Serge Zenkine
Université des sciences humaines, Moscou, Fédération Russe
serge.zenkine@mtu-net.ru
Genre et histoire. Sur un mécanisme d’évolution générique
Genre and History. On a Mechanism of Generic Evolution
Abstract: The evolution of genres is discontinuous. Conserving its identity, a genre can change abrubtly its appearance, its medium (literature/cinema, etc.), its cultural level (passing from “high” culture to “mass” culture or inversely), and it can even shift from “art” to “life” and inversely. Such kind of evolution is illustrated by the example of the “fantastic” genre.
Keywords: evolution of genres; discontinuity; literature and media; the fantastic
Notion taxonomique dès son origine aristotélicienne, le genre ne s’accommode pas sans problèmes avec l’histoire, et souvent les théories génériques semblent d’autant plus logiques et rigoureuses qu’elles font plus abstraction des contingences temporelles. Les classifications normatives de la rhétorique classique ont fait leur temps, justement parce qu’elles se voulaient éternelles et ne faisaient pas la part de l’histoire. Mais les grands récits dialectiques et/ou organicistes de « l’évolution des genres », élaborés au XIXe siècle, de Hegel à Brunetière, et destinés à rendre compte de l’histoire de ceux-là, sont aujourd’hui également désuets, car généralement ils partaient d’une idée d’évolution continue d’un genre considéré comme un individu et presque comme un être vivant. Or, la pensée du XXe siècle est une pensée systématique et discontinue, à ses yeux tout fait historique rentre dans un système daté, et l’histoire, en tout cas l’histoire de la culture, progresse par coupures épistémologiques, par passages plus ou moins brusques d’un système à l’autre, comme c’est le cas des formations discursives selon Foucault. Alors, la tâche de l’historien des genres serait-elle aujourd’hui d’étudier l’évolution de ces systèmes génériques comme un processus qui aurait ses propres lois, et qu’on en viendrait peut-être à coordonner avec le mouvement général de l’Histoire (selon la doctrine marxiste, libérale ou autre) ? Hélas, si cette tâche semble encore réalisable tant il s’agit des cultures « froides », étalées dans la longue durée comme la culture antique ou médiévale, elle devient de plus en plus ardue à mesure qu’on s’approche de la modernité. Non seulement on a plus de mal à discerner et à classer les objets rapprochés, sans distance temporelle. Le problème principal, c’est que la nature même des objets culturels change et devient infiniment plus variée, à l’époque moderne. Celle-ci privilégie la liberté et la nouveauté, sa littérature s’inspire d’une « esthétique d’opposition », que Iouri Lotman distinguait de « l’esthétique d’identité » dominant la culture classique. Plus une civilisation se modernise, plus on y compte d’œuvres inclassables, trop originales pour rentrer dans quelque catégorie générique que ce soit. Et notre époque « post-moderne » semble atteindre la limite logique de cette évolution : aujourd’hui, on a le sentiment qu’une œuvre littéraire, pour avoir quelque valeur, doit n’appartenir à aucun genre – ou en combiner plusieurs à la fois, ce qui revient au même. Les catégories génériques de la « bonne » littérature sont devenues si larges et si lâches que presque tout texte en prose peut être classé aujourd’hui comme un roman et toute pièce de vers, comme un poème, sans distinctions plus précises. En conquérant la liberté de création et en se dégageant des conventions rhétoriques, la littérature rejette du même coup les contraintes génériques ; désormais chaque œuvre nouvelle sera unique en son genre.
