Boyan Manchev
New University of Bulgaria
La Nouvelle Odyssée : le continent et l’aventure
The New Odyssey: The Continent and the Adventure
Abstract: In the perspective of the history of figures, the paper inquires into the symptomatic appearance of Ulysses’ character in Bulgarian literature and cultural history over the past three decades. The analysis is focused on the famous essay The Myth of Ulysses by the literary historian Tontcho Jetchev, which proposes a radical critique of Modernity and promotes in exchange a utopian vision of an originary idyllic being of community. Jetchev’s essay has an explicit ideological aim and takes active part in the debate on the destiny of the (national) community in the period of the legitimacy crisis of late communism. The paper examines the structural elements of the figure of Ulysses that allow its ideological use in Jetchev’s text and reveals the anthropotechnical background of Jetchev’s pretendedly idyllic vision.
Keywords: Tontcho Jetchev, Ulysses, Bulgarian late communism, utopia.
L’hypothèse préliminaire concernant la figure d’Ulysse, sans doute une des figures constitutives de l’imaginaire européen, est traduite dans le titre de ce texte : selon elle, l’importance de cette figure est directement liée à l’émergence de l’idée de « continent » (de l’idée du continent Europe) au début de l’époque moderne. Cette émergence a sans doute quelque chose à voir avec les grandes découvertes – des découvertes surprenantes de nouveaux continents, ou bien, comme on les appelle, de nouveaux mondes. L’époque des grandes découvertes a été marquée par le prestige de notions et figures inconnues auparavant, qui ont sans doute quelque chose de commun avec les événements marquants des voyages entre les continents. Telles sont les notions de la bonne surprise ou bien de l’aventure, dont Ulysse devient sans doute la figure exemplaire.
Ces figures renvoient aux procédés épistémiques qu’on associe de nos jours avec les débuts de la modernité, parmi lesquels il faut d’abord signaler la méthode expérimentale. Les expérimentations chez Descartes, le Philosophus Vagans, ou chez Bacon sont liées au risque de faire l’expérience de l’inconnu (du choix libre donc), de se laisser être surpris. Le procédé épistémique de l’expérience s’associe donc à la position éthique de s’exposer au risque de l’inconnu. De ce point de vue, l’émergence du roman d’aventures est symptomatique. Pour en aborder la rhétorique, on peut prendre un exemple d’avant la lettre, de Rabelais, ce contemporain des grandes découvertes. Voici donc, dans Le Tiers livre, dans le chapitre « Comment Pantagruel rencontra Panurge », l’introduction du fameux personnage de Panurge (qui fait son apparition, je le rappelle, dans un état bien lamentable): « ce sont les aventures auxquelles s’exposent les gens curieux qui l’ont réduit à cette pénurie et à cette indigence. » L’ami de Rabelais, le poète Jean Bouchet, avait pris comme surnom « Le traverseur de voies périlleuses » (l’expression de Rabelais dans le chap. 49 du Tiers Livre est : « le grand voyagier et traverseur des voyes périlleuses »). Il n’est pas nécessaire de rappeler que le voyage de Pantagruel et compagnie est fondé sur l’architexte de l’ « Odyssée ». Tout cela nous indique qu’il s’agit d’une transformation radicale et d’une re-valorisation de la figure d”Ulysse, surtout si on la confronte avec l”apparition lamentable d”Ulysse au chant XXVI de L’Enfer de Dante.
Dans cette perspective on peut formuler une hypothèse encore plus générale, à savoir la possibilité de considérer Ulysse comme une figure du sujet moderne : l’invention de la figure de l’aventurier serait un symptôme de l’advenir du sujet (on peut rappeler la métaphore navale qui décrit le cogito cartésien, ainsi que l’heureuse surprise chez Bacon, dont le traité Instauratio magno avait sur la couverture une image du bateau d’Ulysse). De cette façon, Ulysse apparaît comme la figure qui rend possible l’association de l’idée d’Europe à celle de la subjectivité moderne : toutes les deux impliquent une dialectique du proche et du lointain, la distance entre lesquels est parcourue par la curiosité de l’esprit parti à la découverte.
