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Mentalitatea de periferie în subcultura urbană română actuală
Ruxandra Cesereanu
Université Babeş–Bolyai, Cluj, Roumanie
La mentalité de la banlieue dans la subculture urbaine roumaine actuelle
Contemporary Suburban Trends in the Romanian Urban Subculture
Abstract: This paper offers a panoramic view of the Romanian suburbs today, areas increasingly permeated by a suburban culture which is manifested in the street language, the manele fad (very fashionable kitsch songs, a kind of Balkan lumpenproletariat music) and the popularity of hip-hop music. The author of this study distinguishes eight types of suburbs in post-communist Romania: linguistic suburbs, sentimental suburbs, masculine/feminine suburbs, fashion suburbs, architectural suburbs, social suburbs, political suburbs, and media suburbs. An analysis of the linguistic suburbs evinces three predominant registers: the register of delinquency, the register of lust, and the scatological register.
Keywords: social imagination, Romanian contemporary subcultures, suburban languages and trends.
La banlieue linguistique
Ma préoccupation pour les aspects de la « banlieue » roumaine dans le sens linguistique du terme a été évidente dès la publication de mon volume L’imaginaire violent des Roumains (Éditions Humanitas, 1993). Analysant exclusivement la violence de langage dans la presse roumaine pendant plus d’un siècle, j’avais décodé neuf registres du langage violent, propres de la mentalité roumaine: sub-humain, hygiénisant, infractionnel, bestiaire, religieux, scatologique, libidineux, funèbre, xénophobe-raciste.
Pour caractériser la banlieue linguistique d’aujourd’hui, la banlieue contemporaine (qui ne relève plus de la presse et du pamphlet, mais du langage de la rue véhiculé au centre-ville et dans la banlieue ou dans les « manele » (chansons kitsch très à la mode à présent et qui represente des lumpen-chansons – note du traducteur) et dans les chansons hip-hop à la fois, trois registres sont évidents par leur usage abondant : le registre des infractions, libidineux, et scatologique.
À travers le registre infractionnel, on mise sur un statut de délinquance du type frondeur, dont le but est de défier et de provoquer le monde civilisé. Il existe, d’ailleurs, une teinte argotique promue de manière tendancieuse, de sorte qu’elle occasionne la rupture évidente entre le monde des riches indifférents et celui des pauvres pâtissants. La décadence est l’un des thèmes favoris des « manele » et du hip-hop, décadence que l’on considère être catalysée par l’arrogance et la corruption du soi-disant beau monde. Parce que le prétendu beau monde est, en fait, mis en cause pour être impur, le déclassement est projeté comme une décoration honorifique. Le taux d’infractions de droit commun est, pour cette raison, vu comme naturel, légitimé par l’indifférence des puissants du moment et par le processus d’invalidation continue des autorités.
Le deuxième registre, libidineux, transgresse bon nombre de tabous linguistiques du roumain. La dénomination agressive des organes sexuels est faite même avec une sorte de volupté orgasmique. La vulgarité et l’obscénité sont considérées comme des armes de purification forcée des préjugés, et leur utilisation est presque rituelle dans certains cas. Cependant, l’effet n’en est pas assainissant, mais trivialisant. Les jeux linguistiquement licencieux sont pathétiques, et l’effet obtenu est grotesque et dégoûtant. Les pratiquants du hip-hop agressif, par exemple, seraient-ils les adeptes de l’obtention dans l’éprouvette d’une catharsis inédite, née de la répulsion ?
Le troisième registre évident est celui de la scatologie, la technique de la fécalisation étant assez souvent employée. Ce ne sont pas seulement les individus qui sont vus comme des êtres excrémentiels, mais on parle même d’un état général d’ordure. Même si elle n’est pas nommée comme telle, l’image de la Roumanie en tant que fosse d’aisance ou latrines étendues est suggérée, par exemple, par l’intermédiaire de l’accusation de corruption généralisée.
L’individu est vu comme une déjection (objet négligeable et négligé par les autorités), dans un pays qui est lui-même presque une déjection, l’abjection linguistique étant considérée, cependant, comme un possible instrument chirurgical de désinfection. Les choses sont, pourtant, loin d’être telles.
Fuck you, Romania !, le titre d’une chanson du groupe Paraziţii (Les Parasites), est centré, au niveau de l’imaginaire linguistique, justement sur une hygiénisation cynique du pays incriminé. Dégoûtés par la « banlieue » (politique) de la Roumanie, les « dératiseurs »-chanteurs ont l’intention de la purifier par le choc et par l’insolence, mais la répulsion produit de la répulsion toujours, laissant voir le seul plaisir d’éclabousser et de souiller. Le cynisme du groupe Paraziţii ne sauve point la chanson Fuck you, Romania! de la sensation de fange morale (même si, dans le vidéoclip promu par les Paraziţii, on incrimine à juste titre le régime Ion Iliesco de la période 2000-2004, fameux pour son caractère mafieux au niveau national). La tentative de faire un modèle de la vulgarité naturelle et de l’agressivité est vouée à l’échec : on ne peut pas ériger en modèle comportemental celui qui part d’un état de délinquance linguistique, quelque assumée comme fronde fût-elle et quelque justifiées fussent les raisons de cette fronde !
Sur les forums en ligne au sujet des « manele » et du hip-hop roumain, mais non seulement dans ces endroits, les débats sont agressifs et enflammés. Les combattants y utilisent le registre sub-humain (qui vise l’accusation, au niveau moral et psychique, de l’autre d’être un avorton, un paria, un rebut, un handicapé, dans le but de le déclasser et de le déconsidérer); un registre assez utilisé est également le registre du type bestiaire, qui est centré sur une animalisation dénigrante, relativement courante dans ce qu’on pourrait appeler de nos jours le zoo-langage quotidien : l’accusation de cirque et de ménagerie, habitée par une faune qui suscite la répulsion, fonctionne souvent comme un lieu commun.
Plus rarement, on utilise aussi le langage raciste ; d’ailleurs, en Roumanie il fonctionne un anti-tziganisme alimenté, cependant, par le taux d’infractions fréquemment médiatisé de l’ethnie respective.
La banlieue sentimentale
La trivialisation de l’amour et de ce qu’on prenait, dans la société canonique, pour de hauts sentiments, engendre une banlieue sentimentale à effet grotesque. L’eros est déchu, « banlieue-tisé ». Tout comme les quartiers de la périphérie des grandes villes sont devenus des banlieues, les sentiments forts sont devenus de la même manière « banlieue-tisés », étant hurlés et crachés en public, dans des vers pénibles et risibles. L’affection ou la tendresse est devenue sexe, étant verbalisée de manière triviale et grossière. La banlieue est entrée dans les âmes, car la banlieue concrète, spatiale, a provoqué la naissance d’une banlieue des sentiments. L’impureté, la superficialité, la vulgarité se sont coagulées dans une forme de crétinisme verbalisé en ce qui concerne l’eros.
La banlieue de la masculinité et de la féminité
Dans le contexte de la nouvelle banlieue postcommuniste la masculinité n’a plus rien d’héroïque. Même si les hommes ont assez l’air belliqueux-justicier, la masculinité quotidienne et celle qui est véhiculée par les « manele » et le hip-hop, avec ses données péniblement masochistes et triviales, est piteuse et périphérique, sans égard à la variante – violente (de violeur, profiteur ou mercenaire sexuel, etc.) ou facile à vaincre (d’homme quitté par les femmes, méprisé).
Le quotidien roumain est plein de poufiasses, garces, vampes, filles des quartiers, putes, et polissonnes. Quoique des figures comme celle de la mère, de l’épouse, même de la pucelle, existent encore, ce ne sont que des repères faciles à laisser de côté à tout moment. Avec les ci dernières on ne peut pas pratiquer la débauche et la luxure, tandis qu’avec les premières, cela est possible. Du voyeurisme à trois sous, de l’obscénité et de la grossièreté, ce sont les éléments de la ferveur sexuelle théorique de l’homme contemporain, ou du moins c’est telle que les « manele » et le hip-hop roumain, mais aussi la vie quotidienne, tendent à nous la faire comprendre.
La banlieue vestimentaire
Les vêtements du « péri-urbanisme » sont faits à sa mesure : il ne s’agit pas d’une pauvreté extrême, qui susciterait une compassion naturelle (des vêtements râpés, rapiécés), mais du fait de cultiver un style kitsch de vêtements provocateurs. La stridence et surtout le mauvais goût sont présents dans les vêtements aux fanfreluches, coupures et collages sans logique, aux décolletés soi-disant à sex-appeal extrême, aux couleurs inadéquates, aux accessoires voyants.
Au lieu de camoufler les corps dépourvus de grâce, ces vêtements mettent en évidence les embonpoints, les maladies, les difformités, ou tout simplement ils déshabillent sans raison apparente des corps normaux, par un manque démonstratif de pudeur. C’est comme si la « banlieue-tisation » aurait trouvé des vêtements à sa mesure : la commère, la balourde et la vampe (pour ne prendre que trois avatars de la féminité de périphérie) ont dans leur manière de se vêtir l’intuition d’une forme de langage « accrocheur » pour les récepteurs qu’elles ont en vue.
La banlieue architecturale
Les périphéries des villes roumaines, mais aussi le centre des quelques cités communistes, dévoilent un pays quasi-ghetto-isé. Même si on ne peut pas parler de bidonvilles classiques, ceux-ci sont contenus du moins symboliquement dans l’architecture héritée du communisme (les quartiers ouvriers) et peuplée au-delà du normal. Il existe de nombreux autres espaces envahis par la banlieue : par exemple, la gare, ou l’auto-gare, ou bien les marchés alimentaires.
Les bistrots sordides ne sont point en voie de disparition, mais ils risquent de proliférer, envahissant les zones autour du centre-ville. L’atmosphère de ces micro-bidonvilles ressemble à un monde de la geôle et du marché aux puces. Le « péri-urbanisme » semble constituer l’avenir des villes roumaines et c’est pour cela que plaide l’ « échopp-isation » concrète, visible à la périphérie et au centre à la fois, la stabilité des boutiques (et des boutiquaires, un métier encore très bien perçu), celles des guérites, etc.
La banlieue sociale
L’urbanisation forcée des paysans chassés des villages pendant le communisme (par l’intermédiaire de la réorganisation des villages roumains et par le besoin urgent de main d’œuvre au cadre des complexes industriels) a implanté en ville une forme de rustique déchu ; cette population dé-ruralisée a été mélangée à la masse déjà « péri-urbaine » d’ouvriers et à l’intellectualité paupérisée des grands quartiers en marge des villes.
L’hybride composé surtout du prolétariat décavé et des paysans aliénés a formé un nouveau type de lumpen qui, après la chute du communisme, a essayé de survivre à l’aide du commerce illicite ou bien a accepté avec fatalisme l’appauvrissement et le chômage, secondés par une délinquance d’entretien (si un tel terme de constatation nous est permis).
La Roumanie d’aujourd’hui est dominée par la « péri-urbanisation », la culture de la pauvreté étant prépondérante. C’est pourquoi un monde compensatoire est né : celui des trafiquants, des parvenus, des spéculateurs, des délinquants plus ou moins notoires, pour la plupart des « filous » moyens. Le déracinement, le schisme campagne-ville, l’incohérence existentielle, la désarticulation interne des individus ont alimenté en milieu urbain la renaissance spectaculaire de la banlieue.
De nos jours, la banlieue est assimilée exclusivement à l’idée de fraude et d’infraction ; et l’Eldorado de la périphérie est le désir de parvenir. Le monde des blocks, à côté des blocks et au-delà d’eux est un monde malade de misère : si l’on peut parler d’un mal du siècle, alors celui-ci aussi est un mal déchu.
La banlieue politique
Depuis plus de dix années, la revue Academia Catavencu, de son air malin et vitriolant-ironique, nous a habitués à une manière acide de portraiturer les politiciens roumains : vains, illettrés, insipides, ridicules, ou bien imbéciles, pour la plupart. L’insolence satirique de cet « hebdomadaire aux mœurs durs » avait pour but de sanctionner par son persiflage extrême les vices de la nation, notamment en donnant pour exemples ses politiciens. On a joué sur un grotesque corrosif et sur l’hilarité, sur la gouaille, la prise à rebrousse-poil, le cirque et la singerie, sur une fantaisie pamphlétaire spectaculaire, sur une catégorie que j’appellerais le scato-clownesque.
Les journalistes de l’Academia Catavencu ont deviné et sanctionné justement ce trait suburbain des politiciens roumains, peints dans des portraits démystifiants : Ion Iliescu alias « (père) Nelu », « pépère », « le tyran de Calarasi », « le Titan », « le Feldwebel de Cotroceni » au sourire de « Très-Blanche-Neige », « Jean-Bouche D’or », « Son Émanation », « Le Successeur du Fusillé au Sceptre », « Jean le Pauvre » ; ou bien « Le Führer » C. V. Tudor (réplique roumaine de Jean-Marie Le Pen), « héros bouffi », « goinfre national », « inégalable banlieuelogue », « bacille » qui répartit les anciens sécuristes dans des emplois de « bonnes » des Roumains, étant « Mère des chiens abandonnés et des sécuristes sans abri », « lécheur professionnel à la langue rouge et soyeuse comme le drapeau du Parti », ou « le cochon national » Adrian Paunescu.
La politique roumaine était sanctionnée comme étant dominée par des « bouche-bée-istes », « majordomes » et « aventuristes », le pays étant gouverné par des « vachers » et des « levachers » (allusion au nom d’un ancien premier ministre, « Vacaroiu » – note du traducteur), députés, sénateurs et ministres goujats, illettrés, mais munis de toupet, dirigés par le « Bordel » de Cotroceni (le palais présidentiel).
Cependant, une figure notable de la banlieue politique est devenue visible pendant la campagne électorale de 2004, et on se doit de la cartographier avec plus d’attention, parce qu’elle paraît être assez emblématique : George (Gigi) Becali. Entré dans la politique ayant déjà une position de force financière (patron de l’équipe de football Steaua) et jouissant du nom d’ un parti soi-disant progressiste (Le Parti La Nouvelle Génération), Becali n’incarne pas seulement l’homme simple et sans études arrivé dans les sphères du pouvoir, mais le banlieusard (spécialisé en menaces et jurons envers toute personne qui ne l’agrée pas) obsédé par le fantasme de la cité à conquérir et à contrôler.
L’attitude de maffioso le flatte, l’image de gangster gâte son ego, il prend ses manières de banlieusard pour du naturel et du bon instinct : on l’a surnommé, et à juste titre, « Vadim venu des moutons », c’est-à-dire un C. V. Tudor de périphérie. Sa goujaterie a choqué et elle a amusé en même temps, pendant la campagne électorale de 2004, ses mufleries ont suscité la perplexité et le dégoût, et son grotesque inégalable, évident dans ses illettrismes et dans une vague forme de retardement verbal inacceptable pour un candidat au siège de président de la Roumanie, a provoqué des éclats de rire (amer). Le simple fait que Becali ait pu déposer sa candidature pour la fonction la plus haute de l’État en dit long sur la banlieue politique de chez nous.
La banlieue des médias
Pour que les banlieusards dominants et le lumpen-prolétariat puissent tout comprendre, les médias roumains de l’époque post-communiste (ou de la transition) ne font rien d’autre (avec peu d’exceptions) que de cultiver un sentiment roumain de la banlieue. Les émission télévisées proposent comme archétypes les figures de goujat, de polisson, de balourde, commère et vampe (tous faciles à reconnaître dans la typologie du VIP contemporain) : ces prétendus archétypes doivent démontrer aux téléspectateurs l’accessibilité au « beau monde » (au monde des riches, mais aussi des gens simples et chanceux ou des artistes), insinuant l’idée (d’ailleurs, fausse) qu’il existe une communauté et une communion de vie et de quotidien. Je n’en donne qu’un seul exemple : les spectacles réalisés sur la chaîne ProTv par le groupe Vacanţa Mare incarne le plus grotesquement possible la face visible de la banlieue des médias. À son tour, la presse écrite joue sur un langage polisson, aux blagues insipides et avec un semblant de culture, comme une forme de captatio benevolentiae envers le lecteur inculte et ignorant issu notamment du lumpen-prolétariat.
Une Roumanie second-hand, voire third-hand?
Naturellement, la Roumanie n’est pas le plus misérable des pays de ce monde, mais à cause de sa banlieue qui s’étend et essaie d’en recouvrir le centre, la Roumanie tend à paraître de moins en moins européenne, de certains points de vue. Probablement ce n’est non plus l’ancien pays communiste le plus déchu, mais ce n’est pas cela qui compte. Ce qui inquiète est, je le dirais, la prédisposition ou la vocation de la Roumanie pour la banlieue : car il existe chez les Roumains un penchant spécial, un instinct de la banlieue et de la goujaterie. Les élites ne sont (heureusement) pas absentes, mais leur existence ne peut aucunement camoufler l’invasion barbare de la banlieue chez les Roumains. L’abondance de la périphérie, le provincialisme agressif et accaparateur, les tonnes d’ordures (nationales), la boue des rues, l’invasion de la grossièreté (les inévitables mangeurs et cracheurs de graines de tournesol), l’insalubrité, et le manque d’instruction consacrent la Roumanie comme un état de périphérie mélangée à un abrutissement social et politique, un pays qui semble fait plutôt d’exclus, que d’inclus.
Traduction en français par Maria Matel
https://caieteleechinox.lett.ubbcluj.ro/1726/
Iacob Mârza
Université ”1 Décembre 1918”, Alba-Iulia, Roumanie
Identité et altérité à Blaj sous le « Vormärz » : le cas des écoles
Identity and Alterity in Blaj during the « Vormärz »
Abstract: The author examines Augustin de Gerando’s book La Transylvanie et ses habitants, I, Paris, 1845, which is a valuable source of information regarding the modern cultural dynamics of identity and alterity. The book describes the schools from Blaj (in the centuries before the 1848 Revolution). The French writer Augustin de Gerando married Countess Emma Teleki from Transylvania, where he eventually settled and wrote about his experiences. Due to his notes we have an interesting narrative and historical source, which offers us a convincing image, provided by an outsider, of the Blaj schools during the modern age (a presentation of the schools and of the education authorities, as well as the shock he experienced on making some close inspections there). The author also introduced unpleasant considerations on the Romanian elite, which can be explained by analyzing the relationship between the Romanians and the Hungarians in the years before the 1848 Revolution.
Keywords: Augustin de Gerando, 19th Century Habsbourg Transilvania, Romanian schools, minority / majority dynamics.
À une époque où l’enseignement moyen et supérieur dans la Grande Principauté de Transylvanie, est ravivé par l’assimilation d’idées modernes et par l’application de plusieurs réformes (Cluj, Sibiu, Braşov, Aiud, Beiuş, Sighişoara, etc.), sans laisser de côté l’intérêt pragmatique des citadins roumains ou des marchands de Braşov par rapport à l’école, on prend à Blaj d’importantes mesures de restructuration des institutions d’éducation. La fondation du lycée en 1831, institution d’enseignement supérieur similaire à d’autres lycées transylvains de tradition (dont les diplômes étaient reconnus par les autorités gouvernementales) ; l’attention accordée aux mathématiques et à la physique dans les programmes scolaires, à part l’étude de l’histoire, de la géographie et de la philosophie ; l’activité soutenue d’une pléiade d’enseignants patriotes qui ont commencé à donner leurs cours en roumain (Simion Bărnuţiu, Timotei Cipariu, Ioan Rusu et autres) les propositions de réformation de l’enseignement dans le domaine de l’organisation et du contenu ; les orientations de quelques érudits vers des collaborations avec des centres roumains d’une autre confession (Brasov, des villes du Banat) ; l’intérêt manifesté par rapport à la culture de la Valachie et de la Moldavie (la circulation des livres et des périodiques roumains ; les échanges épistolaires ; divers voyageurs et activités temporaires en dehors de l’arc des Carpates, etc.) mettent en relief un profil à part du centre scolaire de Blaj sous le « Vormärz »[1], plaidant pour une identité indiscutable avec des accents nationaux.
Une perspective moins connue – et qui n’a pas été mise en valeur de manière systématique avant ce moment – sur le centre culturel de Blaj sous le « Vormärz » avec comme point d’intérêt entre autres ses écoles et ceux qui les servent, nous est offerte par les relations d’Augustin de Gérando dans le volume La Transylvanie et ses habitants, I, Paris, 1845[2]. Dans le cas où, à partir d’un support documentaire qui peut soulever des discussions et envoyer à diverses connotations nationales, nous voulons obtenir une image plus complète sur les institutions scolaires dans les années précédant la Révolution de 1848-1849, les notes de voyage d’Augustin de Gérando (1820-1849) écrivain et politicien français établi en Transyilvanie par le mariage avec la comtesse Emma Teleki, doivent être interprétées comme source historique narrative intéressante[3] qui nous offre, d’une manière suffisamment convaincante, « l’image de l’autre » sur Blaj à l’époque moderne. Les clichés et les images qui se détachent du texte de l’écrivain français peuvent constituer, à la portée d’un certain horizon historiographique, autant d’éléments nécessaires contribuant à une compréhension plus nuancée de la situation de Blaj, important centre ecclésiastique et scolaire des Roumains transylvains de la première moitié du XIXe siècle, dans la direction de l’identification de quelques phénomènes d’identité et altérité.
Les représentations sur les écoles de Blaj sous le « Vormärz », telles qu’elles peuvent être rencontrées dans les relations de voyage d’Augustin de Gérando[4] que nous essayons d’interpréter ici et maintenant dans la perspective de recherches d’imagologie effectuées sur encore un autre centre culturel des dimensions de celui situé à la confluence des deux Târnave[5], doivent être rapportées, dès le début, au but suivi par leur signataire : la tentative de connaître le mouvement intellectuel roumain après avoir suivi un phénomène similaire pour les Hongrois de la Transylvanie, à Aiud[6]. En précisant que, à Blaj, se trouve la résidence de l’évêque gréco-catholique, Aug. de Gérando présente sans connaître de manière suffisamment claire – ce qui n’est pas une reproche – la situation scolaire des Roumains unis de la Transylvanie : « […] à Balásfalva, le travail analogue qui s’accomplit parmi les Valaques. C’est à Balásfalva que réside l’évêque du culte grec uni, et que se trouve le meilleur ou plutôt le seul collège qui appartient à cette communion. »[7] L’information est, en son essence, exacte si l’on tient compte du fait que, à Blaj fonctionnait, depuis 1831, sous la direction de l’évêque Ioan Lemeni, le seul lycée roumain soutenu par l’église gréco-catholique en Transylvanie, qui ne doit pas être confondu ni avec le gymnase, ni avec le séminaire théologique, tout comme l’on ne peut pas laisser de côté l’existence, depuis 1828, du lycée de Beiuş, fondé par l’évêque Samuil Vulcan[8].
En rapport direct avec la spécificité du centre ecclésial et culturel de Blaj et comme preuve péremptoire de l’horizon spirituel de facture romantique de l’auteur, Augustin. de Gérando se lance dans une longue digression sur le passé de l’Église gréco-catholique de Transylvanie. Les informations n’ont plus de rapport direct avec le but principal de l’investigation, raison pour laquelle ces questions ne seront pas discutées ici[9]. En faisant référence à la situation précaire sous rapport matériel de l’église, l’auteur note à un moment donné : « Trois cents élèves pauvres, qu’il doit pour la plupart nourrir, sont admis à Balásfalva, et l’entretien des quatorze cents paroisses répandues dans le pays est à sa charge »[10]. Le nombre des élèves, mentionné par le narrateur, même s’il doit être mis sous le signe de l’interrogation, aussi bien que l’indication de la tâche de l’évêché de les nourrir en grande partie, constituent, en leur essence, des données déjà acceptées par l’historiographie du thème[11].
