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Istorie şi istorisire în Succesorul lui Ismail Kadaré
A-şi descrie ţara altundeva. Mit şi identitate la Ismail Kadaré
Efstratia Oktapoda
Université de Paris IV-Sorbonne, France
efstratia.oktapoda@paris-sorbonne.fr
D(é)crire son pays ailleurs.
Mythe et identité chez Ismaïl Kadaré[1]
Write and describe his country somewhere.
Myth and identity in Ismaïl Kadaré’s novels
Abstract: I shall try to schematize in this study the reception and the invention of the myths in the work of Ismaïl Kadaré from a mythopoetics and mythocriticism point of view. If we speak of mythopoetics in the work of Kadaré, it is not different from the appearance of tragic Greek, in particular from Aeschylus. Under pretext to open the wells of the abyss, Kadaré makes his heroes of the Hellenic and Balkan mythological fund go out, after such Prométhée was chained in the country of eagles. However, if the work of Kadaré is based on the legends and the Balkan myths and of antique Greece, its big merit is to have made resound the Balkans as ever before him. It leaves to the others the nonsense and makes a work which is not a description, but a symbol of the unspeakable experience of the totalitarianism.
Keywords: Greek and Balkan mythology; Ismail Kadaré; Mythopoetis; Myths; Prometheus; the Balkans; Totalitarianism.
Question d’actualité, le mythe, et son immersion dans la fiction, donne à ce début du troisième millénaire une importance extraordinaire dans le champ des études littéraires et comparées. Mythe, identité, mythe et identité, la relation surtout entre les deux notions mérite l’examen. Je proposerai ici de reprendre le terme de « mythopoétique » proposé par Pierre Brunel comme un prolongement de « mythocritique », pour envisager dans mon analyse de schématiser la réception et l’invention des mythes chez un écrivain des Balkans qui mérite, me semble-t-il, une étude particulière : Ismaïl Kadaré.
Le terme « mythocritique » est à l’origine enraciné dans la « psychologie des profondeurs », supplantant celui de « mythanalyse » lancé par Denis Rougemont[2]. « À la psychanalyse de Freud répondait la mythanalyse de Denis de Rougemont. Et à la psychocritique de Charles Mauron répond la mythocritique de Gilbert Durand », expliquait Pierre Brunel[3]. Sous l’égide de Pierre Brunel justement, la « mythocritique » a pris ses distances vis-à-vis de cet héritage et s’est imposée dans les études littéraires.
Dans son plus récent ouvrage consacré aux mythes, Pierre Brunel a choisi le titre Mythopoétique des genres (Brunel, 2003) empruntant le terme au grand comparatiste canadien Northrop Frye. Je n’ai pas de prétention théorique, et je n’ai pas l’intention de faire entendre ma voix dans ce vaste débat (mythocritique, mythanalyse, mythopoétique). Sans vouloir me perdre dans la poussière très fine des formes et des mythes littéraires, je retiendrai de l’analyse de Pierre Brunel sa tripartition générique, résolument aristotélicienne, entre Lyrisme, Epopée et Drame comme paradigme d’analyse de l’œuvre de mon écrivain, Ismaïl Kadaré. Ni lyre ni délire, plutôt épopée, drame et tragédie dans les Balkans sont les mots clés qui conviennent et qui traversent de long en large l’œuvre d’Ismaïl Kadaré.
Si mythopoétique il y a, dans l’œuvre de Kadaré, elle n’est pas différente du surgissement des tragiques grecs, notamment d’Eschyle. Sous prétexte d’ouvrir les puits de l’abîme, Kadaré fait sortir ses héros du fonds mythologique hellénique et balkanique qui n’est que le sien propre, tel un Prométhée enchaîné dans le pays des aigles.
Toute l’œuvre de Kadaré est fondée sur les légendes et les mythes balkaniques et de la Grèce ancienne. Au centre de cet univers se dresse Prométhée, premier rebelle et premier défenseur de l’homme. Désormais l’homme n’a plus besoin du feu, pour me référer à Eric Faye, ou plutôt a-t-il besoin d’un feu différent pour résister aux tyrans, celui de la connaissance. L’œuvre de Kadaré, son univers entier, tourne autour de l’homme. L’homme d’honneur, qui tient ses engagements et respecte la dignité de ses semblables, qui a encré dans son esprit un concept-clé venu des tréfonds de l’histoire albanaise : la bessa[4], la parole donnée, règle immuable des Albanais depuis tout temps. Un concept qui traverse son œuvre littéraire lui conférant une portée universelle.
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Le grand mérite de Kadaré est d’avoir voulu faire résonner les Balkans comme jamais avant lui. Il laisse à d’autres la déraison et fait une œuvre qui n’est pas une description, mais un symbole de l’expérience indicible du totalitarisme.
Dans l’Albanie stalinienne, si dans une salle de réunion on exprimait à haute voix une idée contre le régime, on était arrêté sur-le-champ par les autres participants qui vous bâillonnaient, puis vous déclaraient fou, ou agent à la solde de l’étranger tentant de déclencher une rébellion armée, ce qui signifiait le peloton d’exécution. Dans ces conditions, la seule résistance possible pour l’écrivain, était la littérature. La vraie littérature, libre, identique à celle qui aurait existé en l’absence de la dictature.
« Je ne me suis jamais qualifié de dissident. La littérature me suffit. J’ai toujours formulé les choses de la même manière : j’ai essayé de produire une littérature normale dans un pays anormal »[5].
Dans l’Albanie dictatoriale d’Enver Hoxha, « le sultan rouge », antioccidentale et antieuropéenne, Kadaré l’homme, Kadaré l’écrivain, est obligé de prendre la fuite. « [S]’il était vrai qu’ils ne pouvaient pas m’emprisonner, cela ne les empêchait nullement de me faire disparaître accidentellement. C’était même désormais leur unique solution »[6]. À la suite des accusations à cause des Pachas rouges, l’auteur déclare : « Dans la lutte contre l’État, j’étais vaincu »[7].
L’histoire du fils de Mehmet Shehu est véritablement stupéfiante. Le fils du Premier ministre albanais condamné, l’écrivain Bashkim Shehu, évoque son calvaire dans le livre L’Automne de la peur (1993). Ses dialogues avec le juge dans les bureaux de l’instruction sous la torture psychologique étaient retransmis par magnétophones et haut-parleurs dans des salles bien remplies, principalement d’intellectuels. Kadaré qui fut présent lors d’une de ces assemblées écoute à un moment son nom. En effet, Helena, son épouse et lui, avaient en maintes reprises parlé du régime avec Bashkim Shehu et sa femme, et dans des termes qui les mettaient en danger. À cette époque, Kadaré était publié dans quasiment toute l’Europe, tout comme aux États-Unis et au Canada. Un écrivain publié et apprécié par la ‘bourgeoisie internationale’ ne pouvait être que douteux pour les communistes du Parti.
En 1990, Kadaré part en exil, ou plutôt, à l’instar de Thomas Mann, ne revient pas d’un voyage à l’étranger.
Exilé, l’auteur parle d’Eschyle, exilé volontaire comme lui d’il y a vingt-cinq siècles, et d’Ovide, exilé contraint d’il y a vingt siècles.
Adoré à l’Occident, symbole ou agent, l’auteur est vu comme espion dans son pays. « [D]ans l’Albanie communiste, les hommes célèbres, et surtout les écrivains, d’une façon ou d’une autre, devaient se sentir coupables », avoue l’auteur. Et pour cette culpabilité, ils devaient payer un tribut : le tribut de l’écrivain connu. Avec la reconnaissance internationale s’ajoutait pour moi une nouvelle charge ! le tribut de l’écrivain mondialement connu. Dorénavant je devrais payer deux fois plus que les autres »[8]. Et à l’auteur d’affirmer : « Tout sang versé comporte son poids tragique, mais dans les Balkans, et particulièrement en Albanie, il est considéré indélébile pour des siècles »[9].
En exaltant les mythes, Kadaré donne à ses œuvres une portée symbolique. Au-delà du temps et de l’espace bien précis de son Albanie natale, l’auteur crée un univers symbolique au paradigme vertical ; un empire profond et vaste selon l’ancienne prose balkanique. Faisant œuvre intemporelle, l’auteur fait preuve de cette volonté délibérée de se placer hors du temps classique. Il met au centre de ses œuvres le thème de l’absence et le rôle prépondérant des fantômes dans les mythologies.
Mythes, images, symboles, pour me référer à Eliade « l’homme moderne retrouve les positions archétypales »[10]. Les œuvres de Kadaré s’interpénètrent par des greffes mythologiques. Le général de l’armée morte[11], le père de Katrina dans Noces ou encore Hadji Milet qui conduit la caravane des feredjés dans Invitation à un concert officiel et autres récits, ce sont des archétypes qui concourent à créer l’univers Kadaré.
Les archétypes humains peuplent les romans de Kadaré qui ont ceci en commun : jouer un rôle par rapport à un centre immuable : l’Événement. Histoire événementielle ou Histoire tout court, dans les pays communistes, même les destins sont collectivisés. « Personne n’échappe à la machine », déclare Kadaré aux journalistes après sa défection en France.
Écrivain francophile et francophone, pour me référer à mon ouvrage sur Le multiculturalisme dans les Balkans[12], mais avant tout écrivain national, dans la brume et le froid qui caractérise son écriture romanesque, Ismaïl Kadaré s’est assigné la tâche de transmettre l’histoire de son pays aux générations futures. Entre exil et souvenir, errant son âme sur les routes de Paris, l’auteur fait penser à un certain général, transportant sur les routes de l’Albanie, les cendres d’une armée morte et de son cher pays.
Ce qui caractérise l’univers kadaréen est sa vision tragique. L’écrivain qui a vécu pendant des longues années au centre de la dictature, a rédigé deux romans terribles, La niche de la honte et Le palais des rêves. Sa vision sur le totalitarisme est des plus noires qui soit dans la peinture de l’Enfer, autre élément clé des romans kadaréens. Elle ne laisse pas la moindre place à la liberté et à la résistance. Kadaré décrit comment on fait taire une langue, comment on éteint une culture, comment on inocule l’oubli à des populations entières. Écrivain rebelle, Kadaré a osé de publier ces romans à quelques centaines de mètres du siège de la plus dure dictature européenne depuis la mort de Staline.
Il sentait au plus profond de lui que la Grèce continuait de peser de tout son poids sur son dos, et il aurait beau éculer de rage, secouer les épaules avec fureur, il ne parviendrait jamais à s’en libérer. Il portrait la Grèce et la Grèce le portrait ». En substituant un seul mot, Albanie à la Grèce, Ismaïl Kadaré, au lieu de parler d’Eschyle en exil, pourrait décrire sa propre condition. En choisissant de quitter son pays en octobre 1990, l’écrivain albanais s’est de nouveau trouvé sur les traces d’Eschyle. Rarement écrivain a plongé aussi profondément dans la nuit des temps ‒ deux mille cinq cents ans ‒ pour trouver son porte-parole, son porte-feu[13].
Faisant du passé un présent éternel, l’auteur s’est ancré sur les mythes fondateurs et en particulier sur Eschyle et Homère. Substrat de l’aventure humaine, le mythe contribue à « délivrer l’homme moderne de son provincialisme culturel »[14], historique ou géographique pour lui donner « une nouvelle dimension existentielle »[15] (45).
Dans l’univers kadaréen, l’individu est écrasé, semé de problèmes et de chagrins. Le plus souvent militant, aux pseudonymes mythiques, Spartacus, Antée ou Prométhée, il retrouve sa force de vivre et d’agir au contact de la terre natale. Jeu et trajet de l’histoire vécue, le récit kadaréen se veut la transposition poétique de la réalité, la transfiguration fictive de l’individualité.
Si l’on voulait maintenant codifier l’œuvre de Kadaré, trois sont les catégories qui le traversent : les œuvres transnationales et éternelles, les œuvres autobiographiques, et les œuvres temporelles fondées sur l’histoire récente de l’Albanie.
Dans la première catégorie appartiennent les œuvres qui se réfèrent à la Grèce ancienne, au Moyen-Âge balkanique et à l’empire ottoman. De ces ères historico-culturelles, l’auteur puise mythes, légendes et ballades qu’il actualise en les transposant au XXe siècle. C’est l’univers kadaréen qui a donné naissance à ce qu’on peut désormais appeler les « œuvres éternelles » : Qui a ramené Doruntine ?, Le pont aux trois arches, Avril brisé, tout comme son essai Eschyle ou l’éternel perdant[16]. Des œuvres antiques se réincarnent dans Les tambours de la pluie ou Le grand hiver mais aussi Eschyle, le roi des Perses qui prend la voix de l’auteur pour expliquer comment deux mille cinq ans plus tard, un petit peuple peut tenir tête à des grands empires. L’empire perse s’appelle chez Kadaré l’Union soviétique ou la Chine de Mao. En bon adepte de l’éternel retour nietzschéen, Kadaré montre que le temps est une noria puisant dans les nappes du passé pour irriguer le présent. Grâce à cette noria, la Grèce ancienne et le Moyen-Âge balkanique traversent l’œuvre de Kadaré. Dans Le grand hiver, en faisant fondre la mythologie grecque et la mythologie chrétienne, l’auteur obtient un mythe hybride qui témoigne son attachement aux valeurs de l’Occident gréco-chrétien plus qu’à l’Orient et à l’islam qui fut pourtant la religion dominante d’Albanie jusqu’à la fermeture des lieux de culte en 1967.
Dans une deuxième catégorie on peut classer les œuvres qui puisent sur la propre vie de l’écrivain. Chronique de la ville de pierre et Le crépuscule des dieux de la steppe, ce sont des œuvres autobiographiques ‒ le premier correspond à l’enfance, le deuxième à la période étudiante à l’Union soviétique. La chronique est celle de la découverte de tout ce qui a fait Ismaïl un Kadaré : le tragique et le magique, l’apprentissage de la lecture et la collision frontale avec les chefs d’œuvre de la littérature mondiale (Macbeth). Matière première de son œuvre, la pierre, comme Gjirokastër, sa ville natale. Ponts de pierre, montagnes dévêtues, plateaux poncés par le vent parsèment son œuvre tout comme les mythes glanés pendant l’enfance dans cette contrée à proximité de la Grèce et de l’Achéron.
Enfin, dans une troisième, appartiennent les œuvres qui sont régies par l’histoire contemporaine de l’Albanie et derrière elle celle du parti socialiste. Récits-cigognes, Le crépuscule des dieux de la steppe introduit Le grand hiver, relation sur le mode romantique et tragique de la rupture albano-soviétique, qui annonce Le concert, récit de la rupture avec la Chine.
À côté de cette classification tripartite majeure, Kadaré fait successivement œuvre d’ethnologue dans Avril brisé et de rhapsode pour Qui a ramené Doruntine ? et Le pont aux trois arches. Deux légendes, « Constantin et Doruntine », « La construction du château de Rozafa », et le Kanun[17], droit coutumier oral qui a régenté la vie et la mort des Albanais pendant des siècles, servent de matériau à l’auteur afin de démontrer comment par sa solidité la culture albanaise a pu survivre malgré une multitude d’occupants, et comment par sa souplesse sa langue s’est maintenue contre les impuretés des étrangers. La bessa, parole donnée, concept clé, hante les légendes et l’ancien droit coutumier.
Sans m’attarder plus longtemps sur le fonds antique et médiéval des épopées et des légendes, et les rites archaïques de passage de Kanun et de bessa dont Ismaïl Kadaré s’est fait l’exégète, je vais essayer de dégager par la suite la mythologie commune des Balkans où a puisé l’auteur, à l’instar des écrivains de la Grèce ancienne, d’Œdipe aux Atrides, de Troie à Trézène et Phèdre.
C’est notamment les œuvres éternelles qui puisent dans un fonds commun à l’ensemble des Balkans et de l’Europe. Le mythe de la femme emmurée dans la citadelle de Rozafa, appartient non seulement à la mémoire collective albanaise, mais aussi grecque, yougoslave, roumaine, et hongroise. Le thème de l’emmurement est développé dans Le pont aux trois arches, où le narrateur évoque la légende des trois frères, constructeurs d’une citadelle. La femme de l’un d’eux est emmurée dans les fondations pour assurer la pérennité d’un édifice, régulièrement mis en bas d’une façon mystérieuse. Cette légende dans le roman, sert de couverture et de prétexte à des crimes réels à l’instigation du maître d’œuvre du Pont. Elle est reproduite à plusieurs reprises dans le cycle épique albanais : Ballade de Rozafa, emmurée dans la forteresse de Skhodër, ou celle du Pont d’Arta, en Epire. Ivo Andric l’a utilisée dans son œuvre la plus célèbre, Il est un pont sur la Drina (Plon, 1956). Par ailleurs, « Le lait de la mort », l’une des nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, apparaît aussi comme l’incarnation du mythe. Yourcenar situe sa nouvelle près de la ville de Shkodër, en Albanie du Nord et elle met en relief le caractère balkanique de cette ballade :
Mais les paysans serbes, albanais ou bulgares ne reconnaissent à ce désastre qu’une seule cause : ils savent qu’un édifice va s’effondre si l’on n’a pas pris soin d’enfermer dans son soubassement un homme ou une femme dont le squelette soutiendra jusqu’au jour du jugement dernier cette pesante chair des pierres[18].
La deuxième ballade qui a inspiré Kadaré et d’autres écrivains des Balkans est celle de Constantin et Doruntine. C’est le cas de l’écrivain albanais Besnik Mustafaj, auteur de la nouvelle « Un été sans retour »[19]. Dans Le pont aux trois arches, Constantin, sortant de sa tombe, ramène à la maison familiale, en une pérégrination miraculeuse et macabre, sa sœur, mariée, dans une contrée lointaine et dont leur mère réclame impérieusement la présence. Cette ballade apparaît aussi dans le Crépuscule des dieux de la steppe, où un étudiant albanais, séjournant en URSS, la raconte à la jeune fille dont il est amoureux. Le sujet prend une dimension remarquable dans Qui a ramené Doruntine ?, où le capitaine régional Stes mène son enquête en usant à la fois des procédures cruelles de son époque médiévale et des méthodes rigoureuses d’un policier moderne, introduit une sorte de mécanisme rationnel dans un monde de mystère et de surnaturel.
En modernisant les mythes, Kadaré devient mythe lui-même. L’auteur prend les mythes et les légendes et les élève au rang de symbole. Réincarnés successivement à diverses époques, les mythes deviennent lois de l’histoire. Toutefois, l’originalité de Kadaré est qu’il croise le fer avec les autres peuples des Balkans afin de défendre la thèse de la paternité de l’Albanie sur les deux grandes légendes « Constantin et Doruntine » et « La construction du château de Rozafa ». Le narrateur albanais du Crépuscule des dieux de la steppe est formel : « J’ajouterais que tous les peuples des Balkans avaient créé des variantes à cette légende, qu’elle ne devait pas me prendre pour un chauvin, mais que la nôtre était vraiment la plus émouvante, la plus belle »[20].
Si l’écrivain albanais est inextricablement lié aux écrivains Balkans par la typologie du mythe, il l’est aussi par les racines historiques qui unissent une cohorte d’œuvres balkaniques. Grèce, Bulgarie, Yougoslavie et Albanie ont subi l’occupation ottomane et la mémoire collective reste fort imprégnée. En Yougoslavie, Ivo Andric a utilisé aussi le thème des massacres de dignitaires invités par les dirigeants ottomans soucieux d’éclaircir les rangs de leurs adversaires potentiels. Ces drames de l’histoire, réincarnés dans la nouvelle « La commission des fêtes » chez Kadaré et dans « L’éléphant du vizir » chez Andric, sont de terribles violations de la bessa, qui veut que les invités soient sous l’entière protection des maîtres des lieux.
À l’instar de Kadaré dans La niche de la honte, Andric évoque comment la Porte sublime faisait supprimer quand bon lui semblait certains de ses illustres serviteurs, devenus gênants ou l’aillant failli. Mais le plus grand parallélisme c’est que les deux écrivains Balkans, mettent au centre de leur œuvre l’homme et l’histoire. Issus de mondes profondément ruraux, ils situent leurs œuvres dans des villages ou de petites villes et excellent à décrire des microcosmes humains. La chronique de Travnik et les gens d’Osatilitsa sont les pendants slaves de la Chronique de la ville de pierre.
On trouve également une analogie entre Kadaré et le Suédois d’origine grecque Théodore Kallifatides. Son roman à succès Santons du Péloponnèse évoque l’occupation et la résistance dans un microcosme villageois sur le même ton tragi-comique que la Chronique de la ville de pierre de Kadaré. Je voudrais signaler aussi les exemples des écrivains grecs Dimitris Hadzis[21] et Kostas Tachtsis[22], chez qui les évènements historiques récents ramenés à leur perception populaire ont imprégné la littérature balkanique. Il est assez frappant de constater que le peuple grec qui a inventé la tragédie tout comme les peuples qui l’ont véhiculée longtemps grâce à leurs rhapsodes (Albanais, Monténégrins, Roumains) ont traversé au XXe siècle des événements tragiques dans lesquels un Eschyle ou un Sophocle auraient trouvé sans doute matière à écrire une multitude de drames. Démembrements d’États, ablation de contrées sous le scalpel des grandes puissances, guerres civiles, famine, purges et trahisons, complots, séismes : l’Enfer a fait des Balkans du XXe siècle l’une de ses plus belles vitrines.
Les tambours de la pluie relate le siège d’une citadelle dont les Turcs ne réussissent pas à se rendre maîtres. Dans la lignée de Barleti, écrivain albanais du XVIe siècle qui a exalté dans Le siège de Shkodër la résistance des Albanais contre l’empire ottoman, Ismaïl Kadaré exalte le mythe de la résistance, cher à la littérature balkanique qui a su se faire l’écho des luttes et des souffrances des peuples de la région. La portée symbolique de Tambours de la pluie sur l’Albanie inexpugnable est reprise dans Le grand hiver. L’histoire se répète et les hommes imitent leurs ancêtres. Voilà la théorie des cycles de la civilisation reprise par Kadaré faisant d’elle l’assise de ses romans. Avril brisé, œuvre intemporelle par excellence pourrait bien se situer au Moyen-Âge en Albanie qu’à d’autres endroits de la Méditerranée à d’autres époques, est l’exemple le plus manifeste de se placer hors du temps classique.
Il n’y a pas de temps pour Kadaré, ou plutôt l’espace est intemporel chez lui. L’imaginaire des Grecs anciens a mis au monde les mythes et les rêves les plus actuels. Eschyle demeure toujours moderne. « Les palais des Atrides sont aujourd’hui plus nombreux que jamais dans le monde. Le Kremlin ou le Vatican, le palais des Borgia ou le palais d’hiver, des dizaines de palais ou demeures dont les murs ont vu ou entendu des crimes à faire frémir le monde entier, attendent encore leur Shakespeare ou leur Eschyle »[23]. Curieusement, Ismaïl Kadaré se demande dans Eschyle ou l’éternel perdant : « Serait-il bon ou non d’avoir trois Macbeth ?[24] […] Posséder trois Macbeth serait vraisemblablement inutile. Si cela, toutefois, n’apparaît pas certain à tout le monde, chacun, en revanche, s’accordera sur un point : en posséder dix serait une catastrophe »[25].
Si l’homme ne naît pas mystérieux, pour rappeler les propos de Eric Faye (Faye, 1996:124), c’est la société qui lui inculque le goût du secret, et celle où l’auteur a passé quarante-cinq ans de stalinisme. Comme le narrateur du Terrier de Kafka, Kadaré a foré de multiples galeries pour semer ses poursuivants et rester lui-même à l’intérieur de la citadelle des Tambours de la pluie. Kadaré fait corps avec l’histoire et écrit la mémoire collective de son pays.
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Dans le patrimoine littéraire mondial, Kadaré œuvre pour une littérature transversale et transnationale au service de l’humanité. Qu’il s’agisse des aèdes grecs, d’Eschyle ou du Kanun, Kadaré fait du fond mythique grec et balkanique la matrice textuelle des ses œuvres. Si son œuvre littéraire se veut de prime abord une fiction historico-mythique, l’auteur fait finalement œuvre intemporelle. Le présent n’est qu’un curseur de déplacement sur un grand écran.
Penseur des Temps modernes, Kadaré est tenté par les mythes. En modelant et en modernisant les mythes grecs, il leur donne une résonance contemporaine. Sartre a retravaillé la matière de l’Orestie dans Les mouches, et Giraudoux dans Electre. Kadaré ne s’est pas lancé dans la réécriture des œuvres eschyléennes à proprement parler, mais a relevé le défi.
Kadaré se pose sans conteste le légataire des auteurs des tragédies grecques, et notamment d’Eschyle, leur chef de file. Vingt-cinq siècles plus tard, ses tragédies ont nourri et influencé la pensée et l’œuvre de l’écrivain albanais. Assoiffé de justice, l’écrivain grec a posé face aux vengeances de sang qui frappaient les Atrides « la question de savoir quel ‘droit’ doit régner dans la société humaine ‒ celui que dictent les impératifs du sang ou celui qui se fonde sur l’ordre étatique », explique Kadaré[26]. Le même dilemme apparaît dans Avril brisé où la vendetta et le Kanun ont force de loi. Kadaré déplore la carence d’État de droit dans cette Albanie des années 30 devenue une gigantesque Mycènes régie par un enchaînement de crimes sans fin. Payant les horreurs commises par son père Atrée, Agamemnon est tué par sa femme Clytemnestre secondée par Egisthe, puis Clytemnestre paie à son tour son meurtre sous les coups de son fils Oreste, lui-même menacé de vengeance et poursuivi par les Erinyes.
