Rodica-Gabriela Chira
1 Decembrie 1918 University, Alba-Iulia, Romania
Une (des ?) Légende(s) réactualisée(s)
A Revisited Myth
Abstract: Having as a starting point five novels by Philip José Farmer, namely the Riverworld series, largely based on intertextuality, we want to focus on the way in which a science-fiction creation may bring into actuality old literary works and authors whose names have somehow turned into legend. Thus, in the numerous pages of this series we may meet characters such as Samuel Langhorne Clemens, Richard Francis Burton, Peter Jairus Frigate alias the novelist himself, Cyrano de Bergerac. The restricted dimensions of this presentation do not allow us to specially insist on all of them; attention will therefore largely be accorded to the last personality dealt with in her relations to the others, to the society and to religion. This example tells us that certain names may defy time, be it through fiction.
Keywords: contemporary literature, Philip José Farmer, the legend of Cyrano de Bergerac
Quand les dieux seront pendus et les océans
noyés, le seul secret restera encore l’homme.[1]
E. E. Cummings
L’idée que les œuvres se complètent les unes les autres et que la pluralité des auteurs ne mérite aucune attention régna jusqu’au début du XIXe siècle. Plus tard, le Grand Œuvre, l’œuvre Total a constitué un sujet de réflexion pour des auteurs comme Shelley, Mallarmé, Valéry et Borges. Ce dernier disait entre autres que la bibliothèque de Babel qui existe ab aeterno et contient « tout ce qui est possible d’exprimer dans toutes les langues » se confond avec l’Univers. Il y a des œuvres qui, sans prétendre à la totalité, sont des œuvres ouvertes. Par leur tendance continuelle de rupture des modèles et des schèmes périssables, par le souci de suggérer la nécessité de leur alternance avec des schèmes et de modèles nouveaux, par leur forme libératrice, elles deviennent actuelles. De manière paradoxale, une telle œuvre ouverte peut venir de genres plus ou moins acceptés par la critique contemporaine, notamment de la science-fiction. Nous pensons au roman Le Fleuve de l’Éternité de Philip José Farmer, « immense saga » dont l’essentiel se situe dans la période 1966-1971[2] mais qui continue bien après. C’est un texte qui, en grand, fonctionne sur le principe suivant : il engendre plusieurs livres dont il « adapte » le contenu à l’actualité, côté évolution de la technique ci-inclus et, qui plus est, nous projette dans l’avenir. Il accorde en plus de l’importance aux auteurs de ces livres dont la personnalité a sûrement influencé le contenu. Il demande de la part du lecteur un bagage encyclopédique bien vaste.
La résurrection dans un même endroit – dans un monde possible, sur les rives d’un fleuve « courant sur 20 000 ou peut-être 40 000 kilomètres »[3] et en un même temps – au-delà du XXIe siècle – de personnes et personnalités appartenant à toutes les civilisations connues par notre planète, offre à l’écrivain la possibilité de confronter ces civilisations et d’évoquer des livres plus ou moins anciens. Ces livres sont, pour la plupart du temps, fictionnels. Les titres sont rarement cités, mais par des détails du contenu le lecteur est indirectement invité à deviner de quoi il peut s’agir : il est invité à des promenades inférentielles[4] avec accès à la mémoire ou aux dictionnaires.
Nous avons, d’un côté, des entités supérieures, les Éthiques – en réalité une race d’extraterrestres avec une morale et une technique plus évoluées – qui contrôlent de tous les points de vue ce monde, de l’autre, les auteurs, les personnages de fiction, les personnages pris du monde réel qui se rapprochent par le type d’univers qu’ils créent ou dont ils sont les héros. Ils sont choisis par les entités supérieures à cause de/grâce à leur capacité d’invention, à leurs univers obsessionnels : rêves prémonitoires, démons, insomnies. Ces entités supérieures peuvent très bien se confondre avec l’auteur : celui-ci a la liberté de choisir ses personnages, mais ces personnages deviennent, par la suite, susceptibles d’imposer leur propre voie, ils sont donc capables d’attitudes propositionnelles[5]. Nous allons nous arrêter dans ce qui suit sur les auteurs de fictions par lesquels la fabula, « le squelette de l’histoire »[6], est créée.
Plusieurs légendes ou personnages légendaires sont ravivés dans les pages de ce livre : la légende du Graal, celle de Cyrano de Bergerac, de Richard Francis Burton ou de Mark Twain ou de l’auteur du roman qui se transpose lui-même en légende.
Ainsi, Sir Thomas Malory (1405-1471) qui n’apparaît qu’au quatrième volume, auteur supposé du Morthe Darthur peut bien avoir fourni à l’auteur du Fleuve de l’éternité l’idée des graals, récipients ou gamelles à code qui, placés trois fois par jour dans les orifices réguliers d’édifices de pierre situés à distances égales, fournissent aux humains de la nourriture, de la drogue, des vêtements. L’idée des douze élus que les Éthiques préparent pour la découverte du secret du monde étrange où ils se trouvent, pourrait toujours être due à Thomas Malory. Probablement d’après le modèle des chevaliers de la Table Ronde, les Éthiques choisissent douze personnes dignes d’accomplir le dessein inscrit dan leurs wathans, autre mot pour le tempérament ou pour « l’essence inconsciente d’un homme ». Ils sont destinés à atteindre « le stade de wathanité ou de l’akhuité » d’où ils passent « de l’autre côté », ils quittent ce monde pour être absorbés dans « le superwathan », c’est-à-dire se fondre « dans la seule et unique Réalité »[7]. Pour revenir à l’œuvre de Malory, en parlant de ses mérites, la Norton Anthology remarque : « The Arthurian milieu attracted to itself all sorts of diverse motifs, such as the remnants of primitive pagan religious rites, heavily moralized Christianity, an elaborate and in general flagrantly immoral code of romantic love, and others equally miscellaneous. »[8] Le livre est important non seulement en ce qu’il traite de la manière la plus complète l’histoire du roi Arthur et de ses chevaliers mais aussi parce qu’il constitue un des chefs-d’œuvre de la prose anglaise. Évidemment, la richesse un peu démesurée de cette création littéraire peut faire susciter le sourire et, par cette transposition de l’univers arthurien dans un roman de science-fiction, P. J. Farmer se rapproche du burlesque.
