors, seulement à partir de ce concept de vie autoconsciente, comme ce qui confère son sens au monde et à la dyade réel/virtuel où elle-même se contemple dans ses rapports avec le monde matériel et inorganique. Il faut préciser que lorsque nous parlons de vie autoconsciente, nous n’entendons ni un concept métaphysique, lié a quelque force invisible et spirituelle, ni une sorte de divinisation de la nature. Nous nous référons plutôt à la vie dans sa matérialité propre qui s’exprime dans le réseau qui enveloppe tous les êtres vivants[21], en les connectant dans un équilibre systémique. Nous considérons, de plus, l’autoconscience comme manifestation de l’activité mentale du vivant, qui est exprimée par sa forme humaine toujours ébranlée par le mouvement évolutif des technologies de l’hybridation, qui changent l’environnement et projettent la transformation génétique de l’homo sapiens sapiens. Le mot autoconscience révèle, dans cette acception, deux significations : conscience de soi et liberté de choix. La première, qui est issue de la philosophie hégélienne[22], est considérée ici comme étant la capacité de se reconnaître en tant que Moi (Moi=Moi), sujet qui possède le savoir du monde (et des objets qui le composent) dans la représentation[23] (dans son sens rationnel) et dans l’imagination[24], même si elle en refuse sa métaphysique. Sujet autoconscient qui sait toutefois qu’aucune représentation et aucun contenu imaginatif ne constituent un absolu, mais une forme relative de connaissance, perfectible et toujours suspendue entre rationalité et rêverie. Sujet, enfin, qui connaît tous les paradoxes de chaque représentation face au défi posé par le concept d’infini[25]. En d’autres termes, l’autoconscience est le fondement de chaque représentation du monde et de la pensée qui expérimente sa propre finitude. La deuxième signification, en revanche, découle de la première, en ce qu’elle considère que l’autoconscience, qui se perçoit comme Moi et comme condition de possibilité de la représentation du monde, a pour cela la faculté de choisir entre différentes options, selon des critères rationnels et imaginatifs, en se projetant elle-même dans le futur. Ce Moi, toutefois, ne doit pas être considéré comme quelque chose d’abstrait, parce qu’à son tour, il dépend d’une part, du réseau vivant dont il surgit et, d’autre part, de l’ensemble des relations intersubjectives et communautaires qui lui permettent de développer son identité. Par conséquent, ce concept de vie autoconsciente envisage une relation dialectique entre le vivant et ce qui, à son intérieur, est doté d’un Moi, de la liberté de choix et d’une existence relationnelle et communautaire. Autoconscience et vie sont, de même, susceptibles d’être considérées à partir du paradigme réel/virtuel. La vie, comme pur phénomène matériel, peut être qualifiée en tant que réel, et l’autoconscience, en revanche, peut être envisagée comme un phénomène typiquement virtuel. Toutefois, dans ce cas, il faut aussi comprendre que la superposition entre réel et vie, entre virtuel et autocoscience, se trouve dans des conditions assez particulières. Plus précisément, il en émane deux circularités herméneutiques : 1. L’existence de la vie comme du réel précède d’un point de vue ontologique l’existence de l’autoconscience et du virtuel qui, à son tour, précède d’un point de vue logique la vie et le réel. En effet, le deuxième couple (autoconscience/virtuel) requiert l’existence d’une vie et d’un monde matériel pour exister et, inversement, la vie et le monde matériel nécessite, pour être pensés et recevoir un sens, une autoconscience capable de se virtualiser et de comprendre la réalité à travers ses phénomènes matériels (tel que la vie) ; soit en suivant un ordre rationnel kantien[26], soit en suivant les schèmes typiques de l’imagination esquissés par Durand[27]. 2. La dyade réel/virtuel est possible seulement à l’intérieur d’une autoconscience qui la pense, qui à son tour dépend de l’existence de la vie en tant que support matériel, et donc d’une réalité objective (qui renvoie au concept de réel), dont le savoir est possible seulement à partir d’une dimension virtuelle exprimée par l’autoconscience. Ainsi, il apparaît clairement que réel et virtuel sont deux catégories objectivant les phénomènes et que la vie autoconsciente représente le côté subjectif de chaque possibilité de représentation du monde. De plus, en exprimant un Moi, cette vie autoconsciente tend à s’hybrider avec la technologie, en ce que chaque Moi dépend, pour son identité, de relations communicatives qui le définissent à partir de la communauté (matérielle et virtuelle) à laquelle il appartient. Or, à l’âge technologique, on peut observer un Moi qui s’hybride avec le système de communication de masse, avec un nous collectif, qui n’annule pas ce Moi individuel, mais le replace entre le lieu des relations intersubjectives traditionnelles (i.e. entre sujets qui ont une existence matérielle) et le cadre narratif et identitaire produit par les mass media. Un Moi technologique qui tend, de plus en plus, à dépasser le Moi typique de l’individualisme bourgeois[28], en se constituant à l’intérieur des narrations collectives, globalisées par les média, fruit de la dialectique entre corps médiatiques et corps matériels. Un Moi, donc, qui sur sa base réelle en tant que corps matériel, construit une partie remarquable de son identité en confrontant les corps médiatiques (virtuels), issus du rapport entre émetteur et destinataire. Émetteur et destinataire qui, à leur tour et de façon particulière, sont des sujets collectifs, des nous qui se cachent derrière la production incessante de corps médiatiques (message) apparemment individualisés sur les écrans (medium) de la civilisation globalisée. Il s’agit en ce cas d’un jeu de miroir où l’on ne trouve jamais le prius, mais qui, par contre, permet l’émergence, au niveau virtuel, d’une nouvelle forme narrative ; concept que nous avons d’ailleurs qualifié de Mythopie[29].