Cette correspondance permet l’appropriation possible de cette figure essentiellement moderne par le projet politique par excellence de la modernité, le projet national. C’est dans cette optique que se situent la thèse et l’exemple que je me propose d’exposer ici. Il s’agit d’un exemple assez paradoxal de prime abord, l’appropriation de la figure d’Ulysse comme figure légitimatrice de l’identité culturelle bulgare, en d’autres mots, d’une identité nationale. (D’ailleurs, il faut le dire, le choix de cet exemple a un autre motif plus particulier – c’est qu’une partie de ce corpus a fait déjà l’objet d’un article intitulé « L’éternel retour d’Ulysse ou l’Orient de la philosophie » qui a été publié, il y a trois ans, également à Cluj, dans le numéro 3 de la revue ARCHES). Ainsi, l’hypothèse en question est le résultat de l’analyse d’un phénomène particulier : l’abondance d’oeuvres littéraires et d’essais, parus pendant les quelques dernières décennies, où la figure d’Ulysse occupe une place à part. En 1997 seulement parurent deux livres poétiques et une oeuvre dramatique qui ont le sujet de l’Odyssée à leur base aussi bien qu’ils ont en commun Ulysse en tant que héros prototypique ou architextuel si l’on a recours à la notion de Genette. C’étaient Le mythe d’Ulysse dans la nouvelle poésie bucolique[1] de Kiril Merdjanski, Dans l’île des coprophiles[2] de Zlatomir Zlatanov et le drame Ulysse Periagon[3] de Georgi Tenev. Le texte de Georgi Tenev est de son côté à la base de la représentation théâtrale Le rêve d’Ulysse, réalisée par le jeune metteur en scène bulgare Javor Gardev dans le théatre Sfumato à Sofia[4] et un peu plus tard – de la pièce radiodiffusée L’Atoll ayant connu un succès international. Il faut ajouter que Zlatanov et Merdjanski jouissaient à cette époque déjà du statut de poètes faisant figure parmi les plus importants de leur génération – la génération des quadragénaires, tandis que Tenev et Gardev ont connu dans une large mesure leur succès le plus important jusqu’à ce moment à la suite de leurs occupations ulysséennes. Comment se fait-il que quatre jeunes auteurs parmi les plus remarquables de leur pays convergent sur un thème et un héros commun et dans la même année en plus ? Faut-il ajouter à cela que l’architexte odysséen est présent – tout au long de la décennie – d’une manière plus ou moins explicite dans l’oeuvre d’autres auteurs importants tels que Tzvetan Marangozov, Ivan Stanev, Emile Valev, Liubomir Kanov ?
Bien sûr, ce n’est pas seulement une coïncidence heureuse. Mais pour aborder sa raison plus profonde, je commencerai de beaucoup plus loin. Le rôle paradigmatique des figures mythologiques et historiques de la culture de la Grèce ancienne pour les projets polititques modernes est incontestable. En postulant cela, je n’envisage pas tellement une succession continue remontant aux origines : une telle vue ne serait qu’un mythe originaliste assez symptomatique en soi. Par contre, on pense à ce que ce symptôme implique : le fait que la Grèce ancienne est pensée comme le Territoire – l’incarnation – authentique de l’Esprit, et de ce fait elle équivaut au topos virtuel générique, à l’archifantasme universel de toute la culture européenne. Ayant en vue que l’époque moderne était marquée par l’avènement d’un nouveau type d’universalisme – l’universalisme national opposé au vieil universalisme de l’Empire – il faut tenir compte du fait que la nouvelle universalité nationale impliquerait par nécessité les figures génériques de l’universalisme : celles de la Grèce ancienne. En effet, c’est bien le fondement sur les modèles gréco-romains qui rend une culture européenne. Si le projet universaliste de l’Empire – l’Empire romain en l’occurrence – est fondé sur une universalité territoriale, c’est-à-dire quantitative, l’universalité nationale est une universalité abstraite, qualitative. La nation est une particularité dont la naissance est marquée par l’incorporation d’un projet universaliste – visant toute l’humanité – dans la singularité d’un « peuple »[5]. La constitution qui proclame la naissance de la première nation européenne – la nation française – le prouve incontestablement : on ne peut y lire que dans le préambule que la nation se réduit au peuple français. Cependant, la naissance de l’État qui incarne cette nouvelle « universalité » est un paradoxe incontournable : il exemplifie le fait que ce n’est qu’un universalisme « insuffisant », limité aux frontières de l’État. Alors, à la suite d’un mécanisme mimétique, typologiquement proche de celui proposé par René Girard pour décrire la rivalité mimétique constitutive de la communauté, les autres peuples commencent à refléter l’universalisme initial, et à la sortie d’un enchaînement successif celui-ci ne reste que le point de départ de la formation des États-Nations européens. C’est pourquoi, ce n’est que l’engendrement initial – celui de la nation française – qui peut être défini comme « objectif » ; celui de la nation allemande, paradigmatique pour les nationalismes de l’Europe Centrale, est « réflexif », ou, si on peut dire, « philosophique » : il compense la réalité traumatique, la non-existence absolue d’un État-Nation allemand[6]. C’est bien dans la philosophie romantique allemande que les notions de Patrie et de Nation seront reliées dans leur essence aux catégories de l’Esprit et à son topos virtuel, la Grèce (plus tard chez Hegel, l’Esprit allemand succède, à travers un véritable Aufhebung, à l’Esprit grec).