Faut-il en conclure qu’il n’y a plus de genres du tout ? Nullement, mais on doit aller en chercher ailleurs que du côté des romans et poèmes « sérieux ». Nos genres modernes, on les rencontre en parcourant les rayons des grandes librairies : c’est le « roman policier », la « science-fiction », le « roman rose », etc. C’est là qu’on trouve des textes hautement conventionnels et codifiés, rédigés selon des règles bien définies et reconnaissables pour tous les auteurs et tous les lecteurs de ces productions de masse. La langue anglaise a un terme général englobant ces genres « réglés » et justement pour cette raison considérés comme mineurs – c’est la fiction, opposée à la literature d’inspiration plus traditionnelle et donc plus originale. Et la terminologie du cinéma est encore plus éloquente : elle distingue les films « de genre » (westerns, policiers, mélodrames, comédies, etc.) et les films « d’auteur », c’est-à-dire originaux et irréductibles aux conventions génériques. Un fait curieux de notre culture : les catégories de genre et d’auteur y deviennent complémentaires et se distribuent selon les différents étages de la littérature et des arts[1]. La conscience générique n’a pas disparu, elle s’est retirée dans la culture de masse, qui forme pour la « grande » littérature une réserve de genres, et dont les auteurs des œuvres « d’auteur » peuvent puiser à leur gré des structures toutes faites pour les citer, parodier, combiner, confronter et finalement transformer et développer bien au-delà de leur usage commun. Ainsi, la littérature d’aujourd’hui se divise, du point de vue générique, en deux sous-systèmes dont l’un reste attaché aux modèles fixes, à « l’esthétique d’identité » et l’autre recherche le changement et professe « l’esthétique d’opposition ». Ils partagent entre eux les deux aspects du langage, la langue et la parole selon Saussure[2]. Plus généralement, cette division de la littérature contemporaine ne fait qu’expliciter et extérioriser la contradiction essentielle de tout acte de création, qui consiste à employer un modèle déjà existant et reconnaissable tout en le modifiant d’une manière originale.
C’est du point de vue de leur création et transformation que je voudrais considérer ici l’histoire des genres. Dans cette optique, le genre n’est pas l’aboutissement d’une réflexion généralisante sur la littérature, mais une matière première pour le bricolage littéraire ; il n’appartient pas aux théoriciens mais aux praticiens de la littérature, et ressemble à une pierre qu’on prend aux ruines anciennes pour de constructions nouvelles, quelquefois sans trop se soucier de son emploi antérieur. L’histoire des genres sera celle de leurs réutilisations et transformations.
Ce point de vue n’est pas trop répandu dans la théorie littéraire du XXe siècle, qui cherche de préférence les permanences génériques. Elle tente, avec Northrop Frye, de purifier le concept du genre de toute contingence et de le fonder sur les contenus éternels de la psyché[3] ; elle invente, avec Mikhaïl Bakhtine, une mythologie organiciste de genres dotés d’une « mémoire objective du genre »[4] et qui maintiendraient d’une manière patente ou latente leurs structures essentielles tout au long d’une histoire séculaire discontinue. Les théoriciens les plus prudents se bornent à isoler dans les genres littéraires un centre essentiel et permanent, qui s’opposerait à la périphérie changeante : ainsi Jean-Marie Schaeffer[5], qui développe lui-même les idées de Gérard Genette[6], distingue quatre définitions de genre et, par conséquent, quatre variétés de genres dont une seule, basée sur les modes du discours, a un caractère objectif et immuable tandis que les trois autres sont vouées aux redéfinitions incessantes et plus ou moins arbitraires.