Ce concept (vie autoconsciente) peut alors devenir le fondement d’une théorie de la limite du pouvoir technologique, en intégrant en soi l’idée d’individu typique du libéralisme, avec son cortège des droits (vie, propriété, liberté, habeas corpus, etc.), et l’idée de protection et de sauvegarde systémique du vivant. Ce dernier (le vivant), en effet, est la condition nécessaire de l’autoconscience qui, à son tour, représente la base sur laquelle chaque individu peut exercer ses droits et peut aussi se miroiter dans le Sacré virtuel, en s’identifiant avec la multitude de corps médiatiques qui le composent.
La vie autoconsciente peut donc représenter l’idée fondamentale d’une nouvelle éthique, ou mieux, d’une nouvelle bioéthique en ce qu’elle est cohérente avec les catégories conceptuelles imposées par la civilisation contemporaine et, plus particulièrement, avec celle de biopouvoir qui doit implémenter socialement les valeurs, lesquelles peuvent être efficacement fondées sur une telle idée. Le concept de vie autoconsciente se retrouve ainsi dans un rapport dialectique avec le pouvoir en tant que désir de contrôle biopolitique, puisque la notion même d’autoconscience porte en soi celle de liberté; là même où c’est impossible de penser une autoconscience privée de la possibilité de choix, inscrite dans un semblant de paradis artificiel où tout est prévisible, contrôlé, organisé selon un modèle cybernétique, fils d’un système techno-totalitaire qui ne reconnaît rien d’inviolable.
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Lors de la rédaction de ce texte Paolo Bellini a bénéficié du soutien d’une bourse de la Région Rhône-Alpes.
Notes
[5] Cf. Bobbio, (1999), p. 224 et Liberalisme, in Dictionnaire de Philosophie politique (1996), pp. 338-344.
[8] «tò antìxoun sumphéron… ek tōn diapheróntōn kallístēn harmonían – ce qui s’oppose converge… et à partir des différences procède la plus belle harmonie» (Héraclite).
[9] «Autrement dit, la rêverie est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie est présent à sa rêverie. Même quand la rêverie donne l’impression d’une fuite hors du réel, hors du temps et du lieu, le rêveur de la rêverie sait que c’est lui qui s’absente – lui en chair et en os, qui devient un esprit, un fantôme du passé ou du voyage» (G. Bachelard, 1971, p. 129).
[10] Cf. A. Wachowski – L. Wachowski (1999); The matrix reloaded (2003); The matrix revolutions (2003).
[13] «Un brainframe è qualcosa di diverso da un atteggiamento o da una mentalità, pur essendo tutto questo e molto di più. Pur strutturando e filtrando la nostra visione del mondo, esso non è esattamente un paio d’occhiali di tipo particolare – dato che il brainframe non è mai localizzato nella struttura superficiale della coscienza, ma nella sua struttura profonda» («Un brainframe est quelque chose de différent d’une attitude ou d’une mentalité, tout en restant ceci et beaucoup plus. Tout en structurant et en filtrant notre vision du monde, ce n’est pas exactement comme une paire de lunettes spéciales – étant donné que le brainframe n’est jamais localisé dans la structure superficielle de la conscience, mais dans sa structure profonde »). (de Kerckhove, 1993, p.11).
[14] «[…] savoir et réalité, d’autre part, sont analogues à ce qu’étaient dans l’autre cas, lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour apparentes au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manque de correction ; de même, ici encore, ce qui est correct c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au Bien ; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des deux soient le Bien lui-même ; la condition du Bien a droit au contraire d’être honorée à un plus haut rang !…Le soleil, diras-tu alors, ne donne pas au visible, je crois, la propriété seulement d’être vu, mais encore celle de venir à l’existence, de croitre, de subsister, quoique venir à l’existence ne soit pas son fait…Eh bien ! dit-il, pour les connaissables aussi ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au bien, mais de lui qu’ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir ! » [Platon, 1963, pp. 1096-1097 (508e-509a) (509b-509c)].