Cyrano de Bergerac (1619-1655), venant du XVIIe siècle surtout avec son roman L’Autre Monde ou Les Estats et Empires de la Lune et du Soleil, auteur transformé en légende par une pièce de théâtre du XIXe siècle, la comédie héroïque d’Edmond Rostand[9], peut bien constituer le point de départ pour une autre étape du roman. Sa légende, c’est-à-dire son attitude chevaleresque, le rend digne du « rang de chevalier de la Table Ronde », tandis que sa soif de connaissances concrétisée surtout dans le roman mentionné, lui confèrent le titre de précurseur de la science-fiction.
À son tour, Samuel Langhorne Clemens (1835-1910), personnalité littéraire complexe connue sous le pseudonyme Mark Twain, vient avec une expérience tout aussi complexe d’une Amérique en train de changer. L’idée de construire ce Bateau fabuleux capable de porter les douze élus vers la source du Fleuve, ce qui veut dire vers la découverte du secret de ce monde, doit être son mérite. N’est-il pas l’auteur de Life on the Mississipi, résultat, en grande mesure, d’une expérience personnelle ? Avec A Connecticut Yankee in King Arthur’s Court la motivation du choix de l’auteur est doublée : il invite le lecteur à réfléchir sur le sérieux et le non-sérieux du texte qu’il a devant les yeux. Même si le titre de ces deux livres n’y est pas mentionné, le lecteur averti ne peut pas s’empêcher de penser à des scénarios intertextuels. Par contre, le Mysterious Stranger (Chronicles of Young Satan)[10], « récit très sombre, amer et fondamentalement pessimiste » où l’auteur se pose des problèmes philosophiques et parle de l’humanité damnée, est cité par Jill Gulbirra, un autre personnage du roman : « Le “Mystérieux Étranger” c’est Lucifer ». Clemens l’appelle aussi « salaud ou fils de garce », ce qui nous rappelle sont talent d’humoriste. Il est obsédé par ce Mystérieux Étranger qui va visiter bien d’autres personnages afin de les faire participer à une mission secrète ; c’est, en fait, le nom qu’il va donner à un Éthique. Ses rêves obsessionnels évoquent aussi sa création autobiographique[11]. Un autre titre mentionné est Extract from Captain Stormfield’s Visit to Heaven qui est même résumé pour mettre à l’évidence l’absurdité du jugement humain : le capitaine blanc est consterné de trouver le Paradis, c’est-à-dire ce monde du Fleuve, peuplé en majorité de personnes de couleur[12], autre motif réactualisé par Farmer.
Le personnage qui ouvre le roman est Richard Francis Burton (1821-1890). Explorateur, orientaliste, philologue, anthropologue, soldat, écrivain de talent, il a vécu dans une époque où les Européens cherchaient et voulaient assumer de manière agressive les sources du bien-être mondial. Avec ses multiples possibilités, Burton a marqué sur les cartes de nouvelles routes commerciales, a identifié et catalogué d’importantes ressources naturelles, a analysé des systèmes politiques, religieux et économiques des pays qu’il a traversés. La découverte des sources du Nil, en 1858, avec son partenaire John Hanning Speke (qui apparaît lui aussi dans le roman de Farmer) l’a rendu célèbre. Il ressuscite 777 fois dans le monde du Fleuve, allusion amusante à ses nombreuses maladies et souffrances physiques sur la Terre auxquelles il a survécu, mais qui lui ont laissé une « maudite insomnie », la « foutue insomnie » qui le hante depuis « soixante ans qu’il vivait sur ce monde », cette « terrible infirmité qui l’avait déjà handicapé durant cinquante ans sur la Terre (c’était à l’âge de dix-neuf ans qu’il l’avait contactée) »[13]. Dans le roman de Farmer, il est cité avec le « Pèlerinage à Médine et à la Mecque, ainsi que la Première excursion dans l’Afrique Orientale, le Voyage aux grands lacs de l’Afrique Orientale et sa célèbre traduction des Mille et Une Nuits »[14]. Son esprit incapable de trouver la paix, mobilisé vers une quête permanente, son intérêt manifeste pour toutes les cultures et toutes les civilisations – il connaissait 29 langues – son agilité, voilà bon nombre de raisons qui aient pu déterminer Farmer à le considérer un des douze élus. Qui plus est, la découverte des sources du Nil, le plus grand fleuve de la Terre, n’est pas sans rappeler le Fleuve du monde possible.
Peter Jairus Frigate, un autre personnage qui fait partie des élus, censé avoir été auteur de science-fiction du XXe siècle, mais sur lequel pèse une certaine incertitude, est un nom inventé qui, d’après les initiales, renvoie à l’auteur lui-même. Frigate est, à son tour, hanté par des angoisses et tenté de tout entreprendre pour les dépasser. Il est censé faire partie « de cette espèce rare et coriace dont l’occupation favorite consistait à collectionner tout ce qui avait été écrit par, à propos et au sujet de Burton »[15]. Les phrases que nous avons soulignées sont d’une très grande importance pour la construction du roman. Cette passion de l’encyclopédisme, bien rare, évidemment, ne s’applique pas seulement à Burton. Cyrano de Bergerac est créé à partir du même type de données. Mais peut-on tout savoir dans un domaine quelconque ? L’impossibilité d’y parvenir détermine Frigate alias Farmer de devenir écrivain de science-fiction.
De toute sa création terrestre, Frigate se contente de mentionner peu de titres. Il prétend avoir écrit une biographie de Burton mais de ne pas l’avoir publiée car celle de Fawn Brodie, The Devil Drives, est parue avant. P. J. Farmer reconnaît dans une interview[16] ne rien avoir publié en ce sens car la biographie de Fawn Brodie (1967) a été suivie par quatre autres. Pas de motivation donc de sortir un livre sur ce sujet mais aucune raison de ne pas l’introduire dans son roman de science-fiction. Le titre A Rough Night For the Queen, jeu de mots amusant sur night and Knight : « Une nuit agitée » ou bien « Un chevalier agité pour la Reine » qui apparaît dans le roman représente en fait un article publié dans un magazine pour hommes des années 50 qui parlait d’un incident de Burton on route vers la Mecque.
