Jean-Jacques Wunenburger
Université Jean Moulin – Lyon 3, France
jean-jacques.wunenburger@wanadoo.fr
Goethe, réflexions sur une épistémologie alternative. Forme, image et vision
Goethe: an Alternative Epistemology. Gestalt, Image and Vision
Abstract: Goethe’s eclectic contribution to the natural sciences may seem outdated today, a product of its time. Goethe’s obsession for natural types (typos), the effort he invested in his theory of colors, all seem to emanate from a profoundly inquiring spirit, but also seem to lack the exactness usually associated with scientific research. What Goethe was trying to achieve through his research was in fact as distinct as it was against the current: the building of an alternative epistemology, equally (maybe even predominantly) intuitive as it was conceptual, the kind of epistemology that would unite the sensorial and the intellectual. His main tool for founding this science of perception was the concept of “form” (Gestalt), which for Goethe meant that the internal structure of any object or being that makes it instantly recognizable as individuality and as a part of a whole. Hence, all the apparently disparate efforts to describe typologies were steps in the greater purpose of defining form, not only as a distinctive concept, but as an effort to bridge the gap between rationalism and sense-based philosophies.
Keywords: Johann Wolfgang von Goethe; Gestalt; Bild; Epistemology; Natural Sciences.
“toute son entreprise consistera, en effet, à combattre le tour pris par les science de la nature, en leur opposant une “vision esthétique du monde” où l’observation combinait la rigueur de la science et l’intensité poétique”.
Michel Le Bris, Introduction à W.H.Hudson, Un flâneur en Patagonie, PBP, p 18.
L`œuvre monumentale de Goethe relative aux sciences de la nature (travaux sur les plantes, les os, les minéraux, les couleurs, etc.)[1] ne peut être traitée de nos jours comme un simple document d`un moment de l’histoire des sciences, représentatif de la période préromantique. A bien des égards, les conceptions spéculatives et les travaux pratiques de Goethe restituent, achèvent, mémorisent, récapitulent, unifient ou totalisent même, bien des formes d’ “épistemè” antérieures (néo-platonicienne, vitaliste, hermétiste, alchimiste, etc.), en les fondant dans une vision globale, de manière peut-être plus encyclopédique et pragmatique que bien des devanciers, de la Renaissance ou du 17e siècle. Mais Goethe aide aussi à comprendre et à pénétrer aujourd’hui dans une rationalité scientifique novatrice, cohérente et efficiente, qui devait permettre de renouveler l’investigation scientifique de la nature, et qui constitue, à vrai dire, un mode de pensée différent, alternatif par rapport aux modèles des sciences expérimentales, et dites “exactes”, dominantes depuis la révolution galiléenne. Goethe ouvre ainsi des pistes, inaugure des modèles de pensée inédits, qui vont avoir une certaine postérité, préparant même, aux yeux de certains, les bases d`une révolution épistémologique encore à venir, fondée sur un dépassement de la science positive. En ce sens, Goethe permet d`accéder, avec une grande clarté de méthode, aux principes fondamentaux d`une autre science de la Nature, qui n’a certes pas toujours bénéficié d’une reconnaissance académique, mais qui vient, en permanence, porter le fer contre les prétentions des sciences établies.
Trop souvent, en effet, on se contente de prendre acte du génie, de l’inventivité, de la curiosité scientifique de Goethe, pour les mettre sur le compte d’une facilité et d’une universalité de ses talents. Au mieux, on va attirer l`attention sur les apports de l’esprit scientifique goethéen aux sciences de son temps, même si on ne peut passer sous silence certains aspects hétérodoxes de ses méthodes. Mais peut-être faut-il, au contraire, avouer que ce savoir singulier, voire intempestif, se caractérise par une audace difficilement intégrable au paradigme des sciences positives. La rationalité goethéenne se distingue, en effet, de la science ambiante et dominante, moins par quelques contributions isolées, mises en valeur sur le mode du précurseur, que par sa capacité à déployer et à fonder une autre épistémologie, qui produirait une autre organisation du savoir, sur fond d’une autre conception de la Nature et de l’esprit. Il est vrai que ce que Goethe comprend comme une évolution, plus que comme une révolution, n’a pas bénéficié d’une reconnaissance dans les grandes révolutions scientifiques des 19e et 20e siècles (thermodynamique, physique quantique, etc.), inspirant plutôt des sciences parallèles, souvent reléguées parmi les fausses sciences[2]. Il n’en reste pas moins que l’esprit scientifique goethéen a donné naissance à une rationalité, dont certains principes continuent mezzo voce à inspirer quelques esprits hétérodoxes contemporains[3].
