Dimitri Roboly
Le Château des Carpathes, histoire d’une passion mélomaniaque
Musique ! c’est avec un étrange frisson,
c’est avec une espèce d’horreur même
que je prononce ton nom !
E.T.A Hoffmann, Kreisleriana (1813-1815)
Le Château des Carpathes est une histoire d’amour. Par cela même, il constitue un cas à part dans le romanesque vernien. Le Château des Carpathes est aussi un roman musical, un éloge à l’opéra romantique et au chant lyrique, une exaltation de la voix humaine et de toute sa splendeur. Le Château des Carpathes est enfin un récit fantastique, dans la lignée d’Hoffmann et du roman gothique, qui peut se lire comme un prélude au Dracula de Bram Stocker, et une réflexion sur la notion de la machine et de l’automate. Mais plus que tout cela, c’est le plus beau et le plus étrange voyage que Verne ait entrepris dans les profondeurs de l’âme et les zones obscures de la création.
Pour parler de cet ouvrage, une nécessité s’impose : situer le roman dans sa dimension véritable et dégager d’emblée les deux axes autour desquels toute l’histoire se construit, à savoir la MUSIQUE et la MACHINE. Nous avons affaire à deux notions étroitement liées, intimement même, qui s’interposent, se superposent et finissent par s’autodétruire. Le fil conducteur que nous proposons pour cette analyse va nous conduire de l’esthétique musicale à l’érotique mélomaniaque et nous allons étudier le passage à risque d’une mélomanie grandissante à une monomanie destructrice, de la descente aux Enfers à l’extase suprême et, comme de bien entendu, à l’échec final. La souffrance est le mot d’ordre du récit, quoi de plus naturel lorsqu’il est question de musique, et le malheur du véritable héros de l’histoire, qui – nous allons le voir tout à l’heure – n’est pas celui que l’on croit, ressemble à celui de Gambara lorsqu’il s’écrie : « Mon malheur vient d’avoir écouté des concerts d’ange et d’avoir cru que les hommes pouvaient les comprendre. »1
I. LA MUSIQUE
Si Le Château des Carpathes est le seul roman des Voyages extraordinaires qui mette au premier plan une artiste lyrique, les rapports qu’entretient l’écrivain avec la musique remontent à son époque estudiantine. Dans son article intitulé « Verne et la musique », Pierre André Touttain insiste sur la relation de Verne avec son ami nantais Aristide Hignard, au moment où notre auteur était venu à Paris pour préparer son deuxième examen de droit. Oublié de nos jours, Hignard a non seulement été « l’un des plus anciens et des plus fidèles amis » de Verne, mais il a aussi écrit la musique de nombreux opéras-comiques et il a même signé la musique de plusieurs chansons de Verne, dont la très belle mélodie Daphné.2
Si l’on ajoute à cela, les fonctions de secrétaire que Verne a occupées, entre 1852 et 1854, auprès de Jules Sevestre – frère et successeur d’Edmond, directeur de l’Opéra National et fondateur du Théâtre Lyrique – ainsi que sa participation, pendant cette même période (jusqu’en octobre 1854), à l’administration du Théâtre de l’Opéra-Comique, où il fera jouer trois de ses pièces (sur une musique de son ami Hignard) et rencontrera « un compositeur proche de lui par l’esprit »,3 Jacques Offenbach, nous avons une idée plus précise des rapports que Jules Verne a eus avec l’opéra. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’il écrive, dans une lettre adressée à sa mère en 1855, qu’il vient d’acheter un piano, et que trois de ses meilleurs amis, Aristide Hignard, Léo Delibes et Victor Massé, sont des musiciens.4