Revenons à Cyrano de Bergerac, personnage censé constituer notre préoccupation essentielle dans ce qui suit. Pour le créer ou pour le raviver, P.J. Farmer se sert des données concrètes fournies par l’histoire de la littérature aussi bien que de la légende dans ce monde imaginaire. Savinien de Cyrano II de Bergerac : le II voudrait-il dire que Farmer considère sa vision sur l’auteur du XVIIe siècle plus authentique que celle d’Edmond Rostand ou bien qu’il s’agit d’une deuxième reprise de la légende?
Cyrano II apparaît donc vers le milieu du deuxième volume du roman de P. J. Farmer dans un moment bien choisi. Le monde du Fleuve semble avoir une structure géologique différente de celle de la Terre. Faute de matière première, les humains ne trouvent pas les moyens de mettre en pratique leurs connaissances techniques. Mais voilà que les Éthiques, entités arrivées à un degré de moralité aussi bien que de technicité supérieurs – ce qui n’empêche l’existence de certaines dissensions – leur fournissent, par une météorite dont la chute est dirigée, des minerais de beaucoup plus accessibles que sur la planète-mère. Ils leur serviront à construire le Bateau fabuleux qui les conduise vers la découverte du secret de ce monde. Ils construiront aussi des véhicules aériens et fabriqueront des armes à feu. Pour « revivre », Cyrano a besoin d’une rapière. Son déplacement dans le monde du Fleuve n’est plus une errance à partir du moment où il apprend que des métaux existent. Dorénavant, il voyage dans un but bien défini, celui de se faire fabriquer la rapière qu’il lui faut. C’est à peine après qu’il fera preuve de toutes ses capacités. Voilà ce que le lecteur apprend au début.
Sa première apparition ravive la légende. Des trois étrangers qui se présentent devant Sam (Samuel Clemens), chef de l’équipe qui construit le bateau fabuleux, Cyrano est « le plus grand » : il a « le teint bistre, le visage long et osseux et un nez crochu et démesuré »[17]. Son nez n’est pourtant pas le plus grand ; il ne mérite qu’ « un prix de consolation », vu que celui de Joe Miller, ami et garde de corps de Sam, humanoïde des temps reculés, « bat votre nez de plusieurs longueurs ». Entre parenthèses, le nez de Joe Miller est vraiment très précieux : il lui donne la possibilité de faire la distinction non seulement entre les races, mais aussi entre la bonté et la méchanceté des gens qu’il rencontre. Cyrano n’aimera pas du tout la remarque de son hôte. Il répondra en véritable cadet dans le régiment des gardes de Carbon de Casteljaloux :
Nom d’un con ! Va te faire foutre ! […] Faut-il donc que je sois partout accueilli par des insultes ? Est-ce là votre manière d’honorer les lois de l’hospitalité ? J’ai franchi dix mille lieues en affrontant d’incroyables périls pour trouver l’homme capable de mettre de nouveau une solide lame d’acier dans ma main, et tout cela pour quoi ? Pour qu’il me torde métaphoriquement le nez ! Sachez, ignare et insolent bouseux, que Savinien de Cyrano de Bergerac n’a pas pour habitude de tendre l’autre joue et que si vous ne me faites pas vos sincères et angéliques excuses, je m’en vais de ce pas vous pourfendre de cet appendice dont vous vous gaussâtes ![18]
Les phrases soulignées sont en français dans l’original, à notre avis, pour détacher le caractère typiquement français du personnage. En plus, comme la langue universelle que l’on utilise là est l’espéranto, jurer dans sa propre langue devient rassurant, on est moins dépaysé. Le « partout » implique la présence dans un autre monde où les réactions des gens sont, malheureusement, les mêmes que sur la Terre. Son langage truffé d’archaïsmes – ignare, l’utilisation du subjonctif, la tournure des phrases – et de termes argotiques – bouseux, le juron – fait la liaison avec son caractère aussi bien qu’avec son style. Le fait qu’il « n’a pas pour habitude de tendre l’autre joue » prouve d’ailleurs qu’il n’a pas changé, lui non plus, qu’il ne s’est pas dédit de son attitude libertine. Il attend les sincères et « angéliques » excuses (Voilà des allusions poignantes à la religion !) de Sam qui, en revanche, exprime ses « regrets sordides », non sans « émerveillement » devant ce « personnage légendaire ». Lecteur assidu sur la Terre, l’auteur des Aventures de Tom Sawyer et surtout de Life en Mississipi, du Yankee à la cour du Roi Arthur et du Mystérieux Étranger se demande si ce personnage complexe fait partie « des douze élus » des Éthiques, chevaliers sans heaume censés découvrir la « source du Fleuve ».
Au début du quatrième volume, arrivé dans la Nouvelle Espérance, Cyrano se présente, une fois de plus, aux gens qui l’abritent :
– Je suis Savinien II de Bergerac. Je préfère qu’on m’appelle Savinien, mais, je ne sais pourquoi, la plupart des gens ont une prédilection pour Cyrano. Je leur accorde donc cette petite licence. Après tout, c’est sous ce nom que je suis passé à la postérité et bien qu’il s’agisse d’une erreur, ma renommée est telle que mes admirateurs ne parviennent pas à se défaire de leur habitude pour respecter ma préférence. Ils se tiennent pour mieux informés que moi ![19]
Il espère bien être connu par tout le monde et il croit faire un honneur à ceux qui l’écoutent par sa simple présence. Mais il n’en est pas ainsi. Il n’est connu par personne, ce qui le détermine à se présenter comme « […] la plus fine lame de mon époque et peut-être, que dis-je, certainement de tous les temps. Au diable la modestie ! » et comme « l’auteur d’un certain nombre de chefs-d’œuvre littéraires ». Aucune tragédie, même pas celle à laquelle il vient d’échapper et dont il est le seul survivant, ne semble pouvoir le faire renoncer à son orgueil, aux phrases pompeuses. Quant à l’incertitude liée au nombre de ses chefs-d’œuvre, elle donne lieu à deux interprétations : l’auteur veut marquer l’état des recherches sur la création de Cyrano ou bien il laisse son personnage décider de ne pas dévoiler la vérité, de susciter les questions du lecteur. La référence amusante aux différents noms sous lequel il est connu renvoie à sa compétence encyclopédique. Il lui suffira d’ouvrir le Cyrano relu et corrigé de M. Alcover au deuxième chapitre[20] pour voir à quel point les initiales DB, BD, DC, DCDB et SBD ont suscité de controverses lorsqu’il s’agissait d’attribuer à Cyrano les mazarinades.