A l’issue de ces réflexions, on peut se poser une question juste et insistante concernant la possibilité même d’existence d’un projet national bulgare. S’il est vrai que le projet universaliste de n’importe quelle nation européenne peut difficilement se passer de l’architexte grec au cas où elle tiendrait à sa légitimation européenne, alors le projet national d’un pays voisin de la Grèce (le successeur phantasmatique de la culture ancienne), « collé » à sa frontière nord, s’avère une tâche assez complexe. À la suite des lois incontournables de la rivalité mimétique, le projet national bulgare ne peut pas adopter les modèles grecs anciens en tant que base de sa propre identité – ou plus exactement en tant que générateur d’une puissance figurative pour la formation de la nation bulgare – parce qu’une telle adoption mettrait en cause les fondations « ontologiques » de cette nation. Elle se trouve privée a priori de la possibilité de «se greffer » sur le modèle archétypal de l’universalité européenne qui se particularise dans les nations romanes et germaniques.
Le paradoxe paraît insoluble. Cependant, grâce à une flexibilité idéologique et figurologique, une sortie de l’impasse pourrait être trouvée. La possibilité de cette sortie consiste dans le fait que le modèle grec lui-même (cette fiction originaire qui n’est bien sûr qu’une construction néo-européenne a posteriori) n’est pas uniforme et privé de hiatus intérieurs. À côté de la face de la Grèce – le berceau de l’Esprit – s’érige une autre face, une figure obscure et menaçante, sinon transfigurée : celle de l’Autre Grèce, la face que le romantisme oppose à la reconstruction classique de la Grèce : l’opposition qui sera personnifiée par Nietzsche à l’aide des figures d’Apollon et de Dionysos. Cette seconde face n’est pas autre chose que l’Orient de la Grèce – et l’hymne Hölderlinien Der Ister, parlant de la recherche des origines de l’Europe en Orient, est parmi les plus révélateurs sous ce rapport.
Cette rupture intérieure rend possible une opération risquée mais capitale – l’identification de la Bulgarie – la figure universelle et totalisante du projet natio-universaliste bulgare – à l’Autre Grèce, en d’autres termes, ouvre la possibilité d’un programme nouveau et alternatif de l’autolégitimation bulgare, d’une nouvelle production – ni plus ni moins – de la nation bulgare.
C’est bien dans cette perspective que je vais introduire le cas privilégié de cet article, l’oeuvre de l’historien de la culture Tontcho Jetchev, auteur du fameux essai Le mythe d’Ulysse (1985)[7], qui considère la figure d’Ulysse comme figure communautaire, légitimatrice pour le communautarisme national. L’essai propose une critique conservatrice de la modernité, à laquelle il oppose la vision d’un être communautaire idyllique, préculturel, d’une humanité originaire. Le retour aux origines est la figure centrale de cet essai, dont, paradoxalement, Ulysse devient la personnification. Il n’est pas surprenant que cet essai se trouve à l’origine d’un des débats culturels parmi les plus fervents pendant la période communiste ; il devient la cible de la critique radicale des auteurs « structuralistes »[8], qui l’accusent, non sans prendre appui sur les théories marxistes, d’anhistorisme et de conservatisme.