Eschyle hante véritablement Kadaré, tout comme Le grand hiver et Le concert où une minuscule nation tient tête aux grandes puissances, alors que Les sept contre Thèbes ne laissent pas de rappeler Les tambours de la pluie.
Dans Avril brisé, Kadaré marque son hostilité à l’égard de la vendetta albanaise. Une vendetta existait déjà en Grèce pendant la période mycénienne, d’où la similitude avec l’Orestie, et de manière générale le mythe d’Electre. Il est significatif de voir que le constat que fait Kadaré de l’Albanie du Nord dans les années 30 est pratiquement le même que celui d’Eschyle à propos d’une Grèce d’il y a trois mille ans. Il y a eu pourtant Solon, qui naquit un siècle avant Eschyle, législateur, homme d’État grec, poète et philosophe, qui jeta les bases d’un nouveau cadre juridique instituant l’héliée, tribunal populaire qui jugeait la plupart des affaires criminelles.
Mais si Eschyle fascina Kadaré, c’est surtout le mythe de Prométhée qui attira au plus profond de lui Kadaré, parce que l’affrontement n’était plus entre hommes comme chez les Atrides, mais entre divinités. Prométhée enchaîné, autre symbole du droit, demeure plus que jamais moderne. Selon Marx, Prométhée « premier martyr du calendrier philosophique » demeure emblématique de la lutte des opprimés contre les dominants, et selon Kadaré, « à la différence de certains héros de l’Antiquité, le temps ne l’a pas éloigné des hommes »[27].
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La Grèce ancienne est l’avenir de l’homme ? En tout état de cause, comme le rappelle Kadaré, la tragédie grecque est la pus récente de toute pièce contemporaine[28].
Tout comme la cosmogonie hellénique fait naître le monde des dieux et des hommes d’un chaos initial, l’Albanie vit dans le désordre ottoman où triomphe le mensonge, et où les plus maléfiques permettent aux hommes d’assouvir leurs appétits de puissance, leurs instincts de domination. Nous sommes au seuil de l’intolérance, du rejet de l’autre. Pour Kadaré, l’empire ottoman représente l’enfer sur terre. Ce monde des crimes et de sang n’est pas infernal dans sa seule apparence, mais dans son principe fondateur. « L’enfer est le commencement des lois, de la légitimité… Le concept de droit commence par l’enfer »[29], déclare curieusement l’auteur.
Au seuil des pays des Balkans, l’Albanie c’est l’autre monde, le monde qui résiste, le dernier carré qui ne se rend pas. Tout l’optimisme de Kadaré est là.
Dans la préface à La Ville du Sud, recueil de nouvelles, Robert Escarpit écrit :
Le pessimisme d’Ismaïl Kadaré n’est qu’apparent. Le monde qu’il évoque (le plus souvent celui de l’Albanie en lutte) n’est pas facile : il est semé de problèmes, de chagrins, parfois de cruautés. Mais c’est un monde où l’individu écrasé retrouve sa force de vivre et d’agir au contact de la terre natale et où son esprit[30] de résistance ne meurt jamais.
Cette terre natale, terre sauvage et rude, comme ses habitants, est aussi celle des premières colonies grecques dont Homère a immortalisé les aventures. Cette terre si particulière était connue des Grecs qui fondèrent sur les rivages de la Méditerranée les premières cités libres. Mais plus qu’aux Grecs c’est aux Troyens qu’Ismaïl Kadaré accorde sa préférence : on ne peut pas être contre eux[31].
Inutile d’insister sur tout ce que symbolise la lutte des Troyens face à l’impérialisme des anciens Grecs. Il faudrait plutôt noter que l’histoire de la prise de Troie n’est pas dans l’esprit de Kadaré une histoire passée et révolue. Au contraire. Elle lui permet de dire qu’il partage la conception, très poétique, du temps chez Aristote : « Les événements de Troie me sont antérieurs, mais ils pourraient avoir lieu maintenant ou plus tard ; c’est un hasard si l’événement nous est antérieur. Tout dépend des engrenages du temps »[32].
Une nation est une âme. Grâce aux mythes, et à l’Histoire, la destinée humaine prend un sens, un lien s’établit entre les morts, les vivants et les générations à venir. Si l’Histoire sert de toile de fond à la plus grande partie de l’œuvre de Kadaré, les mythes tissent ses œuvres d’un bout à l’autre dans une dynamique intemporelle. Chantre de l’Albanie, Kadaré devient en même temps défenseur de l’Europe des patries.
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On ignore ce qu’aurait été la littérature mondiale sans Eschyle, dit Kadaré[33]. On ignore ce qu’aurait été la littérature albanaise sans Kadaré. Eschyle hybride, moitié lumière, moitié ombre éternelle. Il incarne le monde tel que le présentaient les Grecs. Avec la lumière de la vie mêlée aux ténèbres de l’enfer. Comme Kadaré. Et son œuvre. Inséparable de l’histoire. Il ne peut y avoir d’étude sur Eschyle sans prendre en compte le côté sombre qui caractérise le tragique grec. Il ne peut y avoir d’étude sur l’Albanie sans Kadaré et sa saga balkanique, véritable témoignage du drame qu’a vécu la moitié de l’Europe dans le second XXe siècle.
Dans la littérature moderne et post-moderne des Balkans en général et de l’Albanie en particulier, Kadaré fait figure de proue, en bafouant les tyrans, en fustigeant les meurtres perpétrés.
Prométhée des Temps modernes, Kadaré va à l’encontre des démagogues et fait une œuvre à contre-courant des mentalités et des régimes.
Mythe des Balkans, mythe du pays oppressé et opprimé, Kadaré se bat sa vie durant pour la liberté ‒ liberté de culte, liberté politique, liberté de la presse et fin du monopole du Parti sur l’État ‒, et le pluralisme politique. Écrivain catalyseur, il œuvra pour la chute du stalinisme. Écrivain mythe, il écrit l’histoire de son Albanie éternelle, enfin libre et rétablie et fait de son œuvre une véritable mytho-poésie des Balkans.
Bibliographie
BRUNEL, Pierre, Mythopoétique des genres, Paris, PUF, « Écriture », 2003.
BRUNEL, Pierre, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF, « Littératures », 1992.
ELIADE, Mircea, Images et symboles, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1979.
FAYE, Éric, « Ismaïl Kadaré : un sphinx en hiver », in Albanie Utopie. Huit clos dans les Balkans, Autrement, Sonia Combe et Ivaylo Ditchev (Éds), collection Monde, hors série, N° 90, janvier 1996, p. 124-137.
FAYE, Éric, Ismaïl Kadaré. Prométhée porte-feu, Paris, José Corti, 1991.
KADARÉ, Ismaïl, Entretiens avec Éric Faye, Paris, José Corti, coll. « En lisant en écrivant », 1991.
KADARÉ, Ismail, Le crépuscule des dieux de la steppe, Paris, Folio, Gallimard, 1989.
KADARÉ, Ismaïl Eschyle ou l’éternel perdant, traduit de l’albanais par Alexandre Zotos, Paris, Fayard, 1988.
KADARÉ, Ismail, Invitation à un concert officiel et autres récits, Paris, Fayard, 1985.
OKTAPODA-LU, Efstratia (Éd.), Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans,
Introduction de Pierre Brunel, Paris, Publisud, 2006.
ROUGEMONT, Denis, Les Mythes de l’amour, Paris, Albin Michel, 1961 (rééd. Gallimard, coll. « Idées », 1972).
SINANI, Sheban, Le Dossier Kadaré. Suivi de La vérité des souterrains, entretien d’Ismaïl Kadaré avec Stéphane Courtois, Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, Paris, Odile Jacob, 2006.
SHEHU, Bashkim, L’Automne de la peur, Paris, Fayard, 1993.
YOURCENAR, Marguerite, « Le lait de la mort », Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 2005.
Notes
[1] Cette étude a fait l’objet d’une Conférence lors du Colloque international Les Écrivains du Sud-Est européen en quête d’identité, à l’Université “Spiru Haret”, Bucarest, 6-7 novembre 2009.
[2] Denis Rougemont, Les Mythes de l’amour, Paris, Albin Michel, 1961 (rééd. Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 25
[3] Pierre Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF, « Littératures », 1992, p. 46-47.
[4] La bessa est la règle fondamentale du Kanun, une notion complexe où se retrouvent la loyauté, la garantie, la fidélité à la parole donnée, le respecte du contrat.
[5] Sheban Sinani Le Dossier Kadaré. Suivi de La vérité des souterrains, entretien d’Ismaïl Kadaré avec Stéphane Courtois, Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 196.
Par ailleurs, l’auteur avoue : « J’ai remis à mon éditeur, Claude Durand, la carte du goulag albanais ainsi que des informations sur les prisonniers politiques, qu’il publia sous pseudonyme dans la presse française. Avec une lettre remise au Président américain par les soins de mon ami Elie Wiesel, c’est bien la totalité de mes actions dans ce domaine ». Voir Sheban Sinani, Le Dossier Kadaré, op. cit., p. 196. Et il ajoute plus loin : « [L]a foi en la littérature, le processus de création, apportent la protection. Ils secrètent des anticorps permettant de lutter contre la terreur de l’État. […] de tous les dangers […] seule la rupture avec la littérature serait véritablement fatale à l’écrivain ». S. Sinani, op. cit., p. 202.
[11] Le général de l’armée morte (Albin Michel, 1970) est le premier roman de Kadaré, roman qui le propulsa dans le monde entier alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans. Le roman décrit la singulière mission d’un officier italien venu recueillir les dépouilles des soldats tombés sur le sol albanais lors de l’offensive d’avril 1939. Au terme d’une extraordinaire aventure au cours de laquelle il parcourt le pays avec sa liste de l’armée porte sous le bras, le Général comprend que nul envahisseur ne parviendra jamais à soumettre le peuple albanais ni en pénétrer le coutumier.
[12] Efstratia Oktapoda-Lu (Éd.), Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans,
Introduction de Pierre Brunel, Paris, Publisud, 2006, p. 16.
[16] Œuvre clé de la production littéraire de Kadaré, Eschyle ou l’éternel perdant porte sur le rapport écrivain-pouvoir politique.
[17] Le Kanun, du grec kanôn, règle, rival dans l’Histoire du Nomokanon byzantin et du droit ottoman et qui a gardé son emprise jusqu’au début du XXe siècle dans les montagnes de la zone épique. « Le Kanun est une richesse universelle devant laquelle le Code d’Hamourabi ou les autres législations de ces zones-là ressemblent à des jouets d’enfant […] C’est pour cela qu’il est vain de se demander à son sujet, comme des enfants, s’il est bon ou mauvais. Comme toute chose grandiose, le Kanun est au-delà du bien et du mal », écrit Kadaré. Voir Ismaïl Kadaré, Avril brisé, Livre de poche, 1982, p. 74-75.
[18] Marguerite Yourcenar, « Le lait de la mort », Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 2005, p. 48.
[19] Besnik Mustafaj, Les lettres albanaises (1990), tout comme Gottfried August Bürger, écrivain allemand du XVIIIe siècle dans Léonore (1774), ou le Russe Vassili Joukovski au XIXe siècle.
[21] Dimitris Hadzis (1913-1981), inscrit dans le parti communiste grec, fut obligé de quitter la Grèce après la guerre civile et de s’exiler à Berlin et à Budapest. Il ne retourna en Grèce qu’en 1974, après la chute du régime des colonels. Il est l’auteur d’un recueil de nouvelles, La fin de notre petite ville (Bucarest, 1952, en grec). Il est plutôt connu avec le roman Le livre double, 1976 (en grec) qui relate la vie des émigrés grecs en Allemagne.
[22] Kostas Tachtsis (1927-1988), auteur principalement du Troisième anneau (1962, en grec), chef d’œuvre de la prose grecque de l’après-guerre qui relate la guerre des Grecs en Macédoine et l’Occupation.
[23] Ismaïl Kadaré, Eschyle ou l’éternel perdant, traduit de l’albanais par Alexandre Zotos, Paris, Fayard, 1988, p. 121.
Şi unul şi celălalt sau “eul ecumenic al lui Vassilis Alexakis”. Cu un dialog cu autorul
Alexandru Matei
Université Spiru Haret, Bucarest, Roumanie
amatei25@yahoo.com
Et l’un et l’autre « ou le moi œcuménique de Vassilis Alexakis »
Suivi d’un Entretien avec l’auteur
The One and the Other or „Vassilis Alexakis’ oecumenical I”
Abstract: In this study we try to find out a structural influence that Vassilis Alexakis’ exile has upon his two major novels, La Langue maternelle and Ap. J.-C. These two novels reveal an indecision which strikes either the style and the literary construction of the self (the main character and, in a certain extent, the author). In-between two alternatives (simple writing and elaborate writing, France and Greece, Ancient Greece and Orthodox Greece, Europe and Africa), Vassilis Alexakis relies always, as a writer, on the possibility to bet on at least two stakes. He never gives up reversibility and he never finds out himself as taking definitive decisions. In the interview, the Greek-French writer talks about his interest for a remote foreign language as the sango, spoken in the Centrafrican Republic. He thinks that it is through learning a foreign language that one can know better his own identity. He talks about the Greek language as his proper mother language and about his mourning period after his mother’s death, consumed in an attempt to rediscover the virtues of his native language. Finally, he states his atheism as a form of fidelity to the ancient Greece, the inventor of philosophy, and his contempt about christianism as the religion which suspended the teaching of philosophy.
Keywords: Greek Literature; French contemporary literature; Vassilis Alexakis; Ap. J.-C.; Balkan French-language writers; Sango language; Christianism.
Sexagénaire aujourd’hui, l’écrivain gréco-français Vassilis Alexakis est né à Santorini, en 1943, et il a eu à subir un tremblement de terre qui a balayé toute la fortune de la famille. Puis, il est parti pour la France, où, à un moment donné, il a commencé à écrire directement en français, au désespoir de son père, dramaturge, comme il se doit pour un artiste grec, qui ne concevait pas qu’on puisse abandonner la langue et la culture nationales.
Prix Médicis en 1995, Vassilis Alexakis n’est pas un romancier français des plus connus ou étudiés en facultés. Cela veut dire qu’il se tient à l’écart de la vogue – authenticité d’une part, l’exotisme ou l’attachement à l’histoire, personnelle ou culturelle, de l’autre – et qu’il aime traverser des expériences d’écriture différentes sans que l’une d’elles l’emporte sur les autres (minimalisme ou « écriture blanche »[1], écriture analytique de type essai, écriture réaliste, représentative). Ce qui semble par-dessus tout appartenir en propre à la littérature de Vassilis Alexakis, c’est la pensée du langage et la passion étymologique. C’est ce qui fait de lui un écrivain tout d’abord français, car c’est la littérature française qui met en œuvre, plus qu’une autre, l’écriture comme sondage de l’impensé. Voici une formulation récente de cette définition française de la littérature : « La littérature est une trans-forme, qui reprend et altère le déjà-dit, montre les points d’arrêts des grandes prétentions épistémiques, sociales, démonstratives, et, de là, s’affirme à même l’œuvre »[2] . La littérature est donc un transcendantal et c’est à ce titre que la culture française la conçoit et que Vassilis Alexakis la pratique. Mais ce n’est pas tout. Un autre topos de la littérature narrative de ce romancier, c’est le voyage, l’en-quête en tant que tels, du moins dans ses romans les plus importants, La Langue maternelle (1995) et Ap. J.-C. (2007). Ce qui se manifeste là, c’est, en revanche, son origine culturelle grecque, mythologique, où l’écrivain est un chercheur et aussi, pour reprendre un titre foucaldien, un « herméneute du sujet »[3] qu’il est. Mais cette investigation présuppose aussi un autre type d’écriture qui n’est plus censée penser le langage (dans sa pratique même), mais représenter et agir comme si le problème de la crise de la représentation n’avait jamais effleuré la pensée moderne de la littérature. Voici où se trouve donc la limite du projet littéraire de Vassilis Alexakis : c’est une limite qui relativise chacune de ses deux quêtes que déploient ses romans, qui en met le héros toujours en état de décider et de réconcilier, mais aussi qui l’empêche de choisir entre l’une ou l’autre. Le choix idéal pour lui, c’est le choix double : tout ou rien.
L’identité culturelle interstitielle de Vassili Alexakis est donc un couteau à double tranchant. Elle est pour lui une limite et aussi, pour employer un mot de Heidegger, un « dé-loignement »[4]. Car, d’une part, la co-appartenance culturelle met toujours en perspective l’appartenance de chacun de ses gestes à l’un ou l’autre des deux paradigmes, et l’écrivain arrive ainsi à se livrer à soi-même toujours comme un autre. Il est un autre dans La Langue maternelle pour autant qu’il assume le point de vue d’un Grec revenu à Athènes après un long exil pour retrouver un territoire qui n’est plus son terroir et qui se donne ainsi plus facilement à connaître. De retour chez soi, il se rend compte qu’il n’y a pas de retour au même, et c’est ainsi que, dans ce roman tout comme dans le dernier qu’il a publié, Ap. J.-C., il met en scène une enquête, un processus qui suppose une régression qui aboutirait à une origine censée cachée : les significations de la lettre epsilon pour le livre de 1995, la vie des moines du mont Athos pour le dernier. En d’autres mots, il fait une descente vers l’identité antique et une autre vers l’identité orthodoxe de son pays, toutes les deux lointaines pour un exilé dans le pays de la laïcité, de la révolution – la France, mais aussi riches en connaissances, car les articulations entre les passés antique et orthodoxe de son pays natal, d’une part, et la modernité désenchantée où il vient de s’installer comme à distance de soi-même, de l’autre, rend possible une circulation d’idées et d’affects qui promet de rapporter.
C’est dire que pour Alexakis tout va toujours par deux, mais qu’il y a plusieurs dualités : la Grèce, c’est le pays de la philosophie, de la langue-ancêtre de tout ce qu’on appelle aujourd’hui pensée occidentale, mais aussi un pays orthodoxe, levantin, assis au milieu du tonneau à poudre des Balkans, où la différence est source de guerre, de mort et d’assujettissement et non de pensée libre, où le dogme et le préjugé règnent – l’écrivain va en rendre compte durant l’entretien suivant. C’est déchiré entre deux histoires, deux identités d’un même territoire qui a connu deux régimes historiques distincts, voire opposés, que Vassilis Alexakis est parti en France, et de là en Afrique, pour opérer d’autres partages et essayer de les accorder dans et par la littérature : le français, langue de la modernité, et le grec, langue ancienne, originaire ; la France, pays de la révolution, donc de la rupture, et la Grèce, pays de la stase, qu’il s’agisse de la première ou de la seconde Grèce, de la Grèce antique et de la Grèce orthodoxe ; et encore plus loin : l’Afrique noire, l’autre absolu (en termes géo-culturels) de l’Europe blanche (car Alexakis ne se rend pas dans une ancienne colonie française d’Afrique, mais au cœur des ténèbres, en République Centrafricaine).
Cette balance a néanmoins ses limites : elle lui permet de poursuivre des aventures, et même, si l’on pense à l’échappée africaine, une aventure à relents rimbaldiens[5]. Mais du fait de son caractère transitoire et transitionnel, l’écriture de Vassilis Alexakis ne va pas au bout d’une direction ou d’une autre. Il ne s’aliène pas jusqu’au bout, il ne quitte pas la Grèce ou l’Europe pour de bon ; de surcroît, il ne pratique pas une écriture particulière, qui rompe avec une certaine manière d’écrire dominante pour en imposer une autre. Il n’est ni styliste ni possesseur d’une « écriture blanche », ni un grand raconteur ni un écrivain éminemment réflexif. Il est à la croisée des registres. Il est un écrivain interstitiel, œcuménique et partant pour connaître toujours le versant différent de tout phénomène donné sans jamais abandonner le versant qu’il vient de quitter. Mais, à passer de face à pile, de droite à gauche pour se mettre toujours dans l’entre-deux, il ne mise jamais sur une seule carte. Sa passion étymologique est elle-aussi double. D’une part, il s’agit de l’approfondissement de sa langue maternelle, thème central de son roman homonyme. Cela est évident dans un aveu comme celui du protagoniste, Pavlos, qui était en train de chercher ce que le E de l’entrée à Delphes veut dire : « L’idée que le verbe trouver, eurisko, commence par epsilon – j’ai naturellement pensé au célèbre eurêka d’Archimède – m’a rendu encore plus joyeux »[6].
Cette passion de la profondeur est une preuve de fidélité envers une culture aujourd’hui immergée sous le sol des langues européennes vernaculaires, et ce sol n’est qu’une strate épidermique dont le soubassement immédiat est le latin. Le grec, c’est une racine sans tige et feuilles, c’est, plus que tout autre idiome, la fondation qui n’a que peu de ressemblances avec la construction visible qu’elle supporte. Mais le geste d’entamer une recherche du sens dans les mots, le plaisir d’étaler des lexèmes et de trouver à la fin un vide fertile, le lieu d’où l’être procède, c’est un geste français, car c’est le geste transcendantal par excellence. Il n’est pas anodin de remarquer que le dernier mot grec qui figure dans La Langue maternelle, c’est ellipsi, le manque : il s’agit du manque de la lettre E dans le nom de l’auteur et dans celui de sa mère, mais il s’agit évidemment d’une origine (qui vient d’être) perdue :
J’ai songé une fois encore à l’epsilon. Le nom de ma mère, Marika Nicolaidis, ne comporte pas cette lettre. Ni le mien, d’ailleurs. J’étais certain pourtant que le mot qui me manquait pour compléter mon cahier était là, quelque part. J’ai regardé le gravier qui forme une mince bordure autour des géraniums. Deux oiseaux picoraient un peu plus loin. J’ai soudain pensé au mot ellipsi, le manque.
Cette recherche originaire n’est pas grecque. Elle est française. Puisqu’il ne s’agit pas de partir dans un voyage destinal, qui peut apporter des expériences inouies, mais de procéder à une quête méthodique, volontaire qui insiste à ne rien manquer de ce qu’elle vise : « le mot qui me manquait pour compléter mon cahier », c’est moi qui souligne. Il s’agit justement d’avancer jusqu’au bout, tout en sachant que le bout n’existe pas, que cette quête est une confrontation à l’impossible. Laurent Dubreuil explicite et illustre « ce jusqu’auboutisme » français vers la fin de son livre :
Ces derniers temps, j’opte pour le jusqu’auboutisme, et je le trouve cité ici, différemment (par Artaud, Bataille, Sartre par exemple). Je ne puis aller jusqu’au bout, il n’y en a pas, je puis toutefois le vouloir, et c’est ce que je veux[7].
Les deux cultures se retrouvent dans ce roman, une méthodique et l’autre confirmant la méthode par sa constitution en objet idéal de cette recherche: la culture française et la culture grecque. Mais chacune des voies peut être abandonnée à tout moment pour emprunter l’autre: l’histoire peut se muer en entreprise étymologique pure, en réflexion sur la langue et intégrer ainsi a part entière une dimension littéraire typiquement française. Mais l’auteur ne fait pas ce pas irréversible. L’autre voie serait celle du drame qui, métaphorisant la recherche, pourrait se dispenser du geste étymologique explicite. Mais, impossible de s’abstraire à la modernité où il pense et au moderne qu’il est, Vassili Alexakis ne peut ni reprendre à frais nouveaux drame sans s’en distancer et s’arrêter pour le penser, comme l’avait fait magistralement mais sans ambages James Joyce dans Ulysses. Il lui reste donc à concilier deux directions qui n’arrivent jamais à se séparer à perte de vue, qui peuvent fonctionner toujours comme l’alibi l’une pour l’autre. C’est pourquoi, juste après citer le mot « ellipsi », à la dernière page de La Langue maternelle, il abandonne le mot et passe à la représentation : « – Tu nous a manqué, Marika, ai-je pensé » (la mère du personnage mais, nous allons le voir en lisant l’entretien avec l’auteur, la mère de l’auteur aussi). La pensée du langage, manifestée dans la citation de l’ellipsi, se dissout vite et le mot grec est mis sur les rails du sens strict à l’intérieur de l’histoire racontée. On a l’impression d’assister en effet à une réconciliation entre deux écritures, mais aussi à une indécision : est-ce la mort de la mère de l’auteur qui ouvre son enquête littérale et le déploiement d’une pensée du langage, ou bien c’est à partir de cette pensée que l’auteur peut, via le narrateur, référer précisément à l’expérience individuelle de la mort de sa mère ? On l’ignore. Ou bien on le devine : les deux dans le même temps. Est-ce possible ? Ca, c’est au lecteur d’en décider.
L’entretien suivant nous éclaircira davantage, car nous allons découvrir un écrivain marqué avant tout par le poids d’un double – au moins – exil : géographique et culturel.
Entretien avec Vassilis Alexakis. Bucarest – juin 2009
Vassilis Alexakis a lancé en avril 2009, à Bucarest, la traduction en roumain d’un roman controversé Ap. J.-C., aux éditions Trei. Je ne l’ai pas écouté lisant de son roman face à face, mais via YouTube. Après quoi je l’ai rencontré dans une loggia des éditions Trei, fatigué, avec une chemise déboutonnée sur la poitrine. Circonspect au début, il est devenu petit à petit plus disert et méditatif dans le même temps. Nous avons eu une discussion sur la littérature, christianisme et antiquité. Mais, avant tout, sur l’Afrique.
Alexandru Matei : Je ne peux pas m’empêcher de commencer par votre passion pour les langues étrangères. Une idée bizarre vous est passée par la tête: apprendre la langue africaine sango, de l’Afrique centrale. Vous pensez qu’en apprenant une langue étrangère vous accédez tout de suite à la compréhension de la culture qui l’a donnée ?