Le penchant de notre auteur pour la musique est indéniable – ce n’est pas pour rien que le capitaine Nemo affirmait « Je n’aime que la Liberté, la musique et la mer » – et il importe de voir, à présent, quels sont ses goûts musicaux et ses références lyriques. Il ne faut pas oublier que l’ensemble de la période romantique a été dominé par les grands maîtres viennois et la figure de Rossini, que l’Académie de Musique est restée fidèle à ses traditions en inscrivant son répertoire dans le sillage de la tragédie lyrique et du drame musical de Gluck, et que l’opéra est devenu, plus qu’une passion, une habitude sociale. L’arrivée de Véron au poste d’administrateur de l’Opéra a permis l’émergence de ce que l’on appelle le « grand opéra », reflet de la bourgeoisie dominante.5 La musique devient un langage oculaire, le contraste des décors et la simplicité de l’action visent à faire surgir son caractère sentimental et à éveiller les âmes sensibles. « Il n’y a que la musique pour exprimer l’amour »,6 écrivait Balzac dans Massimila Doni et le romantisme en fait un langage pur, un art de l’absolu, réservé à un nombre restreint. Comme disait Stendhal, « elle a le défaut d’être inintelligible pour les neuf cent quatre-vingts personnes sur mille qui n’ont jamais senti les choses qu’elle peint ».7
Les préférences de Verne sont exprimées dans un roman peu connu, L’Ile à hélice (1895). Dans un long monologue du roi de Malécarlie, souverain d’un royaume imaginaire, les noms de Mendelssohn, Beethoven, Weber et Mozart (considéré comme « le dieu de la musique ») s’inscrivent dans le panthéon des compositeurs. Dans Le Château des Carpathes, c’est surtout l’opéra romantique italien qui enveloppe le récit d’un lyrisme passionnel, « dans ses manifestations de bel canto, si spécifiquement attachées à exploiter au maximum les possibilités artistiques et techniques de la voix humaine ».8 On y discerne aussi l’influence des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, de Roland furieux et de La Dame Blanche de Boieldieu. Ce dernier opéra, l’un des plus grands succès de l’opéra-comique,9 a inspiré l’épisode de l’auberge, lorsqu’une voix menaçante protège le mystère du château balkanique, faisant ainsi écho à la superstition des villageois écossais mettant en garde un soldat étranger contre la « Dame Blanche » qui « vous regarde » et « vous entend ».10
C’est dans une ambiance de mystère sur fond de Transylvanie que Jules Verne construit le fil d’un récit qui encercle le lecteur et perturbe son raisonnement. Des indices sont placés pêle-mêle à l’intérieur d’une narration dominée plus par l’extraordinaire que l’irrationnel et c’est dans un tel cadre que l’auteur met en scène la figure de Stilla, artiste hors pair, personnage énigmatique et fascinant. Son portrait reflète le caractère extra-humain de son art et renvoie à l’image de l’artiste dans la mythologie romantique :
La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d’une beauté incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux noirs et profonds, où s’allumaient des flammes, la pureté de ses traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d’un Praxitèle n’aurait pu former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste sublime, dont Musset aurait pu dire aussi :
Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !11
Pour bien comprendre l’admiration du narrateur, il faut rappeler que le XIXe siècle a vu s’opérer un intérêt grandissant pour la figure du virtuose, peut-être encore plus que pour celle du créateur. Les chanteuses d’opéra sont l’équivalent des stars d’Hollywood d’aujourd’hui, et les artistes vont passer à la postérité littéraire grâce notamment aux poètes romantiques. Aussi Verne se réfère-t-il à Musset et aux Stances qu’il a composées lors de la mort accidentelle de la soprano Marie Malibran (1836) :
N’était-ce pas hier, fille joyeuse et folle
Que ta verve railleuse animait Corilla,
Et que tu nous lançais avec la Rosina
La roulade amoureuse et l’œillade
espagnole ?
Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu
chantais « le Saule »,
N’était-ce pas hier, pâle Desdémona ?12
La musique entre dans la littérature et la figure de l’artiste acquiert une dimension hors normes. La femme artiste n’est pas une femme comme les autres, elle n’existe que par ses rôles, sans eux elle est insignifiante. Ce qui est sublime en elle, c’est son art, son côté artificiel. « Et de cette femme se dégageait une artiste sublime, une autre Malibran », écrit Verne qui détache la femme de l’artiste, la réalité de l’artifice. La Stilla a toutes les identités et aucune, elle est toutes les femmes et aucune, elle est tout et rien. Elle n’existe que par son art, elle ne vit que pour lui. « Jamais elle n’avait aimé, jamais ses yeux n’avaient répondu aux mille regards qui l’enveloppaient sur la scène. Il semblait qu’elle ne voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art ».13 C’est un pur signe, au sens mallarméen : « La danseuse n’est pas une femme qui danse ». Elle se confond avec ce qu’elle chante, elle se fond dans le chant. Elle est une illusion, comme son art en est une. La question de son art est aussi celle de son identité. Mais à partir du moment où elle n’est que signe, être de surface, complètement vide et dépourvu de cœur, son identité est caduque. Nous sommes dès lors dans la problématique de l’art et du faux, et la Stilla fait penser à la Fanfarlo de Baudelaire, lorsqu’elle affirmait « Je suis Colombine ». Détachée du naturel, signe de la femme plutôt que femme, ayant pour visage le masque de ses rôles, elle renferme, virtuellement, en elle la substance de toutes les femmes qu’elle incarne. La thématique de l’artiste est à rapprocher du mythe de l’actrice et, par conséquent, de celui de l’illusion. La femme actrice est un signe de quelque chose, une absence… Et si la comédienne n’est au fond qu’une écriture qu’on regarde, la chanteuse, elle, n’existe que pour transmettre l’émotion musicale sans, pour autant, la sentir.
Ainsi, la Stilla se confond avec ses rôles, elle chante à la perfection les sentiments sans les éprouver. Elle est proche du divin, tant par son nom (Stilla renvoie à Stella, l’étoile), que par sa fonction. C’est un être à part, une créature qui n’est pas de ce monde. Aussi, lorsqu’elle répond, assez bizarrement, de façon favorable à la demande de mariage de Franz de Télek, elle en meurt. Il ne peut y avoir, pour elle, d’autre vie possible que celle de l’artiste. Elle ne peut devenir femme, il n’y a rien de charnel en elle, tout est abstraction. Ce n’est pas elle que l’on admire, ce n’est pas elle que l’on désire, ce n’est pas elle que l’on aime, c’est sa VOIX. Sans elle, elle est insignifiante, sans elle, elle n’existe pas.
Les rapports de l’amour et de la musique doivent se voir dans une perspective de correspondance. Le baron de Gortz aime le son de la voix de la Stilla et non pas sa personne. « [Il] s’absorbait dans ce chant exquis, s’imprégnait de cette voix pénétrante, faute de laquelle il n’aurait pu vivre ».14 Si amour existe, il est sûrement platonique et son essence est d’ordre mélomaniaque. Toutefois, la mélomanie du baron de Gortz se transforme assez vite en monomanie et son obsession devient du harcèlement. Au point que la jeune femme décide de mettre un terme à sa carrière. Ignorait-elle pourtant qu’elle mettait de la sorte un terme à sa vie ?
« Son chant s’est éteint avec son dernier soupir »15 et son dernier rôle a été celui d’Angélica, l’héroïne d’Orlando furioso. Il y a comme un clin d’œil de Verne au lecteur car, par cette référence à l’épopée de l’Arioste (1516) qui a inspiré de nombreux opéras, dont l’Orlando furioso de Vivaldi (1727),16 l’auteur dévoile le secret du récit qui, comme le remarque Jean-Pierre Picot, est une réécriture du fameux opéra « sous couvert d’une fiction traitant du phonographe comme d’une forme de nécrophilie esthétique ».17 Et il est vrai que Le Château des Carpathes peut se lire comme un palimpseste à vocation nécrophile, car, comme nous verrons dans la seconde partie de notre parcours, la Stilla est morte, mais la passion exercée par sa voix a ravivé la flamme de son admirateur mélomaniaque.