Cyrano et l’engagement social
Dans le monde du Fleuve l’on ne peut pas parler d’un type unique d’organisation sociale. Les communautés ont une existence plus courte que sur la Terre et, comme chaque personnage peut être ressuscité un grand nombre de fois, dans des endroits bien différents et du jour au lendemain, il doit avoir une grande capacité d’adaptabilité s’il veut survivre. Ce sont des communautés dont la survie est conditionnée, pour la plupart du temps, par la force. Puisqu’elles n’ont pas de livres, leur seul appui est la mémoire, qui parfois devient extrêmement pesante. Dotés d’un Graal, leur subsistance est assurée : les maladies n’existent pas, mais la « gomme à rêver » qu’ils reçoivent avec la nourriture est censée éveiller leur inconscient. La drogue est un élément omniprésent et ceux qui veulent vraiment évoluer doivent s’en priver. La vie est loin d’être facile dans ce monde.
Pour construire le Bateau fabuleux deux camps adverses – celui de Jean sans Terre, roi controversé du moyen âge anglais et celui de Sam Clemens – habitant le même endroit -, doivent s’entendre et collaborer. Il y a des espions (nommés agents) des deux côtés pour que finalement, par la ruse qui le caractérise, Jean parvienne à créer beaucoup de problèmes. Évidemment, Cyrano fait partie du camp de Sam, il reçoit un poste important de gardien de la grande usine, il est le premier sur une liste de Bildron l’armurier, « après les Conseillers et toi (c’est-à-dire Sam), naturellement », à avoir sa rapière.
Dans une discussion qu’elle a avec son ex-mari terrestre, Livy (Olivia Langhorne Clemens), actuellement compagne de Cyrano, reconnaît qu’avec une rapière « le plus grand bretteur du monde va pouvoir prouver que sa réputation n’était pas usurpée comme certains l’ont prétendu » (nous soulignons). Sam la provoque :
Je n’ai jamais mis ses qualités en doute, Livy. J’ai seulement déclaré qu’il y avait peut-être un peu d’exagération dans ce que les gens racontaient. Je ne crois toujours pas qu’il ait tenu tête à deux cents spadassins à la fois.[21]
Et voilà la femme intelligente qui aime son ami, mais qui, à son exemple, sait se/le défendre à partir de preuves bien fondées. Elle connaît aussi bien Sam qui, d’habitude, « déforme tout ». Elle affirme, par conséquent, que
le combat de la Porte de Nesle a réellement eu lieu ! […]. Il s’agissait d’une troupe de tueurs à gages. Qu’ils aient été deux cents ou bien seulement vingt-cinq, le fait est qu’il les a courageusement affrontés pour sauver la vie à son ami le chevalier de Lignières et qu’il a réussi à mettre en fuite après en avoir tué deux et blessé sept (nous soulignons). Voilà la vérité.[22]
Vérité de qui ? puisque les données historiques ne le spécifient pas. Vérité de Cyrano qui, ressuscité, est capable de soutenir sa cause. L’important est que, par la bouche de ce personnage, P. J. Farmer essaye de réhabiliter un écrivain devant la postérité, ne fût-ce que par une fiction. Mais, comme dans le cas de bien d’autres héros de son « épopée » moderne, en se servant de données concrètes concernant leur biographie, l’auteur invite le lecteur à vérifier dans sa bibliothèque la validité de ces affirmations. Chose bien rare aujourd’hui, quand l’intérêt pour le livre est en baisse. À un certain point, son roman monumental se rapproche de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury qui avait mis des personnages dans la situation d’apprendre des livres par cœur et les brûler ensuite pour laisser à la postérité une culture vivante. Le narrateur rappelle que « la rareté du papier dans la vallée avait contraint tout le monde à s’en remettre à sa mémoire, et donc à la développer […]. »[23] Par ailleurs, le monde du Fleuve est encore plus incitant, le lecteur gardant toujours le sourire aux lèvres.
Le temps arrive que Cyrano II prouve ses qualités sur le vif. Les envahisseurs voisins menacent la communauté dans laquelle il s’est intégré. Muni d’« une longue lame à éclat mat », la fameuse rapière, il lutte à côté de sa Livy pour le voir bientôt après « assis sur une montagne de cadavres. Le Français était blessé, mais pas très gravement, en une douzaine d’endroits. Sa rapière était rouge de sang du pommeau à la pointe. »[24]
Il a les manières d’un véritable chevalier dans la bataille et même devant un roi incommode comme Jean sans Terre. Il respecte les lois que la communauté impose même lorsqu’il est tenté de provoquer Jean au duel. De son courage dans la bataille, de son sang froid dans des situations difficiles, il en fera la preuve dans bon nombre d’occasions, ce monde du Fleuve n’étant pas exempt de violence. Il est blessé à plusieurs reprises. Il reste toujours fidèle au parti pour lequel il avait opté au début surtout parce que, par ses intentions, il n’est pas le partisan de la violence gratuite.
