Ana Filipa Prata
Universidade de Lisboa, Portugal
filprata@yahoo.com
Genre littéraire ou paralittéraire ? Les enjeux de la chronique au Portugal
A literary or paraliterary genre? Some issues on the Portuguese crónica
Abstract: Taking into account that the crónica has been considered as a less important or marginal genre that vacilates between fiction and reality, literature and mediatic discourse, this text focuses on the evolution of this genre in the Portuguese literary panorama, with reference to three main aspects: the importance of urban thematic and mediatic discourse, the political issues related to the genre, and its documentarist and testimonial features.
Keywords: crónica; newspaper column; Portuguese literature; literary genres.
La chronique est un genre qui oscille entre le domaine de la littérature et celui de la presse. Sa nature indéfinissable advient de ses complexes origines qui sont également lointaines et diverses. Toutefois, la chronique est un genre qu’au Portugal connaît une très grande popularité, notamment au XXe siècle. Presque tous les grands auteurs portugais ont exercé le métier de chroniqueur dans la presse quotidienne. Quelques uns au début de sa carrière, en tant que écrivains de fiction, tandis que hsskd tandis que d’autres l’ont fait depuis toujours, comme c’est le cas, à titre d’exemple, de António Lobo Antunes, un nom de référence pour un vaste publique. Mais il y en a d’autres : Maria Judite de Carvalho, José Cardoso Pires, José Saramago, tous ont écrit des chroniques publiées publiées dans plusieurs journaux et magazines pendant les années 70, 80, 90. Ces auteurs ont même publié ces textes dans des volumes parus à coté des leurs œuvres de fiction, ce qui est déjà un indice qui pourra nous mener à réfléchir sur la question posée dans le titre de cette communication : « La chronique est-elle un genre littéraire ou paralittéraire ? Et qu’est-ce que cela veut vraiment dire sur ces productions textuelles ?»
Avant de répondre directement à cette question, il nous faudra d’abord se souvenir des origines de ce genre qui n’est pas seulement disputé par les systèmes de la littérature ou de la presse, mais aussi par celui de l’historiographie. En vérité, le mot chronique est associé tout de suite aux proses médiévales des historiens comme Froissart ou le portugais Fernão Lopes. La chronique était au Moyen Age un texte d’histoire. Pas celle que l’on peut aujourd’hui appeler de macro Histoire, mais celle des événements particuliers et datables. La chronique racontait donc les succès ou défaites d’un roi, de la vie quotidienne du pays et de la cour, les découvertes maritimes et les accomplissements des individus exceptionnels. La frontière entre ce qui est la réalité ou la fiction est par conséquent difficile à établir. C’est pourquoi, d’ailleurs, on a du mal à placer l’étude de ces textes dans un programme de littérature ou Histoire. En vérité, nous croyons que les deux rapports sont possibles et se complètent, car le point de vue et l’intérêt de l’objet sont dépendants de la perspective du chercheur. Mais en ce qui concerne la littérature, la chronique est intéressante dans la mesure où elle permet une analyse des techniques narratives et des stratégies littéraires utilisées pour captiver l’attention du lecteur, d’un coté, et de l’autre, celles qui permettent le mieux de rassembler les événements à l’expérience du temps vécu. Car la chronique est avant tout – et pour expliquer cela l’étymologie du mot ne serait que suffisante – l’écriture du temps (cronos).
De la chronique médiévale à la chronique moderne (celle du XIXe et XXe), il y a cependant une certaine distance et selon certains critiques, notamment Maria Helena Santana[1], la généalogie de la chronique moderne est indépendante de la chronique médiévale, ce que nous ne croyons pas être une évidence, car il y a une continuité au niveau du partage des deux univers fictionnel et de l’information et aussi le même propos de raconter l’histoire par le biais des événements. Celle-ci est une réflexion aussi partagé par Maria Alzira Seixo[2] dans un article consacré aux chroniques, mémoires et à l’écriture autobiographique. La chronique en effet traverse les deux domaines de la création, car elle est en même temps propice à la discursivisation du quotidien et elle a le pouvoir de mettre en évidence certains événements à première vue banals. Maria Helena Santana, par contre, identifie la forme du dialogue comme une influence probable, aussi bien que les mémoires, les journaux intimes et les genres épistolaires.