1- Généralement, la naissance des sciences modernes est liée à la constitution de la vision du monde galiléen et cartésien, qui opère la réduction résolue de la nature à un ensemble de partes extra partes, commensurables à l’espace et au temps abstraits du calcul. Il a fallu pour cela une double révolution, celle inhérente déjà au mode de pensée des religions monothéistes, qui ont désenchanté la nature, en séparant les phénomènes naturels du plan divin[4], l’autre, au coeur de l’épistémè galiléo-cartésienne, qui consistait à invalider toute croyance, de type panpsychique, à des forces occultes, à des puissances animistes, immanentes aux phénomènes naturels. Or, pour Goethe, rétif en ce sens aux principes fondateurs du mécanisme, un savoir scientifique ne nécessite pas, préalablement, qu’on opère une réduction des phénomènes à la seule res extensa visible. Bien que postérieur à Newton et à Kant, Goethe n’en pense pas moins qu’une science véritable, c’est-à-dire un savoir vrai sur la réalité des phénomènes, est possible dans le sillage d’une épistémologie pré-moderne. Il s’agit moins d’une attitude réactive de négation d’un présumé progrès de la raison, comme le soutiendraient les philosophes des Lumières, que d’un refus critique d’une conception de la vérité objective qui entraînerait et entérinerait la dualité entre le sensible et l’intelligible, entre les sens et la raison, entre une vérité doxique et une vérité épistémique, positions soutenues depuis Platon. Car il n’est pas nécessaire, encore moins fécond, de disposer de deux visions de la nature, l’une pour les savants, dépouillée de la plénitude du visible, l’autre pour le sens commun mais aussi pour les poètes et visionnaires, qui s’en tiendrait aux apparences du monde sub-lunaire, selon l’expression d’Aristote. Autrement dit, la connaissance est une, pour Goethe, et foncièrement d’essence empirique ; mais il s’agit d’un empirisme qui permet d’atteindre, de manière concrète, le sensible immédiat, mais aussi l’intelligible médiat, que le concept et le calcul permettent d’isoler de manière immatérielle et donc artificielle. Il n’existe donc qu’”une” conception scientifique de la Nature, qui s’offre à l’ensemble de nos trois sources de connaissance (sensations, sentiments et idées), qui active toutes nos facultés de connaître et qui dévoile en fin de compte la totalité du sensible et du supra-sensible, mais sur un mode non abstrait.
Cette option épistémologique en suppose une autre : la Nature est non une face partielle, fractionnée, régionale du cosmos, dont on pourrait modéliser un fonctionnement par des nombres et des lois universelles, mais la vie du Tout, de tout ce qui existe, et qui est traversé par une force vitale qui se rapporte à une unité cachée, dont on peut chercher le mode de manifestation pluriel. La nature n’est pas d’emblée un multiple à unifier, mais une Unité dont on explore la totalité des phanies (“En kai pan”, Unité et Totalité, selon la devise des anciens). Dès son poème de jeunesse, Goethe fait part de sa vision cosmologique originaire. La nature, dans son unité, comprend une partie visible et une partie invisible, cette dernière étant accessible à partir du visible. Le visible dévoile en effet déjà l’architecture principielle du tout, qui repose non sur des substances simples, des éléments premiers et isolés, mais sur des polarités de contraires, dont le jeu de lumière et d’ombres est le miroir et l’emblème. Les phénomènes visibles doivent ainsi être appréhendés comme mobilisant les propriétés des deux plans de réalité, autour de polarités. L’unité cachée de ce mode de production polarisé des phénomènes naturels est bien la vie universelle, qui dispose d’une énergie propre, qui se diffuse à des degrés divers, à travers toutes les choses finies.