Les essais de Jetchev (surtout Les Pâques bulgares et Le mythe d’Ulysse) se sont vus chargés d’un rôle idéologique crucial en raison de tendances politiques et culturelles très complexes dont l’analyse dépasse largement l’objectif de ce texte. Simplifiant à l’extrême on peut dire qu’à la suite d’une crise légitimatrice intérieure du régime communiste dans la seconde moitié des années soixante-dix, le pouvoir commence à chercher de nouveaux modèles d’identification qui se sont explicités dans la politique d’ouverture vers l’Extrême-Orient menée par Liudmila Jivkova, la fille de Todor Jivkov, et dans le soutien idéologique et matériel pour le développement du mythe des origines « thraces » – c’est-à-dire pré-slaves (on devine facilement les connotations politiques assez graves de ce projet – se détacher de la « grande » nation slave, la Russie) du peuple bulgare. Cette tendance devait finalement – inconsciemment – reconstituer l’identité européenne toujours traumatique en tant qu’insuffisante de la nation bulgare non comme périphérique mais comme « centrale », c’est-à-dire, faire repenser sa culture, la culture « bulgare » (ou thraco-bulgare déjà[9]) comme le berceau de toute la civilisation européenne. Cependant, tout cela ne donne pas une explication du fait que Tontcho Jetchev, un des porte-parole les plus importants de cette tendance, a choisi la figure d’Ulysse comme personnification cruciale de sa thèse.
Après avoir lancé cette hypothèse théorique, je vais aborder le cas concret, notamment l’appropriation de la figure d’Ulysse en tant que figure emblématique d’une identité collective. Ce qui importe ici, ce n’est pas de prouver que les identités et les idéologies identitaires se servent bien de figures. Ce qui est intéressant, c’est plutôt d’analyser la logique propre aux figures elles-mêmes : à leur choix, appropriation et fonctionnement. Il s’agit donc d’une figurologie : si depuis Nietzsche les concepts philosophiques et scientifiques sont pensables en tant que métaphores, les figures elles aussi ont leur fond « conceptuel », elles répondent à une certaine logique. Quelle est alors la logique du fonctionnement de la figure d’Ulysse chez Jetchev ?
Il faut d’abord dire que la néomythologie thraco-bulgare favorisait les figures des héros et des dieux supposés thraces – Orphée, Spartacus mais surtout Dionysos. Il est à noter que Tzvetan Stoianov, un des plus grands penseurs des années soixante en Bulgarie et ami personnel de Jetchev, avait déjà utilisé la figure de Dionysos dans son dialogue tout à fait remarquable, La conversation continue, où il parle d’un « complexe dionysiaque » des bulgares, mais conformément à sa vision critique, dans des termes négatifs. Cette utilisation négative a, sans doute, affecté Jetchev et a provoqué l’incorporation de Dionysos dans son programme un peu difficile. Et cependant Dionysos reste la figure parfaite pour une utilisation national-exotique – il est bien celui qui résiste à l’eidos formateur, il personnifie la résistance de la matière, lui, le Dieu de l’excès et de l’informe. Pourtant Jetchev, tout en étant fasciné par les figures de l’informe – la chaleur, le sang, l’utérus maternel (tel est son registre métaphorque régressif) résiste, de toute son énergie idéologique, à l’extase, à tout ce qui transgresse les limites de la forme. Le nouveau héros de Jetchev ne doit pas mettre en cause les limites stables, c’est-à-dire le Corps même de la communauté.
En rupture avec la tradition européenne moderne, pour laquelle Ulysse est le héros archétypal de l’aventure, de la migration, de l’errance dans l’archipel, du rejet du lien statique et de la Terre, Jetchev le pense en tant que figure emblématique du retour : selon sa formule éloquente, « Ithaque importe plus que Troie ». On peut noter en passant que, sur le plan philosophique, cette interprétation rapproche Jetchev du dernier Heidegger, accordant un privilège à l’epistrophe, au retour, qui n’a pas été sans influencer son projet. Si on rappelle les mots hégéliens de l’ « Histoire de la philosophie » selon lesquels « l”homme est chez soi dans son esprit, il s”y sent comme dans son pays natal », alors la figure d’Ulysse devrait être pensée comme l’archifigure du sujet européen, comme le fait Levinas, mais pour des raisons différentes. Cela exige de préciser ce qu’on vient d’affirmer un peu plus haut. Ce que je vais essayer précisément de montrer, c’est que, si la figure d’Ulysse se prête à des interprétations bien divergentes, c’est parce qu’elle est ambivalente elle-même dans sa structure anthropologique profonde et parce que ce caractère ambivalent dévoile ou bien s’associe à quelque ambivalence de base du politique.