Or en effet, quand un auteur (surtout un auteur moderne) se choisit un genre, c’est moins pour se plier aux règles et exigences permanentes de celui-ci que pour en faire l’objet d’un jeu d’écriture. Il trouve devant lui quelques conventions d’origine contingente, rarement explicites mais souvent dotées de noms génériques : roman de chevalerie pour Cervantès écrivant Don Quichotte, conte oriental pour Voltaire écrivant Zadig, histoire pour Walter Scott écrivant Ivanhoë, roman-feuilleton pour Dostoïevski écrivant Crime et châtiment, blason pour Rimbaud écrivant « Vénus Anadyomène »[7]… Dans tous ces cas-là l’auteur « nouveau » se donne pour tâche de transformer radicalement le modèle préexistant ; mais il considère de la même manière les modèles qu’il se borne à suivre et imiter. Comme tout agent pratique, il se rend rarement compte du système complet formé par ces conventions ; il ne peut pas attacher une importance égale à tous les traits distinctifs qui définissent un genre dans le cadre d’un tel système. Il reconnaît le genre d’après quelques traits seulement, les plus actualisés à ce moment-là et dans ce pays-là ; le genre se rapproche donc d’un type, dans le sens où ce terme est employé en logique. La logique souple des « types » et des « airs de famille », que l’historiographie contemporaine découvre au fond de ses concepts[8], s’avère applicable entre autres aux genres littéraires. Un genre se présente comme une variation de quelques traits dominants, qui se relaient au cours du temps et maintiennent une apparence de continuité de la tradition là où celle-ci se transforme selon les époques, les cultures, les esthétiques et les médias. En fin de compte, il se peut qu’un genre, tel le signe saussurien, n’est qu’une combinaison immotivée d’un thème avec une forme, où chacun des deux termes peut varier infiniment sans annuler leur relation signifiante.
L’idée d’un trait dominant qui permet de reconnaître un genre sans reconstituer son système complet a été avancée par les formalistes russes, qui ont appelé ce trait précisément la dominante. En se modifiant, la dominante redistribue et « déforme » tous les autres éléments d’une œuvre, elle leur affecte de nouvelles fonctions même lorsque leur forme externe semble inchangée. Iouri Tynianov écrivait dans l’un de ses articles les plus importants, « de l’Evolution littéraire » :
Etant donné qu’un système ne repose pas sur l’interaction égalitaire de tous les éléments mais suppose la mise en avant d’un groupe d’éléments (la « dominante ») et la déformation des autres, c’est précisément par cette dominante qu’une œuvre pénètre dans la littérature, y acquiert sa fonction littéraire […]. C’est la même chose pour les genres. Aujourd’hui nous rattachons un roman à la série « roman » par référence à ses dimensions, au type de développement du sujet, autrefois nous nous fondions sur la présence d’une intrigue amoureuse[9].
L’exemple cité par Tynianov n’est pas moins éclairant que sa formulation générale. En effet, ses deux définitions historiques du « roman » se distinguent nettement comme une définition formelle (d’après « ses dimensions » ou son « type de développement du sujet ») et une définition thématique (d’après « la présence d’une intrigue amoureuse »). A en juger par cet exemple, on a l’impression que la conscience littéraire, de temps en temps, accommode son optique d’une manière différente : tantôt elle reconnaît « le roman » en considérant ses traits formels et tantôt, en s’attachant à ses thèmes et à son « contenu » humain, moral, passionnel, etc. En général, ce mécanisme est d’une première importance dans l’histoire de la littérature, il y fait alterner les tendances « formalistes » et « réalistes », et à une autre échelle (en principe, indépendante de l’alternance qu’on vient de mentionner) il peut commander les redéfinitions des genres littéraires.
Quelques faits de la langue corroborent cette hypothèse. Les genres ont toujours des noms qui leur ont été attribués par leurs contemporains, – et non rétrospectivement, comme cela arrive aux « styles » et « époques » artistiques et culturels (cf. « l’antiquité » ou le « baroque »). Ces termes génériques se forment bien entendu à partir des mots communs et sans valeur terminologique ; or ils peuvent aussi redevenir des mots communs, en perdant leurs contours nets et discontinus des termes spéciaux et en rentrant dans le continu et l’approximatif des désignations courantes, qui ne relèvent d’aucune discipline. Epopée, roman, idylle, drame, tragédie, comédie, farce, histoire, nouvelle, fable, tableau, portrait, chanson, – tous ces mots, et sans doute beaucoup d’autres (surtout si l’on prend en compte les ressources lexicales des différentes langues, qui bien souvent donnent de nouveaux emplois aux termes empruntés), possèdent, avec leur sens précis de noms de genres littéraires et/ou artistiques, des sens « figurés », « métaphoriques » et « par extension », qui se rapportent à certains événements, certaines situations, certains personnages et jusqu’à certaines parties du corps[10]. D’une manière récurrente et presque systématique, les genres littéraires et artistiques servent à classer, non seulement les œuvres, mais la vie même, et la métaphorisation de la vie par l’art, dont ne cessent de parler les théoriciens, se prolonge en sens inverse dans ces métaphores génériques catégorisant non plus des conventions mais des faits réels. On peut supposer que cet échange, qui se révèle au niveau superficiel du lexique par un flottement terminologique, est à l’œuvre aussi dans les redéfinitions génériques. Celles-ci se produisent lorsqu’un sens « figuré » du terme générique, apparu en dehors de la littérature, s’y trouve réincorporé en « déformant » du même coup le ou les sens déjà en place. En tout cas, telle serait un des mécanismes productifs (parmi d’autres) de l’évolution des genres.