Goethe réunit ainsi, dans son épistémologie non réductionniste, un ensemble d’intuitions et de constructions discursives qui télescopent plusieurs traditions de pensée, allant du néoplatonisme au spinozisme. On y retrouve aussi bien le diffusionnisme plotinien d’une Unité indifférenciée divine, foyer de vie et de lumière, qu’un expressionnisme métaphysique, qui a permis à Leibniz de soutenir que sous tout phénomène mécanique agit une force métaphysique, dont l’expression est la force dynamique, ou qu’un spinozisme, qui ramène la diversité des modes finis à l‘unité d’une substance divine, coextensive à la totalité de la Nature. Pour Goethe, aussi, toute réalité spirituelle et matérielle est vivante, à son échelle, se déployant selon des degrés continus d’intensité (Steigerung), et les corps s’attirent et se repoussent selon un ordre stable, car tous sont dotés de polarités semblables aux phénomènes magnétiques et dotés d’affinités à l’image de celles des corps chimiques[5].
2. Cette approche goethéenne, que l’on peut juger préscientifique, de la nature, et qui sert d’axiomatique à la constitution de savoirs empiriques, ne débouche pas sur des spéculations fantasmagoriques, saturées de poésie et d’analogies, comme dans l’alchimie traditionnelle. Paradoxalement, la Nature, même ainsi appréhendée, doit donner lieu à des observations empiriques, car le supra-sensible, qui livre la clé ultime de l’intelligible, n’est pas caché à nos yeux, ni réservé à quelque discipline initiatique des arcanes, mais il se montre bien aux sens dans le plan sensible des phénomènes. Rien n’est plus surprenant pour beaucoup d’esprits modernes, que de voir Goethe recommander une sorte d’expérimentation empiriste d’un visible qui, en même temps, révèle dans une intuition, l’invisible. Car, pour Goethe, la science n’est pas une construction théorique, qui ne serait qu’une expression de ce que plus tard A. Comte, nommera un “âge métaphysique”. Au contraire, la science, comme le revendiquent les disciples d’Aristote, puis les empiristes, exige le recours aux sens, aux données les plus factuelles, qui sont alors inventoriées, classées, rendues intelligibles par une méthode rationnelle. Goethe lui-même n’a eu de cesse de pratiquer cette description du monde, qui est, à bien des égards, plus proche du mot d’ordre de F. Bacon (“fouiller les poches de la Nature”[6]) que des a priori de la science cartésienne.
3. Mais l’observation goethéenne est bien plus exigeante et riche que le veut la tradition empiriste, qui se contente d’une perception passive, enregistrant l’ordre du seul visible apparent. Pour Goethe, l’oeil n’est pas seulement un organe d’enregistrement qui découperait les données et décèlerait les qualités secondes, en les considérant comme réductibles à des mesures mathématiques. Regarder un phénomène, c’est d’abord être sensible à un marqueur d’identité forte, comme le voulait Descartes à travers sa recherche de qualités premières[7]. Mais la manifestation phénoménale se concentre, non sur des figures et mouvements étendus, mais sur le surgissement d’une “forme” (Gestalt), d’une structure plastique interne, qui différencie véritablement un être d’un autre, relevant d’une autre classe[8]. Cette “forme” caractéristique, qu’il s’agit donc de percevoir clairement et distinctement, permet à la fois d’accéder aux particularités et singularités d’un être unique, et au type générique, qui se tient présent, immanent et en puissance, dans la forme visible, et qui est commun à une série d’êtres particuliers (plantes, animaux, os, etc.). De ce point de vue, pour Goethe, toute forme typifiante (du grec, typos), renvoie à une sorte de programme générique – on pourrait même dire, de nos jours, génétique – de tous les êtres de la même classe, qu’on peut nommer un “archétype”[9]. Ainsi le formisme goethéen cherche à repérer dans le monde visible une sorte d’information primordiale, qui est en quelque sorte l’équivalent d’un style d’expression et d’organisation, en ce qu’il rassemble à la fois du singulier et de l’universel, de la différence empirique et de l’unité catégorielle[10]. Par cette double fonction du type, Goethe veut saisir dans les phénomènes (“mit Augen sehen”), les structures qui permettent aussi les transformations des êtres, leur devenir temporel, les conduisant, du point de vue ontogénétique, d’une nature embryonnaire vers la forme épanouie et, du point de vue de la phylogenèse, des êtres primitifs vers les séries complexes qui en sont issues durant l’évolution historique de la nature, par métamorphose. Car, pour Goethe, la connaissance des formes réside avant tout dans l’appréhension de leurs mouvement, changement, développement dans le temps de la nature rassemblés sous le terme de métamorphose, qui tranche avec différents usages du terme d’évolution trop saturé de hasards[11].