En continuant de suivre les relations d’Augustin de Gérando, nous sommes confrontés à une série de considérations de nature historique, dans une vision romantique, sur l’élément roumain de Transylvanie, notamment des prêtres de campagne devenus « chefs nationaux » des paysans, vivant parmi eux, travaillant à côté d’eux, parlant leur langue, faisant partie de la même nation. Tout ceci fait comprendre à l’érudit français pourquoi les prêtres, conscients du rôle qu’ils devaient accomplir dans la voie des Roumains vers un futur meilleur, faisaient « l’objet de l’adoration populaire »[12] : « Aussi s’habituent-ils à regarder les popes comme leurs chefs naturels. Les popes vivaient parmi eux, comme eux, labouraient comme eux, parlaient leur langue, étaient de leur race : ils devinrent l’objet de la vénération populaire. Le clergé comprit admirablement ce rôle et l’accepta. Regardez ce paysan aux longs cheveux qui sort de sa chaumière : il ôte lentement son chapeau parce qu’il voit passer la voiture d’un magnat mais il fera un détour pour aller baiser la main de son prêtre […] Dans ce réveil solennel, le peuple valaque, qui hier encore était serf, ne peut être que le dernier venu. C’est à la voix de son clergé qu’il se mettra en mouvement. Il suivra ceux en qui il a foi depuis tant de siècles, et qui ne l’ont jamais abandonné. J’avais donc un désir légitime de visiter Balásfalva. Ce n’était pas une excursion motivée par une vaine curiosité : j’allais juger à la fois la tête et le cœur d’une nation. »[13]
Dans un contexte culturel pareil, au niveau de ses connaissances, Augustin de Gérando met en discussion la question des remous religieux des habitants de la principauté transylvaine, la propagation du culte gréco-catholique, les quatre points qui différenciaient l’Église orientale de celle occidentale (après le concile de Florence de 1439) les tentatives des princes du XVIIe siècle de convertir les Roumains au calvinisme, l’offensive de l’empire des Habsbourg sous rapport politique et religieux sur la Transylvanie et sa transformation en province soumise à la couronne des Habsbourg et l’union d’une partie de Roumains transylvains avec l’Église de Rome[14], etc.
La description du voyage d’A. de Gérando vers Blaj dans le chariot d’un paysan roumain, avec ses informations pittoresques visant certaines réalités géographiques et des mentalités typiques pour le « Vormärz » n’est pas dépourvue d’intérêt : « Pour me rendre à Balásfalva il me fallait quitter la grande route, ce que j’ai dû faire souvent, et m’engager dans un étroit chemin labouré d’ornières où j’aurais infailliblement versé si je n’avais eu la prudence de louer une voiture du pays. Je fis prix avec un cocher valaque, qui de soubresauts en soubresauts nous conduit, non sans peine, à Balásfalva. Notre homme déclara qu’il ne connaissait pas d’auberge où nous puissions descendre, ce qui ne m’étonna que médiocrement ; mais il se hâta d’ajouter que l’évêque était fort hospitalier. Il paraissait si flatté d’honneur de conduire sa voiture dans la cour de l’évêque, et de souper avec les gens de l’évêque, que je dus en passer par où il voulait. »[15]
La relation d’A. de Gérando se maintient tout aussi captivante lorsqu’il décrit son entrée dans l’immeuble du palais épiscopal où il aperçoit quelques jeunes prêtres et la manière de décrire une partie de l’intérieur du palais : « Il arrêta donc ses chevaux à la porte du palais épiscopal, et, sans attendre mes ordres, cria à tue-tête qu’un voyageur demandait à entrer. Il exerçait ses poumons dans une cour assez vaste, où se promenaient quelques jeunes prêtres fort graves. Un valet l’entendit, gagna l’appartement du maître, et rapporta l’ordre de m’introduire. On me fit passer par un escalier et des corridors, au bout desquels se trouvait une longue salle décorée des portraits des évêques grecs de Transylvanie. Cette pièce n’était éclairée que par la bougie que portait mon guide, et, à mesure qu’il passait, ces figures austères s’illuminaient et semblaient s’approcher. Le valet poussa la porte qui se trouvait au fond de la salle, et je me trouvai dans une chambre où étaient assis deux personnages. »[16]
L’intérêt de la relation se maintient dans la perspective de « l’image de l’autre » si nous avons en vue les principaux personnages ecclésiastiques qui y apparaissent, le voyageur français étant accueilli par l’évêque gréco-catholique Ioan Lemeni – il accomplissait aussi la fonction de directeur des écoles de Blaj – qui avait comme invité l’évêque orthodoxe Vasile Moga, dont la résidence était à Sibiu. Essayons de nous rappeler que, dans les décennies 4-5 du XIXe siècle se sont enregistré quelques actions politiques communes à Blaj et à Sibiu sur le compte des Roumains transylvains dirigés par les deux représentants du clergé suivant une réorientation politique nationale[17]. Nous donnons, une fois de plus la parole au narrateur : « Le visage vénérable de l’un était orné d’une longue barbe blanche. L’autre, à la physionomie vive et fine, avait une barbe grisonnante artistement coupée. Ce fut ce dernier qui m’accueillit. Il se leva, me tendit la main, ma présenta son collègue l’évêque d’Hermannstadt, et répondit affectueusement au compliment que je lui débitai en latin, attendu que je ne me sentais pas assez sûr de mon allemand ni de mon hongrois, et que je n’étais pas fort en état de lui parler valaque. Après les paroles indispensables sur la France et sur la Hongrie, sur les mauvaises routes et sur le beau temps, j’essayai d’amener la conversation sur un sujet qui me touchait beaucoup. »[18]
La discussion sur la situation politique de la Transylvanie, la reconnaissance par l’évêque Ioan Lemeni du fait qu’il appartenait à une famille hongroise, la spécificité des voyages à aspects fort agréables et avec des choses difficiles à supporter, la conversation pimentée de latin sur diverses questions quotidiennes non exemptes de banalités, etc., constituent le sujet d’une autre partie de la relation d’A. de Gérando : « Nous parlions de la situation de la Transylvanie. Comme l’évêque s’étonnait qu’un étranger pût discourir sur des sujets aussi difficiles, je lui appris qu’attaché à une famille hongroise, j’étais presque citoyen de son pays. J’ajoutai que mes voyages ne laissaient pas que de m’être agréables, par la raison que les fatigues semblent plus légères quand on se trouve deux pour le supporter. ”Je suis accompagné, dis-je résolument, d’une personne qui ne me quitte pas. Où est-elle ?” demanda l’évêque. In curru, répliquai-je (j’ai dit que nous parlions latin), ”dans le char”, regrettant d’appliquer ce mot poétique à l’abominable carriole qui nous avait cahotés jusque là. J’attendais l’effet de ce mot décisif ; mais à ma grande surprise mon interlocuteur resta impassible. Il ne paraissait ni charmé ni embarrassé ; évidemment il n’avait pas entendu. Je pensai que les Hongrois, qui font plier à tous leurs besoins la langue de Cicéron, avaient pu imaginer une expression nouvelle pour signifier “voiture “, comme ils ont inventé le mot scalpetum pour dire ” fusil “. »[19]
Mais un passage d’intérêt maximal pour la problématique de base de cette recherche est celui où apparaît nominalisé le professeur de philosophie Iosif Pop[20], qu’il connaît à l’occasion de la visite du lycée : « Nous n’eûmes qu’à nous louer de l’hospitalité de Balásfalva. Dès le lendemain je visitai le collège, conduit par le professeur de philosophie, M. Joseph Papp, jeune homme plein de cœur et d’intelligence. J’ai dû beaucoup à ses bons et utiles renseignements et je me plais à le remercier de son chaleureux concours. M. Papp, que ses fonctions astreignent à un travail incessant, a trouvé moyen, dans ses moments de loisir, d’étudier les principales langues de l’Europe, et il parle français, italien, allemand, latin, hongrois, valaque et turc. »[21]
Après ce portrait intellectuel du professeur du lycée de Blaj dont la fin tragique surviendra en avril 1845[22], année pendant laquelle apparaîtra à Paris le texte d’A. de Gérando, nous pouvons prendre contact avec un autre fragment de très grande importance documentaire par rapport au profil des écoles de Blaj sous le « Vormärz », en suivant le fil de l’identité et de l’altérité des institutions qui s’y trouvent : « Comme tout ce qu’il y a d’intelligence chez les Valaques réside dans le clergé, il s’ensuit que le collège de Balásfalva est proprement un séminaire. Les jeunes gens qui y sont admis en sortent prêtres. Ils y entrent à huit ans, apprennent les langues et la liturgie ; après quoi on les marie et on leur confère l’ordination. Je parcours avec plaisir les salles d’étude et les classes, « écoutant cette douce langue valaque, qui me semblait harmonieuse comme le Vénitien. Je fus frappé de la physionomie intelligente de plusieurs d’entre les élèves. Parmi les professeurs, quelques uns me représentaient ce qu’ont dû être les bénédictins ; d’autres, au regard rapide, avaient une vivacité toute méridionale. J’ai dit que ce séminaire était la seule institution qui appartînt aux grecs unis ; j’ajouterai que deux élèves des plus distingués sont envoyés à Vienne pour y achever leurs études. »[23]
La situation scolaire de Blaj, telle qu’elle est relatée par le voyageur français, supporte quelques amendements, même si le texte est important dans la perspective de « l’image de l’autre » pour les institutions d’éducation qui s’y trouvent. La confusion entre lycée et séminaire, deux institutions indépendantes, même si conçues par les organisateurs « ab initio » dans une unité dialectique ; la mise en évidence superficielle du contenu de l’enseignement qui ne se limitait pas seulement à l’enseignement des langues et de la liturgie ; le fait de signaler le séminaire de Blaj comme seule institution de ce genre appartenant aux Roumains gréco-catholiques, etc., autant de stéréotypes erronés[24] qui doivent être compris en rapport direct avec les chances de documentation d’A. de Gérando, accompagné par le professeur Iosif Pop[25] pendant son séjour à Blaj. Évidemment, nous ne pouvons pas sous-estimer les appréciations correctes et favorables sur une réalité culturelle. En ce sens, se détache de loin la comparaison surprenante de la langue roumaine au vénitien grâce à son harmonie, les considérations sur les élèves aux physionomies intelligentes, l’impression laissée par les professeurs qui lui semblaient le prototype culturel des bénédictins pour cette époque-là, les boursiers à Vienne (dont le nombre était, évidemment, plus grand), etc.
À la fin des relations sur la visite à Blaj et la rencontre de quelques uns de ses intellectuels parmi lesquels A. de Gérando nomme seulement l’évêque gréco-catholique Ioan Lemeni et le professeur de lycée Iosif Pop, nous trouvons plusieurs appréciations du voyageur français clairement favorables dans les cercles officiels concernant les rapports entre les Roumains et les Hongrois en Transylvanie avant la Révolution de 1848-1849, de l’effervescence du journalisme à l’époque où les connotations politiques nationales ne sont pas absentes, ayant pour point de départ la polémique entre Gazeta de Transilvania et Erdélyi hiradó de la cinquième décennie, notamment entre les deux centres culturels, ecclésiastiques et politiques de la taille de Braşov et Cluj, de l’attitude des nobles hongrois par rapport aux Roumains en comparaison avec celle du patriciat saxon, de la pétition de 1791, Supplex Libellus Valachorum, adressée, au nom de la nation roumaine, par les évêques Ioan Bob et Gherasim Adamovici, par l’effort politique commun de 1843, provoqué par les remous politiques et les travaux de la Diète auxquels se sont engagés les évêques Ioan Lemeni et Vasile Moga[26], etc.
En fait, beaucoup des actions politiques et culturelles que le voyageur français présente d’un point de vue personnel qui va donner lieu à des discussions et même à des polémiques de la part de quelques intellectuels roumains – si nous pensons aux opinions de George Bariţ et Timotei Cipariu[27] ont eu comme point de départ la petite ville de la confluence des Târnave.
Notre tentative de surprendre des aspects de l’identité et de l’altérité à Blaj sous le « Vormärz » offerts par le cas des écoles, à partir des notes de’A. de Gérando, La Transylvanie et ses habitants, où nous trouvons d’indiscutables qualités mais aussi des défauts inévitables, nous conduit vers quelques conclusions. L’attitude de l’auteur français marié à une représentante de la noblesse hongroise de Transylvanie où nous trouvons une oscillation constante entre des images préexistantes et le choc des constats sur place[28] auxquels l’on ajoute, plus d’une fois, des informations inconfortables pour l’élite des Roumains transylvains sous le « Vormärz », explicables jusqu’à un certain point par les rapports entre les Roumains et les Hongrois dans les années qui ont précédé la Révolution de 1848-1849, indiquent de manière indiscutable des différenciations de civilisation aussi bien qu’absence de communication entre divers groupements ethniques dans un espace particulier et en différents moments historiques et politiques.
L’identification, dans les notes d’A. de Gérando, d’autres images sur les Roumains et leur identité – avec référence directe aux écoles de Blaj sous le « Vormärz » donne lieu naturellement à des préjugés propre à la nation majoritaire – comme on l’a remarqué dans la littérature de spécialité[29] – mais confèrent aussi un plus d’authenticité et relativisme typiques pour une source historique pareille qui a fait appel au prêtre Urmösi Sándor et a été citée par Nicolae Iorga[30]. En dernière instance, dans le cas des observations d’A. de Gérando, nous sommes aussi devant un phénomène intéressant de relativisation des images sur l’autre à partir de la manière dans laquelle « un français lié par mariage à l’aristocratie » a perçu les problèmes qui ont préoccupé l’élite des Roumains transylvains dans les années précédant la Révolution de 1848-1849. Si quelques images surprises dans les notes du voyageur étranger confèrent un plus de couleur pour le profil intellectuel d’un centre culturel de la taille de Blaj sous le « Vormärz », d’autres renvoient au « bon sauvage roumain » si nous avons en vue l’entendement et même la sympathie pour le charretier (un cocher valaque) qui l’a accompagné pendant son voyage à Blaj.
Les notes d’A. de Gérando qui ont attiré l’attention à un moment donné à Nicolae Bălcescu, peut-être par les feuilles même de Bariţ (où l’on signale et l’on reproduit des fragments de La Transylvanie et ses habitants[31] présente un intérêt indiscutable pour ceux qui vont tenter une approche des aspects de la constitution de l’imaginaire social dans la Transylvanie de la première moitié du XIXe siècle en voie vers l’établissement de l’identité nationale[32]. Mais les notes d’A. de Gérando doivent être attachées et interprétées avant tout dans le contexte d’une évaluation historiographique située dans la perspective de quelques aspects d’identité et d’altérité du Blaj de l’époque pré-révolutionnaire avec des institutions et des personnalités qui ont eu un rôle indiscutable dans la renaissance nationale des Roumains transylvains[33].
Notes
[1] Iacob Mârza, Scoala si natiune, Scolile de la Blaj în epoca renasterii nationale, Cluj-Napoca, Dacia, 1987, pp. 44-45.
[2] Exemplaire consulté dans la Bibliothèque Nationale de la Roumanie, Philiale Batthyaneum, Alba Iulia, cote Q4 VIII 2 a.
[3] Des données biographiques sommaires, dans le contexte de la valorisation des relations sur Alba Iulia, chez Iacob Mârza, Augustin de Gérando sur Alba Iulia in Apulum, VIII, 1971, pp. 197-214. Voir aussi N. Edroiu, Călători străini despre răscoala lui Horea, in Apulum, XI, 1973, pp. 387-388.
[4] A. de Gérando, La Transylvanie et ses habitants, I, Paris, Au Compt. des Imprim. Unis, 1845, pp. 211-222 (Chapitre VIII. Enyed – Balásfalva).
[5] Des commentaires sommaires en marge de quelques fragments traduits, chez Ioan Georgescu, Blajul de altă dată, in Cultura creştină, II, 11, 1912, pp. 337-340.
[13] Ibidem, p. 213. Pourl’étape actuelle de l’historiographie sur les rapports politiques au XVIIIe siècle, l’union avec l’Église de Rome, l’instauration du régime autrichien, au diplôme de l’Union, etc, cf. David Prodan, Supplex Libellus Valachorum. Din Istoria formării naţiunii române. Nouvelle édition revue et corrigée, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1984, PP, 134-150 ; Mathias Bernath, Habsburgii şi începuturile formării naţiunii române. Traducere de Marionela Wolf . Prefaţă de Pompiliu Teodor, Cluj, Dacia, pp. 25-158.
[17] Cf. les conclusions de Ladislau Gyémánt, Mişcarea naţională a românilor din Transilvania între 1790 şi 1848, Bucureşti, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, 1986, pp. 119-335.
[20] Pour sa vie et son activité voir: Iacob Mârza, Cultură, religie şi destin la Blaj în « Vormärz » : profesorul Iosif Pop (1812-1845), Muzeul Naţional al Unirii, Bibliotheca Musei Apulensis, X, Universitatea « 1 Decembrie 1918 » ; Spiritualitate transilvană şi istorie europeană. Editori Iacob Mârza et Ana Dumitran, Alba iulia, 1999, pp. 463-468.
[21] A. de Gérando, op. cit., p. 218. Dans le contexte de la mise en évidence de l’attachement des Roumains pour la langue, comme une r2flexion de la culture romantique, A. de Gérando mentionne aussi l’intérêt de Iosif Pop pour la culture populaire : « M. Papp, de Balásfalva, nous a communiqué quelques chansons que nous nous empressons de reproduire à cause du mérite incontestable de la poésie et parce qu’elles ont un caractère national ; » A. de Gérando, op. cit., p. 341-342.
[22] Cf. pour quelques détails, Iacob Mârza, Cultură, religie şi destin la Blaj în « Vormärz » : profesorul Iosif Pop (1812-1845), in op. cit. pp. 463-468.
[24] Voir Iacob Mârza, Scoala si natiune, pp. 58-156 (Evolutia scolilor pâna la 1848. Profesorii, continutul învatamîntului)
[25] Considéré “comme un des jeunes genies de son temps” G. Bariţiu, Urmările primei publicaţiuni a lui Simion Bărnuţiu, in Observatorul, IV, 6, 1881, p. 22.
[26] A. de Gérando, op. cit., pp. 218-222. pour l’étape des recherches, cf. David Prodan, op. cit., passim, Ladislau Gyémánt, op. cit., passim.
[27] Reste édifiant, de ce point de vue, l’échange épistolaire entre Timotei Cipariu et George Bariţiu, notamment les lettres de Blaj, 13/25 février 1846 et 12/14 mars 1846, où nous trouvons reflétée l’attitude des érudits de cette région suite à l’intervention journalistique de George Bariţ vis-à-vis des observations partiales d’A. de Gérando (op. cit., p. 221-222 dont il est considéré responsable jusqu’à un certain moment, et le professeur Iosif Pop (trouvé en ce moment dans le groupement proche à I. Lemeni) ; la protestation du consistoire de Blaj contre le hongrois ; envoyé à la Diète en 1842 ; l’image déformée de ville de « l’Harmonie » qu’A. de Gérando confère à Blaj domin2 par la partie de l4évêque I. Lemeni ; l’interprétation fréquente des réalités politiques, culturelles et religieuses de la Transylvanie pré-révolutionnaire etc. Cf. George Bariţ şi contemporanii săi, Vol. IV, Ediţie de Ştefan Pascu, Iosif Pervain, Ioan Chindriş, Dumitru Suciu şi Ion Buzaşi. Coordonnateurs : Ştefan Pascu et Iosif Pervain, Bucureşti, Minerva, 1978, pp. 251-252, 252-253, 258.
[28] Des propos intelligents et modernes par rapport à cette recherche chez Melinda Mitu, Sorin Mitu, Românii văzuţi de maghiari. Imagini si clişee culturale din secolul al XIX-lea, Cluj-Napoca, EFES, 1998, passim.
[31] George Em. Marica, Studii de istorie şi sociologia culturii române ardelene din secolul al XIX-lea. Vol. III. George Baritiu – istoric, Cluj-Napoca, Dacia, 1980, p., 45, nr. 79.
[32] Des directions de recherche intéressantes chez Sorin Mitu, Geneza identităţii naţioale la românii ardeleni, Bucureşti, Humanitas, 1997, passim.
Între magnanimitas şi blagorodnicie. Nobilimea în Evul Mediu românesc
Ovidiu Pecican
Babeş–Bolyai University, Cluj, Romania
Between Magnanimitas and Blagorodia. Nobility in the Romanian Middle Ages
Abstract: To this point, there is scarcely any information about the Romanian representations of nobility. In the present paper, we shall try to examine the development of ideas concerning the status of nobility in the area between the Carpathians, the Danube and the Black Sea. It seems that certain writings originating in the West played an important role in this ideological genealogy, even if the Romanians remained connected to the Slavic circuit of ideas.
Keywords: Romanian Middle Ages, images of the nobility, magnanimitas, humilitas.
The Romanian Middle Ages undoubtedly saw the shine of a Romanian aristocracy. However, while we are aware of the wealth its members owned and the events they were involved in, we know little if anything about the imaginary of the Romanian nobility. Historical evidence of the mental projections the boyars held about their position, status and social role is rather scant, unfortunately. Under these circumstances, historians are faced with collecting indirect evidence from writings, pottery, mural paintings and archeological treasures.
My paper will focus exclusively on the concept of nobility as we discover it in the moral writings and popular romances that were copied, adapted and read in Moldova, Wallachia and the Romanian enclaves in Transylvania.
In one of his major works, The Nicomachean Ethics, Aristotle speaks about megalopsychia, seen as a global virtue, rather dissimilar from other virtues which own a very strictly and clearly determined domain of reference. Megalopsychia is characterised by the fact that it takes the form of a conscience of virtue in the frame of the other virtues. The practical consequences on a personal level are detectable at the behavioral level[1].
We know that in Western Europe the text was commented on by St. Albert and St. Thomas Aquinas. Apparently, the fragment on megalopsychia contradicts the Christian invitation to humiliation and institutes a contrast between magnanimitas – the Latin translation of Aristotle’s concept – and humilitas. If one of the two was valued in the system of the Western thinking, the other had to be rejected. St. Albert and St. Thomas decided in the spirit of theology, but a third thinker, Siger of Brabant debated the argument in his first paragraph from Quaestiones morales, seeing it differently. Siger’s claim is that virtue must be a maximum disposition of the perfect ones, humiliation concerning only the imperfect ones[2]. So, “the search for magnitude, magnanimitas, is the ideal of people who seek honour”[3]. At the same time, following the criteria of human power, there seem to be two distinct virtues: for the powerful people, the search for the soul’s magnitude can mean hope; for the weak, it represents despair[4]. As it can be clearly noticed, Siger speaks about the power of the soul, the power of character, and not about temporal, social power.
This interpretation from the thirteenth century had echoes in Dante Alighieri’s De monarchia (I, 3, 1) and in the thinking of Meister Eckhart[5]. Unfortunately, we have so far ignored the Eastern contributions to this debate from the same period of time.
What we do know is that on the territory of nowadays’ Romania, in the sixteenth century circulated several heroic romances – such as The Romance of Alexander, The Trojan War – and burlesque romances (like The Life of Aesop, the Italian novel Bertoldo and Bertoldino), which nourished in the autochthonous people the spiritual and cultural values of chivalry. They also proposed the type of knowledge and wise behavior expected from the miles, the aristocrats, or the boyars. One can also presume that one of the first impulses to write about the past – compiling annales, chronicles, history – came from the same admiration, based on the valuation of magnanimitas as bravery, wisdom, and magnitude, which consecrated this ideal in the Romanian medieval society.
The question about how much Plato and Aristotle the Romanian boyars read remains unanswered, even if the latter’s images can still be noticed on the external walls of the Moldavian and Wallachian monasteries and churches from the sixteenth and the seventeenth centuries. The concepts corresponding to megalopsychia or magnanimitas are less well identified. What we really know is a series of terms for the nobility: the Slavonian blagorodia, the Greek evghenia, the nemişug of Hungarian extraction, the Polish şlehticie, a number of Romanian syntagms like „neam înalt, vestit, ales, bătrân, vechi”, or carbon-copy translations like ”neam bun”, ”rudă bună”[6]. The first Romanian questioning On blagorodia and what is blagorodia? was formulated, together with the answer, in Îndreptarea legii/ Amendments of the Law (printed in Wallachia, at Târgovişte, in 1652). The sources used here were The Parenetic Chapters to Justinian, written by Agapet, and The Teachings of Vasilios, the Macedonian, to His Son Leon, two Byzantine works[7].