La chronique, telle qu’on la connaît aujourd’hui, a aussi héritée de certaines des caractéristiques du feuilleton et du fait divers, parus avec le développement de la presse de la grande ville. En faite, la chronique est le genre de la ville par excellence. C’est une forme qui permet, d’un côté, aux romanciers tels que Balzac, d’exploiter des possibilités pour ses romans, et par ailleurs écrire l’expérience du quotidien et de sa complexité temporelle. C’est pourquoi la chronique, et les genres fragmentaires, en général, comme le poème en prose de Baudelaire, les fragments du Livro do Dessassosego de Bernardo Soares, de Fernando Pessoa, sont les genres de la modernité, activés par une pratique réfléchie de la flânerie.
Au Portugal, la chronique partage cet imaginaire urbain et celui de ses personnages et écrivains, surtout celle du XXe siècle. La chronique urbaine est la matérialisation de la flânerie associée à la figure du journaliste depuis le XIXe siècle, mais aussi à celle du détective. D’abord, comme l’a remarqué Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, le journalisme est la base sociale de la flânerie elle-même :
La base sociale de la flânerie est le journalisme. L’homme de lettres se rend au marché, en tant que le flâneur, pour se vendre. Cela est exact, mais n’épuise nullement l’aspect social de la flânerie. Le journaliste, en tant que flâneur, se comporte comme si, lui aussi, le savait. Le temps du travail socialement nécessaire à la production de sa force de travail spécifique est, de fait, relativement élevé, mais en s’attachant à présenter ses heures de loisir passées sur le boulevard comme une partie de ce temps, il l’accroît encore et accroît ainsi la valeur de son propre travail. A ses yeux et, souvent aussi aux yeux de ses commanditaires, cette valeur acquiert quelque chose de fantastique. Les choses ne se passeraient pas ainsi, il est vrai, si le journaliste ne se trouvait pas dans la situation privilégiée qui lui permet de montrer à tous et publiquement le temps de travail nécessaire à la production de sa valeur d’usage, en passant celui-ci sur le boulevard et donc, pour ainsi dire, en l’exposant au vu et au su de tous.” (Benjamin 2002, 463-64).
La chronique y trouve une justification sociale et économique pour l’oisiveté nécessaire à l’observation du quotidien : « La collecte d’informations et l’oisiveté. Le feuilletoniste, le reporter, et photographe constituent une gradation dans laquelle l’attente – le ‘prêts ?’ qui précède immédiatement le ‘partez !’ – occupe une place de plus en plus importante par rapport aux autres activités. (Benjamin 2002, 799).
Encore une fois, c’est l’oisiveté qui permet au chroniqueur de rassembler des donnés et de réfléchir sur les événements du quotidien qui deviendront des fragments où se cristallisent les mouvements des foules et la complexité sociale de la ville. A cette activité se lie aussi celle de l’acte de collectionner. L’acte de rassembler des informations, mais aussi celui de mettre en évidence un certain objet ou une certaine situation. Cela veut dire que par exemple, le journaliste-chroniqueur, en isolant un événement de la vie quotidienne, cherche à lui attribuer une valeur illustrative et représentative d’une certaine réalité plus vaste, mais aussi des interrelations qui la soutiennent, fonctionnant ainsi la chronique comme un résumé de l’expérience urbaine.
La marginalité est aussi un aspect de ces objets textuels. La ville s’expose dans les caricatures, dans les fait-divers et feuilletons publiés dans des journaux dont le public est le personnage principal. L’écriture de la ville dans les journaux a cependant une valeur judicative. Le chroniquer veut toujours capter les traits insolites d’un personnage ou d’une situation. La chronique, selon Alain Gauthier[3] peut être vraiment vampirique, car plus que des représentations de situations du quotidien, les chroniques sont des jugements et des manifestations critiques marquées aussi d’une préoccupation esthétique. Etant le journal le lieu de publication, écrit dans la ville pour la ville, c’est inévitable que la chronique puisse entretenir une relation directe avec le public. La chronique surgit comme une performance dans l’espace urbain qui impose une dimension de présence et un contrat avec l’altérité.