C’est pourquoi, pour Goethe, l’observation devient un processus d’intelligibilité bien plus complexe que ce que la sensation était censée enregistrer selon l’empirisme élémentaire. Soumis aux contraintes de tout ce qui apparaît dans le champ du visible, le phénomène doit cependant livrer, au regard averti et exercé, sa forme sensible, son type et son archétype. Loin d’être des niveaux d’information pure et conceptuelle, comme le veut la science abstraite et légaliste, ces registres génériques et dynamiques, inhérents à la forme visible, doivent bien surgir aux yeux et non pas être induits par une construction mentale. Et l’on sait combien Goethe lui-même a été attentif à ces moments, délicats et surprenants, d’intuition scopique, quand tout à coup son regard trouvait, dans tel ou tel phénomène sensible, l’ensemble des informations sur les rapports entre le visible et l’invisible[12]. Cette expérience cognitive suppose donc une préparation, une adaptation, un exercice, une chance aussi, qui contrastent avec les qualités théoriques exigées par les sciences, attachées aux hypothèses savantes et aux calculs sophistiqués. La science goethéenne, tout en étant empirique, est pourtant hautement contraignante, car elle veut provoquer une vue intelligente, une vue révélante, qui saisit la forme qualitative d’un phénomène, en même temps qu’elle comprend les conditions de possibilité de ses évolutions internes.
4. En fait, cette science des polarités phénoménales et des types génériques permet de faire émerger un savoir de la Nature fort différent du savoir purement descriptif et du savoir institué par la science des abstractions. Ces réalités intuitionnées, à la lisière du visible et de l’invisible, nous livrent un ordonnancement et un processus autres, qui ne correspondent ni à la seule science de l’expérience, ni à la seule science mathématique. Tel est le sens du célèbre “Traité des couleurs”, dans lequel les couleurs ne sont plus appréhendées comme des phénomènes sensibles compris à partir de la physique du prisme de la lumière, ainsi que le voulait la théorie de Newton, mais comme résultat de la rencontre entre lumière et ténèbres, qui constituent une dualité originaire. Goethe restitue ainsi une suite de polarités fondamentales, composant l’arc-en-ciel des couleurs, le blanc et le noir étant moins des couleurs que leurs conditions. Au point de rencontre des couleurs polaires, apparaît alors le spectre entier des couleurs, différencié selon des intensités, au centre duquel se tient le vert, résultant du mélange du jaune et du bleu, et qui, pour Goethe, devient ainsi la couleur d’équilibre par excellence[13]. Cette rationalisation des couleurs, davantage fondée sur une théorie cosmologique du couple mythique lumière-ténèbres[14] que sur une expérimentation physico-mathématique de la décomposition prismatique, a le mérite de nous donner une mise en ordre plus complexe que celle issue de la seule observation expérimentale (qui a besoin de moins de pré-requis, le phénomène du prisme servant d’unique modèle). Elle correspond néanmoins aux lois concrètes utilisées par ceux qui s’en servent, les peintres, qui se reconnaissent, du point de vue de la phénoménologie de leur usage technique, dans les résultats de la théorie goethéenne. La science goethéenne des couleurs est donc moins un démenti de la théorie newtonienne, ce qui en ferait une conception pré-scientifique, que la mise au jour d’un autre ordre d’intelligibilité, qui en dit plus que l’expérience physique newtonienne, puisqu’elle fait appel à des principes sensibles méta-empiriques, proche des figures mythiques, mais sans jamais en sortir vraiment, puisque l’interprétation goethéenne est bien conforme à une pratique artistique.