Vassilis Alexakis : Il faut savoir que mon intérêt pour les langues était purement romanesque. Je voulais voir si je pouvais faire d’une langue étrangère un personnage de roman. Il s’agit de mon livre Les Mots étrangers, de 2002. Vous savez, je n’écris pas de livres pour un public ciblé. Non, je pense tout d’abord à qui pourrait raconter ce que je veux faire raconter.
Et puis chacun est libre de s’identifier au locuteur. C’est pourquoi je n’ai pas écrit le roman sur la langue sango pour les érudits ou pour ceux qui sont fascinés par l’Afrique, mais pour n’importe qui veut découvrir quelque chose de nouveau, peut-être sur lui-même. Puis, il est aussi vrai qu’un dictionnaire, lu de la manière dont j’ai lu le dictionnaire français-sango, t’apprend beaucoup sur la culture d’un pays, des paysages aux coutumes des habitants. Et cette langue c’est comme une sorte de Tarzan. À l’étudier, j’ai essayé d’apprendre moi-aussi plus sur ma propre culture.
A. M : Vous avez voyagé en République Centrafricaine. C’était comment ?
V. A : C’est une atmosphère très oppressante là. Tout le monde redoute par exemple les sorciers. À Bangui, la capitale, chaque rue a son sorcier. N’importe quel malheur arrive, le responsable en est le sorcier. Et il ne s’agit pas seulement des gens simples qui croient aux sorciers, car les élites ne pensent guère différemment à ce sujet. En sango, il y a un seul mot grec, “politique”. Mais vous savez ce qu’il signifie ? Escroc. Seulement “escroc”, il n’a aucune autre signification, il ne signifie pas par exemple “politicien”. Enfin, autre chose d’étonnant dans cette langue : le verbe avoir n’y figure pas. Vous savez comment on demande “Vous avez une aspirine ? ” : “Vous êtes avec une aspirine ? ” Être remplace avoir. Cela me semble formidable.
A. M : Avant Les Mots étrangers, vous avez écrit La Langue maternelle, en 1995, roman que vous avez écrit après la mort de votre mère. Il s’agit bien d’un travail de deuil et, puis, d’une échappée ?
V. A : Oui, je crois que c’est comme ça. Dans ce roman je parle en effet de la disparition de ma mère, ma mère qui signifie aussi les premiers mots grecs que je connais. Avec ma mère, c’est aussi ma langue maternelle qui s’est envolée. Oui, dans un premier temps, je voulais me consoler de la mort de la ma mère par le retour, régressif si vous voulez, vers la langue maternelle. Quand je me suis mis à l’apprentissage de la langue sango, oui, c’est alors que le travail de deuil a pris fin. Je me suis dit alors que je devrais me jeter dans une autre aventure, et ce fut l’apprentissage de la langue sango et le séjour africain. D’ordinaire, mes romans sont écrits à la première personne. Mais je ne le fais pas pour authentifier des aveux et je laisse mes lecteurs croire ce que bon leur semblent. Ce “moi”, c’est toujours un essai de rentrer dans la peau de quelqu’un d’autre, dans la peau d’un narrateur qui n’est pas moi. J’écris à la première personne aussi pour revivifier la tradition orale de la littérature. Je voudrais que mes romans soient récités, et non lus.
A. M. : Vous avez déclaré que, bien qu’ayant le métier de journaliste, vous pouvez ignorer tout ce qui se passe autour de vous. Vous avez alors un caractère de philosophe et non de romancier. Vous êtes devenu tout de même romancier. Est-ce que vous vous en sentez un peu coupable, coupable d’avoir trahi la culture philosophique de votre pays ?
V. A : Mon père ignorait parfaitement toute l’actualité, il ne savait même pas le nom du premier ministre. Je peux me concentrer à tel point quand j’écris, qu’en effet je peux m’abstraire à tout ce qui se passe autour de moi. Mais j’aime l’actualité, vous savez, j’aime le cirque politique. Et c’est pourquoi je préfère le roman, puisque dans un roman on a l’occasion de connaître beaucoup de monde, de tant voyager. Les romans existent parce qu’il y a des gares. Dans une société rurale, il n’y pas de gares, et personne n’y a besoin de romans. Mais c’est le roman qui dit le mieux notre monde dynamique, urbain, en permanente transition.
A. M. : Dans Ap. J.-C., il y a un personnage qui porte le nom d’un être mythologique, de l’Odysée, Nausicaa. Vous l’avez rendue vieille, elle a dans votre livre 89 ans, elle est aveugle mais, comme dans le poème d’Homère, elle pousse un jeune homme (un étudiant qu’elle loge dans sa maison à faire des recherches sur la vie des moines athonites. Qu’est-ce que vous préférez, la Grèce antique ou celle orthodoxe ?
V. A : Je crois que j’ai écrit sur le Mont Athos avant tout parce que je me suis rendu compte que si je n’arrive pas à comprendre le rôle de la religion dans la Grèce de nos jours, je ne pourrai pas comprendre ce que veut dire aujourd’hui être Grec. J’ai parlé avec une cinquantaine de spécialistes en iconographie, architecture, doctrine, coutumes religieuses. J’ai appris combien violent a été le christianisme dans son essai de s’imposer comme religion officielle et comment la Grèce s’y est opposée pendant à peu près un millénaire. Le christianisme a contribué à retarder le dévéloppement du pays. Figurez-vous que, entre 520 et 1820 après J.-C., l’Église levantine a interdit l’enseignement de la philosophie dans le pays même qui l’a vue apparaître. Rien de cet ancien esprit grec, antique, ne se retrouve plus dans la Grèce orthodoxe. Les Grecs aimaient voyager, connaître le monde. À tel point qu’on puisse dire que l’identité des Grecs est le voyage. La liberté de penser, telle qu’elle a été pratiquée par les anciens Grecs, a disparu avec l’arrivée du christianisme. C’est pourquoi je ne suis pas croyant et je m’efforce, dans ce roman, à redécouvrir, pour le faire passer au lecteur, l’esprit de la véritable Grèce.
Bibliographie
Alexakis, Vassili, La Langue maternelle, Paris, Fayard, 1995.
Alexakis, Vassili, Ap. J.-C., Paris, Fayard, 2007.
Dubreuil, Laurent, L’État critique de la littérature, Paris, Hermann, 2009.
Notes
[3] Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard-Seuil, 2001.
[4] Le dé-loignement est la traduction française du concept de Ent-fernung, que Martin Heidegger définit ainsi : « Par dé-loignement en tant qu’il s’agit d’un genre d’être du Dasein au regard de son être-au-monde, nous n’entendons ni quelque chose comme l’être-éloigné (proximité), ni même la distance. (…) Dé-loigner veut dire abolir le lointain, c’est-à-dire l’être-éloigné de quelque chose, rapprocher (…) ». Voir Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 146
Imagini, simboluri şi arhetipuri în legenda balcanică a fratelui întors dintre morţi
Gisèle Vanhese
Université de Calabre, Italie
gvanhese@libero.it
Images, symboles et archétypes dans la légende balkanique du Frère revenant /
Images, symbols and archetypes in the Balkan legend of the Ghost Brother
Abstract: This essay treats the main mythemes constituting the legend of the Ghost Brother and the important constellations of the imaginary within which it is inscribed. A funeral chant in Greece, Romania, and Albania (including the Arbëresh communities in Italy), while a marriage hymn in Serbia and Bulgaria, this Balkan legend manifests itself to this very day, through troubling transformations or through irradiation, by means of fossilized traces which this exegesis explores in depth. Dumitru Caracostea has demonstrated how the mythic core traces back to an incest nightmare, which would have undergone a mutation during its diffusion, passing from the Ghost Brother to the Phantom Betrothed. After having analyzed the archetypal scenario, we have examined the mytheme of the Living Dead (associated in certain authors with the custom of posthumous marriage), which always signals a return of the archaic, and the mytheme of the Nocturnal Ride which centres on eros. The works taken into consideration are: Muzgu i perëndive të stepës, Kush e solli Doruntinën and Hija by Ismaïl Kadaré; Vera pa khtim by Besnik Mustafaj; Înviere by Lucian Blaga; Dina by Felicia Mihali.
Keywords: Folklore; Romanian Literature; Albanian Literature Imaginary; the Fantastic; the Ghost Brother.
Mircea Eliade est revenu à plusieurs reprises sur la découverte d’une grotte contenant des organismes remontant à la préhistoire et sur l’analogie avec la pérennité des motifs folkloriques dans les Balkans : « La mémoire populaire, pareillement à une grotte a gardé des documents authentiques représentant les expériences mentales que l’actuelle condition humaine rend non seulement impossibles, mais même impossibles à croire »[1]. Ces motifs folkloriques balkaniques ont préservé les formes matricielles des mythes : « Tout comme les grottes conservent une faune archaïque […], la mémoire populaire conserve des formes mentales primitives que l’histoire ne nous a pas gardées. […] On trouve aujourd’hui dans le folklore des formes de plusieurs ères, qui représentent des étapes mentales différentes »[2].
Non seulement les ballades traditionnelles mais aussi et surtout leurs réélaborations littéraires portent jusqu’à nous une étincelle d’un feu très ancien. Témoignant de la continuité du régime archaïque de l’imaginaire, un récit continue à aimanter les cœurs et les chants : c’est la légende du Frère revenant. On la retrouve comme chant funèbre en Grèce, Roumanie, Albanie (et dans les communautés arbëreshes d’Italie) et comme chant nuptial en Serbie et Bulgarie. Nous sommes personnellement entrée en contact avec ce substrat primordial en Calabre où la « Ballade de Constantin et Doruntina » est encore connue parmi les Italo-Albanais ou Arbëreshes de la région. Chant d’amour et de mort qui fut amené, au XVe siècle, en Italie dans une de ses plus belles versions. Ismaïl Kadaré n’affirme-t-il pas à ce sujet qu’on doit « retenir l’exemplaire des Albanais d’Italie bien plus beau, bien plus ancien aussi dans sa trame »[3] ? Remontant à une origine indécidable, dont les coordonnées temporelles et géographiques sont encore débattues, cette légende a connu une ample diffusion dans les Balkans et à partir de là en Occident. N’oublions pas qu’elle constitue le substrat du célèbre poème de Bürger – « Lenore » – qui fascina, par la sombre beauté de sa chevauchée fantastique, la littérature européenne depuis le Romantisme et bien au-delà.
1. Le noyau mythique
Dans « Lenore, o problemă de literatură comparată şi folclor. Logodnicul strigoi », Dumitru Caracostea offre une synthèse remarquable de ce thème légendaire, l’analyse de ses différentes actualisations l’amenant à des conclusions toujours actuelles. Selon ce critique, la légende contient un noyau originaire remontant à la préhistoire et s’inscrit dans les croyances plus générales relatives aux rapports entre les vivants et les morts. La spécificité de ce noyau primordial serait issue d’un rêve érotique incestueux où une jeune fille craint d’être entraînée dans la tombe par un revenant et, vu que les relations de parenté sont essentielles pour la mentalité primitive et la psyché la plus profonde, ce mort serait son frère.
La légende s’est alors propagée et durant son cheminement à travers l’espace et le temps, deux variantes seraient apparues. Dans le Nord de l’Europe et en Occident, le revenant devient le fiancé pour ne pas enfreindre le tabou de l’inceste dont certaines versions conservent encore des traces mais euphémisées (c’est ainsi qu’en Bretagne, le fiancé fantôme est aussi le frère de lait). C’est la variante du Fiancé fantôme qui a été reprise par Bürger dans « Lenore ». Au Sud – en particulier dans les Balkans – le rapport primitif est conservé ; le revenant reste le frère mais le motif de la malédiction maternelle et celui du serment justifiant son retour du règne de l’au-delà atténuent celui de sa passion incestueuse. Notons que dans certaines ballades populaires balkaniques, la parenté consanguine est fortement valorisée, en particulier le rapport frère-sœur chargé d’implications symboliques. Ce lien spécifique peut parfois arriver jusqu’à l’amour incestueux, ce qui contraint la jeune fille à l’exogamie lointaine pour échapper à la transgression de l’interdit.
Selon Caracostea, le motif du cheval fantôme et de la cavalcade – connu comme le Voyage du mort (Călătoria mortului) – se serait ajouté au noyau primitif. Il se serait développé sous l’influence d’une coutume (le rapt de la fiancée[4]) dont l’origine remonte à la nuit des temps et dont l’Antiquité a conservé des traces avec l’enlèvement de Perséphone et celui d’Hélène. Pour Caracostea, le thème du frère revenant se serait enrichi par la suite, dans les Balkans, du motif fondamental de la promesse à la mère de ramener la jeune fille et de la malédiction maternelle. En effet, de nombreuses versions populaires montrent que le revenant n’avait pas besoin d’une malédiction pour ramener la jeune femme, mariée à l’étranger, dans sa famille. Pour Caracostea, la malédiction maternelle obligeant le frère à sortir de la tombe euphémiserait le véritable motif de sa résurrection : sa passion incestueuse[5]. On observe qu’en Occident, le revenant tente d’entraîner sa fiancée dans la tombe alors que dans les Balkans, le frère ramène uniquement la sœur à sa mère.
Caracostea considère, par ailleurs, comme un trait commun à toutes les versions balkaniques une diégèse se déroulant dans la parenté la plus proche (la mère, la fille, le frère) centrée sur la souffrance de la fille et de la mère qu’a provoquée leur séparation. Remarquons en fait l’étrange absence du père – dans une légende élaborée pourtant dans une société patriarcale – qui laisse une place vide qu’occupera Constantin, le fils. Soulignons aussi que la forme archétypale de la légende serait issue d’un rêve féminin tout comme celle du zburător.
La légende primitive va s’adapter aux diverses mentalités qu’elle rencontrera dans sa diffusion (qui aurait été facilitée par la circulation des marchands selon Gheorghe Vrabie[6]). Elle s’effectue selon deux voies privilégiées : d’abord la transmission populaire orale et ensuite la reprise dans la littérature cultivée, sous l’influence de la première. Les deux types peuvent par ailleurs s’influencer réciproquement. La légende a été transcrite pour la première fois en Angleterre par Percy. Ses Reliques of ancient english poetry de 1765 contiennent la ballade « Sweet William’s Ghost » qui reprend la variante du fiancé revenant et a certainement eu un rôle fondamental dans la genèse de « Lenore ». Bien entendu, comme l’observe Caracostea, des versions orales circulaient dans les Balkans et ailleurs, sous formes de ballades populaires, bien avant cette date.
2. Le scénario archétypal
Le scénario archétypal de la légende du Frère revenant se fonde sur des éléments invariants, que nous pouvons considérer comme des mythèmes que chaque nouvelle incarnation orale ou scripturale reprend et réactualise selon des modalités diverses. Les ballades qui en sont issues actualisent les différentes séquences caractérisant la légende répandue dans tout le Sud-Est européen et que nous résumons succinctement : la famille composée de la mère, des frères (dont le nombre est variable) et d’une seule sœur ; le mariage exogamique de cette dernière ; la promesse (ou bessa dans les variantes albanaises et arbëreshes) du frère aîné ou cadet de ramener la sœur quand la mère la réclamera; la mort des frères (pour des motifs variés: guerre, peste, empoisonnement, etc.) ; la malédiction maternelle ; la métamorphose du mort en revenant ; la rencontre du frère et de la sœur et leur dialogue ; la cavalcade fantastique du frère et de la sœur ainsi que leur dialogue ; le retour et la séparation du frère et de la sœur ; la rencontre de la sœur et de la mère et leur dialogue ; la mort de la mère et / ou de la fille (ou leur survie).
C’est chez Ismaïl Kadaré que la légende a été le plus amplement développée et analysée dans ses sédimentations profondes. À plusieurs reprises, son œuvre – qui reprend pas à pas la trame traditionnelle – raconte comment Doruntina, unique fille d’une famille renommée d’Albanie, s’est mariée en Bohème et comment un de ses neuf frères, Constantin, a promis à la mère désolée de la ramener lorsqu’elle la réclamerait. Mais tous les fils meurent au cours d’une guerre sanglante et la mère restée seule maudit Constantin d’avoir enfreint la parole donnée ou bessa. La nuit venue, celui-ci s’éveille du sommeil de la mort et, la dalle funéraire s’étant transformée en cheval, il part alors pour la Bohème :
Le jeune homme trouva Doruntine au milieu d’une fête et la hissa sur son cheval pour la conduire chez sa mère. En chemin, elle lui demandait : « Mon frère, pourquoi es-tu si pâle, pourquoi as-tu de la terre sur les cheveux ? ». Et il lui répondait : « C’est la fatigue et la poussière de la route ». Ils chevauchèrent ainsi sur le même cheval, le mort et la vive, jusqu’au village de la mère. Devant l’église Constantin arrêta sa monture. L’église, avec son enceinte et ses grilles de fer, était sombre. Seule l’abside était faiblement éclairée. Constantin dit à sa sœur : « Continue ton chemin, j’ai affaire ici ». Et il poussa la porte de fer et entra dans le cimetière pour ne plus jamais en ressortir[7].
Ce scénario mythique s’est manifesté par de troublantes mutations ou par « irradiation », en des traces fossilisées que l’exégèse révèle. Rappelons que pour Pierre Brunel, la méthodologie de la mythocritique s’articule selon trois « phénomènes » prépondérants : l’émergence, la flexibilité, l’irradiation. « La flexibilité conjuguée à l’émergence permettrait alors de repérer, écrit André Siganos, l’allusion dans sa “souplesse d’adaptation” en même temps que dans sa “résistance” à toute dévaluation en simple allégorie, maintenant une “présence autre” dans le texte, présence irradiante »[8]. Comme le souligne Pierre Brunel, l’irradiation du mythe (mais aussi du thème, de l’archétype ou du symbole) peut se manifester de manière « ténue » et même de manière implicite :
la présence d’un élément mythique dans un texte sera considérée comme essentiellement signifiante. Bien plus, c’est à partir de lui que s’organisera l’analyse du texte. L’élément mythique, même s’il est ténu, même s’il est latent, doit avoir un pouvoir d’irradiation[9].
Nous allons suivre les deux modes de reprise d’un substrat folklorique qui est lui-même double puisque que la voie balkanique a privilégié comme actant principal le Frère revenant et la voie occidentale celui du Fiancé fantôme. Le premier mode de reprise est direct comme dans les romans d’Ismaïl Kadaré Muzgu i perëndive të stepës (Le Crépuscule des dieux de la steppe), Kush e solli Doruntinën ? (Qui a ramené Doruntine ?)[10] et Hija (L’Ombre)[11] et dans la pantomime Înviere[12] (Résurrection) de Lucian Blaga qui considère la ballade de « Voica », substrat de cette œuvre, comme aussi importante et envoûtante que celle de « Mioriţa » même si elle est moins connue en Roumanie. Dans le roman Vera pa khtim (Un Été sans retour)[13] de Besnik Mustafaj, l’insertion des deux ballades albanaises Kostandin et Garentine et La Chanson de Dhoqine confirme l’hypotexte légendaire mais ici, il s’agit du retour non d’un frère mais d’un Fiancé fantôme.
Le second mode est indirect, souvent implicite comme dans « Lenore » de Bürger, Le Coup de grâce de Marguerite Yourcenar et Dina[14] de Felicia Mihali, qui réénoncent la variante du Fiancé fantôme. Une ballade allemande dit que « les morts vont vite, mais les vivants aussi »[15] … ainsi commence la confession d’Eric von Lhomond dans la gare de Pise. En plaçant Le coup de grâce, paru en 1939, sous le signe de « Lenore », Marguerite Yourcenar confère à ce récit une dimension fantastique qui éclaire tout un versant de l’œuvre encore peu exploré jusqu’à présent. Le roman de Felicia Mihali se propose comme un récit à la première personne où la narratrice, une Roumaine émigrée au Québec, apprend que sa cousine Dina est morte. Dès les premières pages jaillit l’interrogation « Qui a tué Dina ? » et, selon les affirmations de Felicia Mihali elle-même, ce syntagme proviendrait – en partie modifié – du roman de Kadaré. Il lui a ainsi légué obliquement la trame légendaire balkanique, mais – comme chez Bürger et Yourcenar – il s’agit ici aussi d’un Fiancé fantôme.
3. Le mort vivant
L’actant principal est un revenant qui s’inscrit dans une typologie de personnages inquiétants car issus du royaume de la mort comme les spectres, esprits, fantômes, empuses, succubes et surtout vampires, qui signalent tous une remontée vers l’archaïque. Comme l’a montré Freud dans son essai bien connu Das Unheimliche, la croyance aux revenants appartient à des convictions primitives qui ont été « surmontées » au cours du processus culturel[16] mais qui reviennent hanter l’imaginaire. Avec le départ de la jeune femme, qui laisse brusquement mari, demeure (et parfois enfants) – ce qui peut apparaître comme un rapt par le cavalier spectral – la légende se réfère souterrainement à un réseau thématique unissant vampirisme, viol et cruauté. « L’une des raisons principales qui expliquent l’impact de l’image du vampire sur l’imagination occidentale depuis le romantisme, observe Max Milner, c’est la manière dont elle réveille les fantasmes d’agression liés dans l’inconscient à l’accomplissement de l’acte sexuel »[17].
C’est sans doute dans Hija (L’Ombre) de Kadaré qu’est éclairée le plus explicitement la nature vampirique du personnage, un tabou plus fondamental encore que celui de l’inceste ayant été enfreint. C’est celui du passage du monde des morts au monde des vivants :
J’avais commis ce que, quatre mille ans auparavant, Gigamesh lui-même n’avait pu accomplir. Le monde avait connu des viols de morts par des vivants, mais jamais à l’opposé, celui d’une vivante par un mort. Messager à la moelle gelée, j’avais tenté à mon tour de perpétrer ce sacrilège en franchissant l’infranchissable. (L’Ombre, p. 256-257).
Le motif de la froideur est le plus sûr indice du revenant comme l’exhibe la liaison du narrateur de Hija avec Mme V., l’acte se concluant par un échec : « Comment lui expliquer mon supplice ? Lui dire qu’arrivé là-bas, gelé comme je l’étais, je n’aurais pu éjaculer que de la glace pilée ! » (L’Ombre, p. 241). Vera pa khtim de Besnik Mustafaj commence avec le retour de Gori (nous apprendrons qu’il a été assassiné à Mauthausen durant la guerre) dont l’apparence inquiétante dissémine la narration d’indices sur sa nature spectrale. Il ne transpire pas et, même en été, il est toujours glacé. Sa voix est elle aussi étrange : « La voix de Gori lui parvenait atténuée, comme si elle traversait le lit trouble d’un fleuve où l’air humide éteint tous les bruits » (Un Été sans retour, p. 9). Comment ne pas songer ici au fleuve des Enfers qui sépare le royaume de l’au-delà du monde des vivants, l’Achéron auquel Ismaïl Kadaré se réfère aussi dans Muzgu i perëndive të stepës (Le Crépuscule des dieux de la steppe, p. 196).
Les silences de Gori, son dégoût pour la viande, son attitude vis-à-vis de Sana instaurent un climat étrange « si bien qu’un courant froid passait par moment entre eux » (Un Été sans retour, p. 61). Michel Guiomar montre que le courant d’air glacial signale toujours une rupture de frontière entre notre monde et l’au-delà. Il s’agit d’une « véritable thématique des souffles qui balayent ces œuvres à l’approche de la Mort »[18]. Et ce n’est pas un hasard si Gori préfère se promener avec Sana au crépuscule. « Tout crépusculaire est un crépusculaire hanté, et hanté de Mort »[19] reconnaît Guiomar. Ce moment de la journée emblématise, par la lutte de la lumière et des ténèbres, celle de la Vie et de la Mort ; il est marqué par l’incertitude, l’indécision, l’inquiétude face à un Seuil. Sana elle-même ne devient-elle pas une ombre, que semble entraîner Gori ?
Le motif du Frère revenant se lie avec la croyance balkanique au retour de ceux qui sont morts prématurément et dont le rite des noces posthumes témoigne de la peur des vivants à leur égard. Dans Vera pa khtim de Besnik Mustafaj, c’est pour respecter sa promesse de concevoir un fils durant le voyage de noce que Gori est revenu : « L’effort extraordinaire que j’ai dû faire pour revenir n’a pas été vain… Ce sera un garçon. Écoute-moi. Tu te souviendras de moi en le mettant au monde… » (Un Été sans retour, p. 160). Parallèlement à l’assimilation du narrateur de Hija avec l’ombre de Constantin, dont il hérite à la fois de l’attraction et de la froideur pour la femme aimée considérée comme « sœur », il en vient aussi à coïncider, chez Kadaré, avec les jeunes hommes qui ont été assassinés, près du lac de Saranda, alors qu’ils tentaient de franchir la frontière albanaise pour passer en Occident. L’ombre qui vient hanter le narrateur est aussi leur ombre :
Il m’était surtout impossible de confier à Sylvaine que le simple contact de mon corps avec le sien aurait brusquement mis en mouvement les cadavres sur la grève, les faisant se dresser tour à tour, titubants et hagards, pour reprendre le chemin de la liberté (L’Ombre, p. 199).
Ils sont encore là sur la grève ! m’exclamai-je intérieurement. Empêché de jaillir, mon cri résonnait affreusement dans ma tête. Ils sont là, tu m’entends, couchés côte à côte … Leurs os sont sans moelle, leur sang est froid…. Et, dans leurs derniers instants, quand leur âme s’enfonçait déjà dans l’abîme, leur plus grand regret, plus fort que tout repentir, dut probablement être de n’avoir pu faire l’amour avec une fille de ce monde-ci… Tu me comprends, maintenant: s’ils se sont fait tuer, c’est entre autres raisons parce qu’ils voulaient arriver jusqu’à toi… Et si je n’ai pu relever leurs corps, au moins aurai-je pu dégeler leur moelle afin de la porter jusqu’ici, me faire son passeur, comprends-tu ? (L’Ombre, p. 219).