L’échange entre les formes génériques « littéraires » et « réelles » est encore plus manifeste si des genres relativement codifiés et caractérisant les textes finis, on passe aux « genres » flous et néanmoins très reconnaissables qui servent à définir les parties, les éléments isolés ou les effets ponctuels d’un texte. On peut distinguer ceux-là et ceux-ci comme genres du texte et genres du discours[11], ou bien comme genres structuraux et genres thématiques[12]. On sait depuis Shakespeare qu’une tragédie peut contenir des épisodes, des figures ou des discours comiques. Et le roman moderne est souvent caractérisé précisément par sa capacité d’intégrer des discours disparates, en leur donnant des places plus ou moins séparées et en les distribuant plus ou moins parmi ses personnages (telle est à peu près la définition du « roman polyphonique » chez Bakhtine). Les genres du discours (encore un terme de Bakhtine, repris par Todorov), qui peuvent ne pas avoir de fin, s’approchent encore plus de la « réalité » que les genres du texte : soit qu’ils la représentent sous des formes conventionnelles, comme le comique ou le tragique, soit qu’ils l’exemplifient directement en nous donnant à voir des échantillons de pratiques verbales ayant lieu tous les jours en dehors de la littérature (par exemple la prière ou l’altercation). Or les genres du discours sont aussi changeants que les genres du texte, et obéissent à la même logique des transformations et d’inversions de la « forme » et du « thème ». Dans ce qui suit, j’essaierai de le montrer dans l’histoire d’un genre très problématique de la modernité : le fantastique.
Ce genre, ou effet textuel, a été déjà étudié dans un ouvrage théorique qui a fait date, – l’Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov. Celui-ci considérait les genres d’un point de vue uniquement classificatoire, sans poser le problème de leur évolution. Or en parcourant l’histoire du « fantastique » à longueur de deux siècles, on s’aperçoit d’une curieuse fluctuation entre le « contenu » et la « forme » – un mouvement dont la configuration générique décrite par Todorov ne serait d’une étape particulière.
En français, le mot fantastique porte initialement sur la « matière » des faits, non sur la forme de leur présentation : apparu dès le XIVe siècle, il signifie « l’imaginaire » par opposition au réel. Vers 1830, après la traduction des Contes d’Hoffmann, le fantastique se constitue genre littéraire. A cette époque comme à toute autre, il ne se réduise pas simplement au surnaturel, restant lié à une catégorie particulière du surnaturel : il se définit par quelques thèmes récurrents et en nombre fini, qui relèvent d’un sacré négatif d’origine chrétienne pour la plupart, tels les diables, les sorcières, les revenants, les vampires, etc.[13]. Théophile Gautier, déjà en 1831, parodiait la mode du fantastique dans son poème Albertus, ou l’Ame et le Péché. Légende théologique, en dressant un long catalogue des objets consacrés d’une chambre de sorcière, et en les désignant bien du terme générique[14]. Cette mode et cette définition thématique n’ont pas duré longtemps : dès les années 30 la thématique « exotique » et « culturelle » se substitue, dans les contes fantastiques, au surnaturel chrétien, ses figures seront désormais une statue antique (La Vénus d’Ille de Mérimée), une princesse égyptienne (Le Pied de momie de Gautier), une danseuse espagnole (Inès de Las Sierras de Nodier) ou bien un être abstrait et mystérieux destiné à remplacer l’homme dans l’univers (Le Horla de Maupassant). En même temps, les conteurs fantastiques emploient de plus en plus consciemment un procédé narratif dont Todorov fera le trait fondamental du genre : l’indécision ontologique, l’hésitation entre l’explication « naturelle » et « surnaturelle » des faits. Vers la fin du XIXe siècle, cette idée a été conceptualisée par certains critiques, notamment par le philosophe russe Vladimir Soloviov, dont la formule, empruntée par l’intermédiaire du théoricien formaliste russe Victor Tomachevski, devait fournir à Todorov des éléments de sa propre conception.