5- Goethe a donc, pour la première fois, redonné à un riche héritage de traditions cognitives, éclectiques au départ, un nouveau visage, une nouvelle cohérence, en éliminant bien des corollaires ou scories, inacceptables pour la rationalité moderne, tout en maintenant les vertus d’un savoir sur le tout des choses, qui s’enracine dans des références méta-empiriques, voire métaphysiques. Goethe est ainsi sur la même ligne que Leibniz, en cherchant à ne pas couper les liens entre science du monde sublunaire et saisie intituive de l’unité métaphysique et même théologique du Tout. Mais, à la différence de ce dernier, qui trouvait dans les mathématiques les plus novatrices (le calcul différentiel), les outils de cette rationalisation du monde, Goethe réhabilite une science de la perception, à la fois des qualités sensibles et de cette entité heuristique, trop déclassée par les modernes, qu’est la “forme”.
6- On peut ainsi mieux comprendre l’originalité et l’audace de la rationalité des sciences pour Goethe sur au moins trois plans :
– d’ abord en privilégiant la notion de “forme”, Goethe valorise un concept particulièrement riche et complexe, qui réunit en lui des pôles opposés. Tout en exploitant les traits géométriques des formes spatiales, Goethe appréhende aussi la forme à partir de son expression de forme vivante, donc autonome, auto-poïétique, auto-plastique. En effet, d’une part, la forme caractérise une réalité accomplie, achevée, ayant atteint son déploiement maximal dans l’espace et le temps, selon des déterminations finies et particulières, et qui peut faire l’objet d’une description complète, respectueuse de ses singularités. Mais, d’autre part, la forme implique aussi l’existence d’une structure interne cohérente, adaptée, finalisée, qui remonte à une information immanente, dont le texte originaire peut se limiter à une expression virtuelle. La forme dispose, en effet, d’une information génératrice, qui elle-même nécessite un code embryonnaire en puissance. Passionné d’anatomie, dont le débat avec G. de Saint Hilaire-Cuvier illustre l’actualité à l’époque, Goethe se veut, en fait, théoricien des formes se métamorphosant, se diversifiant, tout en conservant une identité archétypale. La forme devient donc la clé de l’intelligibilité de toutes choses parce qu’elle unit, à la fois, des informations objectives et sensibles et des propriétés de virtualités cachées, qui ouvrent sur de l’intelligibilité. Il s’agit donc de retrouver pour tout phénomène cette trajectoire qui va, dans les arts plastiques, par exemple, de la forme imaginée à la forme réalisée. La forme permet donc de saisir, à la fois, une structure stable et déterminée, véritable essence (eidos), et des principes du changement, qui produisent de la diversité, à la fois ce qu’il y a de plus visible pour le regard (et que le dessin reproduit avec fidélité[15]) et ce qu’il y a de plus invisible, puisque une forme nécessite toujours une information informante, qui se tient à l’origine même de son déploiement, mais qu’on peut commencer à voir se manifester sur le plan des types, à la manière des esquisses, schèmes, monogrammes, qui ont par ailleurs servi à situer les forces de production de l’imagination créatrice en général.