Alors que dans Le Coup de grâce de Marguerite Yourcenar, les rôles actanciels sont inversés (Sophie morte venant hanter Eric qui l’a tuée), Felicia Mihali nous offre une des dernières incarnations du cavalier ténébreux et spectral qui entraîne sa fiancée dans la mort. Il prend ici le visage de Dragan, le douanier serbe, qui poursuit Dina de son désir infernal. Comme Wilhem et Constantin, Dragan est un être lié à la mort. Selon la psychologie des profondeurs et la mythocritique, le fait qu’il soit un douanier l’établit non seulement à la limite de deux pays (ici la Roumanie et la Serbie) mais aussi à la limite de deux mondes, exactement comme les revenants sont à la frontière entre la vie et la mort. Cette limite est renforcée par le Danube que Dina doit traverser tous les jours et qui rassemble, dans le roman, les valeurs létales de l’Achéron : « Tous les fleuves rejoignent le Fleuve des morts » affirme Gaston Bachelard[20]. Pour Jean Libis, le fleuve trace « une limite magique, qui conduit à une dissymétrie radicale des deux rives […]. D’une façon générale, l’eau devient la ceinture de l’ailleurs, la ligne de démarcation qui ouvre au monde de la létalité »[21].
Dragan semble donc avoir depuis toujours appartenu au royaume de l’au-delà. Sa mort, après la fuite de Dina, ne fait que confirmer cette appartenance. Il s’est sans doute suicidé. Plus mystérieuse apparaît la mort de la jeune femme qui, mariée, semblait avoir trouvé le bonheur avec un ingénieur de Bucarest. Pourtant elle n’a pas hésité un jour à s’empoisonner. Même si Dina avait toujours pressenti l’issue fatale de sa relation avec Dragan, on peut se demander pourquoi ce dernier ne l’a pas tuée lors de leur cohabitation vu qu’il tendait vers le crime dès leur première rencontre. C’est seulement après sa mort qu’il provoque celle de la jeune femme. La mort inexplicable de Dina apparaît – pour nous – comme l’ultime rapt par le guerrier serbe (souvenons-nous que la narratrice utilise explicitement le terme « spectre » pour le qualifier, Dina, p. 172).
4. La cavalcade ténébreuse
Au noyau primitif, centré sur la passion incestueuse du Frère revenant pour la sœur, se sont ajoutés d’autres motifs pour former une constellation spécifique. La chevauchée fantastique d’un homme spectral et d’une femme à la longue chevelure a traversé la littérature européenne avec le Romantisme. Depuis la « Lenore » de Bürger, sa sombre et troublante beauté n’a cessé de nous fasciner comme en témoignera encore « Strigoii » d’Eminescu. Ce thème emblématise, avec le couple de Constantin et sa sœur montés sur un cheval noir, l’aspect le plus ténébreux et érotique de la légende. On sait que le cheval appartient au bestiaire mythique psychopompe. Et ce n’est pas un hasard s’il provient, dans le récit ancestral, de la transformation de la dalle funéraire ou du cercueil.
Animal chthonien, « fils de la nuit et du mystère », le cheval est puissamment associé à l’éros, au désir libéré, comme l’est aussi la présence de la chevelure féminine flottant dans le vent de la course, signe d’abandon voluptueux. Jung lie, de son côté, le symbolisme du cheval à la libido. Il met aussi en évidence le caractère hippomorphe du cauchemar dont il étudie l’étymologie dans diverses langues et relie l’animal aux empuses et succubes. Il est bien vrai que « le cheval ténébreux poursuit toujours au fond de nous sa course infernale »[22]. Et le motif du Frère revenant retrouve le symbolisme du cheval infernal, lié au Mal et à la Mort.
En fait, une grande constellation de culpabilité hante la légende. Elle n’apparaît pas seulement avec la rupture du serment par Constantin mais elle surgit, dès le début, avec l’insistance suspecte de ce dernier, malgré le refus de la mère, pour le mariage exogamique de sa sœur. C’est d’ailleurs de ce choix – le mariage à l’extérieur du clan (de la famille, du village, du pays) – que dérivent le serment de Constantin, la malédiction de la mère pour son non-respect et le retour du royaume de la mort. En fait, après le départ de la jeune fille, la mort va s’étendre comme si la décision de Constantin avait apporté le malheur : mort de tous les frères, dont la cause varie selon les versions de la légende (guerre, peste, etc.) et le plus souvent double mort de la mère et de la fille à la fin du récit traditionnel.
Ajoutons que pour Chevalier et Gheerbrant, le cheval est l’animal des ténèbres et des pouvoirs magiques. La valorisation négative du symbolisme chthonien, auquel il est associé, peut faire du cheval « une kratophanie infernale, une manifestation de la mort »[23], en particulier s’il est de couleur noire[24]. Il est alors lié aux ténèbres originelles, à l’indifférencié, à l’abyssal, à l’impur, à l’Ombre. Dans les diverses réécritures de la légende balkanique, le cheval va subir un processus de substitution symbolique, où des formes modernes – comme la voiture (dans Dina) – coïncident avec une réactualistaion de l’archétype.
Notons que dans Înviere de Lucian Blaga, Constantin arrive à cheval mais repart avec Voica dans une voiture attelée à des chevaux blancs. Cette modification dévoile une volonté d’euphémisation qui a aussi conduit l’auteur à transformer le caractère du frère, qui apparaissait dans de nombreuses versions de la ballade lucide, froid, presque cynique avec la jeune fille : à toutes ses questions sur ses changements physiques, il répondait en effet par le mensonge ou des subterfuges pour occulter sa nature spectrale. Certes le choix de la couleur blanche a pour but de ne pas effrayer la jeune femme (« Ca să nu sperie pe Vochiţa a înhămat caii albi », « Pour que Vochiţa ne s’effraie pas, il a attelé des chevaux blancs », Înviere, p. 374). Mais loin d’être des chevaux blancs ouraniens, ils sont au contraire d’une blancheur « nocturne, lunaire, froide, faite de vide » : « le cheval blême est blanc comme un suaire ou un fantôme » reconnaissent Chevalier et Gheerbrant[25]. Il est donc présage de mort comme Constantin qui surgit dans la maison de Vochiţa « în haină albă de mort » (« en vêtement blanc de mort », Înviere, p. 372).
Dans Hija de Kadaré, le mythème de la cavalcade est complètement rénové. À la fin du chapitre L’Inceste, le retour de la jeune fille chez sa mère avec la narrateur, s’effectuera par « train de nuit » (L’Ombre, p. 228). Mais c’est surtout l’avion qui est lié au vol magique et a dès le début pris l’apparence d’un long cercueil:
Je sens s’ouvrir les portes de l’appareil comme le couvercle d’un cercueil et, dans le carillon azuréen des cloches, un déchirant coup de tonnerre antique, je sors de mon trou (L’Ombre, p. 9).
La pierre tombale se muait en avion de ligne… (L’Ombre, p. 227).
Dieu, que n’avons-nous pas vu!
Et le Mort et le Vivant
Volant ensemble sur un avion blanc (L’Ombre, p. 248).
Dans Dina de Mihali, le thème de la chevauchée n’est pas présent. Mais on peut peut-être déceler une trace « ténue » de son « irradiation », pour reprendre les termes de Pierre Brunel, à la fin du portrait de la jeune fille lorsque la narratrice remarque incidemment, en ce qui concerne sa chevelure, que « sa longue queue flottait dans le vent comme celle d’un cheval » (Dina, p. 81). De même, parlant de son caractère, elle ajoute que « Dina me semblait parfois un être qui voyageait dans les ténèbres » (Dina, p. 85), ultime trace – à notre avis – de la cavalcade fantasmatique. Dragan n’est plus venu sur le cheval noir de la légende pour enlever Dina, mais avec une grosse voiture. Il la transforme en arme lorsque, pour la surveiller, il bouchera avec le véhicule l’entrée du salon de coiffure, où elle travaille, afin de l’empêcher de s’enfuir. La voiture noire apparaît alors comme une menace et anticipe la violence qui suivra.
5. Folklore et Fantastique
De nombreux auteurs ont été attirés par le thème du Frère revenant, un des grands mythes balkaniques formant le substrat de leur œuvre et de leur méditation désirante. Centre irradiant de la légende, le rapport entre les vivants et les morts interpelle l’imaginaire. Au départ de la création folklorique et artistique se profile ainsi un désir qu’Ismaïl Kadaré a condensé en ces termes :
Il n’est personne en effet qui n’ait rêvé de voir quelqu’un venir de loin, des terres de l’au-delà, rester un moment avec lui et chevaucher avec lui sur le même cheval; il n’est personne en ce monde que n’habite quelque regret à propos d’un disparu et qui ne se soit dit : ah ! s’il pouvait revenir une fois, une seule fois, que je l’embrasse (Qui a ramené Doruntine ?, p. 101).
Les écrivains ont privilégié en général à la fois la thématique spectrale et la thématique érotique. La relecture d’Ismaïl Kadaré apparaît décidément plus complexe car elle somme, aux deux thématiques précédentes, celle de la bessa (thème qui mériterait une étude à part). Si chez Kadaré, deux romans – Kush e solli Doruntinën? et, avec des modalités diverses, Hija – sont centrés sur le rapport incestueux, les autres réécritures assimilent le revenant non plus à un frère mais à un fiancé dans Muzgu i perëndive të stepës du même écrivain, Vera pa khtim de Besnik Mustafaj, Dina de Felicia Mihali. Même si ces romans se fondent sur le substrat légendaire balkanique (obliquement pour Dina), ils finissent par converger dans la lignée des œuvres centrées sur le Fiancé fantôme qui, avec la « Lenore » de Bürger, va hanter l’imaginaire à partir du Romantisme.
En ce qui concerne la reprise du substrat légendaire, Mircea Eliade décèle à l’origine de tout fait folklorique une mystérieuse « présence fantastique » et affirme que seule « une technique magique, de création abyssale, de pénétration dans les zones obscures et fécondes de l’esprit populaire » pourra la restituer[26]. Dans la « Préface » de Domnişoara Christina, il approfondit l’homologie entre le Fantastique, fondé sur l’hésitation entre le visible et l’invisible, et la dialectique paradoxale sur laquelle il a centré toute sa réflexion philosophique :
La narration se développe sur plusieurs plans, afin de dévoiler progressivement le « fantastique » dissimulé sous la banalité quotidienne […]. Cette technique reflète en quelque sorte la dialectique du sacré : c’est le propre de ce que j’ai appelé hiérophanie, que le sacré y soit à la fois manifesté et dissimulé dans le profane[27].
Eliade constate que cette occultation caractérise les époques crépusculaires :
Les hiérophanies, c’est-à-dire la manifestation du sacré dans des réalités cosmiques (objets ou processus relevant du monde profane), ont une structure paradoxale parce qu’elles montrent et camouflent en même temps la sacralité […]. Le camouflage ou même l’occultation du sacré et, en général, des significations spirituelles caractérise toutes les époques crépusculaires. Il s’agit de la survie larvaire du sens originel, qui devient de la sorte méconnaissable[28].
On note que si les éléments de la légende du Frère revenant sont presque tous présents dans les œuvres qui ont repris directement l’hypotexte, ils n’y apparaissent bien souvent que de manière euphémisée et même parfois dégradée. Nous pensons aux diverses substitutions du cheval infernal par des véhicules modernes (voiture, train, avion) ou à la transformation du mythème relatif au bal où fait irruption le Frère revenant. Dans Înviere de Blaga, la ronde à laquelle participe Vochiţa est défigurée en une danse caricaturale, fortement marquée par l’Expressionnisme de l’auteur. Chez Kadaré, des fragments de la ballade se mêlent curieusement aux toponymes parisiens :
Je ne serais venu que pour quelques minutes au coin de la rue des Bernardins afin d’y chercher Sylvaine, ma femme-sœur Sylvaine Doré (Viens, ma sœur, pars comme tu es), de la chercher, elle dont m’auraient séparés sept Etats, des frontières, des sentinelles en armes, des sceaux, des visas, des barbelés.
Je serais donc venu de très loin, livide et glacé par mon séjour sous terre, et à proximité de là se dresserait l’église de Saint-Germain-des-Prés où je pourrais toujours pénétrer (Toi, va-t-en; moi, j’ai un peu à faire à l’église) et d’où, si le ciel ne voulait pas de moi, par les voies souterraines, d’église en église, comme d’une station à l’autre du nécropolitain, je pourrais toujours rentrer me renfermer, comme dans un cercueil, à l’intérieur de mon pays… (L’Ombre, p. 227-228).
Ne pourrait-on pas alors considérer que, comme les hiérophanies cachées dans notre vie quotidienne, comme le Moi profond masqué par le Moi superficiel et social, des vestiges du scénario archaïque surgissent et persistent encore avec tout leur pouvoir énigmatique ? Comme le symbole, le mythe est « apparition, épiphanie d’un sacré, d’un mystère »[29]. Pour tous les auteurs pris en considération, il est seul apte à recueillir une signification qui se dérobe à toute connaissance intellectuelle et à promettre un dévoilement. L’œuvre profane permet alors à l’homme moderne, vivant de manière désacralisée sa condition dans l’histoire, de retrouver un symbolisme abyssal et d’accéder à une autre dimension de l’existence ouvrant sur l’ontique.
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Notes
[3] Ismaïl Kadaré, Chansonnier épique albanais, Tirana, Académie des Sciences d’Albanie, 1983, p. 43.
[4] Dumitru Caracostea, « Lenore, o problemă de literatură comparată şi folklor », Poezia tradiţională română, Ediţie critică de D. Şandru. Prefaţă de Ovidiu Bîrlea, Bucarest, Ed. pentru Literatură, 1969, p. 346.
[12] Lucian Blaga, Înviere, Opere, Teatru, 4, ediţie îngrijită de Dorli Blaga, Bucarest, Ed. Minerva, 1977, p. 356–379.
[15] Marguerite Yourcenar, Le Coup de grâce, Oeuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 87.
[16] Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1978, p. 163-210.
[17] Max Milner, « À quoi rêvent les vampires ? », in Revue des Sciences Humaines, n° 188, 1982, p. 132.
[22] Jean Chevalier, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 223.
[24] Se reporter à Lorenzo Renzi pour le chromatisme symbolique dans les ballades roumaines du frère revenant, en particulier pour l’opposition du noir et du blanc dans « Voica » (Canti narrativi tradizionali romeni, Firenze, Olschki, 1969, p. 60).
Europenismul, balcanismul şi transfigurarea lor în genul literar al baladei. Cazul operei lui Radu Stanca
Alina Silvana Felea
Université « Transilvanie » de Braşov, Roumanie
afelea@yahoo.com
L’européanisme, le balkanisme et leur transfiguration dans le genre littéraire de la ballade.
Le cas de l’œuvre de Radu Stanca
Europeanism, Balkans and their transfiguration in the ballad literary gender.
The case of Radu Stanca’s work
Abstract: The term „Balkan” has obvious negative connotations due to a simplifying perception of this geographic space. But the complex socio-historical and cultural reality of the Balkan Peninsula contradicts simple perceptions. It is true, the local tensions, conflicts and wars that were quite frequent created the impression of continuous insecurity and instability in the region. It is one of the reasons why the dominant stereotype of this perception is that of the difference and even opposition between Europeanism and Balkanism. Nevertheless the two concepts do not exclude each other, as appearances would suggest; culture and literature are privileged ways of harmonizing the differences and of imposing a common language to Eastern and Western Europe. The example chosen to sustain this idea is that of a literary category, the ballad, illustrated by the creation of Radu Stanca, the most important representative of the Sibiu Literary Circle. In a dramatic historical moment, the Second World War, the Romanian young people that formed the Circle chose the ballad as emblematic genre for their artistic creed. This option is not done by chance. The ballad has the capacity to blend different elements that make its composition, it allows the writers to be in the same time traditional and modern, European and Balkan, classical and romantic. One of the most successful plays of Radu Stanca, The Dance of the Young Ladies, has the starting point in a myth specific for the Balkan space, the myth of the pixies. The suggestions from the Romanian and regional folklore are transfigured and sublimated in an original interpretation that lays stress on the eternal truths and the classical principles: common mortals cannot control and dominate their time, but profound and pure love can create the illusion of eternity. Unfortunately it is only an illusion because in this tragic vision the Eros is followed by Thanatos. Literature proves therefore, without effort, that the two dimensions, Balkanism and Europeanism, are not incompatible.
Keywords: Balkans; Romanian Literature; Radu Stanca; Europeanism; Myth; Theatre.
Assez souvent on regarde comme une fatalité l’appartenance à un espace dont l’attribut, « balkanique », fonctionne comme un stigmate, une étiquette honteuse qui fait office de sanction. La sanction vient d’habitude de l’Europe occidentale, la partie civilisée, progressiste et avancée du continent qui « observe » dans quelle mesure la Péninsule Balkanique a déçu et peut encore décevoir. Il ne s’agit donc pas d’un simple espace, la géographie n’est pas ici neutre et sans coloration subjective. Trop souvent les connotations négatives l’imprègnent et l’image qu’on a des Balkans est tributaire, comme Maria Todorova le souligne, des stéréotypes et des préjugés, des simplifications faciles des données historiques et socio-culturelles[1]. Le mécanisme de ces préjugés n’est pas vraiment compliqué. Les tensions et les crises, les guerres locales et la « culpabilité » pour la première guerre mondiale[2], les conflits plus récents de l’Ex-Yougoslavie semblent valider l’image peu flatteuse de cet espace « barbare, violent, fanatique ». La presse spécialisée d’hier et d’aujourd’hui, les médias de masse, les experts livrent des analyses perçues comme objectives, en remarquant avec inquiétude l’insécurité de cette zone. Et puisque l’apparence d’objectivité a la valeur de l’évidence, tout le monde, y compris le monde balkanique, l’accepte. Pourtant l’image distord la réalité et la simplifie excessivement.
Si l’opposition à cette conception se limite à un refus pur et simple de cette perception partielle et arbitraire, il n’y a aucune chance de corriger les préjugés. Ni l’acceptation fataliste du stigmate, ni l’isolement des habitants des Balkans dans leur monde imparfait, que les autres « ne peuvent pas comprendre », ne sont des solutions viables. Certes, il y a une délimitation claire et non seulement géographique entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, mais assumer l’identité balkanique n’implique pas nécessairement l’acceptation d’une instabilité foncière à l’intérieur de cet espace. L’histoire n’est ni univoque, ni réductible aux stéréotypes. De plus, pourquoi éliminer de l’équation, la richesse des cultures, de l’imaginaire, des mentalités des peuples balkaniques, abusivement réduites aux idées de stagnation, d’obscurantisme et de despotisme ?
L’espace balkanique est appelé aussi et assez souvent byzantin et oriental, déterminants qui offrent d’autres suggestions capables de configurer un profil complexe[3]. L’Orient, par exemple, est réputé pour ses couleurs vives, la préférence pour l’ornemental et le descriptif, l’exotisme, la passion, l’érotisme, le terrorisme. Des traits à l’aide desquels on peut caractériser aussi le balkanisme. En fait, l’image qu’on se fait de cet espace et des peuples qui l’habitent est assez fluide, raison pour laquelle le balkanisme se confond avec l’orientalisme, mais pas toujours. La dominante négative est visible. Cependant, on remarque dans quelle mesure la figuration d’une possible physionomie balkanique est difficile. Les peuples appelés balkaniques[4] ont des traits communs, un fond autochtone commun, mais pas vraiment une identité spirituelle commune. C’est risqué et un peu irresponsable de réduire cette diversité et cette mosaïque de cultures à une personnalité collective unique soi-disant balkanique. Mais il y a aussi des similitudes et il ne faut pas exacerber les vertus, les qualités que les autres ne voient pas, soi-disant, par malveillance. D’autre part, il ne faut pas, non plus, accepter sans discernement les connotations négatives de l’étiquette balkanique. L’impression défavorable peut être corrigée parce que ce n’est pas la malveillance qui a fait du terme « balkanique » presque une insulte, mais la méconnaissance.
Symboliquement, le balkanisme est opposé à l’européanisme. La culture et, plus spécifiquement dans notre exemplification, la littérature peuvent démontrer que ces deux concepts ne se contredisent pas d’une façon radicale. Il est injuste de parler d’un rapport qui oppose frontalement et sans nuances la supériorité de l’Ouest lumineux à l’infériorité de l’Est obscur comme, par exemple, la civilisation à la barbarie. Non seulement la littérature nivelle les aspérités, mais elle a la capacité de révéler les profondeurs, la vitalité des mythes, de l’éthos balkaniques, l’existence de valeurs spirituelles indubitables.
Dans la critique roumaine, c’est George Călinescu qui a identifié le premier un type d’écrivain balkanique, recruté parmi la catégorie de petits commerçants et boyards. Plus tard, Ion Negoiţescu voyait dans le balkanisme une catégorie littéraire construite sur une réalité ayant besoin d’épuration et de sublimation, les connotations négatives étant encore bien visibles. Et pour ajouter un autre trait à ce tableau schématique des références au balkanisme littéraire roumain, on peut dresser une liste presque officielle d’écrivains de notre culture dont les œuvres sont une illustration du balkanisme : Nicolae Filimon, Ion Ghica, Anton Pann, I.L. Caragiale, Mateiu Caragiale, Eugen Barbu, S. Bănulescu. L’énumération n’est pas exhaustive. De plus, on peut observer de nombreuses suggestions dans les œuvres des écrivains roumains qui se revendiquent d’un fond commun et d’une mentalité balkanique. Constantin Geambaşu mettait en évidence quelques-uns des aspects essentiels : le sentiment de l’inutilité, le dérisoire comme mode de vie, la duplicité, le ludique, l’absurde, le chaos et la difficulté de la construction axiologique, le monde hétérogène[5]. Mais il existe aussi une catégorie littéraire favorable à la mise en valeur de l’éthos balkanique, à savoir la ballade. Et on va voir dans quelle mesure le choix de cette catégorie dans l’œuvre de Radu Stanca a permis la communion des valeurs culturelles et artistiques de l’européanisme et du balkanisme.
La résurrection de la ballade culte dans le Cercle littéraire de Sibiu. Les prémisses théoriques
Le début de la vie littéraire du Cercle littéraire de Sibiu est marqué par une lettre manifeste, adressée symboliquement à Eugen Lovinescu[6]. Les jeunes signataires, tous des étudiants à la Faculté des Lettres et Philosophie de Cluj, réfugiés en 1940 temporairement à Sibiu, réagissaient avec le pathos spécifique de leur âge à l’immobilisme de la littérature roumaine, à son caractère rétrograde à l’époque difficile de la Seconde Guerre mondiale. La nécessité des changements était impérieuse et le choix de la personnalité de Lovinescu n’a pas été un hasard. Ses thèses, qui continuaient le programme esthétique de Junimea, sa plaidoirie compétente pour le modernisme et le synchronisme représentaient, dans la conception des jeunes du Cercle de Sibiu, la vraie solution pour l’impasse où se trouvait notre littérature. Ils voulaient réaliser, par leur création et par leurs études critiques, la connexion entre la culture roumaine et la culture universelle et en particulier la culture allemande. Ils militaient contre le provincialisme, pour l’européanisme, pour les valeurs du classicisme et également le pathos du romantisme. Mais, un autre aspect important, résidait dans le fait qu’on n’oubliait pas la spécificité roumaine, les traits qui individualisaient notre littérature et l’importance du « mélange axiologique », de la coopération des valeurs (morales, religieuses, mythiques) que l’art seul pouvait réaliser. De l’idée du mélange axiologique à la redécouverte d’un genre littéraire plein de promesses, capable d’unifier des éléments hétérogènes, à savoir la ballade, le passage s’est réalisé presque spontanément. C’est une réalité que les membres du Cercle signalaient eux-mêmes puisque la pratique du genre de la ballade a été l’élément différenciateur de leurs préoccupations. Les lectures de Goethe, Schiller, Hölderlin, Lenau et, plus généralement, de ballades cultes leur ont offert de riches suggestions et une inspiration artistique de qualité. Les directions artistiques pratiquées par le Cercle littéraire de Sibiu n’ont pas été vraiment novatrices, mais la réaffirmation d’une série de valeurs européennes et nationales a été un choix inspiré. Les œuvres, autant que les réflexions critiques qui en résultaient, portaient l’empreinte de l’originalité, assurant ainsi au Cercle une place dans le panthéon de la littérature roumaine.
Maintenir les formes traditionnelles de la poétique – écrivait Ştefan Aug. Doinaş, l’un des membres les plus importants du Cercle de Sibiu – ne signifie pas être le prisonnier d’une tradition sèche et froide. Cela signifie seulement la reconnaissance d’un principe poétique vrai depuis des siècles, à savoir que le lyrisme est une substance dont la production implique une discipline de l’esprit[7].