Ainsi, la seconde définition du genre fantastique n’est plus thématique mais formelle, fondée sur l’ambiguïté des messages reçus par le lecteur. Et aussi, faut-il ajouter, sur le caractère non fiable des narrateurs principaux ou secondaires : l’auteur d’un conte fantastique ne le raconte jamais d’un bout à l’autre à partir de sa propre instance auctoriale, les faits les plus révoltants pour le sens commun sont toujours rapportés par l’intermédiaire d’un unreliable narrator, un visionnaire, un fou, un halluciné, etc. L’esthétique du conte fantastique du XIXe siècle, comme celle du roman réaliste de la même époque[15], est une esthétique du témoignage, une esthétique du discours rapporté et de la parole de l’Autre, et si le personnage de l’énoncé fantastique, comme le remarque Todorov, n’hésite que facultativement entre deux explications (c’est le lecteur qui le fait pour lui !), il n’en demeure pas moins un élément nécessaire de la structure d’énonciation comme un témoin douteux. C’est lui qui, par sa perception anormale et par ses réactions dramatiques, assure une expansion du surnaturel : grâce à son expérience, celui-ci n’est plus limité à tel ou tel événement ou telle ou telle figure, c’est le monde entier qui devient fantastique. « On ne fait pas sa part au fantastique : il n’est pas ou s’étend à tout l’univers »[16].
Au XXe siècle, la structure du genre fantastique change encore une fois. Le récit d’événements extraordinaires est de plus en plus souvent motivé (chez Thomas Mann, Garcia Marquez et jusqu’aux innombrables imitations de « l’épopée fantastique »[17] de J.R.R.Tolkien Le Seigneur des anneaux) par son caractère ouvertement mythologique, qui fait rentrer le « naturel » et le « surnaturel » dans une même pertinence sémantique ; leur opposition est neutralisée à un certain niveau de signification. La métamorphose de Gregor Samsa chez Kafka est déconcertante mais c’est quand même une métamorphose, annoncée dès le titre de la nouvelle et acceptable dans une narration mythologique moderne : en effet, les mythes parlent souvent de transformations des hommes en bêtes… Un roman ou un récit de ce type n’a plus besoin d’instance narrative intérieure qui assurerait l’hésitation et l’ambiguïté des énoncés, tout se dit en clair et sans équivoque. Ailleurs, des événements incroyables sont racontés à travers diverses variétés de la métalepse, comme c’est le cas de certaines nouvelles « fantastiques » de Borges ou Cortàzar[18]. Là, le texte fait voir ses propres procédés narratifs, il expose leur truquages, et ces procédés restent les mêmes indépendamment du caractère « naturel » ou « surnaturel » des événements racontés. Chez Alain Robbe-Grillet (Dans le labyrinthe) la description d’un tableau se prolonge insensiblement, sans signaler ce passage, par le récit des gestes représentés sur le tableau, et ce récit « secondaire » se substitue au récit « primaire » dont les faits se situaient en dehors de la peinture : c’est bien une métalepse, et qui frappe par son paradoxe narratif, mais il n’y a aucun « fantastique » là-dedans.