L’engagement social est le côté de la personnalité de Cyrano de Bergerac qui se trouve à la base de la légende. Il est bien souvent abordé par P. J. Farmer. Le troisième volume du roman va encore plus loin dans la confirmation de cette légende. Avec Jill Gulbirra, il pratique l’escrime, sport qui, de son temps, « n’était guère qu’un moyen de combat primitif, quoique spectaculaire », se servant non pas d’un fleuret, mais, vu les conditions de fabrication, d’une rapière. Ce sport, devenu un art au début du XIXe siècle est pratiqué avec beaucoup d’adresse par Cyrano :
Quoi qu’il en soit, il avait appris tous les derniers raffinements techniques auprès de Radaelli et Borsody. En quatre mois, il avait dépassé ses maîtres. Et en cinq mois, il était devenu imbattable. Jusqu’à preuve du contraire.[25]
Radaelli et Borsody sont des maîtres italiens, probablement inventés par l’auteur, qui, toujours d’après ses dires, avaient codifié ce sport au XIXe siècle. Voilà la réputation « de plus grand bretteur du monde » confirmée, de manière burlesque, dans un roman de science-fiction : par souci d’exactitude « scientifique » des certitudes sont inventées. Puisque l’action est censée se passer dans le futur, l’humanité devra encore attendre l’escrimeur capable de la vaincre, cette réputation.
C’est avec le troisième volume du livre que nous entrons plus profondément dans l’âme de ce personnage intéressant. Si, de toutes ses qualités, dans Le Bateau fabuleux on insiste sur sa vaillance, Le Noir dessein va nous mettre devant un héros complexe dont les traits avaient été à peine esquissés. Si de qualificatifs comme « bretteur émérite, libertin et homme de lettres » (attribués à un homme « grand et maigre, au nez affreusement crochu et au menton fuyant »[26]) nous n’avons exemplifié que le premier, il est temps maintenant de passer aux deux autres.
Cyrano et ses relations d’amitié
S’il est capable de lutter et de tuer à sang froid quand les circonstances l’exigent, Cyrano II est, en égale mesure, capable de grands gestes d’amitié. Envers les femmes, il a des réactions de supériorité, mais, si elles font preuve d’intelligence, la relation d’amitié peut atteindre le même niveau que celle avec un homme. Il peut être tendre avec Livy qu’il appelle « mon agnelle », mais lutter à côté d’elle dans la bataille et énormément souffrir à sa perte. Avec Jill Gulbirra, femme-pilote, bonne manieuse de l’épée, grande féministe du XXe siècle, il se comportera en camarade, la considérant son égale.
Envers les hommes, ce sera la même relation de respect et de camaraderie, de souffrance à leur perte. Avec Sam, il ne sera jamais en relation d’inimitié, au contraire, en tant qu’allié, il l’aidera à lutter pour une cause à laquelle il adhère, à son tour. Dans ce cas, ainsi que dans bien d’autres, l’intertextualité est chez elle dans le livre de Farmer. Le deuxième volume contient une remarque burlesque que Sam fait à son adresse et qui renvoie d’abord à sa variante du conte humoristique de la Grenouille sauteuse – The Jumping Frog [27], à une lettre Contre Scarron de Cyrano ensuite. Plus que triste à cause de son ex-femme qui lui préférait « le bretteur émérite », celui-ci essaye de l’imaginer dans l’intimité. « ce malapris de Français puant, au nez démesuré, à la pomme d’Adam agressive et au menton inexistant », « une grenouille mâle […] en train de bondir lubriquement, en coassant, vers la silhouette dont les courbes blanches se dessinaient dans la pénombre. Bondir en coassant… »[28]. C’est la manière dans laquelle, en parlant du Virgile travesti, Cyrano invective le talent de Scarron : « Pour moi, je m’imagine, quand il se mêle de profaner le saint art d’Apollon, entendre une Grenouille fâchée coasser au pied du Parnasse. »[29] Images d’un burlesque évident.
Pourtant, à la même occasion, Sam voit en Savinien « un personnage vigoureux, impressionnant, pittoresque, spirituel et talentueux », un allié en fait.
La sensibilité de Cyrano envers ses amis est prouvée lors de la séparation du capitaine de Parseval (un dirigeable sophistiqué construit dans le monde du Fleuve) et de deux amis : Piscator, personnage avec des capacités sensorielles supérieures et Firebrass. Il dit à ce dernier :« Mon bon ami ! […] Il ne faut pas être triste ! Quel que soit le danger, moi, Savinien de Cyrano de Bergerac, je serai toujours à tes côtés ! »[30] Quand, à la suite du « crash » de l’aérostat dans le Fleuve il reste le seul survivant, il pleure « copieusement » à la messe célébrée pour le salut des âmes des morts : « Je pleurais amèrement la perte de mes amis du Parseval et de ceux qui, sans être mes amis, jouissaient de mon estime. »
Cyrano religieux ou athée
Les qualités intellectuelles de Cyrano sont mises en évidence en égale mesure que sa vaillance. L’amitié avec Jill Gulbirra génère des dialogues intéressants en ce sens. Il déclare à plusieurs reprises être un athée. Pourtant, Jill, qui le provoque, le fait commenter son repentir sur le lit de mort. « D’un air gêné », Cyrano réplique :
Moi qui avais toujours été un athée convaincu depuis l’âge de treize ans ! […] Quand je me suis vu mourir sous l’action combinée de cette disgracieuse maladie qui porte le si joli nom bucolique de syphilis et d’un coup sur la tête dû à une grosse poutre accidentellement tombée ou malencontreusement jetée par un de mes ennemis, je ne sais pas, moi qui ne demandais qu’à aimer tous les hommes et toutes les femmes, surtout… euh… où en étais-je ?
« Ah, oui… quand je me suis vu mourir, déjà environné de démons prêts à me torturer jusqu’à la fin des temps, j’ai cédé à ma soeur, cette garce édentée, cette nonne desséchée, et à mon trop bon ami Le Bret. […] Mais qu’est-ce que je perdais en me repentant ? Si le Christ était là, prêt à me sauver du démon, sans que ça me coûte un centime, remarque bien, j’aurais été un imbécile de ne pas profiter de cette occasion de sauver mon ignoble peau et mon âme précieuse.