Le leader incontestable du groupe a été Radu Stanca, un intellectuel d’une solide culture humaniste et un écrivain qui a fait la preuve du talent littéraire tout au long de sa carrière de poète, essayiste et dramaturge. Pendant sa jeunesse, Radu Stanca a écrit beaucoup d’articles contenant des réflexions sur le phénomène artistique, spécialement la poésie, puisque le Cercle avait besoin d’une plate-forme, de principes théoriques, d’une conscience de groupe construite autour des credo et des préférences artistiques. En ce sens, l’un des essais de référence a été Resurecţia baladei (La réssurection de la ballade) paru dans la Revue du Cercle littéraire numéro cinq du mois de mai 1945. La ballade, à part son statut de forma mentis et de sensibilité, comme l’observait Cornel Regman, devenait en même temps une modalité de manifestation du non-conformisme des poètes du Cercle[8]. La ballade était choisie comme réponse à la poésie pure, très en vogue à l’époque, mais dépourvue de tout lyrisme authentique vibrant. Radu Stanca remarquait dans son essai que « la complexité de significations impliquées dans la poésie – la signification mythique, magique, héroïque, religieuse, morale – ont été les victimes du grand feu »[9]. On voit, le pathos poétique de sa révolte secondait ses idées qu’il n’exposait pas d’un ton sobre et distant. Au contraire, l’émulation qui animait le groupe était évidente à travers toutes les formes de manifestation de sa personnalité intellectuelle qui se configurait peu à peu. La ballade avait ainsi la mission d’équilibrer et de mettre en relation des valeurs diverses et le propre de ce genre résidait dans la présence de la dimension dramatique à l’intérieur de la poésie lyrique et inversement, dans la présence du lyrisme dans la pièce de théâtre, le lyrisme et le dramatique se complétant réciproquement. En fait, la ballade représentait la « communication d’un état affectif par le biais d’un événement »[10] mais un événement symbolique et sentimental. Le genre avait tous les attributs nécessaires pour la transfiguration de la substance ethno-historique dans le creuset de l’européanisme.
Dans son article, Radu Stanca proposait même une classification des types de la ballade et il commençait avec « la lamentation balladesque » où l’anecdote est « un simple prétexte pour la provocation de l’état lyrique »[11]. Ce sous-genre était exemplifié par les ballades de François Villon. La légende constituait le deuxième type important de ballade et le poème de Mihai Eminescu Luceafărul était considéré comme représentatif pour cette catégorie où l’événement n’était plus un simple prétexte, mais un élément essentiel de la création. Enfin, le troisième type important était représenté par la ballade proprement dite où la présence du poète lyrique n’est pas très active, son rôle se résumant au déclenchement de l’anecdote qui occupait ainsi, avec les personnages, le devant de la scène. Les poètes nordiques avaient excellé dans l’illustration de ce type.
On peut remarquer que la ballade est le genre poétique qui produit une dislocation ou une métamorphose de l’égo qui n’est plus l’égo qui se confesse, typique des poèmes lyriques. Le moi artistique se multiplie et accepte des masques divers pour interpréter des rôles dramatiques. L’idée du jeu s’impose comme dominante et relativise tout ce qui peut être perçu comme certitude. L’un des traits de la création balkanique mis en évidence par Gheorghe Grigurcu dans son article Balcanismul ca demon păzitor (Le balkanisme comme démon gardien)[12] est l’intérêt pour la personne humaine comprise à travers son extériorité et non à travers son intériorité. La ballade est l’une des modalités esthétiques de dissimulation de l’intériorité sous des masques variés, même contradictoires. Et la question n’est pas celle d’un manque de sincérité, mais plutôt d’un égo protéiforme qui assume des identités diverses justement pour le plaisir de la gesticulation théâtrale. En même temps, c’est un égo qui, par le biais de sa plurivalence, fait face à une réalité très souvent décevante.
La résurrection de la ballade ne signifie pas le retour aux formes désuètes, soulignait Radu Stanca dans son essai et la précision est importante. Les écrivains du Cercle littéraire de Sibiu ont vu l’importance de la continuité et de la récupération d’une tradition culturelle à une époque difficile où toutes les valeurs étaient instables. Ils n’ont pas copié, ni reproduit ce qui avait déjà été dit dans l’art national ou universel, mais ils ont attribué de nouvelles significations, plus conformes à leur contemporanéité, aux formes archétypales ou classiques.
La ballade dans la création de Radu Stanca
Pour Radu Stanca la ballade a été une modalité d’évasion de la réalité limitative et également une possibilité artistique pour mélanger dans une mosaïque très riche des éléments divers : le conte, la légende, le mythe, l’archétype. Cette diversité était mise en évidence par son ami, Ion Negoiţescu, qui observait que les ballades de Stanca reconstituent soit le monde du conte universel, soit le Moyen Âge fabuleux soit une galante ambiance romantique soit l’époque moderne filtrée par le fantastique et l’ironie[13]. Ses ballades débordent de pathétique, d’exubérance, de vivacité et de théâtralité. L’écrivain est, dans ses vers, à tour de rôle, classique, romantique, baroque, moderne et parfois balkanique. Dans deux de ses chefs-d’œuvre, Corydon et Trubadurul mincinos (Le Troubadour menteur), le poète fait appel à tout un arsenal de procédés qui évoquent l’exotisme de l’Orient, ses couleurs vives et provocatrices, sa fantaisie débordante. Corydon, personnage ambigu, ambivalent et plein de duplicité, une vraie « présence carnavalesque » (Cornel Regman) est l’un des plus extravagants et inédits des masques du poète.
Le secret de la ballade de Radu Stanca – écrivait Ştefan Aug. Doinaş – consiste dans les vertus d’une fantaisie débordante autant que subtile, qui réussit à construire à partir des données réelles, certaines même classiques (au sens où elles proviennent de l’expérience historique ou culturelle de l’humanité), un autre ordre poétique, riche en significations générales humaines[14] .
Le même poète et essayiste, Ştefan Aug. Doinaş, en se remémorant l’activité littéraire des membres du Cercle littéraire de Sibiu, considérait que leurs ballades confirmaient le traditionalisme, mais d’une manière plus authentique que le courant littéraire roumain appelé « poporanism », souvent critiqué par les jeunes du cercle. D’une certaine manière, la poésie réalise toujours le paradoxe de se renouveler par la réactivation des modalités anciennes. En réalité, le Cercle n’a produit aucune rupture dans l’histoire des lettres roumaines, mais il a grandi d’une manière organique, d’un tronc alimenté de l’éthos national. Bien sûr, l’éthos national ne coïncide pas avec le balkanisme. On peut parler seulement de traits communs, appartenant à un fond mythologique, par exemple, ou plus généralement à un fond commun de représentations révélées aussi dans la dramaturgie de Stanca. Le théâtre était une vraie passion pour lui ; il a écrit des pièces, il a été metteur en scène et également critique d’art théâtral.
Sa préférence manifeste allait au théâtre d’idées, un genre où les personnages n’ont pas de profondeur psychologique ou de caractère. Ils symbolisent des principes généraux, raison pour laquelle les données historiques ou sociales n’ont aucune pertinence ou ils disparaissent purement et simplement. La temporalité est réduite à un illo tempore mythique qui peut rimer avec les vérités éternelles, avec les significations majeures. Hora domniţelor (La ronde des princesses) de Radu Stanca, œuvre représentative de la catégorie littéraire du ton de la ballade dans le théâtre, exploite d’une manière originale le fond autochtone dont la dominante balkanique est bien visible.
Un personnage raisonneur, le Moine, nous introduit dans l’atmosphère fantastique de la pièce, en nous familiarisant avec l’histoire, très similaire à un conte. Un roi tout puissant, droit et aimé par son peuple et dont le nom n’est pas prononcé, même s’il est très possible que la référence historique soit Brâncoveanu, est sacrifié par haine et envie pour être dépossédé de ses richesses. Mais avant de mourir, il confie toute sa fortune à ses filles, sept princesses qui dédient leur vie à la protection de cet héritage. Elles dansent jour et nuit, une danse maudite et dangereuse pour les mortels tentés par ce trésor fabuleux et qui, pour l’obtenir, doivent danser eux-aussi avec les princesses. Les princesses sont en fait des personnages mythologiques. Dans le folklore, elles sont les méchantes fées qui séduisent les personnes perdues dans la forêt, par exemple, et les obligent à danser avec elles jusqu’à l’épuisement total. Ces personnages sont caractéristiques de la mythologie et des cultures populaires de l’espace balkanique. D’habitude, ce sont des femmes âgées qui vivent en groupe et surveillent les espaces mythologiques (l’air, l’eau, la terre). Leur principal rôle est de sanctionner les mortels qui ne respectent pas la tradition. Radu Stanca garde dans sa pièce la mythologie des méchantes fées et de leur danse maudite, l’aspect rituel du conte aussi, mais il ajoute des significations inédites qui créent une version moderne. L’histoire exemplaire a, de cette façon, un versant collectif, mais aussi un autre individuel, particulier, qui assurent tous les deux, la conservation du mythe. Depuis toujours la littérature a eu un rôle important vis-à-vis de la mythologie : la possibilité de la sauvegarder et de l’enrichir en même temps. Une métaphore poétique domine le tissu de significations : la ronde des princesses est le symbole du tourbillon temporel, de la rotation des saisons et des jours et finalement de la vie et de la mort. Mais la durée dans sa forme pure n’est pas bénéfique aux mortels. Ils n’ont pas accès à cette grande fortune représentée par la danse infatigable des princesses qui ont quitté le monde pour mieux l’organiser.
Attirés par le trésor, quelques commerçants genevois arrivent dans ce pays peu hospitalier pour ceux qui veulent ses richesses. Ce sont des étrangers qui forcent la limite et qui ne connaissent pas les coutumes établies ici depuis toujours. Et, bien sûr, les méchantes fées doivent protéger ce trésor symbolique. L’un des commerçants meurt dans des conditions suspectes, victime d’une danse bizarre, et Antonio, son frère, veut le venger à tout prix. Lui aussi trouve la ronde des princesses, mais il est le personnage exceptionnel qui peut changer ce qui paraît immuable. Il réussit à enlever l’une des fées, Miliţa, à la détacher de sa ronde. Elle est la plus jeune et la plus humaine des princesses. Elle regrette ce que la vie aurait pu lui offrir ; les nostalgies et la compassion pour ceux qui, trop audacieux, perdent leurs vies en dansant dans la ronde maudite, l’empêchent de jouer avec conviction son rôle. Miliţa veut connaître la vie, le monde, c’est la raison pour laquelle elle permet à Antonio de la séparer de ses sœurs. La signification de ce renoncement ne se résume pas seulement à la probabilité d’un déséquilibre temporel, le temps peut vraiment s’arrêter seulement pour les amoureux. Antonio et Miliţa tombent amoureux l’un de l’autre, mais ils ne peuvent pas se voir – l’amour est aveugle ! –, il fait noir et la tempête est prémonitoire du dénouement tragique aux échos shakespeariens de cette histoire pleine de romantisme. Antonio enlève un jour ou un moment pour le rendre éternel, mais le temps est arrêté dans la constellation de la mort. La danse ne peut pas continuer sans Miliţa et si elle n’y revient pas, toute l’humanité est condamnée. Comprenant qu’elle est responsable pour la vie de tous et non seulement pour son propre destin, la princesse sacrifie son amour et revient dans la ronde. Antonio perd sa vie parce qu’il ne veut pas renoncer et oublier; il a vu, comme Gelu Ruscanu, le personnage de Camil Petrescu « des idées » et toute son existence est détruite.
L’infiltration de l’humain dans la norme suprême trouble l’ordre cosmique, en déclenchant des cataclysmes apocalyptiques. Il est vrai aussi qu’une telle fissure est favorisée, encouragée aussi par la norme corruptible et qui ne résiste pas lorsque l’humain tente, par la révélation érotique, la partie intégrée dans le tout[15].
Pour Radu Stanca, le théâtre était une tribune de grandes idéaux de l’humanité et les personnages sont ici des entités pérennes, universellement valables. Le mythe, l’éthos, les croyances populaires d’origine balkanique sont transfigurés dans cette pièce de théâtre profondément poétique qui illustre la catégorie esthétique du balladesque. L’auteur a cherché à annuler la dimension historique. En fait, le mythe remplace l’histoire et l’événement symbolique devient le prétexte pour la matérialisation des principes classiques, des idées à validité éternelle. Le tragique est omniprésent parce qu’il traduit une vision particulière sur la vie et la mort, l’écrivain étant obsédé par le pressentiment de la mort.
L’européanisme et le balkanisme
L’imaginaire autochtone avec ses valences balkaniques peut offrir des suggestions importantes et une inspiration riche pour les artistes préoccupés par le problème de l’identité nationale et régionale. Il y deux dimensions essentielles de la création balkanique, observe le critique Gh. Grigurcu, l’une négative équivaut à la désorganisation, la discontinuité et l’inconsistance du monde et l’autre positive qui se manifeste par la sagesse profonde, la réflexion intellectuelle et l’attitude esthétique contemplative. On peut dire que toutes les deux sont présentes dans la création de Radu Stanca qui cependant n’est pas un écrivain de la balkanité. Mais il prouve, sans se proposer de le faire, que la littérature, par ses moyens, ici le genre de la ballade, dans lequel Stanca excelle, ne reconnaît aucune incompatibilité entre l’européanisme et le balkanisme. La coopération de valeurs qui dans d’autres contextes ne dialoguent pas est ici bien naturelle.
Il y a un intérêt constant de l’Europe occidentale pour l’autre Europe, l’Europe balkanique, un monde souvent considéré primitif et cruel. Mais cette perception est parfois tributaire de l’imaginaire de celui qui regarde de loin ou de près et voit ce qu’il croit ou veut voir[16]. Le problème de la vérité, observe Vesna Goldsworthy, n’est pas du tout facile à traiter dans le cas des ouvrages qui ont la prétention de présenter les « vrais » Balkans.
Ces ouvrages démontrent une dépendance similaire aux structures imposées par les courants intellectuels et littéraires et même la délimitation géographique de la zone varie en fonction des convenances politiques[17].
Il y a plusieurs vérités quant aux Balkans et il est plus utile de parler des perceptions changeantes de la véracité que de la vérité. Une autre image dont on doit tenir compte est celle que les cultures en discussion offrent elles-mêmes. Parce que ces cultures sont la preuve concrète qu’il ne s’agit pas d’une aspiration infantile et pathétique d’être européen mais d’une réalité qui soutient une autre vérité : le balkanisme est l’une des valences de l’européanisme.
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Stanca, Radu, Versuri, Bucureşti, E.P.L., 1966.
Todorova, Maria, Balcanii şi balcanismul, Bucureşti, Humanitas, 2000.
Vartic, Ion, Radu Stanca – Poezie şi teatru, Bucureşti, Albatros, 1978.
Notes
[2] L’idéé que la Péninsule Balkanique est instable et constitue un danger pour la paix de l’Europe est apparue longtemps avant l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand en 1914.
[3] Edward Said et Maria Todorova n’identifient pas le balkanisme à l’orientalisme. Le balkanisme semble plutôt un concept attaché à la modernité culturelle tandis que l’orientalisme tient, comme Said le souligne, à une perspective atemporelle. Toutefois, les deux concepts sont assez souvent utilisés en tant que synonymes.
[4] Les Bulgares, les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Roumains, les Albanais, les Turcs. Et aussi les Grecs et les Hongrois, même s’ils n’acceptent pas cet encadrement dans l’espace balkanique.
[16] Le livre de Vesna Goldsworthy, Inventing Ruritania. The Imperialism of the Imagination analyse les oeuvres littéraires anglaises les plus importantes qui ont pour cadre ou sujet le monde balkanique. Très souvent ces oeuvres sont tributaires des stéréotypes parce que le public attendait des variations sur les mêmes clichés.
În căutarea Balcanilor – a-ţi interpreta propria istorie. Regăsind Balcanii după exil
Elena Butuşină
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
elena.butusina@gmail.com
À la recherche des Balkans – performer l’histoire personnelle
Retrouver les Balkans intérieurs après l’exil
Searching for the Balkans – a Personal History
Abstract: This paper presents the unusual perspective of contemporary Serbian artist Marina Abramović over the Balkan culture and history. It aims at underlining the manner in which Abramović performs her personal experience on the artistic stage, in an attempt to understand both her own past and the recent events of the conflicting Yugoslavian land. Analyzing the process of anamnesis and aesthetic expression, the vulnerable, yet crucial role of memory and the underlying mystic level of her creation, the essay finally emphasizes the way postmodern performance and body art approaches the relation between personal and collective biography in historically tormented areas such as the Balkans.
Keywords: Balkans; Serbia; Baroque; Marina Abramović; Contemporary art; Performance.
Héritière de la tradition mythique de la relation pleine de potentialités entre le corps symbolique et le texte inscrit sur n’importe quel support, l’artiste d’origine serbe Marina Abramović trouve son inspiration dans les Balkans natals. Ses œuvres ont réalisé, pendant les dernières quarante années, la performance de ce qu’on appelle l’autopoiesis inévitable de la création artistique. Pour les lecteurs-spectateurs qu’une telle création totale exige, son projet global devient l’équivalent du dialogue transgressif cherché par l’écriture de Danilo Kiš, de Julia Kristeva ou de Tzvetan Todorov. La théâtralité involontaire de ses performances réside dans le moment où la société balkanique, essentialisée, devenue une scène, représente un micro-espace et un micro-temps, chargée d’énergies, à la fois négatives et positives, qui vont être libérées et qui peuvent produire l’échange et le changement.
Recomposer une histoire individuelle mais aussi collective, superposer l’Alter au monde, à la nation, aux proches et, parfois, aux parties inconnues de sa propre personnalité – ce sont les finalités imprévues de l’approche de Marina Abramović, elle-même une des artistes marginales du mainstream. Comme d’autres artistes qui ont commencé à créer d’une manière plus forte après leur rentrée (forcée ou clandestine) dans l’espace natal (voir Ana Mendieta ou Shirin Neshat), Abramović surgit comme créatrice dans un milieu fortement conflictuel. Mais la plus importante est la distance qu’elle a pris par son exil volontaire et qui lui a offert la possibilité de chercher dans son for intérieur les Balkans périphériques qu’elle a quittés pour la scène internationale de l’art. Dans les conditions précaires de l’exil ou dans les moments d’un retour jamais définitif aux Balkans, le réveil de la mémoire du corps, surtout incohérent et personnel, présuppose le retour au passé et à sa dimension collective, libératrice, entraînant dans le processus des contraintes que la mémoire collective exerce sur la mémoire individuelle qui cherche l’autonomie. C’est un parcours similaire à celui décrit par Tzvetan Todorov dans ses réflexions sur la force abusive de la mémoire ; en réfléchissant sur les mécanismes par lesquels les régimes totalitaires menacent la mémoire de l’effacement, l’écrivain bulgare semble considérer le corps comme un des derniers éléments réactionnaires face à l’histoire[1]. En plus, étant donné l’afflux extraordinaire d’information dans les sociétés occidentales actuelles, on sent un nouveau culte étrange de la mémoire, qui devient un nouveau moyen de légitimation, un nouvel évènement exemplaire.
Évoquant l’appréciation de Paul Virilio selon laquelle on se trouve, corporellement, dans un certain lieu, même si notre esprit est partout (voir les media alternatives), Abramović déplore le corps devenu un lourd obstacle. C’est contre cette situation qu’elle se rebelle, en faisant de son corps, simultanément, l’instrument, le laboratoire et l’œuvre qui donnent accès à notre dimension divine. L’exil symbolique du corps dans la postmodernité sape sa confession :
Après avoir quitté la Yougoslavie, j’ai décidé de devenir un nomade moderne. Je vois le monde entier comme mon atelier et je m’intéresse de plus en plus à cet état qu’on appelle « l’espace entre », l’espace entre deux mondes, le passage, le pont qui lie deux lieux, lorsqu’on quitte un lieu et on se dirige vers un autre. Toute ma création est concentrée sur l’idée du dépassement des frontières, physiques ou métaphoriques[2].
C’est un sentiment similaire à celui que Julia Kristeva fait au moment de son émigration :
Ne plus parler sa langue materne. Habiter dans les sonorités, dans une logique séparée de la mémoire nocturne du corps, du sommeil doux-amer de l’enfance. Porter au sein de soi-même, comme dans un tombeau, ou comme dans un enfant handicapé, aimé et utile, cette langue d’autrefois, qui ne s’efface pas et ne nous quitte pas. Devenir le maître d’un instrument étrange, comme avec l’algèbre ou le violon. On peut être le maître d’un nouvel artifice, nous offrant un nouveau corps, également artificiel, sublimé (…). On a l’impression que cette nouvelle langue est une nouvelle résurrection : une peau nouvelle, un sexe nouveau. Mais l’illusion se dissipe lorsqu’on peut, finalement, s’écouter soi-même[3].
C’est l’équivalent de l’aliénation de l’Autre, représenté parfois par soi-même, peu importe le lieu ou le moment où l’on se trouve.
En revenant aux racines balkaniques des œuvres d’Abramović, on observe qu’au niveau mythique ou rituel, la zone est invoquée en permanence dans les confessions de l’artiste ou dans les commentaires des critiques. Militant, persuasif, troublant, l’art de Marina Abramović discute l’espace et le temps, dans une lutte avec l’éternité et la matière. Référence premièrement biographique dans le cas d’Abramović, les Balkans représentent cependant une construction mentale, dont les limites sont ambiguës. Avec une histoire qui se renouvelle chaque jour[4], l’ex-Yougoslavie fait partie d’une zone plus large, similaire, dans le mental occidental, à une location orientale où il faut que se déroule une aventure, similaire à ce que Freud appelait l’unheimliche. Perçue comme déviante, stéréotypée, sensationnaliste, la zone des Balkans représente paradoxalement l’altérité nécessaire à l’ère de la globalisation[5].
Défiant les substituts, réels ou fictionnels, que l’histoire impose par ses représentations et discours officiels, l’artiste internationale d’origine serbe Marina Abramović lance une poétique de la corporalité contre la menace de la guerre, l’invasion des réalités virtuelles et l’extrême vulnérabilité de l’individu face au monde. La voix de ses performances est celle d’un corps aliéné, devenu victime des impulsions morbides et de l’arrachement intérieur. En revanche, son corps marque consciemment le territoire et l’instant où il se déplace et, à la fois, se laisse marqué par eux. Influencée de manière évidente par l’espace de sa naissance, Marina Abramović ouvre sa subjectivité angoissée, en cherchant les voies pour sortir du chaos et pour recomposer le texte traditionnellement inscrit sur son être, c’est-à-dire les peurs, les craintes, les obsessions, les inhibitions et les traumatismes d’une époque où la seule représentation acceptée était celle officielle, conventionnelle. L’histoire des pèlerinages et des tentatives d’appropriation d’un espace et d’un temps de cette artiste serbe est, en effet, l’histoire de l’individu coincé involontairement entre les mécanismes du pouvoir politique. Paradoxalement, l’art permet l’évasion ou la transgression du présent historique seulement après l’acceptation totale et délibérée des déterminations données par l’espace culturel d’où on vient. L’histoire biographique, la parodie, l’enjeu autoréférentiel, l’hyper-réalisme se trouvent toujours derrière l’action performée. Néanmoins, tous ces éléments sont des répliques pâles face à la violence réelle.
La mémoire du corps recompose le texte biographique
Profondément marquée par les massacres qui ont blessé l’espace yougoslave, choquée par le retour dans le pays natal divisé et sanglant, au début des années ’90, l’artiste serbe reconstruit, par l’œuvre Balkan Baroque, l’expérience de la guerre et de ses effets aliénants sur l’individu. Le point de départ est le drame vécu au moment du retour dans les Balkans, mais, finalement, l’œuvre dépasse les frontières des contextualisations et éteint son message, indépendamment du temps ou de l’espace. Les murmures des chants traditionnels balkaniques, dont les vers sont éveillés de manière incohérente par la mémoire déficitaire, entourent l’installation totale. Isolée dans une chambre dont les murs sont couverts de projections avec les figures de ses parents (eux-mêmes ayant une histoire troublée, après avoir été séparés de la communauté orthodoxe à laquelle ils étaient liés par descendance, réfugiés parmi les partisans, puis devenus membres actifs du Parti Communiste). Ainsi se présente Marina Abramović au public de la Biennale de Venise de 1997, flanquée de la figure de son père armé et de celle de sa mère envahie d’une tendresse autoritaire, les deux se couvrant les yeux. C’est un espace qui ressemble à l’organisation de l’espace sacré à l’intérieur d’une église orthodoxe, comportant des similitudes frappantes avec les figures du Sauveur, de la St. Mère et de St. Jean-Baptiste[6]. L’image de Marina Abramović supporte une double hypostase : premièrement, celle d’une femme-médecin, qui nous raconte la légende des rats-loups des Balkans, des êtres qui, dans des conditions insupportables, sont dirigés vers l’autodestruction, situation similaire aux tactiques utilisées par les systèmes oppressifs pendant la guerre, face aux individus réactionnaires ; la deuxième hypostase surprend l’artiste comme une femme qui se divertit, pleine de vie ou sinistre dans sa joie, en entonnant des fragments de chansons à boire serbes, avec des possibles influences roumaines. L’eau présente dans l’installation est vitale parce que, moyennant des gestes et des mots, l’artiste réalise un rite de passage, d’expiation du passé, personnel ou collectif. Par conséquent, Bojana Pejić souligne les deux rôles distincts y joués par l’artiste : celui de la Nation, romantiquement féminisée, et celui d’une femme qui pleure ses morts pour les faire passer dans l’autre monde[7]. Comme dans un microcosme, le visiteur occidental, lui-même étranger, écoute l’histoire de la transformation brutale et inévitable, causée par la terreur et la cécité, comme dans le cas déjà mentionné des rats-loups. Tous les objets qui font partie des installations dédiées aux Balkans appartiennent à la mémoire et représentent un passé irrévocable. Il s’agit d’un contexte où le langage ne peut plus s’approprier le corps et l’espace natal, et s’appuie donc sur un vocabulaire qui exprime toujours la perte et l’impossibilité. Les évènements éveillés par la mémoire sont essentiellement diffus et échappent à l’histoire, mais l’exercice de la mémoire semble être l’unique remède contre l’inertie mortifiante. Dans ce processus, les Balkans deviennent le projet de reconquête d’une souveraineté avant tout mentale[8].