– Mais la forme, même tenue pour l’essence véritable des phénomènes, n’est pas réductible à une représentation abstraite, à une loi mathématique, à une équation. Toute forme parce qu’elle est une figure délimitée, une information spatialisée, est en même temps une image (Bild). Pour Goethe, toute science doit se centrer sur cette manifestation dans le visible des êtres étudiés, car la forme livre précisément ses déterminations en se montrant dans une figure, en devenant donc “image”. Il est significatif que l’enquête goethéenne sur les formes passe toujours par la production d’une imagerie, même d’un dessin, car le dessin, en objectivant dans les détails une forme, devient un instrument d’exploration autant que de remémoration. Goethe ouvre ainsi une science iconographique du concret, pour laquelle la manière dont les choses apparaissent ne relève pas d’un accident, d’une contingence, mais participe vraiment de leur essence. Bref, l’apparition (Ercheinung) d’un être, pour Goethe, n’est pas à penser comme un moindre-être, voire comme une perte d’être, mais comme un déploiement d’être, comme une ontophanie. Et l’étude de l’apparaître devient la voie royale pour pénétrer dans l’être des choses, l’essence ne devenant intelligible que dans l’émergence dans une apparence[16]. Goethe réhabilite ainsi la forme visible, sensible, qui participe de sa détermination téléologique intelligible. La perception des images archétypales se rapproche donc de l’imagination, conçue comme mise en forme des êtres, modelage de leur contour, engendrement de leurs limites existantes, à partir de leur seule Idée. L’imagination, en tant que pouvoir psychique mais aussi cosmologique, est bien l’art de fingere, de donner corps, forme, à ce qui n’est pas encore perceptible dans le monde visible[17]. Ainsi la science des formes peut intégrer l’imagination et la perception en une sorte de convergence cognitive, qui permet de rendre sensible ce qui n’est pas encore donné dans l’expérience[18]. Parallèlement, la Bildung, comme mouvement de déploiement de l’éducation et même de la culture, consistera à rendre visible, progressivement, ce qui est contenu dans le type de chaque être, ou dans le type de l’humanité. Ainsi sciences théoriques et sciences pratiques se rencontrent-elles en ce milieu réceptif qu’est le pouvoir de donner forme au sensible. Connaître la nature, comme enfanter l’humanité, ont un rapport étroit, dans la mesure où tout deux ont besoin de visualiser, de manière active, une information en puissance.
– Corollairement, se trouve, enfin, posée et reconnue une intelligence visuelle, qui sait lire dans les apparences des choses les lignes de force qui conduisent vers leur essence. La vue n’est pas un sens appauvri, ou secondaire, qui doit sa vérité au seul contrôle de l’entendement, comme le voulait Descartes. La vue est même expression, affirmation, de l’esprit en acte dans le sensible, source d’un jugement optique (anschauende Urteilskraft) d’une connaissance vraie, complète. Ainsi Goethe attribue à l’oeil, organe du corps et de l’esprit, une capacité de découvrir les propriétés cachées des phénomènes, de saisir les prégnances et les saillances qui nous livrent la structure véritable de la Nature. L’oeil devient donc un organe de l’intuition, semi-sensible et semi-intelligible, qui voit dans les formes le principe de leurs génération et transformation. Telle est la vertu de l’Anschauung, vision ou intuition visionnaire, qui va au-delà des apparences immédiates, sans cependant jamais quitter le sensible lui-même. Ce pouvoir de la vue à déceler la vérité et à dégager une représentation et une connaissance vraies, contraste avec l’épistémologie intellectualiste dominante, qui n’a confiance que dans les substituts abstraits des choses, les équivalents digitaux, formalisés, tels que les sciences cognitives et l’intelligence artificielle les instrumentalisent. Ici, au contraire, loin des modélisations abstraites, les formes se livrent à l’oeil nu, faisant ainsi de la rencontre entre un oeil et le monde un moment de révélation vraie, digne de nourrir un savoir scientifique. Certes, une telle position peut paraître anachronique, dans la mesure où le niveau le plus fondamental du réel est devenu aujourd’hui inaccessible aux sens, favorisant ainsi une physique puis une chimie puis une biologie, de plus en plus mathématiques. Il reste qu’il faudrait savoir si les sciences ne gagneraient pas à penser différemment la Nature, selon des niveaux de réalité multiples, et à revaloriser, sur le modèle goethéen, une science concrète de l’observation pour le monde sublunaire, à l’échelle de notre point de vue anthropocentrique[19]. Goethe ne saurait évidemment inspirer une épistémologie générale unitaire, qui relève peut-être elle-même d’une utopie, mais, au moins, une épistémologie régionale, qui accèderait à maintes vérités sur le monde phénoménal, en réactivant l’intelligence des formes et de la vue.