« Mais d’un autre côté, s’il n’y avait rien d’autre que le néant après la mort, qu’est-ce que j’aurais perdu ? Rien du tout. Sinon d’avoir fait plaisir à ma soeur et à ce bon Le Bret, que j’aimais bien finalement malgré toutes ses superstitions.[31]
Une reprise de cette déclaration – extrêmement amusante par les oppositions qu’elle crée – se retrouve deux cent pages plus loin[32], dans un autre contexte, toujours pendant une conversation avec Jill Gulbirra. C’est à cette occasion que Jill lui trouve une excuse : « Tu étais conditionné depuis ton enfance. ». Nous remarquons le bon-sens des affirmations de Cyrano, sa lucidité, sa sensibilité. Le ton badin ne peut pas effacer cette évidence.
Le contexte en question constitue une sorte de choc pour le héros de Farmer. La technique du texte dans le texte dans une perspective burlesque y est utilisée. Comme Cardan ou les saints du paradis terrestre dans Les Estats et Empires de la Lune, Cyrano reçoit la visite d’un « inconnu » dont la tête est cachée par un globe opaque. Sous la sensation pesante d’avoir été drogué, l’hôte est immobilisé. C’est l’étranger qui lui dévoile une partie du secret lié à sa présence dans ce monde, en indiquant aussi l’étape suivante de son périple. Nous apprenons que Cyrano était parti à la recherche de Sam non seulement pour avoir son épée, mais surtout pour participer au grand dessein infligé par le « Mystérieux Étranger ». Le grand choc est provoqué par le penchant déterministe de la « révélation » et par le fait qu’on essaye de lui faire croire que l’âme existe :
Et voilà que mon visiteur inconnu venait me dire que l’âme existait. Alors que j’avais eu entretemps, la preuve irréfutable que l’après-vie n’était pas une vue de l’esprit. Malgré tout cela, je n’excluais pas encore l’idée d’un canular monté à mes dépens, peut-être par un voisin déguisé en dieu. J’allais tomber dans le panneau et demain tout le monde rirait de moi. Comment ? Cyrano de Bergerac, le rationaliste convaincu, l’irréductible athée, se laisser prendre à un conte aussi fantastique ?[33]
Comme l’étranger n’avait immobilisé que son corps, la raison fonctionne. Il se rend compte qu’il ne connaissait « personne qui possédât les moyens, sans compter les motivations, de monter une telle mise en scène ». Il fait donc partie des douze élus à avoir la chance d’accomplir le plus noble dessein de ce monde. Un libertin doit toujours poser des questions. C’est une chose que le « Mystérieux Étranger » n’aime pas, il semble toujours être à la hâte. La visite laisse donc pas mal de questions sans réponse. Elle a lieu dans un endroit où Cyrano vit parmi les gens de son époque. Il a ici
[…] la chance et le plaisir de retrouver mon cher ami et mentor, le célèbre – à juste titre – Gassendi. Comme tu ne l’ignores sans doute pas, c’était un adversaire acharné du sinistre Descartes et l’un de ses titre de gloire – et non des moindres – est d’avoir su réhabiliter Épicure dont il commenta admirablement la morale aussi bien que la physique. Je n’ai pas besoin de te rappeler l’influence qu’il eut sur Molière, Chapelle, Dehènault et bien d’autres, tous de bons amis, soit dit en passant. Il les persuada de traduire Lucrèce, le divin atomiste romain qui…[34]
Le personnage de Farmer exagère un peu. Il n’y a pas de preuves qui attestent l’amitié entre Cyrano et Gassendi, ni celle avec Molière et Chapelle. Dehènault est un nom inventé. Nous savons bien que Chapelle a été le sujet de deux de ses lettres satiriques, il ne pouvait pas être un si bon ami. Jill l’accuse d’ailleurs d’ajouter des « fioritures » à la vérité, chose qui arrive fréquemment au cours du récit[35] en soutenant la tonalité burlesque. Cyrano est cette fois-ci d’accord : « Très bien. Je coupe, je feinte ; à la fin de l’envoi, je touche. » Et il touche bien dans le quatrième volume lors de la messe pour la célébration de ses compagnons défunts : quand Thomas Malory espère que les larmes versées marquent sa disposition de revenir à Dieu, Savinien II est loin de le rassurer : « Je ne savais pas l’avoir quitté, s’Il existe […] Je pleurais amèrement la perte de mes amis […] Je pleurais de rage en songeant à Thorn […] Je pleurais enfin de ce qu’il y ait encore des hommes et des femmes assez ignorants et superstitieux pour croire en de pareilles sornettes. »
La religion reste toujours sous le signe du doute, la crédulité gratuite est mise en dérision. L’intelligence, la raison fonctionnent toujours. Son intérêt pour les nouvelles techniques, pour l’expérimentation représente un défi lancé contre la divinité. Cyrano s’habitue vite à ces nouvelles techniques pour devenir un des meilleurs pilotes du dirigeable, à la grande surprise de Jill. Dans un moment critique qui met en jeu le sort de tout l’équipage celle-ci est obligée « d’admettre qu’il était finalement l’homme de la situation (nous soulignons). Ses réflexes étaient les meilleurs, il ne se laissait pas paralyser de panique. Pour lui, ce devait être comme un duel. Le vent attaquait, il parait ; le vent ripostait, il contre-ripostait. »[36]
Une fois arrivé sur le bateau de Samuel Clemens, celui-ci se rend compte qu’ils ont beaucoup de points communs : « un vif intérêt pour les gens et la mécanique, du goût pour la littérature, une passion pour l’Histoire, une violente aversion pour les hypocrites et les pharisiens, de la répulsion pour les aspects négatifs des diverses religions, un solide agnosticisme »[37]. Voilà des raisons qui auraient pu déterminer P. J. Farmer à choisir cet écrivain comme personnage de son roman. Raisons auxquelles l’on ajoute, évidemment, dans le registre burlesque, l’adaptation à des règles de comportement imposées par un autre type de civilisation : se doucher, se nettoyer les ongles, « ne plus pisser à l’angle des coursives ». Ces habilités renvoient à Dyrcona, le héros de Cyrano (de L’Autre Monde ou Les Estats et Empires de la Lune et du Soleil), celui qui a défié les astres et qui n’a jamais hésité à s’amuser là où il trouvait bon de le faire.