But we can go even further in the past. The so-called Physiologus is a treatise on ethics written in Alexandria, Egypt, around the second or the third century A.D. It pretended to be a book of “…natural science where animals, birds, reptiles and fishes are described, together with their habits, following certain popular traditions, and are then interpreted as symbols of some moral and religious ideas” [8]. Initially, the title of the book came from the name of its author, but after a while a change was made. From Egypt the text circulated to Byzantium, where it underwent successive rewritings. Around the fourth or the fifth century, The Physiologus passed into Western Europe. Under the Latin name of Bestiaria, it was adapted and translated into the Romance and Germanic languages.
In the Romanian principalities the book came from Bulgaria and Serbia. But The Physiologus was not the only text of this kind coming from abroad and speaking about blagorodia and magnanimitas: one could mention here the thoughts of Maximus the Confessor, and The Bee, translated from Greek by the monk Anthony.
Special mention must be granted to Fiore di vertu, compiled between 1313 and 1323 in the Bologna-Ferrara area in Italy, and extending its circulation towards Venice and Tuscany. Variously attributed to a number of possible authors (Tomaso Leoni, Cherubino da Spoleto, the Benedictine Tomaso Gozzadini from Bologna), Fiore di vertu adopts the classification of virtues and vices from St. Thomas’ Summa theologiae. It also copies the ethical content of the majority of virtues[9]. Nicolae Cartojan believes that the treatise was translated, beginning with the fifteenth century, into other languages[10]. The eighteenth-century Romanian version came from Russia, where the work had been translated in the sixteenth century. The title, nonetheless, mentions 1592 as the year of the Romanian translation[11]. Linguistic research has, however, identified in it at least three textual strata. The initial translator had worked in the Banat-Hunedoara area; then the text was copied in Wallachia, and it eventually also arrived in Moldova, undergoing retranscription in the monastery of Putna. The anonymous translator from Banat had worked on a Serbian version, compiled in the fourteenth century in some Benedictine monasteries on the Adriatic Sea coast of Croatia[12].
Why is this first Romanian translation of the Fiore di vertu so important? Because it contains reflections on pride („mare-sufleţiia”[13]) and wisdom („plecarea-înţeleaptă”[14]) coming from ancient philosophers like Tullius and Origen. It attests the philosophical sources of aristocratic ideology in the Romanian Middle Ages and it tells something about the circulation of philosophical ideas amongst the European nobility, irrespective of the disputes between Orthodox and Roman-Catholic Christianity.
Notes
[1] Mihai Maga, “Redescoperirea experienţei intelectuale în idealul moral al filosofului averroist”/ [“Rediscovering the Intellectual Experience in the Ethical Ideal of the Averroesian Philosopher”], in Boetius of Dacia, Despre viaţa filosofului/ [On the Philosopher’s Life], Iaşi, Ed. Polirom, 2005, pp. 111-112.
[2] Ibidem, p. 112. The author sends to Siger de Brabant, Quaestiones morales, qu. 1, obj. 2, în Ecrits de logique, de morale et de physigue, ed. critique Bernardo Bazan, Louvain, Paris, 1974, p. 98.
[6] Violeta Barbu, De bono coniugali. O istorie a familiei din Ţara Românească în secolul al XVII-lea/ [De bono coniugali. A History of the Family from Seventeenth-Century Wallachia], Bucharest, Meridiane Publishing House, 2003, p. 25.
[8] Ion Gheţie, Alexandru Mareş (coord.), Cele mai vechi cărţi populare în literatura română. II: Fiziologul. Archirie şi Anadan/ [The Oldest Popular Books in Romanian Litterature. II: The Physiologus. Archirie and Anadan], Bucharest, Minerva Publishing House, 1997, p. 13. Quoted from N. Cartojan.
[9] Ion Gheţie, Alexandru Mareş (eds.), Cele mai vechi cărţi populare în literatura română. I: Floarea darurilor. Sindipa [The Oldest Popular Books in Romanian Litterature. I: Fiore di vertu. Sindipa], Bucharest, Ed. Minerva, 1996, p. 16. “Floarea darurilor”/ “Fiore di vertu” is edited by Alexandra Moraru.
[11] Ibidem. „Cartea Floarea darurilor (virtuţilor) şi a păcatelor tradusă din limba italiană în valahă sau bogdănească de către Gherman Vlahul, iar din vlahă tradusă în slavă de Veniamin ieromonahul Rusin, la anul 1592”. „The book on The Flower of Virtues and Sins was translated from Italian into Wallachian or Moldavian by Gherman the Wlach, and from Wallachian [it was] translated into Slavic by Russin the Hieromonach, in the year 1595”.
[13] Ion Gheţie, Alexandru Mareş (coord.), Cele mai vechi cărţi populare…, ed. cit., p. 162. „Mare-sufleţiia easte, cum grăiaşte şi Tulie, când caută omul nalte lucrure şi slăvite şi frumseţate”.
[14] Ibidem, p. 170-171. „Plecarea-înţeleaptă easte, cum şi Orighinie zise, să pui frâu pohtelor când eşti în nălţime. Ce se zice, cându e omul boiarin, să nu îmble pre urma pohtelor inemiei lui, că va cădea în păcate mari…”
Bufonul curţii: antropologie şi putere
Ştefan Borbély
Babeş–Bolyai University, Cluj, Romania
The Court Jester: Anthropology and Power
The Court Jester: Anthropology and Power
Abstract: Within the Medieval social choreography, the court fool is difference itself, and there is no better way to understand the anxiety raised by the jester than to examine the pagan register of his deeds and gestures, which all send beyond Christianity. The paper examines the anthropological, pre-Christian roots of the court jester, which can be found in the archaic fertility rites. A “daimonic” figure, related to the positive energies of the underworld, the Medieval fool, conceived as the shadow double of the king, sends us back in time towards the long-forgotten rebirth-complexes which mark the emergence of cosmos from chaos.
Keywords: social imagination, the Medieval fool, the anti-king figure, fertility rites, the rebirth complex.
Starting with the Medieval times and continuing with the Renaissance up to the seventeenth century in some royal or feudal courts of Europe, the court jester played the comic role of a mock king, acting throughout the day as a shadow figure of the sovereign. His most common accessories were the mock scepter, – the bauble, or the marotte, as it has been called -, and the traditional fool’s dress, or habit de fou, composed by “a short tunic, belled hood and particoloured hose”[1]. Two more obvious or discrete adornments are the coxcomb, and eventually the long, sharp or hanging ass ears, which indicate, according to John Southworth (an opinion I am going to challenge), the symbolic influence of the Feast of Fools or of a former Roman tradition: “The eared hoods of some fourteenth and fifteenth-century psalter fools, along with their bells, baubles and marottes […] originated in the Feast of Fools and, more particularly, in the secular Sociétés Joyeuses of France, Germany and the Low Countries that had come into being under the Feasts’s influence and were to survive into the seventeenth century. In their adoption of the eared hood, they appear to have been in touch with a surviving tradition of the centunculus: the costume worn by Roman mimic fools which featured asses’s ears and a curiously shaped hood with falling peak that may have suggested a coxcomb.” [2]
The term “jester” comes from the Medieval French term gestour[3], which means an itinerant story-teller and entertainer, who chants his story accompanied by a specific musical instrument, which used to be the harp. The gestour was different from a traditional home based jester, or we may also say that he hadn’t been yet a jester, since he belonged to the much wider professional category of the menestrels, a term used by Chrétien de Troyes to define a singer or an entertainer at the royal feasts.[4] As John Southworth puts it, the “Anglo-Norman word derived from the Latin menestrellus, meaning «little servant», and had no cognate connection with music making or any other form of entertainment, but was rather an indication of status. To be a minstrel in the twelfth century was to be a minor court servant. That and no more.”[5]
We might therefore presume that the future court jester and the minstrel fool have slighltly different origins, although their comic role and playish function obviously interefere. The minstrel belongs to the wider social and professional group of the court entertainers, which include, among the others, the acrobats, mims, dice-players, actors (histriones), jugglers, rope dancers, illusionists and troubadours, while the court jester is usually a solitary figure, who lives a marginal life inside the manor or the castle, as solely determined by his unique role of anti-king or shadow sovereign. The chanting minstrel is the direct heir of the Greek aed or the German bard, which means that he does not have a fixed place to stay, but wanders from castle to castle to sell his songs and stories. As these are repeatedly adapted to fit the pride and vanity of the new host, the minstrel appears to be the distant relative of the ancient parasites, praised by Athenaios for their charming skills and perfect obedience to any social or individual expectation. The court jester is on the contrary a distant figure, playing mock rituals and proposing anti-rules, which make him living on the edge, as it happened several times in history that the sovereign was so displeased by his puns and ironies, that he sentenced him to immediate death.
If myth (extensively: chanting and story telling) is – as Ioan Petru Culianu has suggested[6] – an imaginary barrier between man and nothingness or death, the minstrel’s role as a social charmer is to keep illusions functioning, by proposing glamorous and vivid images of life instead of the dark call of the death. The court jester, on the contrary, plays with death each time when he makes a pun: he uses foolery as a technique of survival[7], in a political system in which he is a non-identity, a tricky position which allows him to function as a mock-mirror. As for his classical masquerade, composed by the bauble (or marotte) and the wafer, they are literally „false staff”, that is: fake and grotesque copies of the king’s royal sword and pomegranate. Alan Lutkus has remarked that the famous Falstaff’s name (from Shakespeare’s Henry IV and the Merry Wives of Windsor) suggests the „false staff” of the classical court jester, as seen in the performance of Will Kemp, „clown of Shakespeare’s company through 1599”[8], whose „prop weapon is actually an apprentice’s wooden sword, a literal «false staff», fit for an underclass clown and also a visual reminder that soldierly Falstaff parodies soldiers.”[9]
The standard iconography represents him occasionally as a crouching death-image, holding the mirror of the underworld. The connection with the famous ars moriendi mimicry of the ancient Roman festivals and feasts – well-known examples are a vivid scene found in the Satyricon of Petronius, or the yearly ritual of Saturnalia – show that the court jester has been peceived as a stranger (xénos) or an outlaw coming from the underworld, which also explains the comic treatment of the figure, as comedy and grotesque were used here as means of exorcising the fear of death.
Many scholars dealing with the social and political status of the court jester have noticed that he had no lawful identity at all in the feudal medieval hierarchy. „In some of the earliest European records – John Southworth says – he is designated nebulo, a word expressive of clerical contempt, but which nevertheless conveys an accurate assessment of his social standings: he was seen as a paltry, worthless fellow, a nobody. It was not merely that his position in the feudal hierarchy was low: like the minstrels, he was altogether excluded from it.”[10] Rarely females and usually men, they “refuse identification of their place in time and space”[11], living in a realm of real or pretended folly, from where they can propose a grotesque mirror-world of the existence they are sharing, based on the very characteristics of a cultural, social and political anti-code, comprising inverted habits, topsy-turvy social behavior and paradoxical language techniques.
Court jesters use scatology as a means of communication, stirring laughter and contempt. As scatology is linked to a humble bodily function, the use of its symbols by the court fool becomes an anti-language, used to challenge the high, celestial rhetoric of Christianity. Other stereotypes of the jester are also determined by the anti-rhetoric of the body: jesters do not usually engage in marriage, although they can prove a notorious lack of decency in sex, openly challenging the quiet hypocrisy of the society. Sex behavior can become, for some jesters, even ostentatious and boisterous, evoking the figure of a grotesque Don Juan, but the essence of this playful sexual impenitence is that the jester practices “open” sex without ever having children. The strict archetype in this case might be Priapus, the sterile sex-god of the Romans, but as we shall soon see, the interpretation is far from being so simple. In fact, acting as the shadow double of the sovereign, the court jester transfers his whole procreation energy upon his master, and henceforth on the feud or the country he is living in. He is the essential part of a political fertility ritual, which explains his usual green dress and the anthropological meaning of some details of his accessories: the coxcomb, the asses’s ears and eventually the bauble and the wafer the court jester is usually eating.
As Erasmus has suggested in his Praise of Folly (Encomium Moriae, 1509), kings and fools are born, not made: Aut fatuum aut regem nasci oportere.[12] They are, as such, ontologically consecrated, which means that their power, expressed by magical wit and paradoxical logic, comes from the deep, and cannot be controlled by the humble understanding of the humans. On the contrary, sometimes the court fools and jesters give the impression that they magically control everything, even the king: “Although fools often refuse to discover, let alone join, the order of their surroundings, oftentimes they have unusual powers in these worlds. […] They merely give the appearance of exercising and unknown control over nature that does not follow the rules of cause and effect observed by human reason.”[13] The court jesters’ magnetic power is also explained by their anatomical peculiarities: being sometimes a dwarf, or having other annoying bodily marks, eating enormously or emptying barrels of wine, the court jester is perceived as a social “curiosity”, in the terms of Barbara M. Benedict: “English [but we might also say: European] culture portrays curiosity as a mark of a threatening ambition, an ambition that takes the form of a perceptible violation of species and categories: an ontological transgression that is registered empirically. Curiosity is seeing your way out of your place. It is looking beyond.”[14]
Thus, the court jester invites his audience to look into a mirror reflecting a different world from ours: the world of magic, of the not understandable, or even the underworld. The court jester invites his audience to be different, to go beyond their limits. The source of his power comes from the practice of confronting everybody with his shadow image, with his mock double. Within the Medieval social choreography, the court fool is the difference itself, and there is no better way to understand the anxiety raised by the jester than to examine the pagan register of his deeds and gesture, which all send beyond Christianity. On the other hand, by using a “low”, eventually scatological rhetoric proper to the underclass, the jester mocks social conveniences, and defies the church or political hierarchy. It is also useful to note that this irreverence doesn’t mean only derision, but also a peculiar counterculture irony: the jester is always prepared to show that the social etiquette is not more than a “false staff”, a convention. By doing this, he invites his audience to step outside their social habits and order: and where?: into the nothingness, the no man’s land. Accordingly, a good jester is the abyss itself: like Hermes, he takes the souls into the deep, into the non-existence.
Of course, when asserting such metaphysical contents, one may not forget that the court jester is a ritualized figure within the mediaeval order. His only reason is comedy itself: he exists solely within the grotesque ritual of the royal or feudal court, and has no other relevance outside the laughter. As we have already mentioned, the strangest characteristics of the jester is his non-identity within the court. The – otherwise: scrupulous feudal rules – do not register him with a well-defined social or political identity. He is the perfect outsider, and therefore can be killed without remorse or consequences. Although he might upset many people – and, as we now, the mediaeval fierce is always boiling -, rare noblemen pull sword in order to spill his blood, as killing a “non-identity” is not encoded as a heroic gesture.
The relative isolation endows the court jester with a practically unlimited liberty: a freedom which men and women encapsulated in the system cannot afford to themselves. The jester is the liberty common feudal subjects – and even the sovereign or the king – cannot reach or experience, but only express as a frustration. As a consequence, the court jester was usually used, or handled, as a social compensation tool: he was put to express wishes otherwise repressed by the habits of the court, or he himself expressed rather controversial subjects concerning politics, power or doctrine, which were altogether not tolerated.
As a purely ritualized figure, the power of the court jester is primarily grounded by his unlimited liberty. On a second level, he is the double of the king, acting from a privileged position. On the third, he is the counter-cultural alter, as Bakhtin has perceived laughter in his social and political theory of the carnival: “All these forms of protocol and ritual based on laughter and consecrated by tradition […] were sharply distinct from the official, ecclesiastical, feudal and political cult forms and ceremonials.”[15]
The classical, Christian and medieval repression of laughter does not by itself entirely explain the marginality a court jester embodies within the feudal system. Barry Sanders has dedicated an entire book to “laughter as subversive history” (Sudden Glory, Beacon Press, 1995), and demonstrated that “early Christian writers took a dim view of laughter”[16]. For instance, “the Cappadocian father Basil, for all intents and purposes, outlaws laughter of any kind. As he admonishes in On the Perfection of the Life of Solitaries (Epistle 22), «The Christian ought in all things to become superior to the righteousness existing under the law, and neither swear nor lie. He ought not to speak evil, to do violence, to fight. He ought not to indulge in jesting; he ought not to laugh nor even to suffer laugh-makers».”[17] According to Hugh of Saint Victor (Ecclesiastien homilae, 12th century): “Joy may be good or evil, depending on its source, but laughter is in every respect evil.”[18] So, since the good fathers of the medieval times keep saying that “laughter makes a mockery of heaven”[19], shifting into derision even God and the afterlife, why did medieval kings and chieftains keep jesters within their courts, as doing this they might fear reprimands from the Church?
Another set of logical questions comes from the official, negative perception of the laughter in early modern Europe. If laughter, as theologians say, is evil, it must necessary come from the Devil, and as such it has to be excommunicated. This simplified perception, which nevertheless expressed the truth of the canon, suggests that by keeping a jester within his court, the feudal chieftain or king acts as if inviting Devil to be an empirical part of everyday life, which is actually not true. It is therefore interesting to note that jesting was not generally perceived in the medieval times as originating from the Devil; some anxious theologians might have expressed such a fear, but it didn’t belong to the main cultural code of that time. The jester’s garments and accessories hadn’t been devilish, and his humor and wit, although they could have been sarcastic, were not perceived as nightmarish or coming from the Devil. On the contrary, people felt good after a witty pun or magic wordplay issued by the jester; the jester’s grotesque was a – so to say – “nurturant”, seminal energy, which makes everybody to grow.
In the classical theories concerning the social function of the ritual, the laughter and carnivalesque are related to the more general function of the mythical trickster. Both the trickster and the carnival suggest plenitude: a sense of completeness that cannot be found in everyday life. As Paul Radin has remarked in his seminal work on the Trickster, “the symbol which Trickster embodies is not a static one. It contains within itself the promise of differentiation, the promise of god and man.”[20] The function of the trickster “embodies the vague memories of an archaic and primordial past, where there as yet existed no clear-cut differentiation between the divine and the non-divine. For this period, Trickster is the symbol. His hunger, his sex, his wandering, these appertain neither to the gods nor to man. They belong to another realm, materially and spiritually, and that is why neither the gods nor the man know precisely what to do with them.”[21]
Apart from the fears of the good old fathers, that laughter is entirely evil, the medieval cultural code also encompassed a positive laughter, associated with plenitude and fertility. Psychologically, this imaginary compensation turned into a practically unlimited permissiveness: the fools or the jesters were allowed to act and talk as nobody dared to do at a medieval court, enjoying and active and subversive support from the audience. Nevertheless, it is also generally accepted that despite the hidden solidarity expressed by the audience, the court jester remained a typically solitary figure within the court, like a man who was isolated by the very essence of his laughter. He was not symbolically integrated, but kept apart, as a person living inside his circle. The court jester – even if he enjoyed the praise of his master – remained a distant, marginal figure inside the feudal court, sharing the symbolic solitude of the king – and of nobody else’s – he was shadowing. Rare jesters remained in function after the death of their masters: symbolically, or even effectively, they ceased to exist with the death of their sovereign, as the new one usually came with his own fool.
It was so because the court jester also played the role of a circumstantial scapegoat. He could be punished, or even killed sometimes, instead of the king, as a ritualized substitute. One of his major role is to assume the faults and mistakes of the king, and to suffer for a guilt which is not his own, specifically. As a guilty alter of the king, he also functions as a ritualized institution of lustration: by assuming the king or the chieftain’s guilt, the court jester is the perfect “poison container”, who attracts pollution but never pollutes by himself. This one-sided logic is actually very interesting for the ritual of jesting, because it contradicts the general mythological assumption that the polluted double of the chief remains contagious for the entire social body he is living in. Serving as a virtual scapegoat, living on the edge of sacrifice and being politically a “nobody”, the court jester functions in the medieval system as an of containment, playing the original role of the hybris – or place of containment – in the ancient Greek society. Apart from the later moral connotations, which made the term classic, Pausanias has revealed that the hybris was originally a stone, erected in the center of the agora, where the citizens of Athens came in order to be judged for their real or imaginary mistakes. Since the outcome of the legal procedure was dialectic and open, the accused stood on the hybris, or central stone, sharing the legal status of the extraterritoriality: if they were sentenced, the negative energy they were emanating did not affect the whole social body, as malign irradiation was “contained” by the legal status of the stone. If they were released after the trial, they could reenter the society without any prejudice, as it was supposed that the negative energy they acquired during their blame did not affect their person. Extraterritorial places were everywhere in medieval Europe, especially in towns and crossroads, but they were no any more symbolic stones, but primitive, rough cages, containing convicts. People came, blamed them savagely and expressed their contempt by throwing at the convicts garbage or even human waste. By doing this they didn’t merely express their moral despise, but they repeated the ancient ritual of scapegoating, expressed by a ritualized transfer of bad energy: throwing dirt onto the scapegoat, ancient people believed that they get rid of the pollution gathered in their houses, regressing to a new sacred beginning.
One conclusion of this presentation is that medieval laughter, embodied by the function of the court jester, did not only fit entertainment in those times, but principally served as a ritual of repeated, sacral renewal. To sustain such an argument, we can take up Victor Turner’s theory of “liminality”, or mythological “gap”. According to Turner, societies – even the archaic ones – renew themselves by passing through a “gap” which means the transit of a no man’s land, associated with a metaphysical terror. Victor Turner’s theory of ritualized regression is slightly different from Mircea Eliade’s classical perception of a society going back to an “illo tempore” in order to re-gain the resurrected energies of the cosmogony. Victor Turner suggests that by immersing in the “gap”, a society is never sure that destruction will be followed by rebirth. The consequence of such an uncertainty is the metaphysical terror, associated with the wish to have an “alter”, a sort of spare energy, which can help society to re-articulate itself. This “alter”, or metaphysical help is the jester. You may ask: why not the king himself, whose main function is to sustain the energy balance of his folks? Because the very identity between the king and the sacred energies of his subjects: when these energies reach destruction, the king himself is destructed, and needs an outer help to re-gain his life and power. Therefore, one of the privileged puns of the court jesters is to play the “nanny” of the king: to caress him, to feed him, like a beloved child. Spectacular irreverence has always been part of this ritual of re-birth, but as we see the symbolic significance is much deeper than the simple play.
The second conclusive thesis of this presentation is that the main accessories of the court jester – the usual green dress, the bauble, the wafer, the asses’s ears and the bells adorning the falling tassels of his hat – all belong to the archaic register of the fertility rites. Do not forget the coxcomb, as the cock sings at the morning gates of the light, announcing the Sun’s ascent from the underworld.
Notes
[1] John Southworth: Fools and Jesters at the English Court, Sutton Publishing, Phoenix Mill, 2003, p. 200
[8] Lutkus, in: Vicki K. Janik (ed.): Fools and Jesters in Literature, Art, and History. A Bio-Bibliographical Sourcebook, Greenwood Press, Westport, Connecticut, London, 1998, p. 180
[14] Barbara M. Benedict: Curiosity. A Cultural History of Early Modern Inquiry. The University of Chicago Press, Chicago and London, 2001, p. 2
[16] Barry Sanders: Sudden Glory. Laughter as Subversive History. Beacon Press, Boston, 1995, p. 128
[20] Paul Radin: Trickster. The Study in American Indian Mythology. With commentaries by Karl Kerényi and C.G. Jung. Philosophical Library, 1956, p. 168
Une autre essence : le rapport au sacré des récits fantastiques populaires
Arnaud Huftier
Université de Valenciennes, France
Une autre essence : le rapport au sacré des récits fantastiques populaires[1]
/ The Relation between the Sacred and Fantastic Folktales
Abstract: One cannot help noticing the frequency with which Coleridge’s term ”suspension of disbelief” is called upon when it comes to presenting and commenting “fantastic texts”. This ”suspension”, albeit temporary, applies to a message twice hidden: in the text and in the conscience of the reader. This ambivalence enables us to make use of two types of operations, the Epiphany and the Aphany. We attach here a great importance to the tales depending on Aphany. These texts, far from being only reflections of the society and from conforming to the image imposed on them by the legitimizing authorities, reflect their institutional position and their operating mode. Perceived according to the mode of the Aphany, and of repetition, they question the hidden message conveyed by the story in an unexpected way.
Keywords: Fantastic folktales; the sacred; popular fiction; self-representation; Epiphany; Aphany.