Notes
[1] Treize volumes de l’édition de Weimar, dont Métamorphose des plantes (1790) ; Contribution à l’optique (1791-1792) ; fragments sur L’anatomie comparée ; Traité des couleurs (1810-1823), De la géologie en général (1820), etc.
[2] On pense surtout à l’oeuvre anthroposophique, elle aussi monumentale, de Rudolf Steiner, qui se revendique comme un continuateur de Goethe. Voir J. Hemleben, R. Steiner, Hamburg, Rowohlts, 1963.
[3] Voir, par exemple, F. Jacob, La logique du vivant, 1970 ; et les prolongements dans la pensée de R. Thom et J. Petitot.
[7] Goethe parle couramment de “Gegenstände mit Augen sehen” (regarder les objet avec les yeux) Journal de voyage, Venise, 10 octobre 1786 ; “das kann mir sehr lieb sein, dass ich Ideen habe ohne es zu wissen und sie sogar mit Augen sehen” (il me plaît d’avoir des Idées sans les connaître et pourtant de les voir avec les yeux” (Erste Bekannschaft mit Schiller, cité in P. Boerner, J.W. von Goethe, Rowohlt Taschenbuch Verlag, Rororo, 1999, p 82. .
[8] Pour la fécondité opératoire de l’idée de forme voir J. Gayon, J.-J. Wunenburger, Figures de la forme, Paris, L’Harmattan, 1992 ; voir aussi P. Giacomoni, Le forme e il vivente, morfologia e filosofia della nature in J.W.Goethe, Napoli, Guida editori, 1993.
[9] L’archétype provient du néo-platonisme. Il donne naissance aux concepts d’Ur-phaenomen, d’Urzustand, que Goethe décline selon les différents domaines d’application des sciences naturelles.
[11] “ Gestaltlehre ist Verwanblungslehre” (La science des formes est science des métamorphoses) in Zur Morphologie. Paralipomena, cité in P. Boerner, Op.Cit. p 76.; “Toute personne qui observe, ne serait-ce qu’assez bien, la croissance des végétaux, remarquera aisément que certaines parties externes de ceux-ci se transforment parfois et prennent tantôt entièrement, tantôt plus ou moins, la forme des parties les plus voisines” (Métamorphose des plantes, Ed. Triades, 1975, p 113.. Goethe rythmera d’ailleurs ces évolutions selon le couple “expansion-contraction”, qui induira lui-même la tendance en spirale.
[13] La symbolique du vert a donné lieu à des interprétations symboliques, religieuses et mystiques, à travers le thème de l’Ile verte. Cf. Henry Corbin, “Réalisme et symbolisme des couleurs en cosmologie shiite”, in Temple et contemplation, Flammarion, 1980.
[14] Sur le soubassement mytho-symbolique de la dualité, voir L. Couloubaritisis, J.-J. Wunenburger, La couleur, Bruxelles, Ousia, 1993
[15] On pourrait trouver un prolongement de cette idée dans l’iconographie de vulgarisation scientifique qui reste fortement attachée au dessin.
[16] On peut retrouver un prolongement de cette conception chez le biologiste bâlois A. Portmann, pour qui le les modalités du surgissement phénoménal (les couleurs du papillon) relèvent de l’essence des formes vivantes
[17] Une conception proche se trouve chez R. Caillois. Voir notre étude dans La vie des images, P.U.Grenoble, 2e ed. 2002.,
[18] “Au fond, sans cette précieuse faculté de l’imagination, il n’y a pas de naturaliste de mérite réel. Et par imagination, je n’entends pas que les vagues caprices, la supposition de faits sans réalité, mais bien une puissante intuition qui n’abandonne jamais le monde des idées concrètes, et procède, avec la mesure du réel et du connu, à ce qu’elle a pressenti, présumé. C’est alors qu’elle examine si ce qu’elle a deviné appartient au domaine du possible et n’est pas en contradiction avec d’autres lois dont elle a la pleine connaissance.” Entretiens de Goethe et d’Eckermann, Hetzel, 1862, p 250.