Sommes-nous censés voir en Cyrano un personnage légendaire ? Est-il le meilleur bretteur de tous les temps ? Il essaye de le démontrer avant de mourir une troisième fois « pour de bon ». Le duel du troisième volume avec Burton laisse l’affaire en queue de poisson. Cyrano parvient à lui percer la cuisse dans un moment d’inattention. Évidemment, les règles de la chevalerie ne lui permettent pas de le tuer et la nouvelle rencontre, dans des circonstances particulièrement contraignantes, les détermine à continuer la partie commencée. Ils se trouvent cette fois sur le bateau de Sam Clemens, en train de couler. Ils risquent tous les deux de mourir noyés, mais le désir de savoir « qui est la plus fine lame » dépasse l’instinct de conservation. Voilà des forces égales en agilité aussi bien qu’en intelligence. Grand philologue, connaisseur de langues et dialectes, auteur de livres sur le maniement de l’épée[38], Richard Francis Burton trouvera du plaisir à s’adresser au Français dans sa langue du XVIIe siècle : « Hé, monsieur, lorsque vous vous présentâtes, je n’étais point certain que vous fussiez véritablement celui que vous affirmiez. » Surtout que l’escrime comme sport a pour langue obligatoire le français, quel que soit le pays où se déroule l’épreuve et quelle que soit la nationalité des juges. En véritables gentilshommes qui respectent l’art avant tout, ils ne commencent le duel qu’après avoir trinqué au souvenir des disparus, évidemment dans des verres de cristal.
Le duel fait augmenter le respect que chacun a pour le talent et l’agilité de l’autre. Cyrano est le premier à être blessé à l’épaule et, comme ils l’avaient décidé, le gagnant devait être celui à qui revenait « le premier sang ». Seulement, Cyrano qui n’a pas l’habitude de boire semble être affaibli par l’alcool, la victoire de Burton semble donc incertaine. La balle d’Alice sépare le lecteur (jusqu’à quel autre auteur qui y manifestera de l’intérêt ?) de ce personnage. Elle le tue. Avant de mourir, sans perdre la raison, Cyrano remarque l’inutilité de ce duel entre deux personnes qui faisaient partie des Élus et auxquels les Éthiques avaient promis de dévoiler le secret du monde du Fleuve. Tout comme dans la vie, dans son roman et dans la création d’Edmond Rostand, Cyrano II laisse l’impression d’avoir disparu trop tôt. L’important est, cependant, son vécu qui a éveillé une fois de plus des questions.
Cyrano-personnage de science-fiction. Pourquoi pas ? Personne étrange pour son époque, personnage de fiction dans la comédie héroïque d’Edmond Rostand, il semble avoir lancé un défi aux siècles. Si de temps en temps des écrivains ou des critiques le provoquent en duel, c’est lui qui a gain de cause. L’on assure ainsi son immortalité. Peut-être n’est-il pas vraiment mort. M. Alcover qui, dans Cyrano relu et corrigé consacre tout un chapitre à la fin de cet écrivain, constate que le lieu le plus certain de son enterrement doit être dans l’église de Sannois (Val d’Oise).
Les travaux de rénovation entrepris à l’église en question en 1933, ont occasionné la tentative de localiser la tombe de Cyrano et de sauver ses reliques, malheureusement sans résultats concluants. Mais un ingénieur nomme Haury, adepte de la radiesthésie, « muni d’un plan de l’église d’une main, d’un portrait de Cyrano de l’autre »[39] a cru pouvoir retrouver les précieux ossements. « En hommage à l’humour de Cyrano, sinon à ses cendres », M. Alcover reproduit, « en guise de conclusion », ce qu’elle nomme « sa dernière aventure » et que nous allons reprendre par la suite.
A-t-on trouvé le corps de Cyrano ? À défaut d’une inscription ou d’une pierre, des sceptiques pourront en douter, mais il y a une chose qui reste et restera de toute éternité, ce sont les radiations émises par le vivant et qui lui sont propres, et que le squelette conserve, que le dessin de la photographie enregistrent par similitude, et c’est là tout l’art du radiesthésique ou du sorcier, de dire s’il y a concordance entre les radiations du squelette même à travers la terre qui le recouvre et les radiations de la gravure et de la photographie et même d’un objet porté par l’individu de son vivant.
Et maintenant que nous connaissons l’emplacement où repose Cyrano et que nous avons son portrait, il sera toujours possible, et c’est mon grand désir, que les radiesthésistes éprouvés viennent exercer leurs connaissances sur la tombe de Cyrano.[40]
Sur le même ton, nous dirons qu’il n’y a pas de données qui confirment que, depuis la publication du livre de M. Alcover, quelqu’un ait réussi à découvrir la tombe de Cyrano. Ne se serait-il pas projeté directement dans le monde du Fleuve ? Et si Philip José Farmer l’y a mis c’est qu’il a reconnu en lui un précurseur de la science-fiction. Il parvient ainsi à intégrer dans son personnage romanesque l’homme, sa légende et son écriture. Qu’il parle espéranto ou anglais, l’on se rend compte qu’il est bien Français et qu’il garde l’orgueil et la fierté du personnage légendaire.
La rencontre de personnages appartenant aux diverses époques mais dont les préoccupations et les intérêts se rapprochent s’avère un très bon choix pour celui qui veut raffermir des légendes. Tout comme les autres personnages-personnalités, Cyrano sera mis dans des situations qui conviennent aux « performances » ressortissant de sa biographie aussi bien que de sa légende, qu’il est bien difficile de prendre séparément faute d’informations suffisamment exactes. C’est par la nécessité d’adapter les anciennes habitudes aux demandes imposées par le moment, par la nouvelle technique, qu’il est transposé dans la modernité. Dans un monde où tant de civilisations se rencontrent, la chance de survivre est conditionnée par le compromis – l’adaptation permanente aux différentes communautés – ce qui pour Cyrano II ne constituent pas des impedimenta, son Dyrcona étant obligé, à son tour, de s’adapter aux situations imposées par les circonstances.