Par une définition exclusive de ce qui serait alors perçu comme un genre, une certaine approche critique – qui tend malheureusement à s’imposer comme la doxa depuis l’Introduction à la littérature fantastique de Todorov en 1970 – impose un centre, et fige les récits à effets de fantastique, tant au niveau de la structure que sur le plan de la métaphore sociale. Or, nous n’avons eu de cesse de le montrer par ailleurs, les frontières du fantastique sont particulièrement mouvantes, et il importe de toujours décaler la perspective. Et cela devient plus troublant si l’on prend en considération d’autres frontières, celles de la légitimation. Là encore, les limites de la bipolarisation entre la littérature légitimée et ce que l’institution nomme la paralittérature sont loin d’être étanches. Surtout, la perspective doit ici aussi être décalée : loin de relever d’un aspect schématique, certains récits destinés à une grande consommation peuvent proposer des jeux littéraires particulièrement complexes, avec en sus une image brouillée et subtile de la société.
On se propose par conséquent d’apporter un éclairage inédit sur ce type de récits, et ce en cherchant certaines modalités du sacré dans le fantastique populaire.
Encore conviendra-t-il en un premier temps de neutraliser les frontières du fantastique populaire et de donner notre acception du sacré. Ceci étant fait, on tentera de cerner les différentes métaphores sociales du rapport au sacré dans le fantastique populaire.
Mais ce dernier se contente-t-il de proposer des métaphores sociales, s’oubliant en tant que texte littéraire pour fixer, à un moment donné, la relation entretenue par la société avec les différentes sphères du sacré ? Bref, est-il dénué de jeux et d’enjeux littéraires ? Autour de quelques personnages fictionnels prenant noms de Smith ou Jones, horizon onomastique transparent ensuite élargi par d’autres personnages fictionnels aux noms curieusement fonctionnalisés, on tentera ainsi de voir comment certains récits interrogent leur principe de fonctionnement (production / réception) par l’intermédiaire de leur utilisation particulière du sacré.
Dans ce jeu de miroirs, des textes initialement perçus comme figés – autant sur le plan de la matrice structurale qu’au niveau des métaphores sociales – seront alors éclairés par une bien étrange duplicité…
Les frontières du fantastique populaire
Une bipolarisation au carré
Sur le plan de la réception, Denis Mellier admet la possible application du terme « paralittérature » à « une très large partie du corpus » communément admis comme fantastique :
Des pulps et donc de Lovecraft aux contes de Jean Ray / John Flanders en passant par les romans de Stephen King ou Clive Barker, une très large partie du corpus fantastique relève, ne serait-ce que dans son mode d’édition, de la paralittérature[2].
Pour David G. Hartwell, après la dépréciation du roman gothique, seul le XIXe bénéficia d’une vision positive du « fantastique », autour notamment de la figure de Henry James, le XXe établissant par la suite une dichotomie dont la raison réside en premier lieu dans l’impact commercial[3], alors que Joël Malrieu note, rapidement, que « Depuis ses origines, le fantastique n’a cessé d’osciller entre littérature formelle et littérature populaire »[4].
Dès lors, loin de vouloir tout résoudre par le terme « paralittérature », aussi insaisissable que le terme de « littérarité »[5], on ne peut que noter l’adéquation entre certains critères de réception et des modes de production perçus comme formulaires.
A ce titre, on pourrait opposer à un « fantastique classique » (ou « antérieur »), qui trouve ses assises « dans l’univers du (mélo)drame, avec ses coups de théâtre, ses décors nocturnes, ses “satanas ex-machina” », l’émergence dans les années 1960 d’un « fantastique moderne », qui privilégierait « l’assertif, l’énonciatif, le descriptif ; sans souci d’éventuelles contradictions, de failles, de “coupures” » et qui « renvoie au simulacre, au mécanique sous le vivant », avec un jeu de désorientation des « personnages (et le lecteur) dans le cadre d’affirmations contradictoires, d’assertions immotivées présentées comme des règles, de doubles contraintes »[6].
Les différentes modalisations sont donc perceptibles, ce qui recoupe effectivement la réception : si le « fantastique moderne » bénéficie d’une valeur symbolique certaine, c’est bien parce que pour les instances légitimantes, il se pose comme repoussoir à une forme nettement plus « populaire ». Ainsi, avec certaines précautions, Jean-Baptiste Baronian admet cette différence de prise en considération du « nouveau fantastique »[7] par rapport à un fantastique « classique » contemporain, où
le lecteur (le spectateur) n’est pas vraiment conduit à s’interroger sur l’événement fantastique, il est physiquement, psychologiquement mis à l’épreuve, à travers une série de sensation, de sentiments, d’états d’âme, tels que l’étonnement, la peur, l’effroi, la surprise, lesquels sont alimentés par des coups de théâtre, des méprises, des mystères, bref par un suspense, un peu comme dans les romans gothiques ou frénétiques des Radcliffe, Lewis, Soulié, voire Dumas. En somme, on se trouve toujours dans une esthétique familière du surnaturel, quand bien même les intentions des auteurs contemporains seraient en rapport étroit avec de nouveaux courants de pensée.
Je ne crois donc pas que le nouveau fantastique soit cette littérature – oserais-je dire, sans pour autant porter un jugement péjoratif, cette littérature de consommation[8].
« Low art » et « high art », ceci renvoie parfaitement au clivage établi par Jean Fabre entre fantastiques obvie (celui de l’hyperbole, de l’hypervisibilité et de la motivation) et obtus (celui de la litote, de l’indétermination, de la démotivation)[9].
Mais la situation n’est peut-être pas aussi tranchée : Roger Bozzetto le notait pour Jean Ray, Dino Buzzati ou Matheson, certains auteurs peuvent proposer dans un même texte des éléments susceptibles de répondre à un fantastique « classique » et d’autres à un fantastique « moderne ». Et l’hybridation peut aussi s’étendre à des textes contemporains qui relèvent du « fantastique classique » : sans obligatoirement recouper l’horreur moderne, ils utilisent les modes de fonctionnement du fantastique légitimé du XIXe, privilégiant la langue hypotaxique, le jeu avec le signifiant, et sans pour autant se résoudre à l’indétermination.
Ceci veut donc dire que le « fantastique moderne » n’efface aucunement la diversité du « fantastique classique », avec toutefois pour ce dernier une baisse sensible sur l’échelle des biens symboliques.
La lecture des endoxa
Admettons donc la permanence et l’évidence du fonctionnement populaire d’un certain type de fantastique, qui peut tout autant relever de l’écriture grasse que de l’écriture maigre, mais avec une modalisation qui reprend de façon trop voyante les procédés connus. La conclusion est lapidaire, mais bien réelle : les instances de légitimation ne cesseraient de voir, dans le fantastique classique et l’horreur moderne, des simples histoires à faire peur, significatives en premier lieu de la relation entretenue par la société contemporaine avec l’inconnu et la violence. En conséquence, les récits relevant du fantastique classique ou renvoyant à l’horreur moderne seront avant tout perçus comme doxiques : pour emporter l’adhésion d’un large lectorat, ils réfléchissent au plus près l’évolution de la société, ils entérinent ce qui était déjà là et s’arc-boutent sur le discours social. De ce fait, simples histoires de reflets (reflets du lecteur populaire et donc reflets de son univers idéologique et ses conceptions esthétiques), ils ne sont pas admis dans la sphère privée – et mouvante – de la « littérarité » : que cela soit par Claude Lafarge[10], Alain-Michel Boyer[11] ou Roland Barthes[12], ce type de texte est neutralisé à l’aune d’une impossible « sacralisation sociale ». Disons tout simplement qu’on refuse aux textes perçus comme « populaires » l’idée même d’unique : la « formule », sitôt suivie de la notion de « genre »[13], phagocyte la personnalité de l’auteur, lui impose un cadre, aussi bien au niveau de la forme (avec une écriture souvent qualifiée de « sacramentelle »[14]) que du fonds (une fictionnalisation des récits doxiques).
Par conséquent, le fantastique populaire peut parfaitement s’appréhender selon un principe de « métaphore sociale »[15]. La récente réhabilitation de la fiction populaire vient essentiellement de ce type d’approche, dominé par la sociologie et l’historiographie ainsi que par la psychanalyse. Mais en même temps, cela n’est pas sans limiter sa portée littéraire : ainsi, pour James Twitchell, la fiction d’horreur s’adresse principalement, et presque essentiellement, à une « juvénile audience », dont le référent premier est le cinéma, et si ce public retrouve dans ce type de fiction ses préoccupations et interrogations, il est incapable de juger une œuvre littéraire[16]. On retrouve une identique restriction chez Noël Caroll : si l’horreur moderne est le vecteur des peurs contemporaines, le texte serait réduit à porter, sans pour cela rentrer pleinement dans le domaine littéraire, sa signification par rapport à la réalité qu’il transpose. Partant de ce principe, la « psychoanalysis » « is undoubtedly the most popular avenue for explaining horror nowadays »[17]. Et Caroll, revendiquant la notion d’escapism, y adjoignant la catharsis de la tragédie et l’épanchement mirabilisant des peurs socioculturelles de la comédie, rejoint le clivage de Fabre quand il pose sur un plan qualitatif la filiation entre l’horreur moderne et l’usage cinématographique de l’excès, l’horreur moderne étant bien pour lui « The literary equivalent of slasher movies »[18].
Reste à savoir ce qui est représenté dans ces récits…
Le sacré et les figures du monstre
Nous pouvons donc retenir qu’aborder le sacré dans la littérature populaire nécessiterait en un premier temps de prendre en considération les récits doxiques qui mettent en scène le sacré, avant de le voir transcodé dans la fiction[19].
Encore faut-il s’accorder sur une définition minimale du sacré.
Loin de vouloir ici en explorer les ramifications, et s’accordant à l’aspect fluctuant du sacré selon Teissier, pour qui « La sphère du sacré, qui est celle du sens en rapport avec une Réalité, se modifie sans cesse à travers l’histoire »[20], on en retiendra plutôt l’idée générale formulée par Franco Ferrarroti dans Il Paradosso del sacro :
Le sacré est le non profane, l’inaccessible, ce qui se trouve au-delà des murs d’enceinte, mais c’est aussi ce qui fait durer, ce qui donne à ces murs leur raison profonde, leur fonction et aussi leur fonctionnalité. Le sacré est l’interdiction, la limite infranchissable, mais c’est aussi ce qui confère leur sens aux significations ultimes, celles qui échappent à toute transaction de type commercial, et, précisément pour cette raison, la rendent cependant possible[21].
Si nous adoptons cette définition minimale du sacré, on s’accordera ensuite à son principe de fonctionnement établi par Robert Tessier :
les signifiants référant originellement à un univers religieux transcendant assureraient encore dans les sociétés aux institutions sécularisées la fonction du sacré, qui est de tisser des liens de solidarité entre individus, groupes et sociétés dans l’humanité. Ces représentations situeraient symboliquement les acteurs sociaux dans un même espace sémique, constituant leur identité commune : la société[22].
On comprend donc l’intérêt à étudier la fiction populaire afin de neutraliser le « principe totémique » cher à Durkheim. Car la fiction populaire joue d’une identité commune, assure cette identité commune en entérinant l’espace sémique. Le principe de l’écriture populaire est de rendre encore plus évidente la valeur idéologique des signifiants.
Dès lors, deux voies sont possibles pour aborder le rapport au sacré entretenu par le fantastique populaire : d’une part, ce que nous qualifierons de « voie haute », qui consiste à chercher une « soif de sacré » susceptible de donner un sens à ce qui n’en a plus ; et d’autre part, une « voie basse », qui se replie sur un sacré institutionnalisé, c’est-à-dire religieusement codifié, avec comme résultat une mirabilisation et le retour d’un même.
Une « soif de sacré » : élévation et transcendance
Pour la « voie haute », on pointera ici deux ouvrages essentiels : l’essai de Kirk J. Schneider, Horror and the Holy[23] ainsi que celui d’Edward J. Ingebretsen, Maps of Heaven, Maps of Hell[24]. Pour Schneider, l’attraction exercée par les récits d’horreur classique provient d’une « soif du sacré », et ces récits redéploient les éléments traditionnels du sacré, jouant notamment de l’inattendu et de l’infini représenté par l’intervention monstrueuse. Dès lors, il fait de cet horizon sans borne le principe même des contes d’horreur, avec la possibilité par leur intermédiaire d’obtenir une compréhension du monde proprement « spirituelle ». Schneider avance en outre que si la nature de l’homme est paradoxale, il ne peut être question d’exclure le pôle représenté par le récit d’horreur qui, entre le fanatisme et le désespoir, propose une voie de « wonderment ». Parallèlement, pour Ingebretsen, qui réduit son étude à la sphère culturelle états-unienne, la constance de l’horreur traduit la permanence des valeurs puritaines, avec la nécessité de connaître la peur pour atteindre la conversion, l’ensemble gravitant autour des notions d’expiation, de possession et de perte de soi.
Les deux approches sont épiphaniques[25]: toutes deux conçoivent le récit d’horreur comme vecteur de changement, d’élévation. La doxa est de la sorte transmuée, et la fiction semble engager tout l’être : physique et ontologique, le nouveau sens donné au monde fait état d’une perte – ou d’une absence – originaire, d’une immanence occultée, rendue invisible par la société mercantile, et qui soudain fait retour.
Loin de se limiter au fantastique de l’indétermination, on peut alors penser à la manière dont furent lus les récits lovecraftiens : souvent, on essaya de trouver des correspondances entre les entités lovecraftiennes et le panthéon chrétien. Le simple fait de trouver et donner un nom à ce panthéon, au prix de querelles parfois virulentes – le consensuel « mythe de Cthulhu » est régulièrement remis en cause – nous paraît bien curieux, si ce n’est oiseux. Car cela n’était peut-être pas nécessaire si l’on considère la manière dont peut-être définie la sacralisation, qui renvoie à « l’asservissement à une force étrangère qui prive l’homme et le monde de leur autonomie »[26]. C’est exactement l’effet vertigineux – et l’expérience du sacré – procuré par la rencontre avec les entités lovecraftiennes !
Cette propension à indexer l’inconnu par rapport à un connu religieux traduit en tout cas l’un des principes de fonctionnement du fantastique populaire : il ne s’agit pas, par l’expérience du sacré, de trouver un nouveau sens au monde, mais d’entériner celui déjà existant… et rassurant !
Le sacré et la balance manichéenne : répétition et permanence
Car, de l’autre côté, on ne peut nier la persistance de récits qui reprennent, sans véritablement la changer, et sans apporter de nouvelles valeurs, la doxa. On pourrait de la sorte suivre l’évolution de la sécularisation au XXe siècle pour se rendre compte que c’est moins la sécularisation qui s’impose que le retour d’un fondamentalisme religieux, où l’aspect moralisateur prédomine.
Prenons l’exemple de Dean Koontz, habitué à récupérer la doxa, et qui ne se prive pas de renvoyer à la sécularisation, avec l’imagerie chrétienne en butte aux progrès scientifiques :
[…] le concept de Dieu semblait dépassé et désespérément fantasque à une époque où l’Univers devait livrer ses mystères presque quotidiennement. La science, la technologie et le changement étaient les seuls dieux dorénavant, la nouvelle trinité […] Comment une officine telle que le Signe du Pentacle pouvait-elle apparaître dans le monde des ordinateurs, des médicaments miracles et des fusées interplanétaires ? Qui donc se tournait vers l’occulte cherchant des réponses, quand tant de physiciens, de biochimistes et de généticiens trouvaient tous les jours plus de réponses que toutes les tables tournantes et séances spirites depuis l’aube des temps ?[27]
Mais c’est pour mieux jouer ensuite de la détermination et imposer un surnaturel religieusement codifié, qui va montrer aux personnages de quel côté de la balance manichéenne il importe de vivre… Il n’y a donc pas élévation, mais un juste retour des choses vers ce qui avait été pour un temps oublié : le récit défend avant toute chose une morale.
En raison de quoi, le sacré se réduirait considérablement : il est figé, il n’a pas pour vertu d’interroger, il est uniquement un élément moteur du récit, puisque le lecteur attend avant tout une histoire[28]… Il ne peut donc plus y avoir d’essence du sacré, mais un simple principe de reconnaissance.
On comprend donc le fonctionnement du fantastique occidental au XIXe siècle ainsi que ses avatars populaires au XXe siècle : la stratégie relève d’une causalité qui renvoie à la balance manichéenne établie par les assises judéo-chrétiennes. Ainsi, peu avant l’expansion cinématographique par l’intermédiaire de Rosemary’s Baby, The Exorcist ou The Omen, il suffit par exemple de prendre en considération les anthologies annuelles Fontana Book of Horror Stories[29] ou Pan Book of Horror Stories[30] pour réaliser à quel point ces récits, annoncés comme « devilish », relèvent de la détermination religieusement codifiée. Si par exemple la figure du Diable est régulièrement tournée en dérision, on ne pour autant contester sa permanence dans le fantastique populaire, moins selon ses atours traditionnels que sa présence dans la balance manichéenne, à l’image de « The Flesh of the Devil » (1966) d’A.J. Ronald, bel exemple de fantastique « classique » contemporain, qui ne répond pas à l’écriture grasse :
I used not to believe in God. I do now. Not because of being converted at a Billy Graham crusade or anything like that. I believe in God because I believe in the Devil. And I don’t mean a comic old man in red tights with horns and a tail. I mean evil – disembodied, inexplicable, and totally inhuman – for that what is the Devil is. I don’t understand him, but I know his power. And because I know that he exists, I know too there must be an opposing force of goodness – and that in turn is what God is. I sometimes wonder which of them is the stronger[31].
Face à ce principe de détermination, nous ne sommes alors jamais loin du « prêt-à-penser », avec le récit qui s’apparente presque aux vertus du slogan, « fermé sur lui-même, sans réplique »[32]. On rejoint presque l’approche figée de l’écriture populaire par Walter Nash[33] ou Vittorio Spinazolla[34]. A ce titre, l’écriture populaire étale le sacré, étaie le régime descriptif de valeurs sûres, assure la fonction dramatique du manichéisme. Nous sommes dans le déjà-là, et nous restons à la surface.
Car le fantastique populaire ne doit pas affirmer une portée métaphysique, puisque seuls le didactique et le physique importent[35]. La place cardinale du corps socialise, intertextualise et pathétise le récit – « Tout corps est une citation » pour Barthes[36]. La place nodale du corps séminalise le fantastique populaire en feignant d’interroger l’aspect figé mis en scène par le récit. Ainsi, pour une grande part, la pathétisation et le dysphorique sont maintenus par une atteinte – liminaire ou en acmé – à l’intégrité corporelle.
Ce n’est donc pas le sens qui importe, mais la sensation ; ce n’est pas l’expérience unique qui prime, mais la morale que cela induit. L’absence de conscience s’impose : il n’y a pas d’interrogation liminaire, et il y a une acceptation finale. Nous ne sommes plus du côté de l’épiphanie, mais bien de l’aphanie. Car ce qui revient ici n’est pas de l’ordre de l’inconnu, mais il avait été oublié temporairement (le « I used not to believe in God. I do now » d’A.J. Ronald est exemplaire…). Si le corps est alors au centre du récit, cela reflète la primauté du corps social : le récit fantastique populaire et d’horreur moderne est une attaque temporaire à sa permanence…
Pour une double lecture
Parti d’une définition minimale du fantastique populaire, la croisant avec une définition tout aussi minimale du sacré, on peut donc discerner deux modes d’approche du sacré dans ces fictions. Evidemment, loin de céder à une nomenclature facile basée sur des clivages définitifs, nous ne nions pas la possibilité de croisements. Ce qui nous importe pourtant est la remise en cause des lectures univoques des récits à effet de fantastique : on s’accorde à les lire soit du côté de la transgression, soit du côté réactionnaire. Or, ces récits peuvent parfaitement se lire des deux côtés !
Toutefois, ce qui domine, c’est la formule : on peut aisément dégager des matrices, aussi bien pour les récits religieusement codifiés que pour les récits lovecraftiens.
Dès lors, on peut décaler la perspective.
Il est nécessaire de revenir sur l’aspect populaire… Si nous admettons ce principe de reflet, si nous admettons l’existence et le fonctionnement d’un fantastique populaire, celui-ci ne nous semble pas relever d’un mode d’approche univoque, et il ne peut être dénué de jeux proprement littéraires.
Avançons notre argument de base. Si l’on admet l’existence de « formules » et d’un « contrat social » entre le lecteur et l’auteur, débouchant sur l’idée de genre, cela ne brime pas complètement l’écrivain : à en suivre Alastair Fowler ou Brian Attebury, les « genres » confèrent paradoxalement à l’auteur des vertus émancipatrices[37]. Mais cela sous-tend aussi la possibilité de déjouer de l’intérieur le principe d’enfermement, autant sur le plan du rendu social qu’au niveau de la matrice structurale. Par conséquent, sans aller plus loin pour l’instant dans le mode de production, face à ce rejet par l’institution du fantastique classique contemporain et de l’horreur moderne, on peut corrélativement admettre la conscience que possèderaient nombre d’auteurs de leur position institutionnelle : qui se soumet à la mainmise des rouages commerciaux connaît les effets du balancier, la popularité engendrant la suspicion sur les qualités littéraires du produit !
Et à partir du moment où l’on admet cette (prise de) conscience, on pourra désormais en trouver une éventuelle représentation métaphorique dans le texte qui se plie aux modes de production et de consommation « populaires » (nous emploierons par la suite « substitut métaphorique du paradigme de référence », ce paradigme étant la série dans laquelle l’ouvrage doit s’inscrire). De ce fait, sans pour autant supprimer la métaphore sociale – opération ardue mais nécessaire –, on pourra parfaitement trouver une liaison de ce jeu spéculaire avec des préoccupations plus générales sur le plan de la représentation idéologique.
Les enjeux sont donc clairs : il s’agirait de trouver dans ces récits les instances spéculatives susceptibles de montrer la conscience d’une impossible originalité, d’une impossible sacralisation sociale, en raison d’une écriture sacramentelle et d’un fonds idéologiquement figé.
Pour éviter toute dispersion, on se focalisera ici sur des récits du XXe siècle basés sur l’aphanie, tout en interrogeant le rôle et la valeur du personnage dans le jeu avec le sacré et la littérature.
Le système de l’absence : de Smith à Jones, sécurisation et sécularisation du baptême
Afin de mieux délimiter notre champ d’investigation par rapport au réalisme et aux autres « formes » des littératures de l’imaginaire, il est peut-être utile de se tourner vers l’article essentiel d’Ursula K. Le Guin : « Science Fiction and Mrs. Brown ». Partant du nom Mrs. Brown donné par Virginia Woolf au personnage réaliste, basé sur l’observation et qui semble plus important que le texte qui le présente, Ursula Le Guin avance que dans la science-fiction et la fantasy (dans son acception française) ce type de personnage ne peut pas exister, puisque ces « genres deal with archetypes, not with characters »[38]. Dans une perspective jungienne, les personnages de ce type de fictions peuvent alors « break the complex daylight personality into its archetypal unconscious dreamtine components »[39].
Ce détour par Ursula Le Guin, la science-fiction et la fantasy, questionne la valeur du personnage dans des fictions qui certes renvoient aux littératures de l’imaginaire, mais qui réclament un fondement mimétique. Qu’en est-il par exemple du roman policier et des récits fantastiques et d’horreur contemporains ? On peut certes retrouver des équivalents de Mrs. Brown, mais s’ils relèvent d’une observation, jamais ils ne semblent plus importants que le récit, jamais ils n’échappent à l’intrigue. En quelque sorte, ils restent et demeurent prisonniers de l’histoire, qui seule importe pour le lecteur populaire. On retrouve alors les principes de déclassement de ce type de fictions : si l’on en suit E.M. Forster, tout personnage dont la signification dépend de l’histoire, tout personnage qui au lieu de générer la question « Pourquoi ? » entraîne celle de « Et ensuite ? », ôte au livre tout caractère artistique[40]. La situation n’a guère évolué depuis cette affirmation de Forster en 1927 : les récits policiers, de fantastique et d’horreur sont déconsidérés artistiquement parce qu’ils sont jugés avant tout pour leurs effets. Les personnages y sont des jouets de l’intrigue.
Mais la situation n’est peut-être pas aussi simple, et sans obligatoirement avoir recours aux archétypes[41], on peut trouver des valeurs inattendues à ces personnages.