Il est clair que le retour est une figure universelle de l’identité, de la tautologie existentielle d’être-le-même. Il est également clair que la raison profonde du choix d’Ulysse comme figure légitimant une communauté est basé sur son interprétation comme figure exemplaire du retour. Mais ce choix est motivé aussi par d’autres aspects « structurels » de la figure. En premier lieu, la figure d’Ulysse n’est pas simplement la figure archétypale du voyageur-aventurier. Au contraire, en elle se rencontrent quatre modèles structurels différents – outre l’aventurier, ce sont l’ouvrier, le guerrier et l’époux. Je vais prendre le risque d’affirmer que ces trois figures ont un rapport de base avec les traits structurels fondamentaux du politique. Leur trait commun principal, c’est leur productivité. Prenons d’abord le guerrier. Il faut dire avant tout que l’aventurier pourrait être considéré en quelque sens comme une figure subordonnée à celle du guerrier. Ulysse, avant d’être guerrier ou bien, tout en étant aventurier, est un guerrier survivant (contrairement à la plupart des héros du panthéon de la guerre de Troie). Son voyage représente en effet l’histoire de la survie du guerrier. Le guerrier est une des figures de l’accès au sacré, dans la mesure où la guerre est pensée, depuis l’Antiquité jusqu’au XXème siècle, comme un espace extra-ordinaire, opposé à l’ordre profane de la paix. La guerre est l’espace d’un excès sans limites, qui a partie liée avec l’ordre divin (à l’époque moderne, on retrouvera cette thèse de Friedrich Schlegel et Novalis à Ernst Jünger et Roger Caillois) ; pourtant, de son orgie sanglante, émerge le corps formé de la communauté. L’idée d’un rôle normatif de l’orgie (dans la perspective de la modernité radicale la guerre serait précisément une telle orgie sanglante) est présente chez Freud ou bien chez nombre de représentants de la Révolution conservatrice en Allemagne comme Alfred Baeumler, ou de nos jours dans l’anthropologie de René Girard. Cette idée permet de penser la guerre comme un instrument suprême de l’idéologie plastique de l’Etat, comme son baptême par le feu et le sang.
Dans ce sens le guerrier est celui qui fait le retour depuis le transcendant. L’accès à la violence sacrée et infigurable est le baptême du sujet de la figuration, le sujet de la plastique politique[10]. Il est sa condition nécessaire. Tel est sans doute un des arguments structurels de Jetchev pour considérer le retour en tant qu’un acte de création[11]. Ce retour–création est également retour à la matière prête à être formée, il implique le pouvoir formateur du guerrier-plasticien. Il implique le changement de l’armure par les vêtements de l’ouvrier (qui serait la troisième dimension de la figure d’Ulysse). Il signifie le retour au travail productif banal. Dans la tradition que j’appelle idyllique (car elle se fonde sur une fiction idyllique) de l’idéologie nationale bulgare[12], Jetchev réduit l’ouvrier au paysan. Pour lui Ulysse est à l’origine non pas un roi mais un paysan qui cultive la terre. Si l’on se rappelle la description bien connue du champ de blé dans l’île des cyclopes qui suscite le désir et la nostalgie d’Ulysse, on peut reconnaître que l’interprétation de Jetchev ne manque pas d’arguments anthropologiques. C’est pourquoi le retour à la terre qui attend d’être cultivée, est création. Ulysse a quitté, grâce à son voyage, l’état originaire préculturel de l’union avec l’immanence de la terre. L’expérience du lointain lui a donné le monde comme une scène transcendantale du travail créatif. L’apparente animalité pastorale se dissipe devant l’exigence de l’anthropotechnique culturelle et politique[13]. En d’autres mots, c’est le retour qui rend l’homme humain. Quitter l’immanence de la terre, l’origine, pour toucher au transcendant, est la condition nécessaire pour le devenir de l’Homme : tel est l’impératif de l’anthropotechnique. La fonction formatrice, productrice de l’ouvrier-paysan, est associée par Jetchev également au statut du mari. La fonction de l’époux est une fonction productrice, et en fin de compte politique. Dans ce sens l’imagerie régressive du retour à la terre, au sein de la terre, est pénétrée en profondeur de phallogocentrisme au sens de Derrida. Il ne nous reste qu’à conclure que la productivité – le trait fondamental de l’anthropotechnique politique et de l’idéologie plastique de la figuration – est également la caractéristique principale de la figure d’Ulysse. L’interprétation jetchévienne nous sert de catalyseur de la manifestation de cette structure profonde.