La chronique surgit ainsi pas seulement comme un genre qui reflet une lecture de la ville, mais aussi comme une pratique de l’espace urbain qui traduit son complexe fonctionnement. En faisant appel à la théorie de Michel de Certeau, développée dans son livre L’invention du quotidien, nous pouvons dire que cette façon d’écrire la ville moderne se doit surtout à l’usage que les individus font de l’espace qu’ils habitent. L’écriture de la ville se fait au rythme des pas du journaliste qui sont registrés dans la chronique qui, comme une pratique du quotidien, est un élément qui constitue aussi l’espace lui-même. Pas l’espace qui est planifiée par des urbanistes ou architectes, mais celui qui est vécu dans les rues et dans les feuilles de papier des journaux et qui est subversif. Il prend la forme d’une ruse et contourne les principes institués qui manifestent une forme de pouvoir. C’est pourquoi les chroniques peuvent aussi être considérées comme un instrument politique. Ce qui est évident pour presque tous les auteurs portugais comme José Cardoso Pires dans son A cavalo no Diabo, une anthologie de chroniques publiées dans le journal « Público » pendant les années 80. Mais aussi Maria Judite de Carvalho qui dénonçait la société portugaise de l’« Estado Novo » d’un point de vue féminin. Les chroniques sont donc une forme de littérature engagée qui a une proximité avec le temps présent et vise changer un certain état des choses. Ce n’est pas par hasard que Sartre identifie le reportage et les genres affins comme ceux qui sont parmi les plus importants pour la pratique d’une littérature engagée :
Soumise aux exigences toujours neuves du temps présent, la littérature engagée revêt une ‘fonction de manifestation immédiate’. Elle se doit de réduire autant que possible l’épaisseur temporelle qui sépare l’événement de sa prise en charge par l’écriture. C’est pourquoi beaucoup d’écrivains engagés ont été fascinés par l’écriture journalistique et s’y sont essayés (…). (Denis, 2004 : 38).
Associée à cet engagement politique et social, la chronique peut aussi prendre la forme d’un témoignage[4]. L’urgence de l’écriture dans un moment de crise, comme par exemple un journal intime écrit au moment de la deuxième guerre mondiale, peut se transformer en mémoire d’une certaine société, après avoir dépassé sa nature de note personnelle. Dans le cas de la chronique, et surtout quand elle est publiée dans une anthologie, l’Histoire devient un patrimoine littéraire et pas seulement une simple note journalistique. Elle se revêt de deux fonctions qui se complémentent : celle de document subversif et politiquement engagé et celle de document historique.
Toutefois, la chronique est un texte qui n’a pas exclusivement une dimension journalistique. Plusieurs auteurs portugais qui ont écrit des chroniques les ont publiées aussi dans des anthologies. Une réflexion sur cette nouvelle réception de la chronique nous permet précisément d’avancer dans l’étude de ce genre. La survivance de ce genre de textes en dehors le la presse se doit en grande partie à la présence de l’anthologie qui les transporte de leur environnement éphémère de publication à celui du livre. Ce qui est déjà une mise en valeur de la chronique en tant qu’objet littéraire. L’accès que l’on a aujourd’hui aux œuvres de chroniqueurs portugais du XXe siècle se doit à sa publication dans l’ensemble de l’œuvre fictionnelle de l’auteur. Les anthologies de chroniques suivent parfois des critères de thème ou d’ordre chronologique. Ce qui met en valeur les traits documentaires et aussi de exemplaires d’une certaine expérience de l’espace qui est vécu dans un temps précis mais que cependant le surpassent en devenant un objet de valeur littéraire. L’anthologie cherche à remettre au présent d’un certain public une sélection de textes du passé ayant en vue une action pédagogique. L’anthologie se veut représentative d’une littérature (genre ou auteur) d’une certaine période et peut aussi le déplacer d’un contexte de publication à un autre. Plutôt qu’un simple choix de l’auteur ou que la lecture d’un éditeur, elle a un grand impact dans le système et dans la formation d’un canon littéraire. Comme la traduction, l’anthologie peut être considérée comme une forme de renouvellement et de changement dans le système littéraire, tout en dénonçant l’oubli implicite de certains auteurs ou textes, mais aussi et surtout une volonté d’introduire de nouveaux éléments dans le canon littéraire, comme Itamar Even-Zohar l’a remarqué dans son article consacré à l’étude des polisystèmes : « in such a state when new literary models are emerging, translation [dans ce cas l’anthologie] is likely to become one of the means to elaborate new repertoires » (Even-Zohar 1990, 47). Comme la traduction, et il faut tenir compte que l’anthologie constitue aussi une réécriture et une relecture, l’acte de collectionner des textes et de les publier constitue une stratégie spécifique qui occupe normalement une position périphérique dans le polisystème, car elle introduit des éléments nouveaux. Mais, parfois, celle-ci est la seule occasion de faire arriver à un nouveau public ce genre de textes et de voir leur valeur légitimée. Dans le cas des chroniques, l’anthologie représente le seul moyen de les faire sortir des journaux et de les présenter au public de la « vrai» littérature. L’anthologie contribue ainsi à donner un nouveau statut littéraire à ces textes.