Notes
[1] When the skies are hanged and oceans drowned, the single secret will still be man. Cité par P. J. Farmer in Le Fleuve de l’éternité.
[2] Il s’agit d’un roman en cinq volumes : Le Monde du Fleuve, Le Bateau fabuleux, Le Noir dessein, Le Labyrinthe magique, Les Dieux du Fleuve réunis sous le grand titre Le Fleuve de l’éternité en français, Riverworld series en original. Le dernier volume a été publié en 1983.
[3] P. J. Farmer, Avant-propos au Ve volume du Fleuve de l’éternité, Les Dieux du Fleuve (traduit de l’américain par Charles Canet), Coll. « Science-Fiction / Le Livre de Poche », Paris, Éditions Robert Laffont, 1984, p. 10.
[4] Il s’agit d’un des niveaux de coopération textuelle proposés par Umberto Eco in Lector in fabula (Grasset, 1979, p. 88) : des échappées hors de texte à l’aide de scénarios communs ou intertextuels qui renvoient à un bagage encyclopédique bien vaste et, par actualisation, à une continuelle confrontation entre les connaissances scientifiques et philosophiques actuelles et celles de l’époque ou tel ou tel livre a été créé.
[5] Un texte nous offre une proposition donnée comme vraie dans un monde possible, celui dessiné par la fabula ou celui attribué par le texte aux attitudes propositionnelles des personnages : « le texte met en acte des stratégies discursives pour nous présenter quelques chose comme vrai et comme faux, comme objet de mensonge ou de réticence (secret), comme objet de croyance ou comme proposition affirmée, pour faire croire ou pour faire faire. » U. Eco, op. cit., p. 240.
[6] Cf. ibid., p. 130. « La fabula, c’est le schéma fondamental de la narration, la logique des actions et la syntaxe des personnages, le cours des événements ordonné temporellement. Elle peut aussi ne pas être une séquence d’actions humaines et porter sur une série d’événements qui concernent des objets inanimés ou même des idées. »
[8] Norton Anthology of English Literature (Sixth Edition), Vol. I, W. W. Norton & Company, New York, London, 1993, p. 345. “Le milieu arthurien a attiré vers soi toutes sortes de motifs divers comme les réminiscences des rites païens appartenant aux religions primitives, une chrétienté profondément moralisée, un code élaboré de l’amour romantique et généralement d’une immoralité flagrante, et bien d’autres tout aussi mélangés. (Nous traduisons.)
[9] Il s’agit de la comédie héroïque d’Edmond Rostand publiée et jouée à la fin du XIXe siècle (1897), mise en musique en tant qu’opéra aux États Unis (1913) et comédie lyrique en France (1936) devenue film qui suit la pièce vers par vers ou qui la transpose en parodie (1997). Son personnage, Cyrano de Bergerac, est devenu ainsi un lieu commun culturel.
[10] Ce texte, publié après la mort de l’écrivain (1916), a été écrit en 1897-98. C’est une période d’amertume et découragement dans la vie de Mark Twain ce qui le détermine à y insister sur « the damned human race ». L’écrivain s’y attaquait à la religion organisée. Le personnage du mystérieux étranger est dérivé de l’intérêt de l’auteur pour les phénomènes des apparitions et les expériences des rêves résultant de ses lectures des années 1890. Ces données ainsi qu’une grande partie du deuxième chapitre se trouvent dans le deuxième volume de American Prose and Poetry Ve édition en trois volumes, édité par Norman Forester, Norman S. Grabo, Russel B. Nye, E. Fred Carlisle et Robert Falk, Houghton Mifflin Company, Boston, 1970, p. 582-592.
[11] P. J. Farmer, Le Fleuve de l’éternité, Vol. IV, Le labyrinthe magique (traduit de l’américain par Charles Canet), Coll. « Science-Fiction / Le Livre de Poche », Paris, Éditions Robert Laffont, 1984, p. 109-115.
[14] P. J. Farmer, Le Fleuve de l’éternité, Vol. III, Le Noir dessein (traduit de l’américain par Guy Abadia), Coll. « Science-Fiction / Le Livre de Poche », Paris, Éditions Robert Laffont, 1984, p. 472.
[16] L’interview est intitulée « Pilgrimage to Peoria » et l’observation à ce sujet se trouve à la page 8 (sur 10), http://www.pjfarmer.com/interv.htm
[17] P. J. Farmer, Le Fleuve de l’éternité, Vol. II, Le Bateau fabuleux (traduit de l’américain par Guy Abadia), Collection “Science-Fiction / Le Livre de Poche”, Paris, Éditions Robert Laffont, 1979, p. 116.
[20] Chapitre intitulé “Paternités putatives: les mazarinades attribuées à Cyrano” in Madelaine Alcover, Cyrano relu et corrigé (Lettres, Estats du Soleil, Fragment de Physique), Genève, Librairie Droz, 1990, p. 93-114. À la page 93 du même livre nous apprenons que l’auteur en question se désigne de quatre façons différentes De Bergerac (DB), De Bergerac Cyrano (DBC), De Cyrano de Bergerac (DCDB), De Cyrano Bergerac(DCB).
[27] Ce conte du folklore américain lui a fourni l’inspiration pour un certain style humoristique; il y introduit le motif de l’écrivain inconsciemment drôle qui devient plus amusant que l’histoire qu’il raconte.
[29] Cyrano de Bergerac, Lettre X (pour XI) in Oeuvres diverses. Lettres satiriques, amoureuses, etc. Les entretiens pointus. Le Pédant joué. La mort d’Agrippine, préfacé par Frédéric Lachèvre, Paris, Librairie Garnier Frères, 1846, p. 113.
[35] Lorsqu’on lui demande de raconter l’histoire du Parseval (à ce moment-là détruit) et de son dessein, pour le plaisir de se faire écouter, il la rend plus fabuleuse encore que celle “dont le conteur et Malory avaient été jadis les auteurs”. (IVe volume, p. 25)
[39] M. Alcover, Cyrano relu et corrigé…, éd. citée, chapitre La fin de Cyrano: disgrâce et conversion, p. 47.