Ezza AGHA MALAK
Université Libanaise, Tripoli, Liban
ÉCRITS FÉMININS, ÉCRITS MASCULINS
L’ACTIVITÉ LITTÉRAIRE FÉMININE D’EXPRESSION FRANÇAISE AU LIBAN. LE TÉMOIGNAGE D’UNE ÉCRIVAINE/
Feminine vs. Masculine writing. Francophone Feminine Literature in Lebanon. Testimony of a she-writer
Abstract: The article focuses on the differences between masculine and feminine writing techniques and visions of the world in the context of Lebanese and Near Eastern literatures.
Keywords: Lebanese literature, feminist studies, the social status of the woman in Eastern societies
Avant de faire une mise au point de deux sortes de discours que j’ai supposé différents, je dois dire que par cette supposition, une suite d’interrogations s’implique.
S’agit-il ici vraiment d’une différence discursive et peut-on dans ce cas, établir une étude comparée ou encore comparative qui rendrait compte du fait ? Et, si cela s’avère possible, s’intégrerait-elle au thème central que propose ce colloque ?
Pour trouver des réponses satisfaisantes, nous devons dès l’abord avouer que les critiques ont pris le pli d’explorer inlassablement le champ – combien large ! – de la littérature comparée, entendue dans son acception la plus commune, et dans son cadre géographique, historique, social, et autre, oublieux de cet autre champ, non moins intéressant, d’ordre générique, peut-on dire, séparant deux sortes d’écriture ou d’écrits, deux arts littéraires, qu’il s’agisse de poésie, de roman, de critique ou d’autres matières discursives ; ces écrits étant assumés chacun par un énonciateur spécifique dans les sens génétique du terme, c’est-à-dire qui se distingue de l’autre par son genre. Par ce mot, on entend bien sûr, le genre humain.
Or, une comparaison entre deux écrits génériquement différents, paraît possible, évidente même, et je ne pense pas que je sois hors du thème du colloque. Littérature comparée et comparatisme constitueront à cet égard, un point de départ à une réflexion pertinente sur le sujet.
Expliquons-nous : La littérature comparée est une branche littéraire qui étudie les rapports existant entre les littératures des différents pays. Le comparatisme (fin XIIIe) est une branche de la linguistique consacrée à l’étude des rapports que les langues entretiennent entre elles.
Et c’est à la fois dans les deux branches que s’inscrivent les données de mon sujet, c’est-à-dire l’étude des écrits féminins et des écrits masculins. C’est que cette étude soulignera non seulement les ressemblances et les différences entre deux sortes de discours, deux littératures spécifiques, mais aussi, en les rapprochant, elle met l’accent sur la distance qui sépare deux manières de voir le monde, par le même acte d’énonciation ; les traits qui distinguent deux logos, deux psychologies, deux biologies peut-on dire, qui ne réagissent pas de la même façon devant les choses de l’univers. Ces écrits varient « en genre » comme on dit en grammaire. C’est à partir de cette variation qu’on peut distinguer le genre marqué, le féminin, de son opposé, non marqué, le masculin.
Il s’agit d’un comparatisme entre deux langues appartenant à deux espèces, deux gents, qui ne parlent pas la même langue. Ainsi, on mettra dans les deux plateaux d’une balance deux sortes de behaviorisme que dénoncent le comportement linguistique, stylistique, littéraire, logique etc. de deux écrivains : une femme d’un côté, un homme de l’autre, avec leurs tares et leurs tabous.
Et, il existe bel et bien une écriture féminine à distinguer d’une écriture masculine. Il existe bel et bien « éternel » qu’on qualifie de féminin et qui a, avouons, le, sa bible et ses lois, déterminant d’un acte de parole auquel ils lui tracent les limites.
L’écriture est le produit d’un « éthos », comme l’a bien dit Barthes. Sur ce, une femme n’aura pas les mêmes frontières d’écriture, parce qu’elle est justement femme. Elle n’a ni la même motivation, ni la même expérience, ni les mêmes émotions ni, non plus, la même phrase : celle qui doit suivre les méandres de sa pensée ; celle qui doit, sans torsion in distorsion, prendre la forme naturelle de cette pensée.
Si, dans la vie, les valeurs ne sont pour une femme ce qu’elles sont pour un homme, il en va de même pour l’art. Il faut dire qu’à travers l’histoire de la littérature, les visages féminins sont perçus d’une manière intermittente.
Au XVIIe siècle, Mme de la Fayette a bel et bien donné des chefs-d’œuvre, mais c’était anonymement. Sa nouvelle, La Princesse de Montpensier et son roman Zaïd furent publiés sous le nom de « Segrais », (Jean Regnauld de Segrais, 1924-1701), le romancier et poète français. Son vrai chef-d’oeuvre La Princesse de Clèves parut sans nom d’auteur.