La chronique est ainsi indépendante relativement au journal où elle a connu son origine. Et c’est précisément à cause de cette nouvelle apparition au monde littéraire qui surgissent plusieurs doutes concernant sa classification générique. On ne parle plus de simples chroniques journalistiques. Comme l’on vient de voir, elles sont plusieurs fois décrites comme des textes hybrides, voire paralittéraires qui oscillent entre écriture de la réalité ou fiction, entre le genre du conte et le fait-divers.
En outre, vue sa nature marginale et hybride, la chronique surgit comme un questionnement des divisions établies entre ce qui est considéré comme de l’art, de ce qui est littérature ou paralittérature ou bien entre ce qui est la haute culture et la culture de masses. Telle est une des questions qui s’imposent depuis le premier moment, quand l’on essaie de définir le genre. Susana Rotker, chercheur du genre de la chronique en Amérique du Sud, remarque que c’est sa propre indéfinition qui fait de la chronique l’un des genres responsables de la rénovation de la prose :
¿Qué mejor enseñanza para estar donde las cosas suceden para una literatura como la modernista, que se quería capaz de seguir el ritmo de los cambios, que refleje en si misma las condiciones múltiples y confusas de esta época, condensadas, desprosadas, ameduladas, informadas por un genio artístico? (Rotker 1992, 108).
Finalement, décider où peut se placer la chronique dans le système littéraire ne semble pas être un problème résolu. D’un côté elle garde son origine journaliste qui la lie à la presse quotidienne et éphémère. D’un autre cote, héritière d’un certain style historiographique, qui mêle stratégies narratives à l’écriture des événements, elle penche sur le coté littéraire. Des facteurs extérieurs aussi contribuent à sa proximité du centre du système littéraire. Mais comment aborder la chronique, un genre qui n’a pas de formes similaires dans les pays anglophones ou même en dehors du territoire Latino-américain et Ibérique ? Cela reste toujours un problème, la vérité c’est qu’au Portugal la chronique gagne de plus en plus l’importance de genre littéraire et le prestige de l’auteur est une question déterminante. Mais elle reste quand même en enen marge du système, considérée comme genre paralittéraire qui sert de support à la réalisation d’œuvres romanesque plus édifiantes. Mais cette incapacité de définir ces textes, cette hybridité et cette marginalité sont les responsables de son pouvoir social et politique, de de son originalité qui transforme des événements banals en cristallisations de la vie quotidienne. Son pouvoir révolutionnaire concernant les modifications du système littéraire est remarquable et peut être indispensable pour dynamiser et faire évoluer ce système.
C’est pourquoi ce qui nous semble plus intéressant ce n’est pas donner une réponse à la question énoncée dans le titre de cette communication, mais plutôt essayer de comprendre quels sont les motifs de cette incapacité de réponse qui est tout à fait l’essence même de la chronique, l’originalité qui réside à sa propre condition marginale.
Bibliographie :
Benjamin, Walter. 2002. Paris, capitale du XIXe siècle: le livre des Passages. Paris: Les éditions du Cerf.
Certeau, Michel de. 2004. L’invention du quotidien I, II. Paris: Éditions Gallimard.
Jeudy, Henri-Pierre. 2004. La chronique dans tous ses états. Valencia: Editions Sens & Tonka.
Rotker, Susana. 1992. La invéncion de la crónica. s/l: Editiones Letra Buena.
Santana, Maria Helena. 2003. A Crónica: a escrita volátil da modernidade. In Jesus, Maria Saraiva de (coord.). Rumos da Narrativa Breve, Centro de Línguas e Culturas, Universidade de Aveiro, pp. 9-19.
Seixo, Maria Alzira. 1984. O outro lado da ficção: diário, crónicas, memórias. In Colóquio/ Letras 82. Lisboa: Fundação Calouste Gulbenkian.
Notes
[1] « No entanto, a crónica tem uma genealogia relativamente ilustre, sem que a confundamos com a narratividade historiográfica homónima. Podem apontar-se, entre os seus antepassados mais ou menos remotos, o diálogo – cultivado com brilho idêntico entre os séculos XVI e XVIII -, o relato de viagens, o relato memorialístico, ou ainda o diário e a carta, dois outros géneros paraliterários que o romantismo valorizou, retirando-os da circulação privada.» (Santana 2003, 9)
[2] «Com efeito, se a crónica pretende fazer história, é para de certo modo discursivisar o quotidiano, registar o tempo efectivo e discriminá-lo no bem e no mal que o cronista nele encara, mas é também para elevar a uma categoria superior alguns factos, personagens ou circunstâncias que desse tempo se considera deverem ser seleccionados e, pelo seu mal ou pelo seu bem, transpostos para um nível excepcional de consideração (….)» (Seixo, 1984, 76-77)