Ainsi, considérant la prise en charge du sacré dans la fiction populaire, les noms en impossible devenir nous semblent susceptibles d’apporter un éclairage sur le fonctionnement duel de ce type de production. En effet, dans la fiction populaire, les noms en impossible devenir [42] interrogent, sans obligatoirement rendre évident aux yeux du lecteur ce questionnement, autant le principe de fonctionnement du récit (production / réception) que l’évolution de la sécularisation (sacré / profane).
Avant d’en arriver au fantastique populaire, pour comprendre pleinement les principes de ce double fonctionnement, prenons quelques exemples dans le roman policier.
Considérons par exemple L’Assassin habite au 21 (1938) de Steeman. On connaît l’argument : plusieurs crimes sont commis, selon une technique similaire, toujours accompagnés de la carte de visite « Mr. Smith ». Une psychose s’installe au début du roman et le peuple frappe d’ostracisme toute personne portant ce nom, réaction se réduisant sous la forme du slogan : « Boycottez les Smith ». La seule solution envisagée est équivoque, avec cette proposition, lourde de sens et de nonsense, de changer les Smith en… Jones.
Cela met en perspective l’intention de Steeman d’écrire avec L’Assassin habite au 21 un « classique du roman policier », selon le modèle anglais. Or, on le sait, écrire un « classique du genre » est proprement insoutenable[43]. Aussi, changer les Smith en Jones équivaut ni plus ni moins à la fonction assignée par Steeman à son propre roman : remplacer un « classique du genre » par un « classique du genre » équivalent ! Cette autoreprésentation est partie liée avec la sécularisation, puisque, respectant en cela l’avènement du roman policier[44], le lecteur est confronté à un monde apparemment sans dieu. Cette absence apparente est pourtant mise à mal par la solution de l’énigme dans L’Assassin habite au 21: l’assassin est triple. Si le gimmick intègre la catégorie de la répétition (l’idée de l’assassin décuplé avait déjà été utilisée cinq ans plus tôt par Agatha Christie dans Murder on the Orient-Express), Steeman joue évidemment sur l’image de la Trinité. Mais la Trinité rentre tout simplement en concurrence… avec Dieu ! Ou, pour le moins, avec son équivalent métaphorique qu’est le dieu-détective. En effet, que cela soit Francis Laccassin[45] ou Rainer Rochlitz[46], nombreux furent ceux qui perçurent l’analogie entre l’entreprise du détective et le fonctionnement de la religion. Mais, si le détective supplée Dieu, pénétrer cette puissance engendrerait le percept d’un monde en perte d’essence, un monde désacralisé :
Ce Dieu-détective n’est Dieu que dans un monde abandonné de Dieu et qui par conséquent n’est pas authentique ; il commande l’inessentiel et il règne sur des fonctions sans supports actifs[47].
Chez Steeman, la métaphore sociale (le redéploiement des paradigmes sacrés dans un univers profane traduisant la sécularisation) rejoint donc l’équivalent métaphorique du paradigme de référence (la palingénésie des Smith en Jones traduisant le remplacement aporétique d’un « classique du genre » par un autre), et tout est vraiment en impossible sacralisation !
Pour véritablement questionner la perception de l’essence du sacré, attardons-nous sur un autre Smith : celui utilisé comme deux ex machina par Dorothy Sayers dans Murder Must Advertise (1933). A maintes reprises, il fut reproché à Dorothy Sayers l’intervention dans son roman d’un dénommé Smith, convoqué apparemment sans réelle logique et sans réelle motivation, pour résoudre l’équation policière. Cela doit pourtant rentrer en perspective avec le vœu initial de Dorothy Sayers : composer des ouvrages théologiques. Lord Peter Wimsey, son dieu-détective, semble en effet ici le jouet de forces qu’il ne peut plus contrôler – à partir du moment où, avec le deux ex machina, l’intrigue ne répond plus aux règles du roman policier –, et il ne peut que constater l’inanité de son rôle dans un monde sécularisé qui ne conçoit qu’une seule et unique écriture sacramentelle : l’apodictique et l’aphoristique journalistiques ! Cette métaphore sociale sera de nouveau liée à un substitut métaphorique du paradigme de référence : l’élément central du récit est la drogue et, on le sait, cette image de la drogue pouvait tout aussi bien être utilisée dans la perspective religieuse que littéraire, avec des deux côtés la condamnation d’une dépendance et d’une dépersonnalisation[48]… Pour Dorothy Sayers, la drogue est assimilée à la religion moderne qu’est le journalisme : on y rencontre Dieu au même titre que le Toniflex apportant une vigueur nouvelle[49]! Et comme Murder Must Advertise s’engonce dans une démarche autotélique ne cessant de confronter la situation présente aux romans policiers déjà existants, ne cesse d’invoquer l’écriture sacramentelle et l’aspect liturgique du roman policier, on comprend bien que la dépersonnalisation est au centre du récit par l’intermédiaire du dénommé Smith qui lie la drogue, l’écriture journalistique et le roman policier, qui lie la métaphore sociale et le substitut métaphorique du paradigme de référence…
Il suffit donc de réfléchir conjointement l’absence d’essence du sacré et l’absence de toute reconnaissance d’essence littéraire de la fiction populaire pour inverser les paradigmes sacrés et les redistribuer dans le récit. Telle est en tout état de cause la leçon de « Smith,… comme tout le monde… » de Jean Ray. Si l’auteur gantois n’a eu de cesse sa carrière durant de revenir sur le double aveuglement de la société (incapable de voir et comprendre l’essence du sacré[50]) et de l’institution littéraire (incapable de voir et comprendre Jean Ray) [51], il présente, dans un de ses derniers textes, un épicier répondant au nom de Smith. Celui-ci reprend l’idée que la réponse à la quadrature du cercle « aurait violé le dernier refuge de Dieu », et il prétend ainsi mettre fin à Son « éternelle fuite devant les découvertes des hommes ». « Mr Smith,… comme tout le monde… » avoue alors l’inversion des dogmes habituels, des invariants :
On peut retourner comme une coiffe de chapeau les aphorismes les plus sages.
Que Dieu rende fou les hommes qu’il veut perdre…
C’est entendu…
Mais si les hommes qui veulent perdre Dieu, le rendaient fou à leur tour ? [52]
La métaphore sociale consiste à décrire la sécularisation, avec l’imagerie chrétienne en butte aux progrès scientifiques. Mais l’équivalent métaphorique de la place institutionnelle de l’auteur (longtemps condamné à la littérature alimentaire) reste pugnace avec la présence de l’épicier. L’épicier est celui qui, affable, vend la denrée quotidienne, consommable et jetable, remplit consciencieusement son rôle, participe à l’homéostasie du système. L’épicier joue un rôle (basé sur l’alimentaire !) toujours programmé, et ceci spécularise la généricité que Jean Ray doit cultiver, a fortiori depuis la réédition à partir de 1961 de sa production par Marabout dont les pratiques commerciales définissent le « genre » fantastique pour le lecteur. Le problème de la doxa se pose par conséquent en tant que fondement et fondation du récit dans le rôle à tenir, dans la généricité à respecter, dans ce que propose le grossiste, dans les denrées consommables aux étiquettes soigneusement apposées, sans perturber les habitudes de consommation, sans provoquer l’indigestion et le recours aux concurrents. C’est exactement le discours de l’institution sur le fantastique populaire… et son mode de consommation !
Nous sommes bien ici en présence d’une fiction de l’absence : Smith est invisible, et pourtant il est partout. Autant dire que sa présence équivaut à un vide, comme équivaut au vide la simple nomination sans retourner à l’essence du Nom. Ainsi, si Smith meurt sans même avoir commencé l’entreprise, simplement en l’ayant pensé, Jean Ray peut par là conjoindre Steeman et Dorothy Sayers dans l’impossible hiérophanie, dans la dépersonnalisation et dans la primauté de l’écriture journalistique :
– Comment s’appelait-il donc ? demanda un jeune reporter en désignant à un voisin la dépouille qu’on emportait.
– Smith…
– Tiens, comme moi, dit le journaliste.
– Et comme moi, déclarèrent dans la foule deux ou trois spectateurs. […]
– Smith, comme tout le monde, conclut le reporter[53].
D’un autre côté, nous pouvons penser à ce bien curieux Johnny Smith dans Dead Zone (1979) de Stephen King. Johnny Smith fait don de son corps pour sauver non pas l’âme d’une personne, mais la société, sans que celle-ci ne reconnaisse son action ! Par l’onomastique s’induit l’absence de rang social, l’absence supposée de possibilité de changement social. Or, c’est bien parce qu’il possède ce nom commun que Johnny Smith est appelé à réaliser une mission pour le bien de la nation (ayant acquis un don divinatoire, il voit en Gregg Stillson, candidat au Sénat, un futur dictateur et il décide par conséquent de le tuer). Il ne peut pas être plus que ce qu’il est (Johnny Smith), aussi opère-t-il par synérèse : en tuant ce futur président, il sait qu’il va aussi provoquer sa propre mort, car en tant que Johnny Smith, il ne pouvait prétendre qu’à un non-devenir, et l’aspect positif de son action ne peut être qu’invisible pour la société qu’il vient de sauver. Dans cette fiction de l’absence, le sacré est laïcisé pour laisser place à l’impossible sacralisation… La diégèse rejoint d’ailleurs parfaitement la conscience que possède Stephen King de son impossibilité littéraire, de son obligation de se plier aux modes de production et de réception de la fiction populaire : par cet acte héroïque (l’unique) qui pouvait lui apporter considération s’il n’était pris dans un non-devenir se réduisant à son nom et à son univers d’inscription, Stephen King spécularise son propre nom et son propre univers d’inscription, tout côté littéraire étant rendu invisible par son succès populaire et les règles que cela implique…
Le slogan « Boycottez les Smith » est-il définitivement supplanté ? A moins que, avec Jean Ray, l’on ne quitte Smith pour revenir dire… « Bonjour Mr. Jones ! » (1959). L’emprise du nom (plus que commun) commun phagocyte ici toute notion de sacré, puisque le Diable se retrouve sous les atours de Charles Dickens et au chômage : parce qu’il a perdu ses attributs traditionnels pour se fonder dans l’inertie de la petite-bourgeoisie, il se voit appelé Mr. Jones et se retrouve frappé d’obsolescence par le langage mercantile et fonctionnel…
Plus rien ne se voit, tout a du sens, mais sans l’essence : l’habitude seule importe, et empêche de penser le sacré.
C’est aussi l’exemple du jeune Martin Smith dans « The Emissary » (1955) de Ray Bradbury. Alité, Martin Smith ne connaît le monde que par l’intermédiaire de son chien – au simple nom de Dog –, qui lui amène non seulement les senteurs des différentes saisons et des différents endroits qu’il parcourt, mais aussi, Martin Smith en est persuadé, revient avec des visiteurs. L’un d’eux est l’ancienne maîtresse d’école de Martin Smith : elle lui rend une visite quotidienne, jusqu’au jour où la mère de Martin lui annonce, de manière lapidaire, qu’elle est morte et que, comme les autres morts, elle est « couchée » (lie) au cimetière. Pour Martin Smith, cela est totalement incongru :
‘Lie there. Is that all they do ? It doesn’t sound like much fun.’
‘For Goodness’ sake, it’s not made out to be fun.’
‘Why don’t they jump up and round around once in a while if they get tired lyng there ? God’s pretty silly –’[54]
On comprend l’opposition axiologique, avec d’un côté le règne des habitudes qui efface tout questionnement, et de l’autre le désir de découvrir, à partir d’un point excentré, le monde et son éventuel illogisme. Et Dog rapportera à Martin Smith… l’autre monde, puisqu’il viendra en compagnie des habitants du cimetière.
La métaphore sociale réside dans ce règne de l’habitude, qui avalise et désacralise le rapport à l’inconnu, la peur et le questionnement des premiers âges étant remplacé ici par la curiosité du premier âge (l’enfant). Mais le substitut métaphorique du paradigme de référence demeure dans la prégnance de cet événement sans devenir, invisible : le regard décalé sur le monde de l’enfant (représentant le territoire de l’imaginaire) est en même temps rendu transparent par son nom (représentant le mode de production populaire).
On peut aussi penser au Harry Jones de Rosemary Timperley dans « Harry », un récit aux abords de l’indétermination et du fantastique moderne. La nouvelle présente un enfant qui se crée un compagnon imaginaire, lui donne un nom (Harry Jones) et disparaît ensuite avec lui. La mère de l’enfant reste désemparée devant cet événement sans causalité, et redoute désormais l’atmosphère des plus communes qui a présidé à cette disparition :
Such ordinary things make me afraid. Sunshine. Sharp shadows on grass. White roses. Children with red hair. And the name – Harry. Such an ordinary name[55].
Le récit se construit sur l’ordinaire, de cette phrase qui ouvre et ferme la nouvelle à la création imaginaire qui, de la description au nom, répond à la plus plate réalité. Il entérine la désacralisation et l’absence de modèles dérogeant à la norme humaine, et il déplace la peur contemporaine en imposant l’effroi d’un ordinaire susceptible de tout effacer. Pour autant, les journaux font au départ grand cas de la disparition… avant de l’oublier ! Belle métaphore d’un récit pris dans la sérialité, qui récupère l’esprit du temps, et qui disparaît avec lui…
On le comprend, un grand nombre de fictions populaires reviennent bien sur la question d’un baptême paradoxal, qui affiche l’inanité de toute action au lieu d’affirmer une personnalité. Ces fictions reviennent de la sorte sur l’aspect figé, l’absence d’essence du sacré. Mais en même temps, cela ouvre sur l’impossible sacralisation sociale : la fiction à vocation populaire sait ce qui la fait exister, ce qui l’empêche d’atteindre une essence, et elle doit demeurer dans l’éphémérité. Elle joue d’un vide, d’une habitude – et le principe de fonctionnement est bien la sérialisation du lecteur –, qui neutralise la fonction du baptême, dans la sphère du sacré ou la sphère sociale. Ce vide doit s’interpréter au niveau de la valeur d’ensemble, au niveau de l’aspect figé qui prévaut à différents niveaux, générant les métaphores sociales et les différentes élaborations métaphoriques du paradigme de référence. Et si ce jeu devient le soubassement de la fiction populaire, il est plaisant de voir que ce questionnement rejoint en propre l’interrogation sur la prise en charge du sacré dans la société moderne.
La présence comme absence
Ces quelques Smith et Jones n’ont pas pour seule vertu de mettre en exergue un double regard – sur la sécularisation et sur la perception des modes de rédaction et de production de la fiction populaire –, ils portent écho à de singulières nominations, du Kilbride (« Merry May », 1987) et du Loveman (« Loveman’s Comeback », 1977) ou du Muttershead (« Needing Ghosts », 1990) de Ramsey Campbell au Hugo Coal (The Grotesque, 1989) et au Spider dans le roman éponyme (1990) de Patrick Mac Grath, du Grave Digger de Chester Himes au Monkey Mathews de Ruth Rendell (Wolf to the Slaughter, 1967), du Denis Dahl (D. Dahl) de Thomas Owen (« La Chambre d’Icare », 1983[56]) au Race (« The Untouchable », 1966) de Robert Bloch, du William Wood de Chris Hawes (« The Edwin Tree ») au Nameless de Bill Pronzini.
La perspective est ici décalée : au lieu de figer l’univers par l’absence (Smith ou Jones), on le fixe par un effet de saturation onomastique, qui dirige complètement le récit.
Une des constantes de la fiction populaire réside dans ce Moi bloqué dans sa fonctionnalité, dans ce Moi impossible : les anthroponymes ne conceptualisent pas, ils dématérialisent, imposent, réduisent, donnent à voir et percevoir. Dans le problème psychologique au centre de la production populaire s’impose comme un des mouvements essentiels ce paradoxe de la figuration, qui n’est pas ce qu’elle est (la mimesis n’est pas puisque l’analogon est faux) mais qui programme (le référent se donne comme définition) : le nom est vrai, ne donne pas à penser – sur lui –, tout comme le régime de pensée du nom propre dans l’action se réduit à portion congrue hors son référent. Il est simulacre et répétition des règles. Il est vertu syllogistique traductrice d’une esthétique obligatoirement répétée et programmée. Il est déterminisme social et onomastique qui dévoile d’un côté la programmation narrative rémanente du jeu sur les recettes, de l’autre l’impossibilité d’atteindre une quelconque essence (sacrée… et littéraire !)[57].
Mr. Munn Takes a Gun, Mr. Fyfe Takes a Knife, Mr. Frazer Takes a Razor, Mr. Flubb Takes a Club… La rime lie le personnage à l’action, qui conserve la précellence. Telle est la substance du « Rhyme Never Pays » (1957) de Robert Bloch, où l’écrivain Dickie Fane, auteur de ces romans en série, est confronté à une de ses lectrices, qui avoue sa dévotion, et qui réduit le commentaire de ses romans à quelques mots :
« It hit the target with me […] Ripping […] Keen […] Smashing […] Sharp and cutting. Penetrates deeply into your characters »[58].
La liaison phonique entraîne une liaison sémantique, qui réduit à néant la psychologie au détriment de l’action, elle-même réduite à l’objet. La dévotion de la lectrice se lie à cette réification, dans un monde désacralisé qui érige comme seuls rites la reproductibilité mécanique et la tautologie. Dickie Fane, qui avait alors pris pour nom Mr. Pope, tentera de montrer l’inanité de ce système sans pensée, en inversant le rapport entre fiction et réalité : il ne peut que tuer (par strangulation) sa lectrice, qui elle-même tue en lui toute possibilité d’accomplissement littéraire, car il a prévu de faire de cette lectrice un des objets de son prochain roman : Mr. Pope Takes a Rope. Ce qui, au final, revient à dire que le nom qu’il choisit avant même d’accomplir son meurtre… commande l’action ! Ou, pour le dire autrement, l’action répète le nom, et inversement… Et si l’admiratrice de Dickie Fane peut en un sens s’apparenter à la Mrs. Brown de Virginia Woof et Ursula Le Guin – puisque la création fictionnelle ce contente de copier ce qui vient de se passer dans le réel –, cela montre aussi que jamais ce type de personnage ne pourra être plus important que le texte qui le présente… Tout est faux, tout est bloqué, et le rite se réduit effectivement à une action sans pensée, et sans sacré : la lecture sérielle d’un côté, la pure reproduction de l’autre.
Cela renvoie bien, dans le fantastique populaire et l’horreur contemporaine, à ces jeux incessants autour de l’impression de se copier soi-même, tout en copiant l’autre à la base, pour répondre au marché, à l’image de l’illustrateur de livres d’épouvante dans « The Other Woman » (1976) de Ramsey Campbell :
Art didn’t sell books – not this kind of book, anyway. People look for the familiar, the predictable, the guaranted product. […] But it wasn’t enough for Phil. He’d painted this victim before, on Her Dear Dead Body. He was copying himself. [59]
Cela sous-entend le ressenti de se répéter inlassablement, de répéter ce que le lectorat attend d’un auteur précis, à l’image de l’ouverture du Strangers (1986) de Koontz, avec cet écrivain qui s’aperçoit avec effroi qu’il a écrit 268 fois les mêmes mots. Evidemment, ces mots résument ce que le lecteur attend :
Ses mains se mirent à trembler. Tout ce texte supplémentaire, inconnu, n’était en fait que la répétition d’une phrase de deux mots :
J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur[60].
Et cette peur de voir l’attente du lecteur diriger l’ordinateur et l’écriture répond bien à une dépersonnalisation de l’écrivain, phagocyté par un message qui importe plus que le nom de l’auteur :
Il avait peur de la rapidité de son ascension littéraire et de retomber tout aussi rapidement dans l’oubli[61].
En cette perspective, on peut comprendre le jeu onomastique : le nom bloque désormais l’accès à l’essence du sacré car les habitudes priment ; le nom bloque l’accès à l’essence littéraire car la sérialisation et la répétition prévalent. Et même La Bible peut se garantir d’une matrice de lecture populaire, qui jugule toute volonté de quête, qui empêche de voir les correspondances, à l’image du rite instauré dans Le Pays sans étoiles, seul roman fantastique de Pierre Véry :
Au soir – c’était devenu une habitude !– il ouvrit la Bible.
Premier livre de Samuel. Chapitre vingt-septième. Treizième verset :
Et le roi lui répondit : – Ne crains point. Mais qu’as-tu vu ? Et la femme dit à Saül : – J’ai vu comme un dieu qui montait de la terre.
“- Sublime ! pensa Simon, mais totalement inadaptable aux circonstances !”[62]
Totalement inadaptable ? Parfaitement ré-assimilable ! Simon, sans véritablement s’en rendre compte (et sans voir aussi… la valeur de son propre nom !), épousera les critères du dieu-détective, et il ne réalisera même pas que le nom du personnage recherché définit sa quête : Clément Espérendieu ! Le nom que personne ne questionnait (en raison… de son évidence) et cette lecture qu’on pensait inadaptable expliqueront les visions de Simon, car tout a déjà été dit, tout a déjà été écrit :
Si tout n’était que recommencement ? […]
Et Simon, il y a cent ans, au bord de cette rivière, dans ce sentier, aurait déjà tué J.T. ? Et peut-être, au cours des âges à venir, au long des existences successives, devrait-il revenir encore, et encore revenir, dans cette même sente funeste, et encore, et encore tuer J.T., et s’acharner à le tuer encore, un nombre indéfini de fois ?[63]
La fiction populaire joue aisément de cette problématique de l’unique en grande série, de la reproductibilité infinie. Mais si, chez Pierre Véry, Simon est en même temps détective et coupable, il est conjointement l’équivalent métaphorique de Dieu et de l’hérétique. L’interprétation est double. D’une part, métaphore sociale, cette concomitance questionne l’évolution perceptive de la balance manichéenne. D’autre part, substitut métaphorique du paradigme de référence, cette co-existence traduit la tension entre la vocation populaire (hérétique : excommunication) et la volonté littéraire avec ces signes de duplicité et la présence d’un métatexte ne cessant de commenter le mode de production et de consommation (Dieu : sacralisation).
Mais en aucun cas il ne s’agit de revenir au système oppositionnel littérature / paralittérature : la fiction populaire joue de cette dialectique, et si elle réfléchit la doxa, elle parle en premier lieu de sa propre condition.
Car certains récits ont conscience d’être avant tout des récits bien « machinés », avec une mécanique parfaite. Ceci n’est alors pas sans renvoyer à l’émergence et l’essor aux XIXe et XXe siècles des récits mettant en scène un homme artificiel, dont une grande partie relève de la fiction populaire. Evidemment, il y a métaphore sociale. Evidemment, il y a questionnement du sacré, avec ce rapport au divin et à la Création. Mais il y a aussi un principe de questionnement de la création… machinée [64]! L’homme artificiel interroge donc le principe de Création, dans la polysémie du terme. Autrement dit, il interroge le sacré (l’idéologie de l’époque) et la sacralisation (le positionnement social de la production et de l’auteur), il questionne les principes de création et de fonctionnement du sacré et de la sacralisation…
Un des aboutissements les plus frappant de cette double interrogation peut se trouver chez Stephen King. Ecrivain ritualisé par un lectorat populaire, écrivant répudié « monstre (para)littéraire » par les instances légitimantes, il va créer de toute pièce son homme artificiel. Et ce sont sa stratégie d’écriture et sa réception qui vont générer ce monstre artificiel. Dans The Dark Half (1989), l’écrivant qui désormais veut assumer ses ambitions littéraires, rejette sa production alimentaire sous pseudonyme et son gothic villain, au nom significatif d’Alexis Machine, qui l’avait rendu populaire. L’écrivain va alors être poursuivi, persécuté, littéralement, par le personnage double – le pseudonyme et le villain – qu’il avait créé et qu’il veut désormais effacer. C’est bien le moi vil – l’auteur populaire – qui ne veut pas laisser vivre le moi noble – l’auteur littéraire. Ce Machine dans The Dark Half, qui n’avait qu’une existence livresque, qui avait été assemblé, reconstitué au fil de son utilisation sérielle, montre bien que le monstre, c’est la littérature populaire, que le monstre artificiel, c’est le lecteur populaire qui le crée, c’est la matrice de lecture mécanisée, basée sur la sérialité[65], commercialisée[66] et ritualisée[67]…
Un système diabolique ?