À la même époque, Mlle de Scudéry publia de longs romans galants, riches en portraits déguisés qui transposaient dans l’antiquité la vie de la société mondaine de son temps. Toutes ses publications parurent sous le nom de son frère, Georges de Scudéry. Telles sont par exemple « Artamène ou le Grand Cyrus » ; « Clélie », dans la deuxième moitié du XVIIe siècle où figure la fameuse Carte du tendre, présentant graphiquement les itinéraires du parfait amour.
Par ailleurs, Mme de Sévigné (pour ne parler du XVIIe siècle riche en production littéraire féminine) écrivait ostensiblement. Mais c’étaient des correspondances avec sa fille, témoignant d’une passion maternelle intense et une longue réflexion sage sur la vie et sur la mort. Jeu littéraire non interdit pour une femme.
Certes, à l’origine, il y eut Sapho, la poétesse grecque qui a composé, six cents ans avant Jésus-Christ, 19 livres de poèmes qui évoquaient l’amour passionné (et dont il ne restait que des fragments). Dans son île, le Lesbos, Sapho avait le loisir et l’ambiance, inspirée par des jeunes filles dont elle célébrait la beauté et la grâce et à qui elle enseignait la musique et la danse. Mais c’était à une épouse qui approuvait la société matriarcale, où la femme exerçait encore un pouvoir prépondérant.
Cependant, avant et après le XVIIe siècle, ce fut le silence, presque total, des femmes. La création littéraire est alors une prérogative mâle. Le roman, et à plus forte raison, la poésie, seront presque exclusivement des écrits masculins. Il faut dire que, de par son sexe, la femme était privée de certains genres d’expériences. Elle ne pouvait égaler par exemple un Zola, dans sa descente dans les mines, avec les ouvriers ; ni un Saint-Exupéry dans ses Vols de nuit. Elle ne pouvait non plus être à cette époque un Gide qui décrit, sans broncher, son onanisme et qui déclare ouvertement qu’il est en premier lieu, un pédéraste, avant d’être un homosexuel.
Cependant la situation de nos jours a en quelque sorte changée. Et l’on remarque qu’aujourd’hui, les femmes écrivent aussi fréquemment que les hommes. Une petite enquête sur les écrits féminins, montre que les plus beaux Best-Sellers (traduits en français de l’américain) sont écrits par des femmes ; et que la parution mensuelle sous la rubrique « le Grand livre du mois » semble être le plus souvent une oeuvre de femme. La prérogative mâle se trouve ainsi partagée ; bien que, dans certains pays, arabes en particulier, ce partager est démenti. Souad Assabah, poète Koweitienne, accuse les hommes, machos de nature, d’avoir interdit à la femme l’acte d’écrire et de s’exprimer librement.
C’est qu’il y eut, à partir de la deuxième moitié de notre siècle, un changement, de position et d’attitude dans l’écriture féminine. Beaucoup de romans érotiques, sans tabou aucun, sont écrits par des femmes, notamment en France. À l’instar de l’homme, la femme commence à voir dans la littérature un art qu’il faut étudier et dans la vie, un champ dont il faut explorer les ressources.
Aujourd’hui, une femme écrivain suit la route qu’elle s’est tracée elle-même, sans contrainte, sans souci du blâme et du mépris qui l’avaient longtemps taraudée. Elle jouit pour ainsi dire que d’une certaine liberté. Et cette liberté, on la trouve dans ses écrits. Le choix du sujet, des idées, du vocabulaire, tout cela la rend plus sincère, plus intègre vis-à-vis de ce qu’elle traite. En Europe, son éducation lui permet toutes sortes d’expériences. Sa vie est beaucoup plus qu’avant mise à l’épreuve. Elle a moins de pudeur que d’audace.
Mais, qu’en est-il de la situation au Liban, de la femme écrivain ? Certes, l’activité littéraire féminine au Liban est en plein épanouissement, surprenante même par rapport à la production masculine. Rien qu’à jeter un regard sur le 6e chapitre du livre de Najwa Aoun « Anhouri », Panorama de la poésie libanaise d’expression française (chapitre intitulé « La poésie féminine d’expression française dans les années 60 à 70 », p. 113) ainsi que la partie intitulée « La poésie au féminin » (p. 255) qui jette de la lumière sur dix-neuf femmes poètes, pour se rendre compte de l’abondance et de l’importance de cette activité concernant la femme libanaise, d’autant plus que la poésie n’est pas un art facile à entreprendre. L’étude montre la fréquence selon laquelle la femme écrivain, autant que l’homme peut-être, manie la plume et exerce ses dons. Elle montre combien elle a participé, depuis Isis Copia (May Ziadé) et participe encore à l’art d’écrire. Le Président Charles Hélou, qui a préfacé le livre, dit à ce propos selon un comparatisme pertinent :
La poésie libanaise au féminin aborde la même évolution de la poésie que masculin. Mais elle ajoute quelque chose de plus, qui est ce privilège donné aux femmes d’avoir, comme dit le poète grec « je ne sais quelle puissance d’émotion et de douleur ».