II. LA MACHINE
La chanteuse morte, place à la machine. D’ailleurs, la différence – si différence il y a – n’est pas vraiment perceptible. L’artifice remplace l’artiste, la machine remplace l’automate. Mais pour cela, il faut l’apport de la science et l’entrée en scène d’un personnage emblématique, le savant Orfanik. Héros négatif de la science, être malfaisant et inquiétant, il est à la fois l’Orphée qui descend aux Enfers pour ramener la Stilla et l’orfraie, le fanatique, dont l’œil gauche suscite la panique des gens du village. La description qu’en fait Verne est digne du personnage :
Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, avec une de ces figures pâles que, dans l’ancien langage, on qualifiait de « chiches-faces ». Signe particulier, il portait une œillère noire sur son œil droit qu’il avait dû perdre dans quelque expérience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d’épaisses lunettes dont l’unique verre de myope servait à son œil gauche, allumé d’un regard verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s’il eût causé avec quelque être invisible qui l’écoutait sans jamais lui répondre.18
L’invention qu’il va mettre au point est inspirée du phonographe d’Edison (1878) et du fantascope de Robertson (1798). En réalité, comme le remarque l’auteur lui-même, « Orfanik ne s’occupait que de compléter les découvertes qui avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires effets ».19 Jules Verne n’est pas un novateur en matière scientifique et l’on s’est, d’ailleurs, à juste titre, demandé pourquoi il ne s’est pas inspiré du cinématographe dont l’invention remonte à cette époque-là. Il est vrai que l’électricité a toujours fasciné Verne qui en a fait l’éloge à maintes reprises. « Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il m’éclaire, il me chauffe, il est l’âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c’est l’électricité », dit le capitaine Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers.20 « […] l’électricité […] sera, un jour, l’âme du monde industriel », ajoute Robur le Conquérant.21 Mais la valeur de l’électricité dans l’œuvre de Verne est essentiellement poétique. Elle a une fonction magique qui permet l’accès au merveilleux. Et ce caractère surnaturel de l’électricité n’est pas étranger à la musique. Ainsi, le Nautilus est une machine qui produit un effet de « rêverie », d’ « extase musicale », tout comme l’invention d’Orfanik dégage une ivresse sensorielle extrême. Cette correspondance de la machine et de la musique, nous dirions même, pour reprendre la formule de Jacques Noiray, cette « union spirituelle de la musique et de la machine »,22 est un leitmotiv récurent dans le romanesque de Verne. Si dans Vingt mille lieues sous les mers, nous avons la « participation de la machine à l’idéal par le moyen de la musique »,23 dans Le Château des Carpathes, nous touchons à l’apogée de l’idéal musical par le moyen de la machine. Cette alliance de l’image et du son signale l’acte de naissance de la mélomanie moderne.24
Le récit acquiert dès lors une dimension métaphysique et la réflexion sur la musique amène à une réflexion sur la création. Les appareils d’Orfanik sont « une victoire sur la mort, ils retiennent, au bord du néant, ce moment définitif, ils le fixent pour l’éternité ».25 L’auteur parle d’ « intervention diabolique »26 et il est certain que toute cette machinerie mise en place par le bras droit du baron de Gortz ne peut qu’avoir une fonction satanique. L’homme défie Dieu et superpose la technique de la science au miracle de la création. Les influences abondent, Verne étant récepteur des contes hoffmanesques et du roman gothique. La machine contient une âme, c’est un thème déjà présent dans Maître Zacharius (1854) – ce récit méconnu de Verne est à rapprocher du Violon de Crémone d’Hoffmann, texte dans lequel le conseiller Krespel casse des violons pour trouver leur âme. Et, bien entendu, il y a L’Homme de sable et la figure d’Olympia : la femme mécanique, l’automate qu’on a du mal à distinguer des autres femmes. L’influence de Mary Shelley et de Frankenstein ou le Prométhée moderne est manifeste. La créature est confectionnée à partir de morceaux de cadavres, tout comme la création d’Orfanik est une reconstitution post-mortem. La défunte devient ainsi un jeu de son et de lumière et le baron « un adorateur du signe esthétique dans toute sa gratuité ».27 La formule est de Ross Chambers, à qui revient le mérite d’avoir su saisir si tôt le caractère esthète et nihiliste du baron de Gortz, et d’avoir démontré la séparation de l’artiste et de la femme dans ce texte résolument moderne de Verne :