Si les récits populaires entretiennent une relation de contiguïté / transitivité avec la doxa, ils sont donc avant tout des fils d’un « quelque chose » indéfinissable. A moins que, pour faire retour sur le fantastique de la détermination, on ne puisse avancer, avec Paul Féval, que ce type de récit est… Le Fils du diable (1846)… Le Diable, on le sait, est « l’index même de l’inquiétude que suscite la mimesis »[68]. Or, dans Le Fils du diable on retrouve un bien curieux Amable Ficelle qui, le nom l’indique, constitue l’instance spéculative essentielle du roman par rapport à la série dans laquelle il s’inscrit, par rapport à l’aspect « machiné »[69]. Le nom ne veut donc pas uniquement dire ce qu’il est censé fonctionnaliser au niveau diégétique, mais il dévoie parallèlement le système même de la fiction populaire. Tout en conservant, pour le lecteur, une indéniable séduction, puisque justement il revendique l’unique dans une série.
Alors, « Fils du Diable » ces récits populaires ? Séducteurs en tout cas, au sens pragmatique (ils sont populaires…), mais aussi au sens fort, c’est-à-dire diaboliques.
On trouve donc une double séduction.
Dans son sens mineur, cette séduction trouve à reproduire la relation symbolique utilisée dans la tradition biblique : il s’agit bien d’affermir le trajet entre les deux relata (le symbolisant et le symbolisé : sommairement, dans la fiction populaire, l’équation entre la lettre, l’homme et le monde du côté des symbolisants, l’esprit, l’âme et Dieu du côté des symbolisés, avec au centre les intercesseurs) et de retrouver l’étymon grec de symbole (sum-ballein : réunir). Ainsi s’opère le jeu de la répétition, ainsi se conçoit la permanence de cette écriture sacramentelle, l’assurance que le langage apporte une vérité indiscutable, les métaphores sociales se situant toujours de ce côté.
Mais dans son sens fort, cette séduction ouvre aussi à la diabolie[70]: elle utilise cette assurance de la séduction mineure pour rebasculer son principe d’auto-engendrement infini du côté de la transgression récessive.
On obtient de la sorte ce jeu du signifiant précédemment énoncé autour des Smith et des Jones. Le langage en effet ne fait plus que parler de lui-même, ne fait plus que décrire l’enfermement du langage dans une matrice textuelle : il évacue le rapport restrictif à la réalité, il refuse de s’enferrer sur la notion de vérité, pour s’attacher à ce qui en propre le constitue, c’est-à-dire une opération exclusivement « textuelle », qui ne renvoie qu’à un mécanisme, qui ne se conçoit que par le contrat[71] passé avec le lecteur pré-indexé et dans la relation étroite avec la « bibliothèque »[72].
L’autonomie pure refuse alors l’équation aux choses et change la perception habituelle de la bifacialité du signe : elle ne renvoie plus à une pluralité symbolique (dans son sens moderne, barthésien si l’on veut), elle ne cherche plus son référent, mais elle se bloque à deux reprises. D’une part, premier blocage, le signifiant s’insère dans la fonctionnalisation nécessaire du signe dans la fiction populaire. D’autre part, second blocage s’appuyant sur le premier, la monstration d’une impossible bifacialité du signe (que cela soit Smith, Jones ou les anthroponymes figuratifs définissant la psychologie et dévoilant la téléologie) dévoie l’intransivité du système, pointe l’artificialité de ce qui n’est finalement qu’un programme. Ce type de fiction ne se contente donc pas de présenter des métaphores sociales, il avoue aussi une chose : il ne s’agit que de langage ! Un langage qui joue du trop-plein sémiologique (l’écriture sacramentelle et l’intertextualité galopante) pour se comprendre dans le vide (le ressassement opère obligatoirement du côté du déceptif : l’unique en grande série ne peut pas concevoir de stase).
On peut de la sorte établir une différence entre le fantastique légitimé du XIXe et le fantastique populaire : si le premier est un fantastique du signe, jouant de sa latence, le second (et cela peut déjà se retrouver chez Paul Féval, chez la Ann Radcliffe de G. de Blonville ou dans le leurre des desseins germaniques d’Erckmann-Chatrian[73]) fait de son mode de production et de consommation le soubassement métaphorique du récit et joue de l’évidence du signe.
Alors, « Fils du diable » ces récits ? En tout état de cause, ils avalisent cette impossible sacralisation et prennent pour acquit ce qu’ils représentent aux yeux de l’institution littéraire : le Mal, en raison de leur popularité et de l’ouverture sur l’imaginaire (« L’essence du Mal réside dans son opposition au réel »[74]). Et ils prennent pour base ce qui en découle : un aspect figé, tant du côté de la réception que de celui de la structure et de l’écriture perçue comme sacramentelle. Ils miment alors tout simplement ce qu’on attend d’eux, mais ils minent cette opération mimétique : non seulement ils éclairent la partialité de l’institution littéraire par le questionnement de la bifacialité du signe, mais ils pointent aussi, par cette rhétorique du trop-plein et du vide, l’ère de la désacralisation dans la société moderne mercantile. Le paradoxe n’est pas mince : eux-mêmes parangons de cette société mercantile qui phagocyte toute essence du sacré, ils en dévoient les principes de fonctionnement…
Alors, « Fils du Diable » et séducteurs ces récits ? Ils promettent toujours de dévorer le père en gardant en l’esprit qu’il n’y aura que l’unique possibilité de rejoindre… ses fils…
[2] Denis Mellier, « Lecture de Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature », Otrante, n°3, juin 1992, p.155.
[3] « But by the early twentieth century, horror began to spread and separate in two directions, in literary fiction and in popular literature, miroring the Modernist distinction between high art and low, a distinction that is rapidly disentegrating today in the post-Modern period, but remains the foundation of marketing all literature in the twentieth century. For most of the century, horror has been considered narrowly as a marketing category or a popular genre, and dismissed by most serious readers and critics », David G. Hartwell, Ed., « Introduction », Shadows of Fear. Foundation of Fear Volume I [1992], New-York : Tor Book, 1994, pp.2-3.
[5] Pour Greimas, la littérarité est une « connotation socioculturelle valable, variable selon le temps et l’espace humain » A.J. Greimas, Essais de sémiotique poétique, Larousse, 1972, p.6.
[6] Le fantastique moderne serait capable en cela de construire « un univers indécidable », de donner « l’impression d’une absurdité apparente et d’un complot dirigé contre les personnages et / ou le lecteur » et d’affirmer la présence « non plus de l’innomé, mais de l’innommable » : voir Roger Bozzetto, « Le Fantastique moderne », Europe, n°611, mars 1980, pp.57-64. Voir aussi Roger Bozzetto, L’Obscur objet d’un savoir. Fantastique et science-fiction : deux littératures de l’imaginaire, Publications de l’Université de Provence, 1992, p.216.
[7] Voir Jean-Baptiste Baronian, Un nouveau fantastique : esquisses sur les métamorphoses d’un genre littéraire, Lausanne : L’Age d’homme, 1977.
[8] Jean-Baptiste Baronian, « Nouveau fantastique : tradition et mutation », in Jeannine Monsieur, Jean-Baptiste Baronian, Ed., Le Fantastique d’aujourd’hui, Abbaye de Forest : Centre International du Fantastique, 1982, p.18.
[10] Voir en cette perspective l’approche de la « littérarité » par Lafarge : « il n’y a pas de délimitation juridique possible du corpus puisque la valeur littéraire n’est pas une propriété des objets, mais une sacralisation sociale », Claude Lafarge, La Valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Fayard, 1983, p.38.
[11] Voir l’approche de la valeur littéraire par A.-M. Boyer : « Au nom d’un idéal de la valeur esthétique fondé sur la notion de rareté et sur une idéologie du travail, certains gardiens du domaine littéraire conçoivent alors l’écriture comme un usage autotélique, autoréférentiel et dense du langage. Cette sacralisation de la forme renvoie à la quantité de labeur que l’œuvre doit dévoiler, et à une instance auctoriale qui s’impose comme un garant », Alain-Michel Boyer, La Paralittérature, P.U.F., 1992, p.33.
[12] Pour Barthes, les « œuvres de masse » sont « désacralisées » car « non anthologiques », Roland Barthes, « Œuvre de masse et explication de texte », Communications, mars 1962, pp.170-172.
[13] « Genres are essentially literary institutions, or social contracts between a writer and a specific public, whose function is to specify the proper use of a particular cultural artifact », Fredric Jameson, The Political Unconscious : Language as a Socially Symbolic Art, London : Methuen, 1981, p.106.
[14] Dès 1843, Désiré Nisard dans La Revue de Paris condamnait le roman-feuilleton sur foi d’une écriture sacramentelle qui reniait toute pensée : « Ce sont des œuvres écrites trop vites, sans travail. Par voie de conséquence, cette littérature manque de pensée […] / On ne veut plus de cette langue sacramentelle où les mots s’appellent les uns les autres, où œil appelle bleu, front appelle pur, doigt appelle long, âme appelle profonde ».
[15] Pour Franco Moretti, se fondant sur Max Black et Mukarosky, dans la fiction populaire, l’important n’est pas tant la reconnaissance des métaphores linguistiques que la mise en valeur des métaphores sociales : Franco Moretti, « L’Anima e l’arpia », Quaderni Piacentini, n°5, 1982, p.46.
[16] Voir James Twitchell, Dreadful Pleasures : An Anatomy of Modern Horror, New-York : Oxford University Press, 1985, pp.67-70.
[17] Noel Caroll, The Philosophy of Horror, or Paradoxes of the Heart, New-York : Routledge, 1990, p.418.
[19] Voir sur ce point notre lecture de récits populaires mettant en scène des jésuites : « L’Ecriture sacramentelle et l’impossible sacralisation de la fiction populaire », Mélanges de Sciences Religieuses, Université Catholique de Lille, oct. / déc. 2002, pp.27-42.
[21] Franco Ferrarroti, Le Paradoxe du sacré (Il Paradosso del sacro, 1983), Bruxelles : Les Eperonniers, 1987, p.15.
[22] Robert Tessier, Déplacements du sacré dans la société moderne, Montréal : Bellarmin, 1994, p.170.
[23] Kirk J. Schneider, Horror and the Holy : Wisdom-Teachings of the Monster Tale, Open Court Publishing Company, 1993.
[24] Edward J. Ingebretsen, Maps of Heaven, Maps of Hell : Religious Terror as Memory from the Puritans to Stephen King, M. E. Sharpe, 1996.
[25] Voir sur ce point Magdalena Wandzioch, « Transition et vision du monde dans la littérature : le sacré et le fantastique », in Passage du temps, ordre de la transition, PUF, 1985, pp. 201-209.
[26] Battista Mondin, « Sémantique et ontologie de la sécularisation », in E. Castelli, Ed., Herméneutique de la sécularisation, Aubier-Montaigne, 1976, p.466.
[28] Pour Dean Koontz, la seule chose recherchée par le lecteur populaire se résume aisément, ce qui sous-tend chez cet auteur l’aspect religieux particulièrement figé : « Entertainment, of course. Nothing can fill long, empty hours as satisfyingly as good storytelling », Dean R. Koontz, « Afterword », in Paul F. Olson, David B. Silva, Ed., Post Mortem, New Tales of Ghostly Terror [1989], London : Corgi, 1990, p.342.
[31] A.J. Ronald, « The Flesh of the Devil », in The Premature Burial and Other Tales of Horror, London : Corgi, 1966, p.46.
[33] Si tous les récits pour Walter Nash utilisent des conventions, « in popular fiction the conventions are simplified and more or less fixed, whereas in writing of more advanced pretention the conventional game is free, diverse, endlessly modified […] popfiction is nothing if not predictable », Walter Nash, Language in Popular Fiction, London : Routledge, 1990, pp.3-4.
[34] Pour Vittorio Spinazolla, la paralittérature ne peut aucunement se confondre avec la Littérature qui se caractérise par « una originalità individuale del messagio e nondimeno incline a porsi su une linea di continuità rispetto del tradizione » : voir Vittorio Spinazolla, « Letteratura, paraletteratura, arciletteratura », in Vittorio Spinazolla, Ed., Pubblico 1983, Milano Libri, 1983, pp.143-171.
[35] Pour l’approche originale de Claude Seignolle, qui crée un pôle ternaire entre profane et sacré, voir notre « Claude Seignolle ou la peur de l’organique », in Roger Bozzetto, Jean Marigny, Ed., Claude Seignolle et le fantastique (Colloque de Cerisy, 2001), Hesse, 2002, pp.275-289..
[37] « They offer room as one might say for him to write in – a habitation of mediated definiteness ; a proportioned mental space ; a literary matrix by which to order his experience during composition », Alastair Fowler, Kinds of literature, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1982, p.31 ; « For some writers, narrative constraints seem to act as spurs to the imagination. Like the rules of grammar, such limitations enable invention even while restricting it », Brian Attebury, Strategies of Fantasy, Bloomington / Indianapolis : Indiana University Press, 1992, p.10.
[38] Ursula K. Le Guin, « « Science Fiction and Mrs. Brown », in Susan Wood, Ed., The Language of the Night – Essays on Fantasy and Science Fiction, New-York : Putnam’s, 1979, p.106.
[41] Voir en cette perspective les lectures de Lovecraft ou Jean Ray par Hubert Lampo, De Zwanen van Stonehenge. Een leesboek over magisch-realism, Amsterdam : Meulenhoff, 1972.
[42] Voir sur ce point la relecture de Philèbe et Parménide de Platon par Gilles Deleuze, Logique du sens [1969], U.G.E., 1973, p.8.
[43] Voir Raymond Chandler, « Introduction » [1950], in Pearls are a Nuisance, Harmondsworth : Penguin, 1964, p.10 ; ainsi que Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose [1971], Seuil, 1978, p.10 : « le chef d’œuvre de la littérature de masses est précisément le livre qui s’inscrit le mieux dans son genre. Le roman policier a ses normes ; faire “mieux” qu’elles ne le demandent, c’est en même temps faire “moins bien” ».
[44] Voir par exemple Kenneth S. Calhoon, « The Detective and the Witch : Local Knowledge and the Aesthetic Pre-history of Detection », Comparative Literature, Vol. 47, n°4, 1995, pp.307-329, pour qui Londres propose, dans un monde désacralisé, les mêmes critères que l’enfer de Dante avec la frontière entre le corps et l’âme.
[45] « Le héros, archétype futur du détective, est un intercesseur entre l’homme et l’impossible (ce qu’il ne comprend pas, ce dont il a peur, ce qui l’obsède, ce qui le choque) comme le prêtre l’était entre l’homme et le sacré ou l’au-delà. Le détective continue à intercéder entre l’homme et ce qui l’entoure ; à rétablir entre l’homme et le monde l’équilibre psychologique que le mystère, l’injustice ou le mal avait rompu », Francis Lacassin, Mythologie du roman policier, Tome I, U.G.E., 1974, p.12.
[46] « […] le mystère à élucider répond au Mystère divin, le détective au prêtre-médiateur comme lui voué au célibat, son intellect infaillible au Logos divin, le criminel au pêcheur et à l’hérétique, la police à l’Eglise institutionnalisée et aliénée de ses sources, le suspense à l’intensité de la ferveur religieuse tendue vers Dieu », Rainer Rochlitz, « Avant-propos », in Siegfried Kracauer, Le Roman policier [Der Detektiv-Roman, 1925], Payot, 1981, p.17.
[48] Topos de la critique lettrée envers la littérature et la culture populaires, de Clara Reeve à Walter Scott qui neutralisait la lecture d’Ann Radcliffe en cette perspective… Pour le roman policier, on se souvient notamment de la diatribe d’Edmund Wilson dans The New Yorker : Wilson considérait la lecture de ce « type » de littérature aussi nocive que la cigarette…
[49] Voir notamment la fin du roman avec une suite impressionnante d’aphorismes à vocation commerciale : « Tell England. Tell the world. Eat more oats. Take care of your complexion. No more war. Shine your shoes with Shino. Ask your Grocer. Children love Laxamalt. Prepare to meet thy God. Bung’s Beer is Better. […] / Advertise, or go under », Dorothy L. Sayers, Murder Must Advertise, London : N.E.L., 1969, p.256.
[50] Cet aveuglement est parallèle au « silence de Dieu » chez Camus, Gide, Huxley, Simone Weil, Julien Green, Bernanos et Graham Greene: voir Charles Moeller, Littérature du XXe siècle et christianisme, vol. I, Paris / Tournai : Casterman, 1956.
[51] Voir en cette perspective certains de nos travaux sur Jean Ray : « L’Evangile selon Saint-Judas-de-la-Nuit : l’effroi du Signe », in Eric Lysøe, Ed., Le Diable en Belgique du Prince de Ligne à Gaston Compère, Bologna : Belœil, 2001, pp.243-263 ; « Jean Ray / John Flanders et la littérature alimentaire : l’essence en sommeil », in Paul Aron, Ed., Les Mots de la faim : les écrivains et la nourriture, Textyles, n°23, 2003, pp.50-62 ; « De Apollinaire à Jean Ray : l’ivresse sans fin du “Bout de la rue” », in Arnaud Huftier, André Verbrugghen, Ed., Jean Ray / John Flanders. Croisement d’ombres, Otrante, n°14, Kimé, 2003, 91-111 ; « La Perte d’essence du sacré : Malpertuis de Jean Ray », in Roger Bozzetto, Arnaud Huftier, Les Frontières du fantastique, op.cit., pp. 113-134 ; Ecrire un pays qui n’existe pas. Réception et re-création. Les littératures belges à travers l’exemple de Jean Ray / John Flanders, thèse de 3ème cycle, Université de Valenciennes, 2001, pp.411-431, 573-597, 734-766.
[52] Jean Ray, « Smith,… comme tout le monde… », Les Cahiers de la Biloque, sept./oct. 1962, p.253. Souligné par Jean Ray.
[54] Ray Bradbury, « The Emissary », in Peter Haining, Ed., Everyman’s Book of Classic Horror Stories, London : Dent, 1976, p.203.
[55] Rosemary Timperley, « Harry », in Herbert Van Thal, Ed., The Fourth Pan Books of Horror Stories, London : Pan Books, 1963, pp.95, 103.
[56] Pour une interprétation de cette nouvelle selon l’univers d’inscription – belge et fantastique – de Thomas Owen, voir Ana Soncini Fratta, Thomas Owen ou le fantastique de la “Belgité”, Bologna : Belœil, 1996, p.112 (ainsi que notre « Lecture de Ana Soncini Fratta, Thomas Owen ou le fantastique de la “Belgité” », Otrante, n°10, 1998, pp.235-237). Il serait évidemment intéressant de comparer ce D. Dahl au Dédalus dans Ulysse de Joyce, afin d’établir plus précisément le jeu d’écart autoréférentiel…
[57] Pour une autre approche des noms propres dans la fiction, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Stanislas-André Steeman. Aux limites de la fiction policière, Paris / Amiens : Les Belles Lettres / Encrage, 2006.
[58] Robert Bloch, « Rhyme Never Pays », Tales in a Jugular Vein, New-York : Pyramid Books, 1965, p.93.
[59] Ramsey Campbell, « The Other Woman » [1976], Scared Stiff, London : Macdonald & Co. Publishers, 1989, p.25.
[60] Dean Koontz, Les Etrangers, J’ai Lu, coll. « Epouvante », 1991, p.10. Souligné par Dean Koontz.
[64] Evidemment, nous demeurons ici succinct, et les implications sont autrement problématiques : pour des prolongements dans la perspective des fictions populaires, voir notre article « A la recherche du cliché originel : Frankenstein de Mary Shelley à la lumière de ses sectateurs », in Arnaud Huftier, Ed., Littérature et reproduction. L’Homme artificiel, Presses Universitaires de Valenciennes, 2000, pp .53-96.
[65] Voir pour la matrice de lecture du hard-boiled et le décodage de la littérature mainstream, Stephen King, The Dark Half, London : New English Library, 1989, pp.73-75.
[66] Autre exemple éclairant : nous avons déjà vu le jeu de Dean Koontz avec la doxa dans The Door to December ; or, dans le passage cité, Dan Haldane (bel exemple de nom fermé sur lui-même, tautologique, à l’image du Constantin Constantinus de Kierkegaard) se faisait cette réflexion « en terminant son deuxième cheeseburger et en sirotant son Coca » dans un McDonald’s. Quand on sait que Stephen King définit avec jubilation sa production comme l’équivalent littéraire d’un big Mac et d’une grande frite, on comprend ici aisément l’autoreprésentation d’un récit conscient de son aspect populaire… et de sa soumission à la doxa !
[67] Un film comme In the Mouth of Madness de John Carpenter joue parfaitement du rite de la lecture en série et de la religion avec le culte voué à l’écrivain populaire Sutter Cane.
[69] Pour une roborative analyse du roman à la lumière du ressassement et de la distanciation, voir Jean-Claude Vareille, L’Homme masqué, Presses Universitaires de Lyon, 1989, pp.73-97.
[70] Nous reprenons ici certains principes de Claude Reichler, La Diabolie. La séduction, la renardie, l’écriture, Ed. de Minuit, 1979, notamment cette définition minimale de la diabolie qui « nie la possibilité d’atteindre, par le langage, une vérité autre que celle du langage, qui ouvre la polémique du contrat et du dévoiement. Le discours séducteur procède d’une rêverie sur la toute-puissance d’un langage vide – de transcendance, de choses, de sens – et se voue tout entier à la signifiance », pp.16-17.
[71] Evidemment, ce terme de contrat est lui aussi polysémique : il doit aussi renvoyer à l’omnipotence de l’éditeur.
[72] Pour Jean-Marc Goulemot, la bibliothèque, ne se basant pas uniquement sur l’expérience éthico-pratique, donne au livre sa valeur, ou sa signification esthétique, par l’ensemble de textes dans lequel il est inséré : voir Jean-Marc Goulemot, « De la lecture comme production de sens », in Roger Chartier, Ed., Pratiques de la lecture, Marseille : Rivages, 1985, pp.90-99.
Figurile trădătorului I. Imaginarele urii: reprimarea colaboraţioniştilor belgieni, 1914-1918
Proiecţii europene şi umbre ţigăneşti: jocuri şi fluxuri de teritorializare antagoniste
vs. myth
Călin-Andrei Mihăilescu
University of Western Ontario, Canada
vs. myth
Abstract: Myth is neither story nor a twisting of truth; myth is the virus of the other. As such, it viruses culture: it both makes it possible by transforming fear into anxiety, and attempts to overwhelm it, by rationalizing anxiety as mythical fear and elation. Polemics, rather than dialectics, can face the cunning of myth, for polemics flows against the virus of the myth, and a culture that does not fight this virus is not worth the name.
Keywords: myth; language; truth; virus; Franz Kafka; Claude Lévi-Strauss; Hans Blumenberg; Mircea Eliade; Roland Barthes; Roberto Calasso; Ariadne; Prometheus.
a rule of none scorches the earth
to hold it up with cunning flaw
Myth’s entanglements with truth have by and large been superseded by its longer lasting covenant with the narrative. Since the exhaustion of the Enlightenment paradigm has crystallized,[1] the hope that truth – whether factual, analytic, or historical – sets us free from the cunning of myth, has been tamed. The older expressions of truth have been overwhelmed by the other epistemic operative of the reality principle: probability. Probability is truth’s postEnlightenment safeguard against mythical perversions: in postmodernity, truth fashions itself as unmyth. But as truth extricated itself from its murky cohabitation with myth-the-Bogeyman, the liberating function of truth-as-unmyth receded to merely instrumental levels, where one’s being freed from a certain subjection remained one’s only recourse to freedom. One’s probabilistic freedom from is mirrored unmythically into the realm of abstract possibilities, where the freedom to translates essentially as the freedom to abstract oneself. As postmodernity exacerbates the temptation of the real by the possible, truth comes to matter less (and less). This strange thinness of truth, furthered by inconsequential undecidables, abstracts truth from its historical entanglement with myth. By distancing itself from myth, the ideology of truth will force truth into a new mythological cast.