Ainsi, le fantastique narratif, défini par l’ambiguïté et l’hésitation, après s’être formé dans la littérature du XIXe siècle, semble se défaire et se diluer dans la littérature contemporaine. Ce sont d’autres notions et d’autres effets (le mythe ou la métalepse) qui rendent compte du surnaturel dans les textes d’aujourd’hui – autrement dit de nouvelles dominantes constructives sont venues remplacer, refouler la dominante structurelle de l’ancien fantastique et partager son ancien champ d’action. Autant dire qu’il n’y a plus de genre fantastique bien défini dans la littérature, mais plusieurs traditions génériques qui font chacune son propre emploi de l’effet fantastique[19].
Or, dans la culture d’aujourd’hui un nouveau genre fantastique s’est constitué, tantôt rivalisant et tantôt coopérant avec le fantastique littéraire dont il emprunte et réutilise bien des thèmes : c’est le cinéma fantastique. Des premières expériences de Georges Méliès aux grands films mythiques des années 1930 comme Frankenstein ou King Kong, il s’est borné à adapter des histoires « littéraires » où un être ou un événement extraordinaire faisait irruption dans le monde « réel ». Mais depuis les années 1970, avec le Blade Runner de Ridley Scott et les films soi-disant de « science-fiction » d’Andrei Tarkovski (Solaris, Stalker), le cinéma fantastique commence à inventer des mondes parallèles produisant sur le spectateur l’impression non plus d’admiration et de surprise (ce qui était le cas, par exemple, dans le cinéma (anti)-utopique comme Métropolis de Fritz Lang) mais d’attraction et d’inquiétude ambivalente qui définissent l’Unheimliche freudien. On sait quelle ampleur cette tendance a prise actuellement, illustrée à grands frais par les superproductions hollywoodiennes comme La Guerre des étoiles ou Matrix, pour ne citer que les plus réussies.
C’est à juste titre que ce cinéma est appelé fantastique, car l’hésitation ontologique des contes romantiques y subsiste, mais sous une forme méconnaissable : concentrée dans et induite par les figures des monstres, elle s’étend sur le monde entier grâce à la forme labyrinthique que prend celui-ci. Le monstre, un thème favori du cinéma dès les débuts de celui-ci, est caractérisé par son duplicité constitutive : est-ce une bête, une machine ou un être humain ? Sur l’écran, la duplicité du discours fantastique cède la place à celle du corps fantastique, et aujourd’hui le cinéma exploite systématiquement cet effet tout en le liant à celui de l’espace en labyrinthe (souterrains, ruines urbaines, etc.). Les deux motifs sont traditionnels et leur rencontre n’a rien d’imprévu – il suffit de se rappeler le mythe de Minotaure au fond du labyrinthe de Crète. Mais, pour des raisons esthétiques qu’il serait trop long d’exposer ici[20], l’art du cinéma s’avère particulièrement bien muni pour les (re)présenter ensemble dans le jeu d’illusions qui lui est propre. L’ambiguïté ontologique est conservée et, de même que dans le fantastique littéraire, elle s’étend à tout l’univers, seulement elle ne se place plus au niveau d’énonciation, du discours narratif, mais au niveau des apparences visuelles, des thèmes « réels » du film. En passant de la littérature au cinéma, le genre fantastique a subi une véritable métamorphose : sa définition formelle, basée sur des catégories structurales et abstraites, a cédé la place à une définition « matérielle », opérant avec des images concrètes et bien perceptibles au spectateur. Il n’est plus caractérisé par la question « comment ? », mais par la question « quoi ? ». Ainsi, la boucle est fermée, le fantastique, né comme un répertoire d’êtres et d’événements surnaturels dans le romantisme, après avoir traversé une période d’abstraction narrative (au sens de Todorov), reprend une consistance objectale et fonde un nouveau monde, non plus d’énoncés, mais de référents ambigus. Chemin faisant, il a changé de médium, de verbal est devenu visuel – et il se peut que de telles conversions transmédiatiques constituent un trait important de l’évolution des genres à l’époque moderne.