L’étrange communication entre la biographie et la création individuelle devient visible dans la performance The Hero, réalisée à Càdiz, en 2001, l’année de la mort de son père. Sur un cheval blanc, avec un drapeau de la même couleur à la main, Abramović reste immobile, symbolisant simultanément la capitulation et le pacifisme qu’elle considère comme étant le seul remède à la violence, après un autre voyage de retour dans le pays où les conflits n’avaient pas cessé. Après avoir affirmé, dans une de ses interviews, que son père n’aurait jamais capitulé, l’artiste tente une verticalité totale, comme credo créatif et intellectuel, laissant bouger dans le vent uniquement la toile blanche du drapeau. Même s’il y a des moments où la fatigue la fait presque tomber, la vidéo réalisée à cette occasion-là montre l’image sans commencement et sans fin d’une femme digne et obstinée. Au-delà de la pluralité symbolique du cheval et de la chromatique, il faut mentionner que, dans une version antérieure de la performance, il y avait une première partie fort contrastante avec la version finale : Abramović sur un cheval noir, se regardant de manière obsessive dans le miroir. Cette première moitié, rejetée ou oubliée, fait partie du background essentiel de la création, révélant encore une fois les éléments autobiographiques qui existent dans n’importe quel parcours créatif.
Comme dans une réverbération de la pensée foucaldienne, le corps est plongé dans le politique, en relation permanente avec le pouvoir et ses attaques, ses conventions, ses tâches. C’est une des raisons pour réinterpréter une performance réalisée en 1974, juste avant son exil délibéré. Abramović projette son Count on Us (2003, Belgrade) comme une étoile en cinq coins, dont les côtés sont les corps des enfants et le centre – le corps de l’artiste. Une scénographie qui ne laisse aucun doute sur la liaison entre le parcours personnel et l’évolution du pays de naissance. Si la performance réalisée vingt-neuf ans avant présentait Abramović au centre d’une étoile en flammes, risquant l’asphyxie causée par la perte d’oxygène, celui de 2003 a eu comme continuation la réalisation d’un chœur des élèves de l’école Les Nations Unies de Belgrade. Motivée dans son choix par le contraste évident entre les attentes des yougoslaves face à l’intervention humanitaire de la communauté internationale et la réalité cruelle dominée par le chaos et l’horreur, Abramović choisit comme collaborateurs dans son ouvrage les élèves d’une école qui, ironiquement, avait pris le nom des émissaires de la paix. La dimension macabre du chœur dérive de son ambiguïté : les enfants vêtus en noir, dirigés par un squelette, entonnent un hymne sur l’honneur, la liberté, les armées de la paix, l’amitié, dédié aux Nations Unies. Y-a-t-il une raison d’espérer ou est-ce que c’est un chant funèbre ? Un mélange entre l’héroïque et l’infantile, l’innocence, le pouvoir et la vulnérabilité est suggéré par l’enregistrement des enfants-pionniers de la période titoiste, présentés en contre-plongée, sur un fond intensément rouge. En ce qui concerne l’ambiguïté déjà mentionnée de la figure de l’enfant, Vesna Goldsworthy citait un des représentants de l’ONU qui affirmait qu’à Kossovo l’acte de gouverner est comme « habiller un enfant avec le pantalon de l’économie, la chemise de l’éducation, la jaquette de la démocratie, alors que l’enfant ne désire rien d’autre que courir dehors et jouer dans ses pyjamas »[9]. Le diplomate continuait sa réplique en disant : « Si on le laisse faire ce qu’il veut, il va se blesser ».
Y-a-t-il un mysticisme des performances d’Abramović ?
Le solipsisme auquel l’exil occidental la condamne est toujours doublé, dans le cas de l’artiste serbe, d’une ouverture violente vers l’altérité ; le dialogue entre l’Occident et les Balkans, autrement éloignés, présuppose une transgression ayant des effets parfois purificateurs. L’acte d’assumer une autre histoire ou une autre identité (ce qui passe dans les reconstructions fragmentaires de son passé émotionnel) relève un potentiel mystique de l’expérience. C’est une coordonnée constante des créations d’Abramović, même s’il s’agit de la réanimation des déterminations culturelles des Balkans ou d’autres espaces considérés marginaux par le mainstream. La manière juste employée par Abramović pour réactiver ces chaînes du dialogue est relevée par l’exemple étrange de Nikola Tesla, dont les cendres sont conservées dans un musée de Belgrade, occasion pour qu’Abramović compare les musées aux cimetières. L’hommage rendu au physicien dans Count on Us est, littéralement, l’électrochoc, sacralisation du performer comme transmetteur de l’énergie en état pur.
Là où les interprétations philosophiques, sémiotiques, sociologiques n’apportent plus de réponses, là où la pensée occidentale essaie de tout surprendre dans la rationalité du langage, les œuvres d’Abramović vont jusqu’au bout, pour trouver l’archétype, auquel la postmodernité offre plusieurs significations. L’adjectif « baroque » attribué aux Balkans recrées par les performances d’Abramović est la marque d’un mouvement de dislocation spécifique au courant ; utilisant l’impossibilité et l’hasard, tout ce qu’avant était stigmatisé comme inesthétique, le baroque symbolise le pouvoir transformé, celui de l’instant, de la temporalité violente, la seule voie capable d’ouvrir la perception vers l’expérience totale de la croyance[10]. Les Balkans Baroques de Marina Abramović sont une illusion qui inverse la hiérarchie des autorités. La doctrine devient un murmure des fragments poétiques évoquant un âge de l’innocence, mais les effets sur le public ne viennent pas de l’extase, mais de l’horreur. L’artiste n’est que le personnage qui réalise la mise-en-scène, le grand jeu des révélations et des occultations, de l’apparence et du transitoire.
Contrepartie parodique et purificatrice de l’œuvre Balkan Baroque, la vidéo Balkan Erotic Epic présente la re-dramatisation des anciens rites balkaniques de fertilité, après la consultation des chroniques médiévales, dans un scénario filtré par l’imagination créatrice. Qu’ils soient des rites avec une finalité apotropaïque ou des rites agraires, toutes les scénarios performés dans le court-métrage représentent la manière dont les gens des sociétés archaïques des Balkans utilisaient l’érotisme pour préserver une liaison vive avec la nature et le transcendent. La vraie source d’inspiration est le folklore yougoslave, dont le substrat païen persiste ; même masqués par les changements inhérents au monde contemporain, même pendant la guerre, les souvenirs des attitudes, de l’humour ou des positions sociales liées au sexe dans l’espace yougoslave sont pleins de vitalisme. Par conséquent, après avoir examiné les racines de cette attitude, Abramović décide de tourner le film à Belgrade, comme les deux autres œuvres déjà mentionnées, réalisées après son émigration, les deux liées aux Balkans. Même si apparemment comique, le court-métrage résulté ne manque pas de frisson tragique, généré peut-être même par le manque d’adéquation. Bien sûr, une approche décontextualisée risque de vulgariser un tel projet. C’est peut-être un des motifs pour en garder le secret jusqu’au dernier moment de son tournage. La force autonome des images, à la fois doublée par la permanente interaction avec des symboles de valeur nationale, révèle une multitude de couches d’interprétation, après avoir abandonné l’aura exclusivement érotique. Même s’il y a un fondement érotique qui lie la vie, l’amour et le corps, le contraste qui est la source de l’agressivité naît entre l’homme moderne (avec ses conventions, ses clichés et sa matérialité) et l’homme des sociétés traditionnelles pour lequel la sexualité représente « la force magique de la nature qui préfigure le mystère de l’Un »[11]. Contre les discours officiels, et surtout contre ceux occidentaux, patriarcales, verticalisant le monde, Balkan Erotic Epic évoque les pratiques rituelles qui ont survécu dans les Balkans, dans des zones tardivement médiévales, où la corporalité devient synonyme du vitalisme et de la communication avec le transcendant. La distribution horizontale des femmes qui, au milieu d’un champ vert, jeunes et vieilles ensemble, regardent le ciel, en se touchant sans aucune inhibition, peut être une invocation de la pluie, un geste pour renvoyer les nuages d’orage, mais le danger qui vient de là-haut et que leur tension divulgue, peut bien être une bombe ou un avion au-dessus des environs d’Yougoslavie ou de toute autre communauté innocente, prise dans une dimension atemporelle de l’être. Tout ce scénario se déroule avec Svetlana Spajić dans l’arrière-plan, chantant sur le destin du peuple serbe, demandant pardon au Dieu et déplorant la croix de la guerre qui a frappé la foi slave.
Elle-même petite-fille d’un des patriarches serbes, sanctifié après sa mort, devenue rebelle face aux conventions imposées par le milieu familial, Marina Abramović représente, après quatre décennies de travail artistique, l’adhésion à un type d’ascétisme dégradé, accentuant l’érotisme et l’agressivité de la vraie rencontre avec l’Autre et avec soi-même, comme dans un écho des conflits internes de son espace natal. Courir toujours le danger de ne pas être capable de maîtriser les accumulations mythiques, religieuses, politiques, sociales que les Balkans lui transmettent, Abramović choisit de vivre d’une manière exacerbée le présent. De façon significative, elle a choisi comme résidence permanente l’île volcanique Stromboli, un substitut émotionnel et fortement physique des Balkans.
Bibliographie
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—–, « Balkan Epic », éd. Skira, Milan, 2006.
Alfano Miglietti, Francesca (FAM), Extreme Bodies – The use and Abuse of the Body in Art, Milan, éd. Skira, 2003.
Evola, Julius, Metafizica sexului, trad. Sorin Mărculescu, éd. Humanitas, Bucureşti, 1994.
Goldsworthy, Vesna, The Rhetoric of Balkanization
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Goldsworthy, Vesna, Not Quite European
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Stoichiţă, Victor Ieronim, Creatorul şi umbra lui, éd. Meridiane, Bucureşti, 1981.
Todorov, Tzvetan, Abuzurile memoriei, trad. Doina Lica, Timisoara, éd. Amarcord, 1999.
Notes
[2] Alfano Miglietti, Francesca (FAM), Extreme Bodies – The use and Abuse of the Body in Art, Milan, éd. Skira, 2003, p. 93-94.
[5]Goldsworthy, Vesna, The Rhetoric of Balkanization, http://www.eurozine.com/articles/2003-05-08-goldsworthy-en.html (8 mai 2003).
Câteva clişee şi adevăruri despre România
Marinela Doina Dorobanţu
Université Technique de Constructions de Bucarest, Roumanie
ddmarilena@yahoo.com
Erwin Kretz
Université Technique de Constructions de Bucarest, Roumanie
er_k1979@yahoo.fr
Quelques clichés et vérités sur la Roumanie
A few clichés and facts about Romania
Abstract: This paper aims at analysing several clichés and facts about Romania, filtered through the perspective of two researchers, a Frenchman and a Romanian, in order to reveal that the force of a cliché is sometimes greater than that of the factual reality. Being situated at the confluence of several cultural axis, Easter Europe, The Balkans, or Central Europe, Romania is not a homogenous country, but is at the same time Balkan, eastern and central European. This geographical position has brought about Romania’s image of a “marginal” space, exotic and unique, the Carpathians being the perfect setting for the creation of legends and myths, which have generated clichés and stereotypes. The need for clichés is not generated by the socio-cultural phenomena alone, but has a cognitive background which results from the human brain’s inability to consciously deal with the information it receives. In reality, there are three categories of receptors: the intolerants- less educated individuals, the mass- individuals who have read or heard of certain Romanian personalities, and a third category – that of those who have visited Romania, are passionate about Romanian culture and prefer to generally see its good aspects. Being viewed as one of the last “terra incognita” in Europe, the Romanian space is a victim of stereotypes for those who like cultural simplifications. Out of the multitude of ideas about Romania, be them preconceived or not, we chose to discuss the myth of Dracula, and some positive and negative aspects, that we have also tried to explain: “Traditional Romanian hospitality”, “Romanians are thieves”, <Bucharest – the little Paris> and “The beauty of Romanian women”. Along its historic path, Romanian culture has had several influences, which have generated disputes among specialists, the most ardent ones defending the Latin current. From this perspective as well, the Romanian space- an “island of Latinity” in the great Slavic enclave, is perceived as exciting, isolated and full of authentic archaic traditions, which, when correctly interpreted, can become our strong point in the age of globalisation.
Keywords: Romania; Cliché; Stereotypy; Myth; Balkanism; Exotism.
Dans son ouvrage La Roumanie : pays frontière de l’Europe, l’historien Lucian Boia remet en cause l’appréciation de la place de la Roumanie dans le monde, en commençant par la carte de l’Europe : l’Europe orientale, les Balkans ou l’Europe centrale, tandis qu’après une argumentation historico-géographique il conclut :
La Roumanie n’est pas un pays homogène (…). La Roumanie est en même temps balkanique, orientale et central-européenne, sans appartenir complètement à aucune des ces divisions par ailleurs relativement artificielles[1].
De quelque angle qu’on puisse l’observer, l’espace roumain se présente comme un espace en marge, ce fait conduisant dans une certaine mesure à un certain isolement, mais également à la perpétuation des structures traditionnelles ainsi que d’une mentalité attachée aux valeurs autochtones. Mais quelle est la part de réalité dans ces considérations ? Ayant récemment et légitimement intégré la grande famille européenne, le problème de l’appartenance aux Balkans constitue encore un sujet de disputes animées en Roumanie. La Roumanie ne fait peut-être pas partie des Balkans d’un point de vue géographique, mais dans la vie quotidienne les choses se présentent sous un autre jour.
Les Balkans, qui en Turc signifient montagnes, s’étendent du Danube aux Dardanelles, de l’Istrie jusqu’à Istanbul, est un terme qui recouvre les petits territoires de la Hongrie, de la Roumanie, de la Yougoslavie, de l’Albanie, de la Bulgarie, de la Grèce et d’une partie de la Turquie, bien que ni Hongrois ni Grecs ne reconnaissent leur appartenance à ce qualificatif. Il s’agit ou il s’est agi d’une péninsule exotique à la population pleine de vie, qui mange une nourriture épicée, boit de l’alcool fort, porte des vêtements aux couleurs claires, aiment et tuent facilement et ont un talent exceptionnel pour ce qui est de provoquer des guerres[2].
Dans l’opinion de Sulzeberger, les Balkans, vus comme un tableau, signifient profusion de vie, d’exotisme, de passion et même… de terrorisme. Vue comme un tableau, la Roumanie peut être également perçue comme une mosaïque culturelle, car sa position de frontière de l’Europe a fait que sur le tronc commun de la Roumanie se sont greffées, d’une époque à l’autre, des cultures et des religions très différentes : Juifs, Turcs et Tatares, Russes lipovènes, Ukrainiens, Hongrois, Serbes, Allemands, ayant cohabité en de bons termes avec la population à majorité roumaine. Il va sans dire que ces influences se sont manifestées de diverses façons dans les trois provinces à l’origine de la Roumanie d’aujourd’hui, mais, de cette perspective, la Roumanie peut être vue précisément comme une synthèse de l’Europe. Peu de peuples européens ont en effet eu autant à faire que les Roumains aux étrangers, tout au long des périodes de domination au cours desquelles les modèles de civilisation se sont succédés et ont fait s’installer ici des populations d’une extrême diversité.
Juste avant le début de la deuxième guerre mondiale, une journaliste britannique amoureuse des Balkans, Rebecca West, encourageait ses contemporains à tirer les enseignements de l’histoire troublée des Balkans, vus comme l’expression la plus authentique des valeurs européennes. Dans ce contexte, nous considérons qu’en vue d’une bonne compréhension du peuple roumain, il serait nécessaire d’étudier également l’histoire du peuple roumain, car pour lui l’histoire, l’instabilité sont un handicap qui le maintient à l’écart en raison des disfonctionnements accumulés.
Contrairement à d’autres peuples, les Roumains ont subi des périodes de grande crise, ont dû faire front contre une multitude de vagues d’intérêts contradictoires ; bien souvent, ils ont été l’objet de graves et pesantes incompréhensions[3].
Sans passé, nous ne serions ni ne saurions ce que nous sommes, des siècles de sang, de croyances et de chants seraient définitivement effacés de la mémoire collective, tandis qu’un futur basé sur la seule matière est, de façon indiscutable, incertain. Une vie attachée aux événements du passé ne constitue pas cependant une forme de progrès. C’est la raison pour laquelle l’ « hétérotopie » que nous vivons à l’heure actuelle se doit d’associer des caractéristiques sociologiques à l’histoire / à la mémoire, qui se recoupent au niveau social. Nous devrions penser avec l’histoire et non pas à l’histoire, afin de nous réorienter en vue du présent et, surtout, de l’avenir.
Malheureusement, les Balkans sont perçus comme un territoire instable, tout comme la Roumanie qui se présente dans la grande famille européenne avec de bons et de mauvais aspects, mais surtout avec la réputation peu désirable de pays imprévisible. Toutes ces étiquettes doivent être acceptées avec retenue. Il s’agit, au fond, d’abstractions plus ou moins spéculatives, conventionnelles, qui cherchent à simplifier de façon extrême ce qui constitue en fait une multitude de caractéristiques constitutives d’un peuple ou d’un autre. Antoaneta Olteanu souligne que :
Géographiquement, les Balkans sont liés à l’Europe, tandis que d’un point de vue culturel ils sont devenus avec le temps l’objet de nombreuses frustrations culturelles, politiques et idéologiques, un summum de caractéristiques négatives et le repère ayant servi à la construction, par contraste, de l’image positive et flatteuse pour lui-même de « l’Européen » et de « l’Occidental » [4].
En sociologie, le cliché ou stéréotype est une opinion généralisée très souvent répétée dans les mêmes termes et concernant le plus souvent un type d’individus, un groupe ou bien encore une classe sociale. Son usage permet une économie de la réflexion, car il est basé sur des a priori. Le cliché reflète une image du sujet fondée uniquement sur la réputation de ce dernier, en aucun cas sur des faits étudiés ou avérés. Le cliché représente donc une simplification généralisatrice, basée sur l’idée qu’ « il n’existe pas de fumée sans feu », que « cela doit nécessairement être vrai, puisque tant de personnes le disent ». Prenons un exemple : en France comme en Roumanie ou d’autres pays, les fonctionnaires ont souvent la fâcheuse réputation d’être paresseux ; l’économie de raisonnement et de discours argumenté permet une critique totalement arbitraire de ce que l’on ne connaît finalement pas.
D’un point de vue psychologique, le cliché ou stéréotype est utilisé par certains dans le but d’une accréditation personnelle : il est utilisé ici comme une arme visant à attribuer des défauts à un groupe ainsi stigmatisé. L’ensemble des clichés ou concepts rudimentaires d’un individu est appelé doxa, opposée à tout esprit critique.
Les clichés sont de catégories nombreuses ou diverses : sexistes, physiques, professionnels (exemple des fonctionnaires) ou bien encore nationaux ou raciaux, ces derniers étant axés sur un pays (voire une région) ou un groupe ethnique : les Juifs sont avares, les Corses sont violents, les Russes sont alcooliques, les Américains sont gros, les filles de l’Est sont des prostituées ou matérialistes, les Italiens ne mangent que des pattes ou des pizzas, le Cubain est un rebelle socialiste, les Arabes sont fondamentalistes, les Africains vivent dans des cabanes et sont toujours joyeux, etc. Il arrive que certaines personnes appliquent à leur propre peuple certaines images toutes faites ; beaucoup de Français considèrent que leurs compatriotes sont dans l’ensemble de bons cuisiniers ou amants, ce dernier cliché étant constamment véhiculé par les chansons ou le cinéma (Paris ville de l’amour et du romantisme), alors même qu’à l’étranger ils sont par exemple parfois considérés comme chauvins.
Dans leur ouvrage Stéréotypes, préjugés et discrimination[5], Jean-Baptiste Légal et Sylvain Delouvée Dunod étudient l’interdépendance de ces trois notions. Les stéréotypes (ou croyances) peuvent expliquer pourquoi une personne va faire preuve de discrimination envers les personnes d’un groupe donné. Les comportements discriminatoires peuvent, à leur tour, entretenir l’existence des stéréotypes et des préjugés. Habituellement, les clichés proviennent du fonds émotionnel commun, tandis que les stéréotypes ont leur source dans les sentiments de haine, de frustration, de bonheur et de réalisation.
Mais les stéréotypes ne sont pas seulement des phénomènes socioculturels, ils ont aussi une origine cognitive ; dans leur ouvrage intitulé La charge cognitive[6], Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller expliquent que d’un point de vue cognitif, l’origine des stéréotypes vient de l’impossibilité pour notre cerveau de traiter consciemment la totalité des informations qu’il reçoit. De ce fait, il s’adapte en simplifiant l’information qui lui arrive ; un de ces moyens est de catégoriser et de classer les informations. En quelques millisecondes, à partir de caractéristiques physiques par exemple, nous sommes capables d’attribuer une catégorie à une personne. L’information est triée par contraste ou par similarité.
Souvent perçue à l’étranger comme une des dernières terra incognita en Europe, la Roumanie est une « victime » toute désignée pour les amateurs de raccourcis culturels ; vérité factuelle et imagination se fondent souvent l’une dans l’autre, sur fond d’image d’Épinal. Nous avons personnellement été témoin de la formulation de nombreux clichés plus ou moins fantaisistes et en tous cas réducteurs à l’encontre de ce pays : « y a-t-il des universités en Roumanie ? Des feux de signalisation ? La quasi-totalité de la population est-elle d’origine tzigane ? », idées reçues allègrement relayées par la presse de nombreux pays occidentaux. Le réalisateur britannique Peter Greenaway affirmait :
Vous les Roumains avez une culture particulièrement mimétique. La Roumanie est invisible dans le monde. En termes culturels internationaux vous n’avez pas produit de grands musiciens, de grande littérature. Peut-être Enescu. (…) Mais il est resté une figure mineure, locale… Il a été actif principalement dans le Paris des années 1930. Vous n’avez rien offert à la culture européenne. La Roumanie m’intéresse précisément parce que vous êtes invisibles [7].
Nous sommes ainsi marqués par le même subjectivisme, que l’on parle soit de réductionnisme des stéréotypes, soit d’abstraction anthropologique. Voilà le péril qui nous guette dans le monde de la globalisation, et, si dans la société postmoderne l’identité tend à devenir quelque chose d’imaginaire, la Roumanie, en tant qu’espace culturel, a besoin d’une reconnaissance de ses valeurs ainsi que du respect de ses élites. L’identité roumaine ne saurait être rémanente, figée ou tout simplement nostalgique, elle doit également se reconstruire activement aux niveaux inconscient et symbolique.
Quand on parle de la Roumanie en dehors de ses frontières, les premières choses mentionnées par les citoyens moyens sont : la misère, la saleté, Ceauşescu et la Maison du Peuple ; si l’on invoque des personnalités et personnages, les « leaders » du classement pouvant être apparentés à des clichés sont : Dracula, encore une fois Ceauşescu et la Maison du Peuple mais également Nadia Comăneci, Hagi ou Ilie Năstase. De la part des personnes cultivées éventuellement George Enesco, que nous avons déjà cité, Constantin Brâncuşi, Émile Cioran ou bien encore Eugène Ionesco, car ils sont généralement perçus en tant que Roumains d’origine, mais appartenant à d’autres cultures.
En dehors de la Roumanie, il existe en fait trois catégories de récepteurs :
- les intolérants – des personnes peu cultivées, qui s’imaginent que les Roumains ont beaucoup d’enfants sans domicile fixe et qui, en général, voient les Roumains comme étant sales et voleurs ;
- la grande majorité des personnes – celles qui ont entendu parler de certaines personnalités roumaines ou ont lu des choses à leur sujet : Dracula, Nadia, Hagi, etc.
- la catégorie des étrangers ayant visité la Roumanie, qui sont passionnés par la culture roumaine, qui aiment ce pays et essayent de se focaliser sur les points positifs des Roumains, ont lié des amitiés avec ces derniers et, pour cette raison, comprennent mieux leur mentalité ou leur façon d’être.
Parmi la multitude de clichés sur la Roumanie, nous avons choisi de passer en revue seuls quelques-uns d’entre eux – les plus fréquents – auxquels nous tenterons de donner de possibles explications.
Dracula
Quand on leur demande ce qu’ils savent sur la Roumanie, la majorité des étrangers répondent invariablement : Dracula et Ceauşescu, qui paraissent être l’expression la plus concentrée du Panthéon roumain. Sans base réelle, Dracula est devenu un nom de référence dans le monde entier ; il a intégré le trésor culturel de l’humanité, mais ce qui est plus étrange est que les Roumains l’ont découvert relativement récemment et ne l’ont pas perçu comme un élément représentatif, leur « appartenant ». De fait les choses sont bien ainsi. Dracula – tel qu’il est perçu aujourd’hui – constitue le résultat de l’interférence de faits historiques réels, entrés dans la légende et liés au règne de Vlad Ţepeş – Dracula, des écrits de certains chroniqueurs de l’époque, avec l’intention de montrer le prince sous un mauvais jour, amplifiés au cours des siècles suivants par l’association au personnage du roman de fiction « Dracula », paru en Angleterre en 1897 et ayant pour auteur l’écrivain irlandais Bram Stoker ; l’auteur avait utilisé des sources folkloriques, des mentions historiques ainsi que des expériences personnelles dans le but de la réalisation de ce personnage complexe.