Myth’s covenant with the narrative is of a different nature. Since writing began, and indeterminately long before that, myth has named, has told, and has explained that which matters. [2]
Somehow and everywhere, we are led to believe, myth is a story. It is a story of how something which came to be and how it came into being in illo tempore, that primeval time preceded by the dominion of chaos. Mircea Eliade said it oftentimes,[3] preceded and followed by voices which agree par chœur with such an expeditious definition. In this vein, myth is a story, and the story is invested with powers that crush opposition and difference: myth is a story to assent to. To historians of religions (Otto, Dumézil, Eliade…) the story of origins imprudently turns itself into the origin of the story. But to thinkers who dove into deeper waters (Kafka, Benjamin, Borges…), Karl Kraus’ quip stands like a warning against the origins’ futility: “The origin is the goal.” Any sectarian of the origins is caught in this tautological circularity and pushed into the assent for things as they are (narrated as myth). One lives amongst myths. One seldom escapes.
Yet, how can myth be a story beyond the confines of originism?
Mythical figures live many lives and die many deaths – writes Calasso – and in this they differ from the characters we find in novels, who can never go beyond the single gesture. But in each of these lives and deaths all the others are present, and we can hear their echo. Only when we become aware of a sudden consistency between incompatibles can we say we have crossed the threshold of myth. Abandoned in Naxos, Ariadne was shot dead by Artemis’ arrow; Dionysus ordered the killing and stood watching, motionless. Or: Ariadne hung herself in Naxos, after being left by Theseus. Or: pregnant by Theseus and shipwrecked in Cyprus, she died there in childbirth. Or: Dionysus came to Ariadne in Naxos, together with his band of followers; they celebrated a divine marriage, after which she rose into the sky, where we still see her today amid the northern constellations. Or: Dionysus came to Ariadne in Naxos, after which she followed him around on his adventures, sharing his bed and fighting with his soldiers; when Dionysus attacked Perseus in the country near Argos, Ariadne went with him, armed to fight amid the ranks of the crazed Bacchants, until Perseus shook the deadly face of Medusa in front of her and Ariadne was turned to stone. And there she stayed, a stone in a field.
No other woman, or goddess, had so many deaths as Ariadne. That stone in Argos, that constellation in the sky, that hanging corpse, that death by childbirth, that girl with an arrow through her breast: Ariadne was all of this.[4]
Ariadne was all of this, but was so as a name fleshed out by a rotating encyclopaedia of stories. These stories are contradictory rather than combinatory; their contradictions enact both the suspension of disbelief and the theatre of storytelling which mimics a writerly mimesis in the same sense in which the Decameron impersonates orality. Whether articulated or not in complex contexts and collections, stories are self-sustaining, in the sense that any story worth the name exists singularly. It is because stories are self-sustaining that myth uses them as its carriers and maids of choice. Myth sandwiches the story between the origin it brings, and the telling fame to which it, and only it, can lead a story, Ariadne’s for instance. Myth can mutate what’s told into muteness, and muteness into spoken tongues. Against this uncanny mutuality of the two sides of speech, stories are the ecstasy of both the spoken and the unspoken.
Myth’s lack of need for translation – for myth, we are told,[5] is the closest language comes to music – is only apparent. For myth is not language.[6]
Ariadne’s name is fleshed out by her stories but, unless her name is the constant allegory of these stories, her name can be mythically disembodied. And what remains after an entity’s disembodiment is different from what preceded its embodiment – this would be the proof of any known entity’s existence. Myth devours the story to sculpt the character’s name out of it. What’s left is a mythical name whose story can’t be further told. Ariadne’s mythical name points back directly to its pre-narrative origin; its thread leads back, out of the labyrinth of richly conflicting stories, into the preverbal. The naming power of myth is as jealous as the absolute, and its cunning covers up it’s the constitution of its object. For what does “the myth of Ariadne” mean? What more than clouding does the ambiguity of the genitive “of” provide? Myth names, not to let itself be named. This naming is nomothetic: myth gives itself as the rule of exception[7], surveying the world from the viewpoint of Distant Law.
The chasm between stories and myth is devastatingly lit in Kafka’s short and dense “Prometheus,”[8] where the first engineer’s fate is told fourfold.
The first is the standard legend: the “gods” punish Prometheus for his having robed them the secret of fire by having him chained on a large rock in the Caucasus mountains, where his liver would be ripped apart – forever daily – by eagles.
In the second the birds torture him so greatly that Prometheus presses himself into the rock “until he became one with it.” What remains, the mass of rock, is the pure matter and Grund which offers unparalleled resistance to knowledge and change.
The third has Prometheus forget – and all the actors (he himself, the gods, the birds) will have forgotten everything, so that, at the end of time, he will be free from being affected. “Nonidentity as autoamnesia is a pure representation of being beyond the reach of persecution,” comments Blumenberg.[9]
Finally, the fourth retelling replaces forgetting with weariness. “The gods grew weary, the eagles grew weary, the wound closed wearily,” writes Kafka. [10]
Kafka’s parabolic “tetra-Prometheus” attempts to fly off to an era which is not suffocated by myth (Borges too followed such geological exploits to find that eon where the myth of the past is abandoned for lack of ground).
To understand that myth gives itself at all times, that it is not an ancient, naïve story ready to be bypassed by the proud march of reason, yet somehow resilient to the humanist’s weary and enthusiastic eyes, one needs to go by a more complex concept of history. This would involve a “spiritual” component of history whose eras and eons hardly connect with the periodizations that have made chronology into the blackmailing, one-eyed queen of time. While myth is chronologically set “before” – witness the Aristotle-inspired historiography of the West – its irruption into time can trigger eras and eons. Retrospectively, the chronology of myth appears as nonsense. Kafka attempted to find a parabolic era where myth could find no ground. His storytelling sat myth aside from stories, as did surrealism and absurdism in their resistance to the Enlightenment- and Romanticism-generated totalitarianisms of the twentieth century.
The wholeness of perfect time is an image as cheap as a sectarian bath of mud given to thought. Such utopias nourished by boredom, Carl Gustav Jung’s, for instance, bar thought’s access to time in the name of a vétuste, presqu’eternel esprit. Their Zeitgeist has both spirit and time mirror each other in their unavowable disappearance.
However, with Kafka we have come to understand that stories are told in order to delay what would kill us anyway, and that the escapism vehiculated by myth on the ritual two-way highway to the origins will nothing but make us oblivious to the urgency of this delay.
If it is neither story nor truth blurred, what, then, is myth?
The vastness of the issue calls for a constellation of snapshots – not much more can be delivered in such a limited space.
The answers to the question “what is myth?” follow the c(o)urse of myth’s cunning. A cynic, who has all the answers but no question, would answer, “Myth is what.” It is the “whatness,” the quiddity, the empty yet utopian telos of every mean means for achieving it.
An exhausted thought would see myth as the biggest of an infinite series of fish being swallowed and swallowing in turn – of which the one that sheltered Jonah’s days of tremor, is quite small. Kafka has strictly intimated the anxiety provoked by such a series in calling the hierarchy of justice “infinite” (in The Trial). After Pasteur announced that one can’t photograph the universe because one is already inside it, Russell and Whitehead called the biggest fish, “The set of all sets,” and found it to be empty (in Principia mathematica). Kafka was concerned about and with myth – he was a singular citizen of the jagged border between culture and myth, and he knew that the gods were pushed far away on transcendental ground to let man breathe on earth. That breathlessness was the ground of breath was unknown to Bertrand Russell. Yet, in both cases, the answer to the question “What is myth?” is empty.
In his “must,” Work on Myth, Hans Blumenberg[11] defines myth’s chief function as that of “rationalizing Angst” (dread lacking a specific cause), of transforming it into the fear of named agencies. Myth’s rationality and shielding powers lie, according to him, in its ability to name the threat and tame it within this or that – etiological or not quite so – story. Enlightening as it is, Blumenberg’s theory tells only one half of myth’s story. Myth brings nature to the brink of culture. We must suppose, perhaps, that fear precedes anxiety in the evolution of mankind. Anxiety corresponds to a later stage of development, in which an interiority must be supposed, so that the fear associated with mere instinct is complicated by the invagination of the source of threat. In a first move, myth transforms fear into anxiety – say, the fear of fire into the anxiety elicited by its hardly perfect mastery.[12] If so, myth makes culture possible – as the environment of anxiety. The many faces of monstrosity witness to this moment, as does the idea of a “human nature.” The second moment coincides with Blumenberg’s definition of myth: the transformation of anxiety into fear. What appears to be the reversal of the first moment into the second – of a psychological Unheimlichkeit into a narrative wilderness kept at bay by names and plots – is the central cunning of myth. Myth is primordial to the simple binary in which the Greeks cradled chaos and cosmos. Myth has a forming function: it gives form to chaos, to hyle (stuff), to blunt matter. But myth, uncanny mediator, lies on the threshold between what we call ‘nature’ and ‘culture.’ Myth is the civilizing hero of anxiety’s wasteland only because it has already created that wasteland. The second moment, the rationalization of anxiety as fear, can always be carried by stories that attempt to be as “universal” as music. The second moment of myth’s deployment can go by the name of “culture.” Culture is not just play[13]: it is anxiety at play. Thus, to bet against myth requires a two-step move: one step is foolish (to oppose myth does not lie in the powers of man); the other – sublime, thus fairytale-like (there is no higher ground than myth’s on which man can consume his unmanageable contradiction) – or quixotic, though Don Quixote’s tale of no esprit avant la lettre opposes the one of heads-and-tails that Pascal split to bet on God. Behind myth’s taming deeds there lies myth’s mischief. How can one even place the bet against myth, unless one is beyond good and evil, when it’s too late? How can one bet on myth unless one has already abandoned the fight in favour of faith, when is also too late?
Knowledge is split along a divide that often filters and always severs the general-abiding concept from the eventfulness of the singular. To the generality of the concept there correspond particulars, which are mere instances of successful deductions: a tiny green lobster exists as the example of a deduction that goes from the established general to the point of no further division called “tiny green lobster.” As to its “actual existence,” the tiny green lobster had it predicated upon itself within the order of the general and under the orders of General Knowledge. On the other side of the epistemic divide, the tiny green lobster will exist, accidentally and rhizomatically, capriciously and eventfully, thus finding its universality in the flow of its singularity.
Polemics is the fundamental mode of knowledge in action[14]: it entertains the ceaseless fight between the order of the singular and that of the general. Crossing that line is regarded as a desecration, a desertion, or at least as a foolish exercise in impurity. That divide is myth. The Judaeo-Christian forbidden fruit figures not only as the one of knowledge carnal or divine; it also is the barrier that separates the general from the singular quince. Guilty like hell, Adam and Eve ate myth.
The virus of myth makes culture possible and surreptitiously installs itself in language. The medical attempts at healing or purifying language of this virus rank as either foolish (Viennese neopositivists such as Rudolf Carnap give foolishness’ paradigmatic expression in the twentieth century) or sublime (for instance, Mallarmé’s effort to “donne[r] un sens plus pur aux mots de la tribu”). This pharmacopeia turned ideologocal has done little to prevent myth from carrying across the lands of culture its jealousy, poison, and charm. Unless culture organizes itself to resists myth’s infiltrating attempts, myth will advance in progressively immaterial forms and will chase culture away from all of its sheltering corners. Then, its rule of none will scorch the earth.
Only polemics can face myth, for it gives reality to its opponent, it creates actuality from the middle of the fight, it calls the world to arms. Polemics flows versus the virus of myth, and a culture that does not fight this virus is not worth the name.
[1] Resistance to myth has been one of reason’s chief acts of pride since writing began leaving the labyrinthine traces that go by the name of history. The prouder its self-reflection and re-election, the more restricted reason turned out to be; the more restricted, the less flexible in its tackling of myth. The locus classicus of the all-out attack on myth, the Enlightenment project, clustered the protean forms of demythologization as the paradigm of radical secularization. The nominalism inherent in the Enlightenment project had myth subjected to the work of definition, meant to begin and end, once and for all, the subversive, misguiding, obscurantist, etc. actions of myth. Thrown into restricted reason’s beam of light, myth had to be denounced, defined and renounced.
[2] According to the OED, myth’s covenant with the narrative (1) is foregrounded with respect to its alternate covenant with truth (2):
1a. “[Myth is] a traditional story, typically involving supernatural beings or forces, which embodies and provides an explanation, aetiology, or justification for something such as the early history of a society, a religious belief or ritual, or a natural phenomenon.”
1b. “As a mass noun: such stories collectively or as a genre.”
2a. “A widespread but untrue or erroneous story or belief”
2b. “A person or thing held in awe or generally referred to with near reverential admiration on the basis of popularly repeated stories (whether real or fictitious).”
2c. “A popular conception of a person or thing which exaggerates or idealizes the truth.”
[3] The standard reference sends to the very beginning of his Aspects du mythe (Paris: Gallimard, 1963).
[4] Roberto Calasso, The Marriage of Cadmus and Harmony [1988]. Translated into English by Tim Parks. Toronto: Knopf Canada, 1993: 22-3.
[5] In a history that “can never completely divest itself from myth,” where “the analysis of myths [is] comparable with that of a major musical score,” as a Romantic structuralist, Lévi-Strauss draws “the logical conclusion from Wagner’s discovery that the structure of myths can be revealed through a musical score… music and myth [are] languages… which… transcend articulate expression… both need time only in order to deny it… Both, indeed, are instruments for the obliteration of time. (By listening to music, and while we are listening to it, we enter a kind of immortality).” Claude Lévi-Strauss, The Raw and the Cooked. English translation (of Le cru et le cuit, 1964) by John and Doreen Weightman. New York: Harper & Row, 1969: 13-17.
[6] To Roland Barthes, the linguistic meaning of the sign is distorted when it takes on mythological signification. The mythological signifier (which could be image, a phrase or many other things) carries with it simultaneously its linguistic meaning (its previous history as a linguistic sign) and its emptiness of form, which is reserved for the intention of the mythological concept. A mythological signifier has an empty but present form and a full but absent meaning. (“La forme y est vide mais présente, le sens y est absent et pourtant plein.” Roland Barthes, Mythologies. Paris: du Seuil, 1957: 231.) That myth is “a type of speech” is derived from and reinforces Saussure’s mystical, axiomatic, and relationally clear notion of “langue.” But as “langue” is not part of language, but rather the universally potential that determines, renders partial and eventually undetermines any actual or imaginable “parole,” Barthes’ “myth” ranks with other equally undetermined linguistic types of speech (poetry, prose…).
[7] Carl Schmitt, The Concept of the Political. English translation [of Begriff des Politischen, 1932], introduction, and notes by George Schwab. Chicago: University of Chicago Press, 1996, passim.
[9] Hans Blumenberg, Work on Myth. English translation [of Arbeit am Mythos, 1979] by Robert Wallace. Cambridge: MIT Press, 1985: 635.
[10] “To Kafka, the world of his ancestors was as unfathomable as the world of realities was important for him [and, in an early note by him, we read, “I have experiences and I am not joking when I say that it is a sickness on dry land”… and we may be sure that it took him down to the animals” ((Walter Benjamin, Illuminations. English translation by Harry Zohn. New York: Schocken, 1968: 130-1).
[12] Among the emergency vehicles that fill the modern world with noise and hope, the fire trucks are the quickest to show up at the scene of an accident. As troubleshooting has become the main function of the state in the environment of present or foreseeable accidents, the speed of the fireman informs that of the politician. This dromological cautionary tale, which has reduced to speed the magic of the blacksmith and the alchemist, features troubleshooting as the instrumental rationalization of both anxiety and fear. Under the threat of the supremely rapid fire of an explosion, the contemporary state attempts to defend itself against the fiend-fire of the terrorist, and to deplore the victims of friendly fire. Both are expressions of an agonizing culture.
[13] According to Huizinga’s popular view, culture is self-contained play occurring beyond the boundaries of threat; the actor-of-culture-as-play’s Latinate name, homo ludens, Johan Huizinga, Homo ludens: a study of the play-element in culture [def. ed., 1944]. English translation by R.F.C. Hull. London: Routledge and K. Paul, 1949, passim.
[14] Heraclitus, the purest polemicist of the West, had he false obscurity of his “War [polemos] is the father of all things” bypassed by Socrates’ and Plato’s knack for dialectics, or for the overcoming of polemics in the tripartite move that Hegel will much later systematize in the Phenomenology. All throughout, dialectics is an excuse for its own lack of both polemical force and mystical desire of self-loss. In its peace-making, general-mediating action, it lets myth rush back into its very machine. Hegel’s Aufhebung is myth’s best disguise to date, its unquestionable naming power and condescendence for the past.
Imaginaire, religion et superstitions. Plaidoyer pour la « longue durée »
Philippe Walter
Université Stendhal – Grenoble 3, France
Imaginaire, religion et superstitions
Plaidoyer pour la « longue durée »
/ Imagination, Religion and Superstition
Abstract: The extensive study of the Christian mythology that animated medieval Europe shows that this mythology was primarily inspired by pagan beliefs and that very little of it comes from the Bible. The fact that Christianity grafted itself onto earlier pagan worship was part of the design of the Church Fathers. With regard to the subject of medieval festivals, tales and rituals, it is important to understand that nothing has been lost or created. Instead, everything has been transformed, especially if we consider the feasts, rituals and tales over a longer period of time. Consequently, what we call superstitions can be considered as traces of archetypes in successive cultures.
Keywords: Medieval folklore; Christianism; pagan beliefs; superstitions; popular religion; mythology.
Il y a sans doute quelque inconscience à associer ainsi trois notions aussi vastes que religion, imaginaire et superstition. Chacune fournirait à elle seule la matière d’épaisses encyclopédies et les trois ensemble dessinent des relations si complexes qu’il paraît d’emblée impossible de cerner globalement leur interaction[1]. Pourtant, les travaux en matière d’histoire des religions ont insisté sur la nécessité de ne pas séparer arbitrairement l’histoire d’une religion et celle de la société et des hommes qui l’adoptent (en particulier au niveau des représentations, des symboles et de la tradition que cette religion incarne). Aussi, parler du christianisme, ce n’est pas seulement évoquer une religion ou une doctrine religieuse. C’est se confronter à l’intégralité d’une culture traditionnelle car comme toutes les religions qui l’ont précédé le christianisme a épousé son temps et a contribué également à le transformer. Le christianisme, mais on pourrait en dire autant du bouddhisme, de l’Islam ou d’autres religions, déborde largement le cadre d’une religion institutionnelle pour relever plus globalement de la civilisation au sens très large du terme. Il inclut une vision du monde ainsi qu’une tradition de croyances, d’images et de représentations qui finissent par s’incarner en lui. Le christianisme possède aussi un imaginaire sacré qui n’est pas le pur produit de la théologie et des catéchismes mais qui résulte bien souvent de la permanence d’une tradition mythique qui l’a précédé.
Les saints imaginaires et l’imaginaire des saints
Jacques Merceron a pu réaliser un épais dictionnaire des saints imaginaires et facétieux au nom pittoresque voire grotesque qui ont eu la faveur populaire[2]. On trouve ainsi saint Glinglin, sainte Nitouche (on n’y touche pas !), sainte Guenille, saint Braillard, sainte Pissouse, saint Grelottin et bien d’autres. Certes, l’Eglise s’est souvent empressée d’éliminer ces témoins souvent inconvenants d’une piété sans prétention théologique. Que faire d’un insolent saint Bandouille, en compagnie de saint Bandard et de sainte Verge[3] ? D’une sainte Merlipopette qui n’a ni ventre, ni cul, ni seins et qui a été tuée à coups de ciseaux[4] ? D’un carnavalesque saint Pansart au ventre bedonnant qui rappelle à bien des égards le Sancho Pança (Pansart) de Cervantès ? En fait, comme le note Jacques Merceron,
« la prise de conscience de ces cultes douteux est ancienne. Déjà le capitulaire de Charlemagne daté du 23 mars 783 demande qu’on ne vénère pas les faux martyrs et qu’on ne se rende pas en pèlerinage sur les tombes de saints douteux. Dès cette époque, la vénération des saints dépourvus de Vies ou de Passions est aussi condamnée par les conciles régionaux. Le Père Jean Mabillon avait aussi écrit une dissertation sur le culte des saints inconnus ou saints baptisés qui souleva quelques remous en son temps »[5].
Cette remarque donne une juste idée des usages qui ont été en vigueur au sein de l’Eglise en ce qui concerne le culte des saints. La rédaction de documents hagiographiques est souvent une manière de contrôler la tradition populaire et l’imaginaire foisonnant dont elle fait preuve. Toutefois, sous la rhétorique chrétienne, se lisent en filigrane de vieux thèmes mythiques émanant du paganisme. Par ailleurs, l’Eglise est parfois contrainte d’acclimater au culte officiel (de « baptiser ») des saints d’origine douteuse qui rencontrent un grand succès dans les dévotions. L’Eglise est obligée de composer avec un imaginaire qu’elle ne peut ni nier ni réprimer. Elle participe elle-même à l’acculturation pour éviter d’en être victime. Par ailleurs, le culte des saints dans le christianisme montre assez que le polythéisme a toujours précédé le monothéisme. Comme l’écrit G. Durand :
« Un monothéisme ou un monopole idéologique ou un monophasage psychique est intenable pour l’âme humaine normale et partant pour toute religion authentique, c’est-à-dire qui n’est pas servante d’une inquisition morale ou politique. […] Tant que le Christianisme s’est affirmé sans complexe comme religion de la plurialité des voies, soit à peu près jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il a pu rayonner (malgré ses déchirements à partir de la Réforme) comme religion de l’Europe et même de l’Occident tout entier. Toute une « légende dorée » intégrait les légendes religieuses des antiques civilisations recouvertes par l’évangélisation. […]. Tout s’est progressivement gâté à partir du XIIIe siècle, comme le montre la politique inquisitoriale. […] Puis, il y a eu une sécularisation progressive dont le monothéisme qui allait culminer à partir du XVIIIe siècle avec tous els modernismes. La déesse Raison fut l’apogée du monothéisme, brandissant les chaînes brisées de la Liberté et la « Sainte Guillotine » de la Terreur »[6].
La persistance d’archétypes
Une religion qui serait pur dogme n’aurait aucune chance de s’incarner dans une pratique sociale et ecclésiale. L’homo religiosus projette dans une foi religieuse son affectivité, ses fantasmes, ses croyances, en un mot son imaginaire, autant d’aspects qui débordent du dogme proprement dit ou qui l’enrobent d’aspects étranges ou étrangers, pour ne pas dire superstitieux. Le mot veut bien dire ce qu’il désigne. La superstition, c’est ce qui subsiste au-dessus (super – stare), ce qui se maintient et surnage dans le temps, même lorsque ces temps ont changé. Ce sont des formes archaïques de pratiques ou des croyances religieuses qui témoignent de la permanence de certains comportements archaïques ou de certains « archétypes », si l’on veut parler en termes jungiens. La superstition est résistance d’une âme primitive aux intimations d’une police de la pensée et de la foi. Ces superstitions se sont parfois tellement intégrées à la pratique religieuse qu’il devient difficile d’établir la limite entre le sacré et le profane. Ce fut tout le problème de la sorcellerie qui, bien au-delà du Moyen Age, continua d’inquiéter non seulement les théologiens mais aussi les philosophes. Ces derniers prônèrent une religion fondée sur la Raison et préparèrent sans l’avoir voulu les grands totalitarismes du XXe siècle puisque la Gestapo ou le KGB ne firent après tout que perpétuer et perfectionner les méthodes d’enquête et de torture instaurées par l’Inquisition médiévale[7]. Donc, le phénomène religieux forme un tout et c’est pour l’avoir méconnu que l’Occident rationnel et positiviste voit sa religion se vider de sa substance mythique et imaginaire[8]. La faute en revient à peut-être aussi à certains théologiens qui ont voulu se montrer plus évangélistes que les évangiles eux-mêmes. Car dans la Bible elle-même, la mythologie et l’imaginaire ne sont pas absents. Le pasteur luthérien Rudolf Bultman l’avait bien vu lorsqu’il chercha à démythologiser les évangiles.