[19] «Selon la définition qu’on en donne communément, la technologie est un domaine de la recherche qui consiste en l’optimisation et en l’utilisation de tous les instruments techniques en général, suivant la logique performative de l’obtention d’un résultat pratique au moyen de la mise en œuvre de l’effort minimum pour l’atteindre. Cet objectif est considéré dans son sens le plus général, autant comme la technique spécifique de résolution d’un problème pratique avec le minimum d’effort énergétique possible, que dans le sens de réduction de l’effort économique, social, politique etc., en relation à la résolution du problème lui-même. La technique en revanche consiste au sens propre en l’application de normes et de procédures élaborées scientifiquement (de façon expérimentale) ou culturellement (de façon empirique) en vue d’une activité pratique. En considérant la façon dont les techniques antiques ont été définies et comme l’atteste la façon dont elles ont été étudiées, il devient évident que la technologie est impensable sans les sciences modernes expérimentales et leurs méthodes mathématico-quantitatives, alors que la technique peut subsister et subsiste même dans l’ignorance des lois mathématiques qui régulent les phénomènes naturels, grâce à un savoir empirique de type qualitatif fondé sur la tradition et sur l’expérience» (Bellini, 2009, en cours de publication).
[22] «La vérité de la conscience est la conscience de soi et celle-ci est le fondement de celle-là, de telle sorte que dans l’existence, toute conscience d’un autre ob-jet est conscience de soi ; moi, j’ai savoir de l’ob-jet comme de ce qui est mien (il est ma représentation). J’ai donc moi, en lui savoir de moi, L’expression de la conscience de soi est : Moi=Moi ; …» (Hegel, 1988, p. 227).
[23] «Le genre est la représentation en général (repraesentatio). En dessous d’elle, il y a la représentation avec conscience (perceptio). Une perception qui se rapporte exclusivement au sujet, en constituant une modification de son état, est sensation (sensatio) ; une perception objective est connaissance (cognitio). Celle-ci est ou bien intuition ou bien concept (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière, le second médiatement, par l’intermédiaire d’un caractère qui peut être commun à plusieurs choses» (Kant, 2001, p. 346).
[24] «Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents. Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté ; elles s’amusent du pittoresque, de la variété, de l’événement inattendu. […] Les autres forces imaginantes creusent le fond de l’être ; elles veulent trouver dans l’être, à la fois, le primitif et l’éternel. […] En s’exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l’imagination formelle et l’imagination matérielle» (Bachelard, 1976, p. 7).
[26] «Notre connaissance procède de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première est le pouvoir de recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), la seconde le pouvoir de connaître par l’intermédiaire de ces représentations un objet (spontanéité des concepts) ; par la première nous est donné un objet, par la seconde celui-ci est pensé en relation avec cette représentation (comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concept constituent donc les éléments de toute notre connaissance, si bien que ni des concepts, sans une intuition leur correspondant de quelque manière, ni une intuition sans concept ne peuvent fournir une connaissance» (Kant 2001, p. 143).
[27] «Le schème est une généralisation dynamique et affective de l’image, il constitue la factivité et la non-substantivité générale de l’imaginaire. Le schème s’apparente à ce que Piaget, après Silberer, nomme le symbole fonctionnel et à ce que Bachelard appelle symbole moteur. Il fait la jonction, non plus comme le voulait Kant, entre l’image et le concept, mais entre les gestes inconscients de la sensori-motricité, entre les dominantes réflexes et les représentations. Ce sont ces schèmes qui forment le squelette dynamique, le canevas fonctionnel de l’imagination» (G. Durand, 1984, p. 61).
[29] This form of narration can be called Mythopia, a blend term formed from the words Myth and Utopia and conveying an oxymoric concept. The oxymoron is widely known as a rhetorical figure in which incongruous or contradictory terms are combined. In the present paper, while the term Myth intends to show and justify the origin of something or of the cosmos (universe) in its totality, the term Utopia is to be intended as a geometrising model of reality, aiming at modifying it so as to either improve it or prevent any potential degenerations (negative Utopia – Dystopia).
As it can be clearly inferred, the first one (Myth)’s function consists in justifying the existing, showing its genesis, while the other one (Utopia) establishes itself as an antithetical, polemic and performative paradigm as compared with a given reality. Mythopian forms of representation are therefore mythical narrations devoted to explain the whole, a portion of or a specific object belonging to reality, prior to an ever possible ameliorative performance. Mythopia thus identifies its object as if it were not finished in itself (as in the case of Myth), rather as something always liable to improve and reach perfection, but also to worsen, which makes it fluid, unstable and subject more to the flow of becoming than to the fixity of being. From this viewpoint, Mythopia can be considered a form of hybridisation between the imaginative requirements of Myth and the performative Geometrism typical of rational logos and characteristic of every Utopia (Bellini, 17/2009, p. 199-200).