Le héros du roman n’est même pas roumain mais appartient à une communauté sicule, population de langue hongroise de l’est de la Transylvanie. Cela ne l’empêche pas d’affirmer sa parenté avec le voïvode roumain Vlad Drăculea historique (1431-1476), fait ayant conduit à l’apparition du mythe littéraire du vampire. L’espace roumain et l’Europe de l’est en général continuent à être vus comme un territoire exotique, dans lequel le surnaturel à dimension pathologique intrinsèque interfère avec la vie réelle. Chez les roumains, ce mythe ne s’est pas ancré de la même manière qu’ailleurs, et c’est pour cette raison que la recherche de Dracula en Roumanie – sur les traces de Vlad Ţepeş n’est qu’un jeu puéril qui, le plus souvent, déçoit les touristes en quête de sensationnel. Pourtant, des considérations économiques font que les autorités roumaines jouent parfois d’une certaine ambiguïté : la municipalité de la ville de Târgovişte souhaite attirer les touristes étrangers avec l’aide de Vlad Ţepeş et a initié des projets dans ce sens, financés à partir de fonds européens, arguant que le voïvode a régné à Târgovişte et non pas à Bran ou à Sighişoara ; l’image de Dracula sera l’aimant visant à attirer les touristes étrangers. En 2002, le gouvernement roumain avait décidé la construction à Snagov d’un parc d’attractions à thème, le « Dracula Park » ; le projet fut cependant abandonné par la suite.
Les Roumains ne paraissent pas renoncer à Vlad Ţepeş, dont les divers actes de cruauté sont mis au compte de la raison d’état. L’empalement était une habitude juridique ancestrale spécifique aux Thraces, mentionnée dans les Histoires d’Hérodote, tandis que le prince régnant a remis au goût du jour la justice ancestrale. Dans un projet de la Télévision nationale, Les grands Roumains, déroulé il y a quelque temps et réalisé selon le format de la BBC – Les grands Britanniques, le voïvode Vlad Ţepeş occupait la 12è position sur un total de 100. En dépit de la légende de Stoker, les Roumains ont considéré que Ţepeş fut un véritable défenseur de la chrétienté (bien qu’il ait été réputé pour sa cruauté – il faisait empaler ses ennemis) et que sous son règne, la Valachie avait temporairement obtenu son indépendance par rapport à la Porte Ottomane. Les grands Roumains a été plus qu’un programme télévisé ; il a constitué également un débat national dont le but, au-delà du choix du Roumain le plus valeureux de tous les temps, a été de parler des repères des Roumains. La place de choix occupée par Vlad Ţepeş dans ce classement démontre que dans la mémoire collective roumaine existe un besoin ancestral de justice. Le prince régnant représente «une voix du substrat qui transperce le temps et voyage dans l’immensité du monde en portant cependant un message opposé, étant le représentant d’un peuple de « vampires ». Pristanda, dans la scène I d’Une Lettre perdue (sa première réplique dans la pièce):
« Vraiment bizarre!… Pardon excusez-moi, monsieur Fănică, de demander : bampir… c’est quoi ça un bampir ? ». Effectivement, le vampire n’est pas représenté dans nos mythes et dans nos essais, il s’agit d’un emprunt cultivé. Tipătescu se sent tenu d’expliquer le néologisme utilisé par le journal dont il tire sa citation: C’en est un… un qui suce le sang du peuple…[8]
La traditionnelle hospitalité roumaine
Certains glorifient l’hospitalité roumaine, la mythifient et, ce faisant, la transforment en une marque emblématique de cet arsenal comportemental apparemment typiquement roumain. D’autres la critiquent, la ridiculisent et la considèrent artificielle. Il existe deux extrêmes inconciliables, mais qui suggèrent que nous ne pouvons parler d’une hospitalité uniforme entrelacée avec cette roumanité attributive, mais plutôt d’une hiérarchie d’« hospitalités » variant en fonction du contexte social et historique. En général, les Roumains sont convaincus qu’ils ont une attitude positive par rapport aux étrangers, qu’ils sont bienveillants, amicaux et accueillants. Tout cela est en grande partie vrai, même si une telle attitude ne caractérise pas exclusivement les Roumains mais les communautés dans leur ensemble. Pour ce qui est de l’hospitalité traditionnelle du peuple roumain, celle qui d’après le proverbe veut qu’on accueille son hôte avec du pain et du sel (avec tous les égards), celle-ci ne peut être de nos jours qu’une sorte de spectacle, car désormais l’hospitalité roumaine fonctionne principalement selon des considérations économiques. Il est possible que dans certains villages subsistent des traces de ces coutumes, mais partout le paysan est plus hospitalier que le citadin. L’hospitalité elle-même se décline de plusieurs façons : une hospitalité contre rémunération peut être fournie dans le Delta du Danube, dans le Maramureş historique ou bien encore dans la région de Bran, cependant qu’une hospitalité quasi-altruiste peut être rencontrée en Bucovine, la région de Ţara Lăpuşului ou, plus à l’intérieur des terres, dans les monts Apuseni.
Il n’en reste pas moins que nombre de touristes étrangers perçoivent effectivement les Roumains comme étant un peuple particulièrement accueillant ; nous avons ici un exemple de cliché positif, mais dont une étude plus approfondie permet de déceler certaines facettes nettement moins favorables. Si la première impression globale des touristes étrangers est effectivement souvent favorable, elle n’en est pas moins régulièrement entachée d’un certain nombre de préjugés : l’expression française « traire la vache à lait occidentale » est évocatrice à cet égard ; elle est communément formulée par des visiteurs « condescendants », conscients des vertus d’hospitalité au sein de la population de pays moins développés économiquement mais mettant cette même hospitalité sur le compte de difficultés économiques. De là la question de savoir s’il existe un lien entre hospitalité et pauvreté. En d’autres termes, les Roumains, globalement perçus comme hospitaliers et solidaires, le sont-ils en raison de certaines difficultés économiques ? Par extrapolation, y a-t-il une relation d’interdépendance entre « riches » et « pauvres » ? Il semble peu probable que des études sérieuses puissent corroborer ce type d’affirmation. Les Français et les Allemands, considérés par beaucoup de gens à travers le monde comme des peuples faisant preuve d’une certaine réserve dans les rapports entre personnes, donc « inhospitaliers », n’en sont pas moins des pays à forte tradition d’hospitalité politique. Les deux pays mentionnés sont communément considérés comme des terres d’accueil. La France comporte par exemple la plus forte minorité musulmane d’Europe occidentale. Citons également l’exemple de la Légion étrangère, corps d’élite de l’Armée de terre française dont une grande partie des effectifs sont constitués par l’apport de soldats de nationalités diverses. Il nous paraît donc nécessaire d’opérer une distinction entre hospitalité au niveau de l’individu et hospitalité au niveau de l’état.
Les Roumains sont des voleurs
Le roumain incivil, voleur et violent est entré dans l’imaginaire collectif des Européens. Mais les Roumains sont-ils véritablement des voleurs ? Le journaliste Radu Paraschivescu constate que :
Probablement, le sens figuré de la constatation « les Roumains sont des voleurs » surclasse le sens propre. Les Roumains qui se débrouillent honnêtement dans la vie sont plus nombreux que ceux qui mettent la main dans la poche de leur voisin. (…) Les Roumains volent indifféremment au figuré (des baisers d’une bien-aimée ou les compétences d’un maître) que dans le sens pragmatique (des bracelets daces ou des piles d’euros dans les bureaux de change). Il le fait aujourd’hui car le microbe lui a été inculqué dès son plus jeune âge, du temps où il apprenait à la maternelle « le petit chien aux cheveux bouclés / vole le canard dans le poulailler ». Ou à l’école, quand l’épisode le plus palpitant des Souvenirs d’enfance était – cela va de soi – le vol de cerises. Ainsi dressé le pauvre Roumain n’a pas d’échappatoire et doit respecter la feuille de parcours. C’est ainsi que se développe une culture de la tricherie établissant la soustraction parmi les modes verbaux dans la grammaire de la transition et trouvant des échos y compris dans l’expression un peu plus gentille « quand il ne pleut pas, il bruine » [9].
De par son statut de terra incognita aux yeux de nombreuses personnes, la Roumanie suscite toutes sortes de fantasmes, par définition réducteurs. Force est de reconnaître que la déclaration selon laquelle les Roumains sont des voleurs est devenue d’une banalité affligeante, tant elle a été relayée et ressassée par les médias de plusieurs pays occidentaux ayant été confrontés à une augmentation du nombre d’immigrés d’origine roumaine. La façon dont les Roumains sont perçus à l’étranger semble cependant disparate ; si plusieurs incidents ont créé un ressentiment d’une partie de la population italienne, espagnole ou portugaise contre les citoyens d’origine roumaine, ces derniers sont souvent appréciés pour leur sérieux. Selon un rapport de l’organisation European Citizens Advice Service (ECAS), réalisé à Bruxelles, les Roumains sont vus par les employeurs d’Europe de l’ouest comme les meilleurs employés étrangers. Ils ont la réputation d’être bien préparés, de faire beaucoup d’heures supplémentaires et de travailler pour des salaires modestes, dans des domaines tels que les services d’aide aux personnes, les constructions ou l’agriculture[10].
Le problème vient ici du fait qu’une part non négligeable de la population des pays concernés ne voit pas du tout les choses sous cet angle. L’étranger fait peur, il est communément considéré comme un fauteur de troubles, un voleur d’emplois et de subventions ; la grande vague d’immigrés d’origine roumaine à laquelle les pays d’Europe de l’ouest avaient été confrontés principalement à partir de l’année 2002 a favorisé chez certains un repli identitaire. Pour prendre l’exemple de la France, donc un exemple que nous avons pu constater nous-mêmes, l’image de la Roumanie, pays jusque-là peu médiatisé en dehors des cercles culturels, s’est profondément et subitement dégradée. Ces Roumains, souvent d’origine tzigane, ont symbolisé l’étranger voleur, sale, pauvre, mendiant, violent. C’est principalement à partir de ce moment que de nombreux reportages ont été diffusés, mettant maintes fois en avant ces aspects. Certains se sont révélés de qualité et humanistes, mais après tout cela les téléspectateurs francophones sont en droit de se demander si, en dehors des mendiants, des enfants de la rue ou des orphelinats, des chiens errants, etc., il existe une autre Roumanie. Si certains vous mettent en garde de ne pas laisser traîner un portefeuille sur une table quand un Roumain se trouve dans la salle, nous avons constaté que la Roumanie apparaît cependant de plus en plus souvent comme un pays dynamique d’un point de vue économique, un pays fiable (et donc pas de voleurs) pour investir, ce qui pourrait contribuer progressivement à faire reculer le cliché du Roumain voleur.
Bucarest, le « petit Paris des Balkans »
Il y a de cela plus d’un siècle, Bucarest était fréquemment surnommé « le petit Paris des Balkans ». Comme le montre Bogdan Andrei Fezi, entre 1831 et 1921, l’administration, la législation urbaine et l’enseignement urbain sont inspirés du modèle français[11]. L’expression « le petit Paris » est de Paul Morand, écrivain célèbre et ambassadeur de France en Roumanie dans les années 1930. Autour de 1900, Bucarest se transforme sous l’influence du modèle occidental, d’abord Paris mais aussi Vienne. Cela est dû au fait que, bien souvent, l’administration, la législation urbaine s’inspiraient du modèle français. De nombreux architectes roumains de l’époque firent leurs études à Paris et un grand nombre de bâtiments furent construits par des architectes français. L’avenue Victoriei notamment, devient une sorte de grand-rue de Bucarest surnommée le « petit Paris. » Beaucoup de ces édifices remarquables (palais, hôtels particuliers, magasins), souvent conçus par des Français tels Cassian-Bernard, Galleron, Villacrosse ou Gottereau peuvent être admirés aujourd’hui encore au cœur de la ville.
Pendant l’entre-deux-guerres, la capitale roumaine avait connu une exceptionnelle période de développement, sous l’impulsion parmi d’autres de Marcu Duiliu (1885-1966), représentatif de « l’architecture d’État » roumaine ; celui-ci avait réalisé ses études à l’École des beaux-arts de Paris, avant d’être diplômé par le Gouvernement français en 1913. Cet architecte, urbaniste et professeur, officier de la Légion d’honneur et membre de l’Académie roumaine est celui qui construisit le plus grand nombre de bâtiments administratifs à Bucarest, dont le palais du ministère des affaires étrangères, le palais de la direction générale autonome des chemins de fer et les bureaux de l’administration des monopoles d’État. À travers les ministères qu’il a construits, Marcu Duiliu témoigne d’une recherche des solutions techniques les plus avancées ainsi que d’un vocabulaire architectural moderne, privilégiant cependant l’élégance aux expérimentations esthétiques.
Après 1830, le mode de vie à l’Européenne s’était imposé en moins d’une génération, grâce notamment aux nombreux roumains qui rentraient au pays après des études dans des capitales telles que Vienne, Paris et Berlin mais aussi aux ressortissants d’Europe centrale et occidentale venus s’installer à Bucarest. Des intellectuels comme Ulysse de Marsillac, fondateur de plusieurs journaux en Français, ont contribué dans une large mesure au dynamisme bucarestois. La langue française était alors fréquemment parlée dans la rue, et pas seulement par les élites.
C’est au début du 20e siècle que s’impose l’appellation « petit Paris » ; Bucarest se distingue d’autres capitales balkaniques (Sofia, Athènes, Belgrade) par de nombreuses imitations du modèle parisien. Les différences sociales et culturelles entre le centre de la ville, européanisé, et les faubourgs, largement sous influence orientale et balkanique, étaient frappantes.
Si beaucoup de Roumains se plaisent à perpétuer ce qualificatif et si une partie non négligeable de la population française en a connaissance, les profondes mutations architecturales subies par la capitale roumaine au cours de la période communiste mais également après celle-ci font de cette appellation une assimilation que l’on peut considérer abusive. L’industrialisation au cours de la période communiste a changé l’aspect de la ville, des quartiers entiers d’immeubles apparaissant presque du jour au lendemain : Balta Alba, Drumul Taberei, Pantelimon, Colentina, etc. D’autre part, le tremblement de terre de 1977 a engendré un remaniement de la politique urbaine de la capitale excluant des édifices historiques. Les différences sociales également se sont creusées à partir de 1990, modifiant la morphologie de la ville. Des Roumains eux-mêmes se montrent ironiques quand les deux villes sont comparées, mettant en avant les chiens errants, les enfants des rues ou la misère de la capitale roumaine. D’autre part, l’âge d’or de la francophonie en Roumanie, dont Paul Morand avait été témoin, semble aujourd’hui révolu, même si celle-ci reste encore assez influente. Pour toutes ces raisons, on peut considérer l’appellation de « petit Paris » comme appartenant plus au domaine du cliché que d’une vision objective de la réalité factuelle.
La beauté des Roumaines
Les Roumains se sont toujours montrés fiers de la beauté de leurs femmes, mais il est intéressant de constater que dans la culture mondiale, la beauté roumaine est égale à zéro. Mais qu’est-ce que la beauté ? Si nous prenons en considération les diverses zones de la planète – la zone asiatique, européenne, hispanique et la race jaune, il existe plusieurs types de beauté. En parlant d’un point de vue strictement subjectif, la beauté est difficile à définir, difficile à encadrer dans certains schémas et varie en fonction de l’époque et de la zone géographique. Peut-on identifier une équation de la femme belle aujourd’hui? Personnellement, nous ne le pensons pas ; c’est d’une certaine façon qu’on trouvait les femmes belles il y a 200, 100 ou 50 ans, tandis qu’aujourd’hui les canons de la beauté sont autres. Si l’on faisait une analyse quantitative sur les textes que divers voyageurs étrangers ont écrits au cours du temps sur la beauté des Roumaines, nous serions en mesure d’établir quelques constantes. La première est que les Roumaines sont de belles femmes, le plus grand nombre utilisant même le terme consacré, « beauté ». Parmi ceux-ci, la majorité souhaitent même pousser l’éloge encore plus loin et usent de superlatifs ou de formulations à caractère superlatif. Dans d’autres situations on n’utilise pas le terme consacré mais un autre que celui-ci, par exemple « attirante », dans le but de faire descendre à un degré inférieur de la propriété attribuée. Il est évident qu’il faut ranger ces personnes dans la catégorie de celles qui considèrent les belles femmes, car par leur formulation ils ne cherchent qu’à rendre une variété ou un grade d’infériorité de l’attribut principal, conformément au principe du détachement par rapport au sens schématique du texte, indifféremment de la façon dont s’exprime l’auteur. Une autre caractéristique vers laquelle les auteurs convergent est la coquetterie. Nous pensons ici à la coquetterie vestimentaire et pas à celle érotico-relationnelle. Bien qu’elle soit une caractéristique féminine universelle celle-ci est remarquée de façon appuyée et insistante, ce qui signifie que chez les femmes de Roumanie elle était beaucoup plus accentuée et frappante. L’ambivalence de la position de la Roumanie, de « Porte de l’Orient » et de « Petit Paris », d’espace cosmopolite dans lequel on rencontre tellement de contrastes, se reflète ici également. La discussion prend cependant une tournure toute différente si nous nous déplaçons un peu plus vers le sud. En Bulgarie une Roumaine est perçue comme étant « toujours rayonnante, une grecque – coquette et capricieuse, une Serbe – prétentieuse, mais une Bulgare (…) modeste, travailleuse et patiente »[12]. Voici comment, de façon subjective, les jugements de valeur changent en fonction de l’espace, de ceux qui les engendrent, des complexes de frustration et de mythes. « Il n’est pas bon d’avoir une femme de Valachie, un navire dans la mer noire et un jugement à Constantinople. »[13] diront les mêmes Bulgares, pendant que les Roumains affirment fièrement : « De jolies filles comme à Bucarest/dans le monde entier tu n’en vois geste ».
En guise de conclusion
Peu de peuples européens ont été aussi souvent en contact avec les étrangers que les Roumains, au cours des périodes de domination pendant lesquelles les modèles de civilisation se sont succédé et ont fait s’installer ici des populations d’une extrême diversité. Même si, tout au long de son histoire, la culture roumaine a bénéficié de nombreuses influences, il ne faudrait pas oublier que la multiculturalité – caractéristique de l’époque contemporaine, ne doit pas être transformée en un facteur de mimétisme voire de destruction, mais vue comme une forme au moyen de laquelle les éléments nouveaux doivent être assimilés seulement avec le maintien des différences.
L’histoire est pourtant un fait qui doit être assumé, les mots de Dan Puric à cet égard pouvant nous éclairer :
(…) un territoire physique quelconque, un espace géographique, mesurable et cartographiable, devient POUR MOI ma patrie. Un phénomène linguistique devient POUR MOI ma langue. Une histoire quelconque devient POUR MOI mon passé. Ainsi, nous pouvons tirer la conclusion selon laquelle l’histoire peut être une suite d’événements, mais le passé contient dans sa substance une suite de significations de ces événements. De cette façon, la nation se définit également comme un investissement des hommes dans le temps[14].
La tradition ne doit pas se perdre, elle constitue notre atout, que nous devons apprendre à respecter avant qu’il ne soit trop tard. Voilà le danger qui nous guette dans le monde de la globalisation, mais si dans la société postmoderne l’identité tend à devenir quelque chose d’imaginaire, la Roumanie, comme espace culturel, a besoin d’une reconnaissance de ses valeurs, d’un respect de ses élites ainsi que d’une perception conforme à la réalité. L’identité roumaine ne doit pas être rémanente, figée ou tout simplement nostalgique, elle doit également se reconstruire activement aux niveaux inconscient et symbolique.
Bibliographie
Chanquoy Lucile, Sweller John, Tricot André, La charge cognitive, Paris, Éditions Armand Colin, 2007.
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Drosneva, Elka, « The Bulgarians and the Others in Bulgarian Proverbs », in Études Balkaniques, no 2/1994, p. 42.
Dunod Delouvée Sylvain, Légal Jean-Baptiste, Stéréotypes, préjugés et discrimination, Paris, Éditions Dunod, 2008.
Fezi, Bogdan Andrei, Bucarest et l’influence française – entre modèle et archétype urbain, Paris, L’Harmattan, 2006.
Fiérobe, Claude et al., Dracula : mythe et métamorphoses, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995.
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Gotman, Anne, Le sens de l’hospitalité – Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
Puric, Dan, Cine suntem, Bucarest, Editura Platytera, 2008.
Sulzeberger, C.L., A Long Row of Candels, apud Olteanu, Antoaneta, Homo Balcanicus. Trasături ale mentalităţii balcanice, Bucarest, Editura Paideia, 2005.
Zamfirescu, Ion, Românii în universalitatea umană in Cultură şi civilizaţie. Conferinţe ţinute la tribuna Ateneului Român, Bucarest, Editura Eminescu, 1989.
Notes
[1] Lucian Boia, La Roumanie : pays frontière de l’Europe. L’ouvrage a paru aux Éditions Les Belles Lettres, en 2007, traduit par Laurent Rossion. Pour ce qui nous concerne, on a consulté l’édition roumaine, d’où la référence, p. 12, et notre traduction.
[2] C. L. Sulzeberger, A Long Row of Candels, apud Antoaneta Olteanu, Homo Balcanicus. Trasături ale mentalităţii balcanice, Bucureşti: Editura Paideia, 2005, p. 7, notre traduction.
[3] Ion Zamfirescu, Românii în universalitatea umană, în Cultură şi civilizaţie. Conferinţe ţinute la tribuna Ateneului Român, Bucureşti: Editura Eminescu, 1989, p. 317, notre traduction.
[5] Sylvain Delouvée Dunod, Jean-Baptiste Légal, Stéréotypes, préjugés et discrimination, Paris, Éditions Dunod, 2008.
[6] Lucile Chanquoy, John Sweller, André Tricot, La charge cognitive, Paris, Éditions Armand Colin, 2007.
[7] URL : http://www.supliment.polirom.ro/category.aspx?item=40&cat=7&highlight=peter%20greenawy, notre traduction.
[11] Bogdan Andrei Fezi, Bucarest et l’influence française – entre modèle et archétype urbain, Paris, Éditions L’Harmattan, 2006.
[12] Veselina Dimova, « L’image du voisin balkanique et extrabalkanique dans la littérature de slaves méridionaux du XIXe siècle », in Études Balkaniques, Sofia, no 1/1994, p.5.
Sculptori în marmură greci în România (secolul XIX – prima jumătate a secolului XX): mărturia monumentelor funerare
Evangelia N. Georgitsoyanni
Université Harokopio, Athènes, Grèce
egeorg@hua.gr
Sculpteurs de marbre Grecs en Roumanie (XIXe siècle – première moitié du ΧΧe siècle) :
Le témoignage de leurs tombeaux
Greek sculptors working in marble in Romania (XIXth century – first half of the XXth century):
The witnessing of their tombs
Abstract: During the 19th century many Greek marble sculptors immigrated in Romania, as there were various opportunities for work that had arisen due to the erection of new buildings according to the European styles, the foundation of cemeteries in the cities and the diffusion of neo-classicism in Romania. They were mostly originated from the Cycladic island of Tinos in the Aegean Sea, which was the most famous centre in the art of marble sculpture in Greece. Certains of these sculptors had created their own workshops, which were family enterprises. Moreover, those who lived in Bucharest had also founded a corporation at the end of 19th century. The present article wishes to offer more information about these artists based on the testimonies given by their funerary monuments, which were discovered during our researches in the cemeteries of Romania. The information is accomplished by researches in the municipal archives of Tinos and also by concerning bibliography. More precisely, there are the funerary monuments of certain marble sculptors, members of the families Colios, Lampaditis, Liritis, Laludis, Mihelis and Renieris, who were some of the most active Greek marble sculptors in Romania and owners of workshops. Their tombs give us information about the dates of birth and death of these sculptors, as well as photographic documents of two of them. In general, these monuments are quite simple. The moste elaborated one is the Mihelis Family Monument, decorated by a statue. Among the others, we distinguish one funerary stele (Renieris), a cross (Colios) and plaques bearing the names of the dead persons (Liritis, Laludis, Lampaditis). None of these monuments bears the signature of its creator. We could nevertheless suppose that they were made by members of these families, who knew the art of marble sculpture. Summing up these monuments betray the existence of these artists, members of the Greek diaspora in Romania who have represented artistic knots between the two countries.
Keywords: Sculpture; Romania; Greek Diaspora, Tombs.
Au cours du XIXe siècle beaucoup de Grecs ont émigré vers les pays roumains, attirés par les grandes opportunités financières qui y étaient offertes, notamment après le Traité russo-turc d’Andrinople en 1829, grâce auquel ces pays ont acquis une indépendance civile et économique partielle. La plupart des Grecs de Roumanie s’occupaient de commerce, surtout de celui des céréales et du bois, de la flotte marchande et de l’affermage des grands domaines. Ils ont aussi montré un grand intérêt pour les arts et les sciences et ont créé des communautés florissantes, très bien organisées, qui ont survécu jusqu’ à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Les plus importantes étaient celles de Brăila, Galaţi, Bucarest, Giurgiu, Constanţa, Sulina et Tulcea. Les Grecs de Roumanie avaient, en général, de bonnes relations avec les Roumains et ont contribué à la vie financière et culturelle du pays[1].
Parmi les Grecs de Roumanie on compte aussi des sculpteurs de marbre, dont on sait très peu de choses jusqu’à présent ; à noter que le terme « sculpteur de marbre » désigne l’artisan qui suit une tradition déjà existante, alors que le « sculpteur » est celui qui a fait des études spéciales dans une école[2]. D’après nos recherches, beaucoup de sculpteurs de marbre Grecs ont émigré en Roumanie pendant cette époque, parce que, dans ces nouvelles conditions, s’ouvraient pour eux de grandes possibilités de travail. La reconstruction et la décoration des villes de l’ état roumain, surtout de la capitale, Bucarest, ainsi que le courant néoclassique apparu en Roumanie ont étendu l’emploi du marbre tant à l’architecture qu’à la sculpture. En même temps, l’essor et l’européanisation graduelle de la classe bourgeoise ont contribué à la construction d’immeubles et d’églises, à la création de monuments funéraires, de bustes et d’autres oeuvres, selon les données européennes[3]. Ces circonstances ont attiré en Roumanie beaucoup de sculpteurs étrangers, surtout des Français, des Italiens, des Allemands et des Grecs[4].