Bien sûr, un exemple n’est pas une preuve péremptoire, et une étude plus étendue des autres genres, peut-être moins labiles que le fantastique, est requise pour vérifier notre hypothèse. On conviendra en tous cas que cette hypothèse peut rendre compte du caractère dynamique et discontinu de l’évolution générique, dont le moteur est un chassé-croisé, un échange incessant entre la « forme » et le « fond », entre le « conventionnel » et le « réel », entre le lisible et le visible, entre les signes et leurs référents. On sait aujourd’hui que l’Histoire procède par glissements et révolutions ; l’histoire des genres fait de même.
Notes
[1] « …Seule la littérature de masse (histoires policières, romans-feuilletons, science-fiction, etc.) devrait appeler la notion de genre ; celle-ci serait inapplicable aux textes proprement littéraires ». – Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, « Points », 1970, p. 10-11.
[2] Autrefois, la même opposition réglait les rapports entre le folklore et la littérature. Voir Roman Jakobson, Piotr Bogatyrev, « Le folklore, forme spécifique de création », dans Roman Jakobson, Questions de poétique, Seuil, « Poétique », 1979, p. 59-72.
[4] Voir Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, trad. Isabelle Kolitcheff, Seuil, « Pierres vives », 1970, p. 168.
[7] Voir le commentaire de ce sonnet : M.Riffaterre, La production du texte, Seuil, « Poétique », 1979, p. 93-97.
[8] Nikolai Koposov, Kak doumaiut istoriki [Comment pensent les historiens], Moscou, Novoe literatournoe obozrenie, 2001.
[9] Iouri Tynianov, « De l’évolution littéraire », dans Formalisme et histoire littéraire, traduit par C.Depretto-Genty, Lausanne, L’Age d’homme, 1991, p. 240.
[10] Que parmi ces sens figurés il y a ceux qui relèvent d’un lexique populaire (comme portrait au sens de figure, visage), cela est bien explicable, car la langue populaire, non codifiée et plus libre dans son évolution que la langue littéraire, manifeste le mieux les tendances d’une langue, en dehors de contraintes conventionnelles.
[11] En certaines langues, comme le russe, il serait même préférable de parler, dans ce second cas, d’effets plutôt que de genres, afin de souligner le caractère local de ces discours partiels formant un texte : le genre caractériserait l’œuvre entière, et l’effet, les éléments syntagmatiques dont elle se compose.
[13] Voir Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, des origines à nos jours, Armand Colin, t. XII (par Charles Bruneau), 1948, p. 144-146 : « Je réunis sous ce nom de « fantastique » le merveilleux païen, le merveilleux chrétien, et tout ce que les romantiques ont pu y ajouter : les sorciers et les sorcières, les sylphes et les sylphides, les fées et les péris, etc., etc. […] En 1820, comme en 1947, on ne croit guère aux fées ; mais l’on peut avoir peur des revenants […]. Satan devient un personnage familier […]. Les sorciers sont des suppôts de Satan… »
[14] Voir Théophile Gautier, Œuvres poétiques complètes, éd. par Michel Brix, Bartillat, 2004, p. 12-15. Parmi ces thèmes conventionnels du genre, notons « maigres chauves-souris », « alambics contournés en spirales bizarres », « monstres tracés autour du zodiaque », « poudreux entassement de machines baroques », « quelques têtes de morts », « un squelette debout et les deux bras pendants », « le chat noir »… Et le résumé : « C’est la réalité des contes fantastiques, / C’est le type vivant des songes drolatiques, / C’est Hoffmann, et c’est Rabelais ! » (ibidem, p. 13).
[16] Jean-Paul Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage », dans Critiques littéraires (Situations, I), Idées/Gallimard, p. 150.
[18] Voir, sur la métalepse narrative : Métalepses: Entorses au pacte de la représentation (Sous la direction de John Pier et Jean-Marie Schaeffer), Editions de L’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2005.