Avant de mettre fin à cette intervention, j’aimerais évoquer à ce sujet une œuvre intitulée La Mallette (roman, Liban, 1996). Son auteur est une femme. Ce roman a fait dernièrement l’objet d’une table ronde organisée par le docteur Souad Chikhani au département à l’Université Libanaise de Beyrouth. Le livre a soulevé beaucoup de critiques parce qu’il s’agissait justement d’un écrit féminin. Et il va sans dire que ce livre aurait été critiqué différemment s’il avait été écrit par un homme.
Comment l’auteur a eu l’audace d’aborder certains sujets tabous ? Pourquoi nommer les choses par leur nom au lieu de les camoufler ? Pourquoi donner à un public francophone, étranger à notre culture, l’occasion de saisir la réalité telle qu’elle est ? Pourquoi fournir une image mais avilissante de ce qui se passe dans les coulisses de la société ? Ne serait – il pas préférable que le livre soit porteur de moralités plutôt que de réalités ? Telles étaient les objections formulées au sujet de ce roman aussi bien par les professeurs que par les étudiantes.
Ici, on ne peut que se demander si le rôle du romancier, qui doit être lui même se réduit à donner une image fallacieuse de ce qu’il perçoit pour communiquer une leçon de morale ; ou si le rôle de l’écrivain est de décrire ou transcrire la réalité non telle quelle est, mais telle qu’elle devrait être. Entre autres critiques, une accusait l’auteur d’avoir des idées et un vocabulaire « trop osés », par rapport aux origines orientales de l’écrivain.
La Mallette expose au plein jour certains problèmes délicats. Par le biais de l’héroïne, l’auteur montre les griefs contre tout ce qui dans la société actuelle tend à écraser la femme et entraver devant elle la marche de la vie.
Ida, l’héroïne de la Mallette, est une femme révoltée que rien n’arrête. Devant le père et le frère pierre de sa société patriarcale, elle condamne ouvertement certains dogmes sociaux, politiques voire religieux. Elle a un amant qu’elle bafoue parfois ; le reçoit chez elle sous le nez de son entourage, sans souci du blâme ou des reproches ; le revoie quand rien ne va plus. Elle ose. Elle n’est pas une princesse de Clèves qui rougit de honte et de remords. C’est une femme conséquente avec elle-même, qui sait ce qu’elle veut, ce qu’elle fait, et qui tente de changer les valeurs établies par les hommes : ce roman explore pour ainsi dire, la femme par la femme elle-même, sans mensonge ni préciosité.
Les écrits féminins ont perdu de leur spontanéité, de leur innocence premières, voire de leur hypocrisie. Ils ne sont plus un dépotoir pour les émotions personnelles où se traçait dans le temps une ligne rouge. La femme posera désormais, à sa manière, les problèmes de son existence à tous les niveaux. Voilà entre autres, un premier élément différentiel qui distingue l’écriture féminine. Le personnage n’est plus étudié uniquement sur le plan affectif, mais dans ses rapports avec son corps, son esprit et avec le monde qui l’entoure selon une visée universelle. En obéissant à sa vision d’écrivain, la femme d’aujourd’hui dote ses écrits d’une valeur de vérité beaucoup plus qu’elle le faisait dans le passé.
Écrits féminins et écrits masculins, au Liban, comme ailleurs, ne relèvent pas du même ordre de pensée ni d’écriture. Un livre de femme ne peut être écrit comme l’écrirait un homme. Entre les deux, il reste ce creux différentiel. Le pourquoi n’est pas, à cet égard, difficile à dire. Reste le comment ! Peut-être qu’on pourrait demander à la stylistique ou à la psychocritique de déterminer ce comment. Peut-être aussi qu’un jour, l’une ou l’autre discipline aura la prétention d’être en mesure de distinguer, par la forme comme par l’expression, entre ces deux écrits, en déclarant à haute voix devant deux textes sans nom d’auteur : voici bien un écrit féminin ; voilà bien un écrit masculin. Bien que ce vœu reste prétentieux, la distinction semble bien poser un critère à en explorer les limites.