La plupart des sculpteurs de marbre Grecs de Roumanie étaient originaires de Tinos, île des Cyclades, en mer Egée, qui était le centre le plus célèbre de la sculpture du marbre en Grèce. Plus particulièrement, dans les villages de Pyrgos et d’Isternia, à la partie nord de l’île, où se trouvent les carrières de marbre, des familles entières s’adonnaient, de père en fils, à l’art de la sculpture de marbre. Depuis le XVIIe siècle, ces sculpteurs avaient commencé à entendre leur activité sur tout le territoire de l’Empire Ottoman et sur la Russie du Sud. Après la formation de l’État grec en 1830, ils créèrent un nouveau centre dans la capitale, Athènes, où ils sont venus beaucoup d’eux, attirés par les possibilités de travail offertes. Là, ils ont appris à travailler dans le style néoclassique introduit alors en Grèce surtout par des sculpteurs allemands qui ont suivi le premier roi de Grèce Othon de Bavière. En même temps, ils ont continué leur activité dans les Balkans, en Asie Mineure, en Égypte et en Russie, tant en effectuant des déplacements saisonniers qu’en créent des ateliers de sculpture[5].
Ainsi, ces sculpteurs de marbre, porteurs d’une longue tradition qu’ils avaient adaptée aux tendances artistiques nouvelles de l’époque, ont travaillé en Roumanie. Certains d’entre eux avaient créé leurs propres ateliers, le plus renommés étant ceux de Jean G. Halepas – Marc et Démétrius N. Lampaditis, d’Apostolos Colios, de Zannis et Georges N. Mihelis, d’ Iacovos Rigos, d’Ioannis G. Lampaditis, de Georges A. Liritis, de Lazare Vidalis, de Nicolas P. Renieris, des frères Cananghinis, de Lazare Él. Liritis, de Georges Valacas, de Nicolas Karagheorghis et des frères Scutaris[6]. Les sculpteurs de marbre originaires de Tinos, qui vivaient alors à Bucarest, avaient aussi formé une corporation, à la fin du XIXe siecle, dont les membres appartennaient aux familles les plus connues de sculpteurs de marbre, celles de Colios, Fortomos, Foscolos, Gaitis, Gasparis, Halepas, Hryssos, Kellemenis, Kollaros, Kouvaras, Kouscouris, Lameras, Lampaditis, Liritis, Mihelis, Piperis, Prophotis, Vassiles, Vidalis, Xynargianos et Xypolitidis[7].
Le présent article a pour but de donner plus de renseignements sur certains de ces sculpteurs de marbre grâce au témoignage de leurs monuments funéraires, repérés lors de nos recherches dans les cimetières de Roumanie. Le témoignage est accompli par nos recherches dans les archives municipales de Tinos et la bibliographie.
Les Tombeaux
En total, on a repéré six tombeaux, cinq au cimetière Bellu de Bucarest et un au cimetière Eternitatea (Eternité) de Galaţi[8]. Plus particulièrement, au cimetière Bellu de Bucarest se trouvent les tombeaux des familles des sculpteurs de marbre Grecs Colios, Lampaditis, Liritis, Laludis et Mihelis[9].
Le tombeau de la famille Colios est composé d’un grand piédestal surmonté d’une croix sur laquelle est gravée l’inscription : FAM. APOSTOL COLIOS. À l’avant du piédestal se trouvent trois photos des défunts en médaillon et sont gravés les noms de: TEODORA COLIOS/1908-1959/ APOSTOL COLIOS/1f907-1978/ELENA COLIOS/1911-1990 (fig. 1)*. À l’arrière figurent les noms de: APOSTOL D. COLIOS BUNIC [grand- père] /1846-1917 / VASILICHI A. COLIOS BUNICA [grand- mère]/ 1853-1883/ IACOB A. COLIOS UNCHIU [oncle]/ 1870-1915/ MARIA KANANCHINIS MATUŞE [tante] / 1895-1946 (fig. 2). Sur une dalle, à côté, sont gravées des inscriptions mentionnant les noms des défunts: NICOLAE/COLIOS/1939-1982/ ARETY COLIOS/-1975, accompagnés de leurs photos (fig. 1). Le tombeau de la famille Colios a dû être exécuté après 1917, année de la mort du premier défunt.
Parmi les noms des défunts on distingue les noms d’Apostol D. Colios (1846-1917) et de Iacob A. Colios (1870-1915). On sait qu’Apostol Colios, fils de Démétrius, sculpteur de marbre, né, selon le Registre de la Municipalité de Pyrgos, à Tinos, en 1939, avait travaillé dans l’atelier de Jean Halepas[10]. Plus tard, il fonda son propre atelier à Bucarest, dans lequel travaillaient ses fils Démétrius (né en 1874, selon le Registre de la Municipalité de Pyrgos)[11], Nicolas (né en 1876, selon le Registre de la Municipalité de Pyrgos)[12] et Iacovos (né en 1870, selon l’inscription du tombeau, ou en 1879, selon le Registre de la Municipalité de Pyrgos)[13]. D’après nos recherches, au cimetière Bellu se trouve un monument qui porte la signature d’Apostolos Colios.
Le tombeau de la famille Liritis est une simple dalle funéraire, dont la partie supérieure est ornée de motifs végétaux et des lettres Α (à gauche) et Ω (à droite), symboles du début et de la fin de la vie, dans des cercles. Sur la dalle sont gravés les noms des défunts: GHEORGHE LIRITIS /1860-1919/ DUMITRU LIRITIS /1856- 1920/ ERINA LALUDIS/ GRIGORE PANAITESCU/1900-13 NOE 1958/ALEXANDRA BECATOR/ 1882-1962 (fig. 3). Le tombeau de la famille Liritis a dû être exécuté après 1919, année de la mort du premier défunt. Parmi eux l’on distingue les noms de Gheorghe [Georges] (1860- 1919) et de Dumitru [Démétrius] Liritis (1856-1920). Les archives nous apprennent que deux sculpteurs de marbres portant le nom de Georges Lyritis, l’un fils d’André (né dans le village de Pyrgos, Tinos, en 1853) et l’autre fils d’Ioannis (né dans le village de Pyrgos, Tinos, en 1863) se sont installés en Roumanie. Notons aussi qu’au cimetière Bellu se trouve un monument portant la signature de G. Liritis. De plus, d’ après un registre des années 1882-83 de l’atelier de Jean G. Halepas y travaillait un certain George Liritis[14]. En ce qui concerne Dumitru (Démétrius) Liritis, il était peut- être frère du G. Liritis susmentionné. D’après nos recherches, un certain Démétrius Liritis a exécuté des monuments funéraires à Tulcea et à Galaţi, mais on n’est peut pas le considérer comme étant la même personne que le précèdent, par manque d’éléments.
Le tombeau de la famille Laludis : À côté du tombeau de Liritis se trouve une dalle portant les noms de : GHEORGHE ANASTASIU/+14 IANUARIE 1918/ IRINA LALUDIS +12 IULIE 1918/IN ETATE DE 18 ANI [âgée de 18 ans] /ECATERINA I. LALUDIS/1878-1917 (fig. 4). La dalle a dû être exécutée après 1917, année de la mort du premier défunt. Tout près, se trouve une autre dalle, plus grande, où sont gravés les noms des défunts : NICOLAE LALUDIS 1846- 1939/ SPIRO ANASTASESCU 1859-1889/ GHEORGHE ANASTASIU 1918/ELENA ANASTASIU 1855-1923/ ECATERINA LALUDIS 1878-1917/ IRINA LALUDIS 1918/ CONSTANTIN DINESCU/ 1902-1920/IOAN LALUDIS 1870- 1943/ MARICA PANAITESCU 1903-1971/EFTIMIA BECATOR 1882-1973 (fig. 5). Sur cette dalle, qui a dû être exécutée après 1889 (année de la mort du premier défunt), figure aussi la photo de Nicolae Laludis en médaillon. Parmi les défunts on distingue les noms de Nicolae (1846- 1939) et de Ioan Laludis (1870-1943). Ioan Laludis doit être la même personne que Ioannis Laludis, fils de Nicolas, mentionné dans les Registres de 1908-11 et de 1921 de la Municipalité de Pyrgos dans l’ île de Tinos, comme “tailleur de pierre’’, né à Pyrgos en 1868 et habitant en Roumanie. Il doit être aussi la même personne que I. Laludis, mentionné en 1896 comme membre de la corporation des sculpteurs de marbre Tiniotes de Bucarest[15]. À noter, de plus, qu’au cimetière Bellu se trouve un monument portant la signature de I. Laludis. Quant à Nicolae (Nicolas) Laludis, probablement père de Ioan Laludis susmentionné, il doit avoir exécuté un monument au cimetière Bellu portent la signature de N. Laludis.
Le tombeau de la famille Lampaditis : Ce sont deux dalles, l’une à côté de l’autre. Sur la dalle de gauche figure le nom de Maria N. Lampaditis (1897-1891) (fig.6). La dalle, qui a dû être exécutée après 1891, est surmontée d’une petite croix et est décorée de fleurs en relief, ainsi que d’un médaillon également en relief, qui était le cadre de la photo de la défunte, qui manque aujourd’hui. L’autre dalle est toute simple ; y sont gravés les noms des défunts : LAMBADITIS NICULAE/N.1896-D.1984/ LAMBADITIS MARIA/ N. 1897-D.1941/ STEFAN OVEZEA N. 1913-D.1983/OVEZEA AURELIA/N. 1920-D. (? ) (fig.7). Le tombeau a dû être exécutée après 1941, année de la mort du premier défunt. Quant à Niculae (Nicolas) Lampaditis (1896-1984), il doit être membre de la famille bien connue de sculpteurs originaires de Tinos. On n’a pas de documents sur ce Nicolas Lampaditis et sa femme Maria, mais on sait qu’un autre Nicolas Lampaditis (né en 1862), fils du beau- frère et associé de Jean G. Halepas, Marc N. Lampaditis, avait son propre atelier de sculpture à Bucarest[16].
Le tombeau de la famille Mihelis : C’est un monument funéraire composé d’un socle surmonté de la statue d’une figure juvénile aux cheveux longues, qui porte deux tuniques, l’une au-dessus de l’autre, et un himation. De la main droite, elle tient une urne funéraire, décorée d’une croix et posée sur une colonne (fig. 8). La figure est variante du génie du deuil, motif très répandu dans la sculpture funéraire néoclassique[17]. Au-dessous du pied droit de la statue, se trouve la photo du défunt Z. Mihélis en médaillon. Le socle est orné d’un blason portant les instruments des sculpteurs de marbre en relief et entouré de feuilles de laurier, en relief aussi. À l’avant du socle, est gravée l’inscription en grec : ΤΑΦΟΣ ΟΙΚΟΓΕΝΕΙΑΣ / Ζ.ΜΙΧΕΛΗ [Tombeau de la famille Z. Miheli]. Et plus bas, en grec : ΑΝΘΗ Ζ. ΜΙΧΕΛΗ /ΓΕΝΝΗΘΕΙΣΑ ΕΝ ΤΗΝ : [Anthi Z. Miheli/ née à Tinos]/ 1854-1892; et en roumain : ANTI : A Z. MIHILI IN ETATE DE 38 ANI [âgée de 38 ans]. A[I]CI ODIHNEŞTE SCUMPUL ŞI IN VECI/ NEUITAT AL NOSTRUL TATA JEAN MIHELI/ DECEDAT 25 DECEMBRIE 1917/IN ETATE DE 75 ANI [Ici repose notre cher et à éternellement inoubliable père Jean Miheli/décédé le 25 Décembre 1917 à l’âge de 75 ans]. À l’arrière se trouvent trois photos des défunts en médaillon et sont gravés des inscriptions plus récentes mentionnant les noms de : Titu D. Dumitrescu (1890-1966), Maria Dumitrescu (1888-1982), Romeo Iulian Dumitrescu (1921-1996). Sur le côté droit du socle, est gravée l’inscription en roumain, accompagnée de la photo de la défunte en médaillon: AICI SE ODIHNEŞCE /OLIMBIA Z. MIHELI/ NǍSCUTǍ LA 9 APRILIE 1882/ ŞI DECEDATǍ LA 9 MARTIE 1903 [Ici repose/ Olimbia Z. Miheli/née le 9 Avril 1882/ et décédée le 9 Mars 1903]. Aici se odihneşte bunul meu sot/IOAN MIHELI/1886-1960 [Ici repose mon bon époux/ Ioan Miheli]. (fig.9). Le monument a dû être exécutée après 1892, année de la mort du premier défunt.
Parmi les défunts on distingue le nom de Z. ou Jean Mihelis, né, selon l’inscription en 1842 et décédé le 25.12.1917. Ce doit être la même personne que le sculpteur de marbre Zannis Mihelis, qui selon le Registre de la Municipalité de Pyrgos, Tinos, était né en 1839 et il mourut pendant la Première Guerre Mondiale en Roumanie.[18]
Au cimetière Eternitatea (Eternité) de Galaţi se trouve le monument funéraire de la famille Renieris[19]. C’est une stèle funéraire, décorée d’une petite croix gravée sur le marbre ; plus bas, se trouvent deux médaillons en relief, qui étaient les cadres de photos des défunts, qui manquent aujourd’hui (fig. 10). Les inscriptions sont en grec et en roumain: ΙΦΙΓΕΝΕΙΑ Ι. ΡΕΝΙΕΡΗ/ 1922-1939/ ANDRIANA P. PANAIT/ NASCUTA RENIERIS/ 1882-1937/ 1891 DANIEL RENIERIS 1949/ 1884 ΙΩΑΝΝΗΣ Ν. ΡΕΝΙΕΡΗΣ 1947/ ΝΙΚΟΛΑΟΣ Π. ΡΕΝΙΕΡΗΣ/ ΓΛΥΠΤΗΣ/ 1856-1910/ ΦΛΩΡΑ Ι. ΡΕΝΙΕΡΗ/ ΤΟ ΓΕΝΟΣ ΛΟΡΕΝΖΑΤΟΥ/ 1890-1920/ ΔΗΜΗΤΡΙΟΣ Ι. ΡΕΝΙΕΡΗΣ/ 1913-1914/ ΜΑΡΙΑ Ν. ΡΕΝΙΕΡΗ/ 1861-1930 [Iphigenia I. Renieri/1922-1939/ Andriana P. Panait/ née Renieris/ 1882-1937/ Daniel Renieris 1891- 1949/ Ioannis N. Renieris 1884- 1947/Nicolaos P. Renieris/ Sculpteur/1856-1910/Flora I. Renieri/ née Lorenzatou/ 1890-1920/ Dimitrios I. Renieris/ 1913-1914/ Maria N. Renieri/1861-1930]. Le monument a dû être exécutée après 1910, année de la mort du premier défunt.
Parmi les défunts on distingue les noms de Ioannis N. Renieris (1884- 1947) et Nicolaos P. Renieris (1856-1910), ce dernier qualifié de “sculpteur”. On sait par les sources d’archives que le sculpteur Nicolaos P. Renieris, né, d’après le Registre de la Municipalité de Pyrgos, Tinos, en 1850, était installé à Galaţi et travaillait avec ses fils Polychronis (1878-1947)[20], Angelos (né en 1887)[21] et Ioannis (né en 1884)[22]. Ioannis N. Renieris fut aussi décoré en 1926 de l’ordre de la Croix Argent de Roumanie, parce qu’il avait offert à la Municipalité de Galaţi une stèle funéraire dédiée aux soldats Roumains décédés[23]. De plus, les Renieris ont exécuté beaucoup de monuments dans les cimetières de Brăila, Galaţi et Tulcea.
Conclusion
Les tombeaux des sculpteurs de marbre Grecs en Roumanie qu’on a repérés concernent les familles de Colios, Lampaditis, Liritis, Laludis, Mihelis et Renieris. Plus particulièrement, y sont enterrés les sculpteurs de marbre : Apostolos D. Colios (1846-1917) et son fis Iacob A. Colios (1870-1915), Georges (1860-1919) et Démétrius Liritis (1856-1920), Nicolaos Laludis (1846- 1939) et son fils Ioannis Laludis (1870-1943), Zannis ou Jean Mihelis (1842-1917), Nicolaos P. Renieris (1856-1910) et son fils Ioannis N. Renieris (1884-1947). Ils avaient tous, selon nos connaissances, fondé leurs propres ateliers de sculpture, qui étaient des entreprises familiales, dont les fils ont continué le métier paternel.
Ces tombeaux donnent des renseignements sur les dates de naissance et de mort de ces sculpteurs[24], ainsi que des membres de leurs familles. Ils montrent aussi que ces gens se sont installés en Roumanie et ses descendants ont continué à vivre dans ces pays et certains d’eux d’exercer le métier familial.
Leurs métiers ne sont pas mentionnés, sauf pour Ioannis Renieris, qualifié de sculpteur. Mention du métier familial est aussi faite sur le tombeau de Z. Mihelis, où figurent en blason ses instruments de travail. Il est intéressant aussi qu’on ait les documents photographiques de deux sculpteurs, Nicolas Laludis et de Z. Mihelis.
En général, ce sont des tombeaux simples, qui suivent les tendances néoclassiques de l’époque. Le monument funéraire le plus imposant est celui de la famille Mihelis, décoré d’une statue. Parmi les autres tombeaux on distingue une stèle (Renieris), une croix (Colios) et des dalles (Liritis, Laludis, Lampaditis). Aucun tombeau ne porte la signature du créateur. On pourrait, malgré tout, supposer, qu’ils sont faits par les membres des familles elles-mêmes, qui connaissaient l’art de la sculpture de marbre. En somme, ces monuments funéraires témoignent l’existence de ces sculpteurs, membres de la diaspora grecque en Roumanie, qui ont représenté des liens artistiques entre les deux pays.
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Notes
* Figures 1-9 : photos par E. Georgitsoyanni et I. Lagos ; fig.10 : par D. Kontogheorgis
[1] Sur l’Hellénisme de Roumanie au XIXe siècle, voir : C. Papacostea-Danielopolu « La vie culturelle de la communauté grecque de Bucarest dans la seconde moitié du XIXe siècle », in Revue des Études Sud-Est Européennes, nº VII/2, 1969, p. 311-333. C. Papacostea-Danielopolu, « La vie culturelle des communautés grecques de Roumanie dans la seconde moitié du XIXe siècle », Revue des Études Sud-Est Européennes nº VII/3, 1969, p. 475-493. C. Papacostea-Danielopolu, Comunităţile Greceşti din România în secolul al XIX – lea [Les communautés grecques de Roumanie au XIXe siècle], Bucarest, Omonia, 1996. H. Belia « Ο Ελληνισμός της Ρουμανίας κατά το διάστημα 1835-1878. Συμβολή στην ιστορία του επί τη βάσει των ελληνικών πηγών » [L’ Hellénisme de Roumanie pendant la période 1835-1878. Contribution à son histoire sur la base des sources grecques], Δελτίον της Ιστορικής και Εθνολογικής Εταιρείας της Ελλάδος [Bulletin de la Societé Historique et Ethnologique de Grèce], nº 26, 1983, p.6-62 ; O. Cicanci Presa de Limba Greăca din România în veacul al XIX–lea [Presse de langue grecque en Roumanie au XIXe siècle], Bucarest, Omonia, 1995. E. Georgitsoyanni, Παναγής Α. Χαροκόπος (1835-1911). [Panaghis A. Harokopos(1835-1911). Sa vie et son œuvre], Athènes, Livanis, 2000, p. 42-84 (avec résumé français). P. Scalcău, Hellenism in Romania. A Chronological History, Bucarest, Omonia, 2007.
[2] Al. Goulaki-Voutyra, Το Εργαστήριο Μαρμαρογλυπτικής του Ιωάννη Χαλεπά [L’ Atelier de Sculpture de Marbre de Ioannis Halepas], Thessalonique, Annexe, nº19 du vol. XI de l’ Annuaire Scientifique de l’École Polytechnique de l’Université Aristoteleion de Thessalonique, 1989, p. 16.
[3] Opresco, Georges, La Sculpture Roumain, Bucarest, Éditions en Langues Etrangères, 1957, p. 22- 33.
[4] E. Georgitsoyanni, « Relations culturelles entre les peuples du Sud- Est Européen : Le cas d’une corporation de sculpteurs de marbre Grecs de Roumanie au XIXe siècle », in Revue des Études Sud-Est Européennes, nº XLII/1-4, 2004, p.159- 174.
[5] Al. Florakis, Η Τηνιακή Μαρμαροτεχνία. Ιστορία και Τεχνική [L’Art du Marbre de Tinos. Histoire et Technique], Athènes, Fondation Culturelle de la Banque de Pirée, 2008, p.14- 97. E. Georgitsoyanni, « Relations culturelles entre les peuples du Sud-Est Européen : Le cas d’une corporation de sculpteurs de marbre Grecs de Roumanie au XIXe siècle », op.cit, p.160. Myconiatis Élias, Νεοελληνική Γλυπτική [La Sculpture Néoéllenique], Athènes, Ekdotiki Athinon, 1996, pp. 13-16. Ch. Christou, M. Koumvakali-Anastasiadi, Modern Greek Sculpture. 1800-1940, Athènes, Banque Commerciale de Grèce, 1982, p. 26-42.
[6] Al. Florakis, Η Τηνιακή Μαρμαροτεχνία. Ιστορία και Τεχνική [L’Art du Marbre de Tinos. Histoire et Technique], op. cit., pp. 96-97. Al. Goulaki-Voutyra, Το Εργαστήριο Μαρμαρογλυπτικής του Ιωάννη Χαλεπά [L’Atelier de Sculpture de Marbre de Ioannis Halepas],op.cit., pp. 13-23.
[7] E. Georgitsoyanni, « Relations culturelles entre les peuples du Sud- Est Européen : Le cas d’une corporation de sculpteurs de marbre Grecs de Roumanie au XIXe siècle », op.cit., pp.161-163. Al. Goulaki-Voutyra, « Οικογένειες Τηνιακών μαρμαράδων» [Familles de marbriers Tiniotes], in Επιστημονική Επετηρίδα της Πολυτεχνικής Σχολής του Αριστοτελείου Πανεπιστημίου Θεσσαλονίκης [Annuaire Scientifique de l’École Polytechnique de l’ Université Aristoteleion de Thessalonique], nº 11, 1988, p.329-335.
[8] Aucun tombeau de sculpteur de marbre Grec n’existe dans les autres cimetières, où notre recherche eut lieu, notamment ceux de Brasov, Jassy, Brăila, Constanţa, Sulina et Tulcea.
[9] Sur le cimetière Bellu de Bucarest, voir : P. Filip, Bellu. Panteon Naţional [Bellu, Panthéon National], Bucarest, Afir, 2001.
[10] Dans le Registre de 1908-11 de la Municipalité de Pyrgos (nº 447), Apostolos Colios est mentionné comme “tailleur de pierre’’, né en 1839, qui habite en Roumanie. Il était aussi mentionné sur un journal de Tinos de 1919 qu’il mourut pendant la Première Guerre Mondiale en Roumanie (Al. Florakis, Σχέδια Τηνιακής Μαρμαρογλυπτικής. 19ος και 20ός αιώνας [Dessins de la Sculpture de Marbre Tinote], Athènes, Philippotis, 1993, p. 37, 297,299).
[11] Dans le Registre de 1908-11 de la Municipalité de Pyrgos (nº 447), Démétrius Colios est mentionné comme “tailleur de pierre’’, né en 1874, qui habite en Roumanie.
[12] Dans le Registre de 1908-11 de la Municipalité de Pyrgos (nº 449), Nicolas Colios est mentionné comme “tailleur de pierre’’, né en 1876, qui habite en Roumanie.
[13] Dans le Registre de 1908-11 de la Municipalité de Pyrgos (nº 448), Iacovos Colios est mentionné comme “tailleur de pierre’’, né en 1879, qui habite en Roumanie. Selon Al. Florakis, il mourut en 1910 (Al. Florakis, Σχέδια Τηνιακής Μαρμαρογλυπτικής. 19ος και 20ός αιώνας [Dessins de la Sculpture de Marbre Tinote], op.cit., p. 299).
[14] E. Georgitsoyanni, « Relations culturelles entre les peuples du Sud- Est Européen : Le cas d’une corporation de sculpteurs de marbre Grecs de Roumanie au XIXe siècle », op.cit., 171.
[17] Ch. Christou, M. Koumvakali-Anastasiadi, Modern Greek Sculpture. 1800-1940, op. cit, p. 28-31. Él. Myconiatis, « Η ελληνική κοιμητηριακή γλυπτική του 19ου αιώνα » [La sculpture funéraire grecque du 19e siècle], in Αρχαιολογία [Archéologie] nº 36, sept. 1990, p. 46-47.
[18] Dans le Registre de 1908-11 de la Municipalité de Pyrgos (nº 447), Zannis Mihelis est mentionné comme “tailleur de pierre’’, né en 1839, qui habite en Roumanie. Il était aussi mentionné sur un journal de Tinos de 1919 qu’il mourut pendant la Première Guerre Mondiale en Roumanie (Al. Florakis, Σχέδια Τηνιακής Μαρμαρογλυπτικής. 19ος και 20ός αιώνας [Dessins de la Sculpture de Marbre Tinote], op.cit., p. 37, 297, 299).
[20] Al. Florakis, Σχέδια Τηνιακής Μαρμαρογλυπτικής. 19ος και 20ός αιώνας [Dessins de la Sculpture de Marbre Tinote], op.cit., p.37.
[21] On sait que Angelos N. Renieris avait dessiné le Monument du Soldat Inconnu à Galaţi, éxecuté par son compatriote Lazaros Lyritis en 1930 (Ibid., p. 38).