Cette analyse schématique des aspects de la figure d’Ulysse, exploités par Jetchev, permet de dévoiler à la fin le caractère fictif de sa vision rétro-utopique. Cette vision qui se veut une vision idyllique, révèle, en fin de compte, sa base politique conforme aux impératifs de l’anthropotechnique moderne. Si selon Jetchev Ulysse est un héros antidionysiaque, c’est parce qu’il est un héros de la création et de la production, et surtout de la modération. Bref, il est un héros exemplaire de l’ordre culturel et politique combattant les monstruosités chtoniennes et bestiales. Dans sa proximité de la terre Ulysse est un paysan voire un berger qui ne reste pas pour autant enfermé dans l’immanence préculturelle : il est presque un berger de l’être au sens heideggerien, il ouvre l’immanence par elle-même. Nulle surprise alors de constater que l’être idyllique de la rétroutopie jetchévienne, de son mythe régressif, est, dans la même mesure que la figure pastorale chez Heidegger, une figure politique[14].
De cette manière la rétroutopie jetchévienne, antimoderne et anticulturelle en général, apparaît en fin de compte comme un projet communautaire voire communautariste, pour ne pas dire politique. Ce qui permet à cette analyse, je l’espère au moins, d’ajouter un argument de plus à la thèse que la logique politique est en profondeur une logique figurale, donc une « plastique ». Le logos-eidos forme le corps plastique politique par l’intemédiaire des figures qui ont une puissance poïétique au sens étymologique du mot poïesis. Et dans ce sens l’imaginaire incarné en figures n’est pas secondaire par rapport à la présence hypothétique du réel ; au contraire, il fait partie de sa constitution. C’est pour cette raison que l’histoire critique des figures de l’imaginaire devrait accompagner les efforts de l’histoire conceptuelle et de l’analyse du discours.
Notes
[3] Георги Тенев, Страхът на резидента от отзоваване. Проза и драматургия, ИК “Триумвиратус” & ИК “Зелена вълна”, София, 2000.
[4] Où sont également utilisés des fragments du livre de Merdjanski, mais le texte de base, c’est Philoctète de Heiner Müller. Il est à noter que Müller a eu une influence considérable sur l’avant-garde bulgare. Müller note de son côté que pour lui la Bulgarie a joué le rôle de l’ « Autre » Grèce. Même le fait que Philoctète – un texte qui s’inscrit dans le corpus ulysséen, est écrit en Bulgarie, est suffisammenet symptomatique.
[5] Je suis les conclusions du programme de recherche « Géophilosophie de l’Europe », réalisé à la Faculté de Philosophie de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg sous la direction de Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Daniel Payot et Denis Guénoun. Cf. les actes du Carrefour des Littératures Européennes de Strasbourg : Le désir d’Europe, éd. Carrefour des Littératures Européennes & La Différence, 1992.
[6] Cf. Denis Guénoun, « Sur les (prétendues) sorties du (prétendu) communisme en Europe », Lignes, Paris, 1992.
[7] Dernière réédition : Тончо Жечев, “Митът за Одисей”, В : Лебеда и смъртта, “Христо Ботев”, София, 1994.
[10] J’utilise le terme plastique en tant qu’adjectif et substantif, conformément à son étymologie. Il est à rappeler que le mot même figure témoigne de son statut de point de convergence du politique et du poétique. Figure dérive du verbe latin fingere correspondant à son tour au verbe grec plattein qui peut être traduit comme « modeler », « figurer », « sculpter », « former », mais aussi « inventer ». Ce verbe et ses dérivés jouent sur le plan discursif le rôle de noyau idéologique de la philosophie platonicienne.
[11] “Le chemin de retour d’Ulysse relève d’une création, il n’est pas prédéterminé. », op. cit., p. 267.
[12] Cf. mes études “Модерност и антимодерност” [« Modernité et antimodernité »], in Краят на модерността ? [La fin de la modernité ?], Varna, Liternet, 2003 et Figures of the Nation. Essay in Political Logic, Sofia, NEXUS research paper, 2002.
[13] J’utilise les notions d’animalité et animalisation en opposition avec anthropotechnique dans un sens proche de Peter Sloterdijk. Cf. La Domestication de l’Etre, Paris, Fayard, 2000.
[14] Ne pouvant pas aborder ici en détail tous les aspects, très complexes, de la transformation en question, je me permets de renvoyer aux deux études antérieures déjà citées .