« Démythologiser ? Cela veut dire évacuer les mythes. Les mythes ? Ce sont les récits fabuleux, les situations plus ou moins imaginaires, les manières archaïques et païennes de rapporter les faits historiques. C’est seulement en écartant le fictif et le merveilleux que surgit le vrai noyau historique. Prenons par exemple la naissance et la résurrection de Jésus. Pour faire comprendre que Jésus était fils de Dieu, les premiers apôtres ont créé le mythe de la conception virginale. »[9]
Ainsi épuré, le christianisme devient une pure vérité historique. Mais ce positivisme théologien vide le christianisme de tout ce qui le marque en profondeur et qui lui donne sa raison d’exister comme religion et qui nourrit ses dogmes. En un mot le positivisme tue un imaginaire constitutif de la tradition chrétienne, il tue sa mythologie première pour construire une autre mythologie, celle de l’Histoire avérée, puritaine et positive, porteuse d’inquisition et de chasse aux sorcières, d’une certaine forme de totalitarisme de la pensée. Comme l’a bien vu Gilbert Durand :
« La mort de Dieu n’a rien changé à l’orgueil du monothéisme occidental. Au contraire. Mais elle se profilait dangereusement dès lors que l’on faisait « descendre Dieu dans l’histoire ». Le totalitarisme s’est trouvé d’autant plus renforcé que les pouvoirs de la théologie monothéiste – qui laissaient encore intact le jeu de la transcendance – ont été transférés à une institution humaine […] Une inquisition sans dieu ne laisse aucun recours, aucune espérance : elle est l’enfer »[10].
La méconnaissance de l’imaginaire (dont la transcendance reste une preuve) aboutit à la négation de l’irrationnalité rationnelle de l’être humain qui est l’une des découvertes capitales du XXe siècle, à travers les grands pionniers de l’exploration de la psyché que sont Freud, Jung, Cassirer, Bachelard, Durand et bien d’autres. Nier l’imaginaire qui modèle tout comportement humain (y compris religieux), c’est nier l’humanité même de l’être humain. Ceci n’est pas sans conséquence sur le fondement même de la pensée symbolique :
« Il faut noter cette nuance entre Freud et Jung : l’image symbolique n’est chez le premier qu’un symptôme pathologique, alors que chez Jung […] l’archétype et le symbole sont constitutifs de la pensée la plus haute de l’humanité »[11].
La magie salvatrice
Dans tous les interstices entre le dogme théologique et la pratique souvent naïve de la foi vient s’insérer un imaginaire que les théologiens qualifieront de superstitieux. Dans un ouvrage discret, le domicain sociologue Serge Bonnet[12] avait souligné combien la foi naïve des simples gens se nourrissait de croyances quasi magiques. La Vierge ou les saints deviennent les intercesseurs magiciens qui vont exaucer les vœux de santé ou de réussite indispensables à la vie des simples gens. Encore aujourd’hui le pèlerinage de Lourdes attire des dévotions toutes païennes auprès d’une grotte des apparitions qui a toutes les chances d’être la forme christianisée des apparitions féeriques telles qu’elles se vivaient au Moyen Age. La Vierge Marie succède ainsi aux fées païennes. D’ailleurs, derrière la grotte des apparitions subsiste encore aujourd’hui à Lourdes une autre grotte, celle des Sarrasines qui n’a connu aucune christianisation. En dialecte pyrénéen, Sarrasine est un nom traditionnel des fées. Il y a d’ailleurs des détails bien étranges dans l’apparition de la Dame elle-même. Le jeudi 25 février 1858, lors de la neuvième apparition, Bernadette surprend la foule amassée devant la grotte pour voir l’apparition. Elle fouille la terre sous le rocher et découvre une source de boue. Elle barbouille sa figure. Elle mange de l’herbe. On la croit folle. On la traite de « merdeuse ». Bernadette explique que la Dame le lui a demandé. Bernadette dit toujours la Dame et non la Vierge. Or les dames sont aussi un nom traditionnel des fées. Qu’il y ait derrière l’apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous, un vieil archétype mythique que le regretté Pierre Gallais avait bien isolé dans la tradition médiévale : celui de la fée à la fontaine[13], est à peu près indiscutable. Mais, pour l’admettre, il faut admettre la perméabilité de la religion à l’imaginaire et il faut aussi situer les analyses de représentations dans ce que Fernand Braudel appelait « la longue durée »[14]. Le barbouillage de Bernadette prend alors tout son sens lorsque, dans la chantefable d’Aucassin et Nicolette[15] (XIIIe siècle), la Sarrasine Nicolette, présentée comme une fée, se barbouille également le visage pour accomplir un rite ancestral de Carnaval et pour porter un masque dont la signification archaïque et certainement polysémique relève entièrement de l’imaginaire.
Vierges noires et païennes
Le barbouillage de Bernadette Soubirous devant la fée à la fontaine de Lourdes conduit à reprendre la question des vierges noires. Les mystérieuses vierges noires disséminées un peu partout en Europe ont évidemment intrigué les théologiens, puis les ethnologues et les historiens des religions. Leur origine est discutée. Certains les tiennent pour des représentations christianisées de déesses antiques comme Isis ou Diane (dont le templs se trouve à Ephèse), d’autres les identifient à Cybèle, déesse de la terre et des récoltes, ou à d’autres divinités telluriques ou chtoniennes. On a négligé d’autres pistes comme la survivance des déesses mères de la vieille Europe qui ont pu traverser la période celtique et se retrouver en plein Moyen Age comme bien d’autres divinités préchrétiennes.
On a parfois remarqué que l’aire de diffusion du culte des Vierges noires avait suivi les légions romaines en Occident et l’on invoque parfois une explication historique. En 204 avant Jésus-Christ, après les défaites de Caius Flaminius à Trasimène et à Cannes, tandis que Rome était encore à la merci des armées d’Hannibal, les décemvirs consultèrent les livres sibyllins et y découvrirent un oracle qui promettait la victoire si « la Mère de l’Ida », dite aussi la « Mère des dieux » et représentée par la pierre noire de Pessinonte, était transportée de cette ville à Rome. De son côté la Pythie annonçait une grande victoire. Une ambassade solenelle fut envoyée auprès du roi Attale qui remit aux envoyés du sénat la pierre noire sacrée. Celle-ci fut portée par les vestales jusqu’au temple de la Victoire, sur le Palatin. Peu après l’armée carthaginoise levait le siège de Rome et quittait l’Italie. La Mère des dieux représentée par une pierre noire avait sauvé Rome.
Avec le temps, son symbolisme évolua. De pierre sacrée, elle devint en effigie une matrone assise ou debout représentant peut-être Cybèle (honorée dans un temple à Pessinonte), ou plus probablement Niké, la victoire bien connue de la statuaire grecque. Transportée en Gaule par les légions romaines, son culte s’y répandit. Les Phocéens eurent ainsi une divinité tutélaire qui représentait une vierge noire. Celle-ci existe toujours dans la crypte de l’abbaye Saint-Victor où elle est honorée par un important culte le 2 février. Car le christianisme était arrivé entre temps et il avait apporté avec lui le culte de la Vierge Marie. Le culte de la mère de Dieu allait se substituer à celui de la mère des dieux jusque là adorée sous sa forme noire. Pour respecter les croyances locales, la Vierge Noire succéda ainsi à la déesse mère noire dans un souci de christianisation dont il existe maints exemples dans l’histoire religieuse.
Il n’est peut-être pas nécessaire au demeurant de passer par Pessinonte pour retrouver l’origine de cette vierge noire. De plus, les légions romaines ne sont jamais allées en Pologne où se trouve la célèbre vierge de Czestochowa. Celle-ci n’a sans doute pas été apportée par les légions. Son histoire se pétrit d’imaginaire. La légende dorée lui donne pour auteur saint Luc l’évangéliste qui l’aurait réalisée dans le bois de la table ayant appartenu à la Sainte Famille, à Nazareth. En fait, nul ne connaît sa provenance lorsque le duc Wladislas la donne en 1381 au monastère que les Pères Paulins venaient de créer à Czestochowa. Peut-être faut-il regarder alors dans une autre direction et examiner la date à laquelle on honore généralement la Vierge Noire. Le 2 février, jour de la Chandeleur, voit dans certaines régions restées fidèles à la tradition la persistance de deux rites que l’on croirait indépendants mais qui sont en réalité profondément liés l’un à l’autre. D’abord, le culte voué à une vierge noire, ensuite la fête dite de l’ours qui se traduit par des barbouillages très carnavalesques dans les rues de la cité. La coïncidence de ces deux rites se retrouve par exemple dans les Pyrénées françaises, à Prats-de-Mollo. Ce jour-là, des jeunes gens se déguisent en ours. Ils portent une pelisse et se barbouillent le visage de noir. Ensuite, ils s’élancent dans la foule et cherchent à maculer de noir le visage de toutes les jeunes filles qui se trouvent sur leur passage. Il ne s’agit nullement d’une pratique diabolique. Bien mal inspirée serait celle qui refuserait ce barbouillage car il porte bonheur pour toute l’année à venir. Le rite a certainement des origines lointaines[16]. Se dissimuler le visage sous un masque remonte à des temps immémoriaux et le geste se retrouve dans de très nombreuses civilisations jusqu’en Amérique. Ne serait-ce pas une explication pour les vierges noires ? Car il a souvent été remarqué que les statues ne sont pas noires à l’origine. Elles ont été artificiellement (et probablement) rituellement noircies. Noircir le visage de la déesse-mère, n’est-ce pas alors lui assigner un rôle magique et talismanique propice à tous ses intercesseurs ? Ici encore, c’est le rôle magique du masque qui semble en question. Quant aux carnavals que nous connaissons, loin d’être les inventeurs de cette pratique rituelle, ils en sont les héritiers ancestraux. En se noircissant le visage, Bernadette Soubirous prend le visage de la vierge noire. Elle rejoint ainsi rituellement la figure chtonienne (la fée de la grotte qui lui est apparue) pour signifier qu’elle lui appartient intégralement. Elle accomplit une sorte de passage rituel vers l’autre monde, sombre et souterrain, pour entrer dans l’ombre de la vérité divine.
Le christianisme païen ?
Pour l’historien Jacques Le Goff, le XIIIe siècle marque à juste titre « l’apogée de la chrétienté »[17]. Mais quel christianisme et quelle chrétienté ? Certainement pas ceux du concile Vatican II ni même celui de la Contre-Réforme. Certainement pas non plus le christianisme savant (des théologiens érudits) mais un christianisme « populaire » (risquons le mot) qui est majoritairement (mais non exclusivement) celui des illettrés conduits vers la foi par des prêtres missionnaires. Ce christianisme flirte souvent avec le paganisme mais c’est pour mieux l’assimiler et le réinterpréter.
On l’oublie trop souvent : le christianisme médiéval est une religion de tradition, de compromis et de synthèse, surtout pour la couche la moins cultivée de la population[18]. Il y a une grande distance entre le christianisme d’un intellectuel de haut vol formé à la culture latine et à l’exégèse théologique et celui d’un humble paysan des campagnes qui ne sait ni lire ni écrire et qui n’a jamais entendu parler de saint Augustin ni des Pères de l’Eglise. Pourtant, le christianisme médiéval se donnait comme la religion de tous, y compris des plus humbles. Aussi, pour s’imposer dans les campagnes de toute l’Europe, cette religion venue du Proche-Orient dut composer avec des réalités religieuses locales qui préexistaient à son avènement. Elle dut construire une vision du monde et du sacré où se répondaient le message de la Bible et certains témoignages de l’ancien paganisme (celte, germanique, scandinave ou balto-slave).
On a souvent fait commencer l’histoire religieuse de l’Europe au premier siècle de notre ère et on a d’ailleurs de cette christianisation une idée bien sommaire qui se fonde trop aveuglément sur certaines légendes de saints : que l’on songe, par exemple, aux saintes Marie de la mer qui seraient venues spécialement de Terre sainte pour évangéliser la Provence. Il ne faut pas oublier que les hagiographes du Moyen Age ne sont pas des historiens modernes. Ils ne travaillent pas avec une conception scientifique de l’histoire qui repose sur la confrontation contradictoire des témoignages, sur la vérification objective de leurs sources. Ils se fondent plutôt sur des traditions légendaires qu’ils mêlent à de vagues données historiques. Ils compilent plusieurs textes, rajoutent des éléments de leur cru et aboutissent à construire une vérité qui tire sa légitimité de sa beauté bien plus que de sa validité historique. Pour le Moyen Age, le vrai se confond souvent avec le beau. La légende dorée des saints[19] repose ainsi sur une arborescence de thèmes mythiques qui se ramifient bien avant la période chrétienne proprement dite. La légende tient lieu d’histoire et l’imaginaire remplace souvent la « vérité » théologique. Mais « qu’est-ce que la vérité ? » demandait le Christ lui-même lors de sa Passion aux juges qui l’interrogeaient.
La réalité archaïque du paganisme pré-chrétien a été, de ce fait, souvent occultée par les textes ecclésiastiques officiels ainsi que par les naïvetés de l’histoire académique. Ce paganisme préchrétien n’est guère accessible qu’au niveau du « folklore », c’est-à-dire d’une mémoire traditionnelle qui s’exprime aussi bien dans des coutumes, des rites de fêtes que dans des témoignages détournés, plus ou moins « littéraires ». Cette religion « populaire » a duré très longtemps.[20] On en retrouve des traces jusqu’à nos jours dans des pélerinages à des sources, des troménies bretonnes ou des dévotions à des pierres. Il y a, par exemple, dans l’enceinte de la cathédrale du Puy-en-Velay une « pierre des fièvres » qui en tant que vieux témoignage mégalithique continue d’attirer les prières et les dévotions. Cette pierre a une histoire.
La pierre, la neige et le cerf
Selon la tradition locale, c’est au IIe siècle de notre ère qu’une veuve souffrant de fièvre maligne vint se coucher sur la pierre en suivant un ordre de la Vierge. Aussitôt, elle se trouva guérie. Georges, le premier évêque du Velay (en Auvergne) serait venu de son siège épiscopal situé à Saint-Paulien pour visiter la pierre réputée miraculeuse. Or, on était au mois de juillet et il la trouva recouverte d’une épaisse couche de neige. De plus, un cerf y avait en courant imprimé le plan du sanctuaire qui devait être édifié sur les lieux. Ne pouvant faire procéder immédiatement à la construction, l’évêque fit entourer la pierre d’une haie sèche d’aubépine. Le lendemain, l’aubépine était en fleurs. A la suite de ces miracles, l’évêque demanda au pape de construire une basilique sur ce rocher. C’est ainsi que la basilique du Puy-en-Velay se trouve aujourd’hui construite sur un rocher escarpé, qu’elle présente toujours la pierre miraculeuse exposée sous un porche. En outre, le sanctuaire abrite une des nombreuses vierges noires d’Auvergne. La figure virginale n’est autre que celle d’une grande déesse, véritable génie du lieu païen et garant de sa sacralité. Le cerf y est selon la formule de M. Gimbutas, « l’animal sacré de la déesse qui donne naissance » voire la forme animale de lé déesse elle-même.[21]
La présence du cerf dans ce contexte doit retenir l’attention. En effet, le motif du cerf comme arpenteur d’un domaine généralement sacré est fréquent dans l’hagiographie médiévale. On le retrouve par exemple dans la Vie de sainte Milburge qui obtient pour son abbaye toute la partie de l’île de Thanet (Kent) parcourue par un cerf en un temps limité. Il en est de même pour saint Edern qui reçoit tout le territoire dont il pourra faire le tour en une nuit. Pour obtenir un vaste territoire, Edern monte sur un cerf et le fait avancer au grand galop[22]. La présence du cerf lié à une fondation relève du mythe païen. On en trouve un bel exemple dans le Roman de Mélusine. La fée suggère à son mari Raymondin de demander en dot au comte de Poitiers, son seigneur, autant de terre que pourra en recouvrir le cuir de la peau d’un cerf. Ainsi présentée, la requête ne semble pas très difficile à satisfaire. De fait, la demande est accordée mais Mélusine suggère aussitôt à Raymondin de découper la peau du cerf en petites lanières et de mettre ces lanières bout à bout. Elles formeront ainsi un très grand cordon qui pourra entourer un vaste domaine[23].
La fondation de la basilique du Puy sur une pierre enneigée marquée par les pas d’un cerf arpenteur n’est pas une pure invention légendaire. Le motif possède une belle tradition antérieure au Moyen Age puisqu’on le retrouve associé à la fondation de Carthage. Dans l’Enéide (I, v. 371-372), Virgile résume l’histoire de manière laconique : « On appelle (Carthage) Byrsa parce qu’ils achetèrent pour la bâtir autant de terrain qu’ils en pourraient entourer de la peau d’un bœuf. » Dans son Histoire romaine, Hérodien rappelle encore le mythe : « On dit que Didon la phénicienne avait érigé cette statue lorsque, découpant une peau de bœuf (byrsa) en lanières, elle fonda Carthage ». C’est toutefois Justin, l’abréviateur de Trogue-Pompée qui a fourni le récit le plus circonstancié :
« Elissa acheta autant de terrain qu’en pouvait couvrir une peau de bœuf, pour assurer jusqu’à son départ un lieu de repos à ses compagnons fatigués d’une si longue navigation ; puis, faisant couper le cuir en bandes très étroites, elle occupa plus d’espace qu’elle n’en avait paru demander. De là vint plus tard à ce lieu le nom de Byrsa ».[24]
On pourrait croire que les auteurs médiévaux ont trouvé dans les récits antiques le motif en question mais c’est méconnaître la nature de la tradition mythique qui se transmet oralement plus que par écrit. Si les hagiographes médiévaux et l’auteur du Roman de Mélusine mentionnent ce motif, c’est parce qu’ils le trouvent dans la tradition orale dont ils héritent. L’imaginaire collectif avait maintenu ces motifs mythiques sous des formes variées. Or, c’est précisément cette variation interne des motifs qui garantit leur origine mythique. Dans le Heimkringsla scandinave, le roi Cyef donne à Géfion ce qu’il peut labourer en un jour et une nuit.[25] Tite-Live rapporte qu’Horatius Coclès reçoit en récompense de sa victoire près du pont Sublicius autant de terrain qu’il peut en circonscrire en un jour avec sa charrue. Selon Hincmar, Clovis donne à l’église de Reims autant de terrain que saint Rémi peut en parcourir à cheval pendant que le roi sera à table.
Ce lent mouvement d’assimilation du paganisme par le christianisme a façonné la « légende dorée » qui parcourt tout le Moyen Age. Les légendes chrétiennes des saints ou des fondations ne se sont pas créées à partir de rien. Le christianisme médiéval a hérité d’éléments mythiques divers (celtiques, germaniques, voire préhistoriques) et les paysans[26] gaulois du VIe ou VIIe siècle n’ont accédé au christianisme qu’après avoir projeté les vieilles croyances de leurs pères dans la religion nouvelle. On les a aidés pour cela : le clergé a utilisé l’hagiographie (les légendes des saints) comme une sorte de machine à transformer le paganisme, en le recyclant dans le christianisme. L’hagiographie a été une structure d’accueil pour un polythéisme irrécupérable dans le christianisme officiel centré sur une trinité monothéiste. Au lieu d’exclure radicalement le sacré inhérent au paganisme, le christianisme lui a donné une sorte d’existence affaiblie qui a permis de l’apprivoiser en douceur. Un transfert du sacré païen vers le sacré chrétien accompagna cette installation du christianisme en terre européenne.
Le christianisme n’est donc pas la première religion d’Europe. Il n’est pas non plus la première forme de spiritualité car il n’est pas né de rien. Il succède à des cultes autochtones qu’il a cherché à assimiler plus qu’à éliminer. Dès le VIe siècle, la recette de cette christianisation en douceur avait été donnée par le pape Grégoire dont les propos furent repris plus tard par Bède le Vénérable :
« Il ne faut pas empêcher les païens de s’assembler autour de ces temples, mais, au contraire, les encourager à construire leurs huttes en branches d’arbres autour du sanctuaire et à y préparer leurs repas rituels. Mais il faut qu’ils fassent cela les jours anniversaires des martyrs pour qu’ils n’immolent plus leurs animaux au diable, mais à Dieu. Si on leur laisse ainsi leurs joies terrestres, ils s’abandonneront d’autant plus volontiers aux joies célestes » (Saint Grégoire, Registrum, I, lettre 30).[27]
Dès lors semble se dégager une règle simple en matière d’histoire des religions et de mythologie. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. C’est ce que les sociologues appellent l’acculturation, c’est-à-dire un processus qui se déclenche lorsque deux cultures (ou deux religions) se trouvent en contact, agissent ou réagissent l’une sur l’autre. C’est ce qui se produisit pour le christianisme médiéval. Il dut assimiler les vieilles religions qui l’avaient précédé. Ceci signifie que le christianisme médiéval a finalement conservé des traditions émanant des religions antiques et que la mythologie chrétienne du Moyen Age entretient en l’occultant partiellement un paganisme antérieur à elle. Le christianisme a pu ainsi conserver (en les édulcorant parfois) certaines traditions religieuses dont il n’était pas l’instigateur. Il a hérité de croyances et de dogmes dont il a dû tenir compte pour sa propre doctrine. Dans ce mouvement de compréhension et d’assimilation, l’imaginaire a toujours joué un rôle essentiel d’humanisation de la foi et de la pensée.
[2] J. Merceron, Dictionnaire thématique et géographique des saints imaginaires, facétieux et substitués, en France et en Belgique francophone du Moyen Age à nos jours. Traditions et dévotions populaires, littérature, argot, Paris, Seuil, 2002.
[8] Les églises se vident le dimanche mais elles se remplissent lors de pélerinages ou de pratiques dévotionnelles qui perpétuent l’obscur message d’une tradition autant sacrée que populaire. Nous n’en prendrons pour preuve que cette église lorraine de Metz qui le 3 février, jour de saint Blaise, accueille une foule de pélerins venus faire bénir de petits pains censés protéger des maux de gorge et de la morsure des animaux enragés (Blaise en langue celtique signifie le loup et le saint est connu d’après son ancienne légende pour avoir parlé comme saint François d’Assise à des animpaux sauvages). Ce jour-là, plusieurs messes sont célébrées dans la journée et l’église ne désemplit pas. Lors des dimanches ordinaires, elle est vide. N’est-ce pas la preuve que la religion populaire a conservé l’imaginaire d’une tradition que les théologiens progressistes ont dénoncent comme superstitieuse ? En se démythologisant, le christianisme s’est asséché.
[9] S. Bonnet, La cuisine d’Emmaüs, Cerf, 1979, p. 20. On trouvera une réfutation des thèses bultmaniennes dans G. Durand, La foi du cordonnier, Paris, Denoël, 1984.
[13] P. Gallais, La fée à la fontaine et à l’arbre. Un archétype du conte merveilleux et du récit courtois, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1992.
[14] On se reportera par exemple à G. Bertin, Apparitions / Disparitions, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
[16] Sur cette coutume : C. Gaignebet et J. D. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen Age, Paris, PUF, 1985.
[18] Ph. Walter, Mythologie chrétienne. Mythes et rites du Moyen Age, Paris, Editions Entente, 1992. Deuxième édition revue et complétée : Mythologie chrétienne. Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Paris, Imago, 2003. Traduction espagnole : Mitologia cristiana. Fiestas, ritos y mitos de la Edad Media, Buenos Aires, Paidos, 2005, 204 p. Traduction polonaise : Mitologia chrzescijanska, Varsovie, Editions Pax, 2006. Traduction en anglo-américain : Christianity. The origins of a pagan religion, Rochester (USA), Inner Traditions, 2006.
[19] Jacques de Voragine, La légende dorée, traduction de J. B. Roze, Paris, Garnier Flammarion, 1967. On signalera aussi la récente traduction commentée de ce texte du XIIIe siècle dans la Bibliothèque de la Pléiade (Editions Gallimard).
[21] M. Gimbutas, Le langage de la déesse, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2005 (pour la traduction française).
[22] Le Braz, Les saints bretons d’après la tradition en Cornouaille, dans Magies de la Bretagne, Paris, Laffont, 1994, t. 2, p. 884-898. Voir aussi la légende de saint Théleau p. 917.
[23] Jean d’Arras, Le Roman de Mélusine, édition et traduction de J. J. Vincensini, Paris, Livre de poche, 2003.
[24] R. Basset, La légende de Didon, Revue des traditions populaires, 5, 1890, p. 717-721. Voir aussi les textes rassemblés dans : F. Létoublon, Fonder une cité, Grenoble, ELLUG, 1987, p. 191-223.