Ayant réussi à séparer l’artiste de la femme, en donnant à celle-ci la mort que l’artiste réclamait en chantant :
Innamorata, moi cuore tremante,
Voglio morire…
– mort donc qui dérobe la femme à Frantz et à la vie, mais qui permet à l’artiste d’assumer sa « vie » véritable – c’est une pure apparence (portrait et voix enregistrée) que Rodolphe emporte dans son lointain château et que l’inquiétant Orphanik réussit à animer, au moyen d’un dispositif ingénieux, afin qu’elle puisse donner nuitamment le spectacle « son et lumière », où le baron trouve ses délices.28
Nous avons à coup sûr une fascination morbide qui n’est pas sans rappeler le grand maître de Verne, Edgar Allan Poe. « Car, plus qu’E.T.A. Hoffmann, génie romantique essentiellement fasciné par la femme, l’art et la musique – à qui Verne paie son plus beau tribu en écrivant Le Château des Carpathes – Poe aura été le Virgile d’un Dante nommé Jules Verne, sur ces chemins d’un autre monde nommé littérature ».29 Et l’extase musicale suscitée par l’enregistrement de la dernière apparition de la Stilla a quelque chose de nécromantique et de nécrophilique qui fait songer à Bérénice. Dans ce conte poesque qui doit se lire comme « une chronique de sensations », le narrateur monomaniaque est attiré par les plaisirs nécrophiles, alors que sa partenaire n’est pas entièrement morte. L’adoration conduit au fétichisme et la boîte d’ébène qui contient l’appareil dentaire de la défunte renvoie à la boîte d’Orfanilk contenant la voix de la chanteuse disparue.
Le récit vernien doit se voir sous un angle esthétique et érotique à la fois. Le personnage de Stilla est à rapprocher des mythes d’Orphée et de Pygmalion ; l’artiste vacille entre la dimension métaphysique d’Eurydice et la construction mécanique de Galatée. Pour Heinrich von Kleist, il n’y a que deux artistes de génie, l’ange et l’automate.30 Son Théâtre de marionnettes établit la théorie d’une rencontre du mécanique et du divin, du zéro et de l’infini. De cette rencontre, seul l’homme en est exclu, se situant à mi-chemin entre la conscience infinie et l’inconscience absolue. La femme actrice, elle, fait preuve d’une étonnante facilité à passer d’un pôle à l’autre. Elle est à la fois femme artificielle et créature de l’au-delà. La critique a assez souvent rapproché le roman de Verne de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Les rapports de l’art et de la machine, du désir et de la technique se croisent dans un univers de subjectivisme et d’apparences. Avec Villiers de l’Isle-Adam, la femme mystique s’efface définitivement, et la rupture de l’homme avec l’absolu conduit à la fin du désir. La technique se confond avec l’illusion et l’absence de l’amour charnel annonce la fin de l’Éros : « M’aimer !… Est-ce que l’on aime encore ! »31
Toute tentative de refaire la nature par la technique apparaît comme une punition divine. Toute réalité est illusoire, car la seule réalité c’est notre illusion : « Donc, n’oubliez plus que nous ne voyons des choses que ce que leur suggèrent nos seuls yeux ; nous ne les concevons que d’après ce qu’elles nous laissent entrevoir de leurs entités mystérieuses ; nous n’en possédons que ce que nous en pouvons éprouver, chacun selon sa nature ! »32 Les choses n’existent-elles pas d’ailleurs en fonction de l’illusion que nous avons d’elles ? Et l’illusion divine n’est-elle pas, pour ceux qui n’ont pas le don de la foi, l’illusion qui rend l’homme plus humain ? En réalité, l’homme aime ce qu’il crée et, par cela, il n’aime que son double. Il n’a plus d’amour que pour son propre double. Le récit est imprégné de désespoir et de raillerie. Et finalement, le sentiment qui prédomine est inéluctablement celui de l’ironie.
L’idée d’une machine qui remplace la femme conduit à un refus radical de la science et à la dérision de la technique. Nous ne pouvons dire avec certitude, à l’heure actuelle, si Verne connaissait ou non le roman de Villiers de l’Isle-Adam. Jacques Noiray a émis des doutes quant à cette hypothèse, mais il a été pris en flagrant délit de mauvais goût en affirmant l’infériorité esthétique du Château des Carpathes par rapport à L’Ève future.33 Ce qui est certain, c’est que Verne était hanté par l’idée du recommencement. Ses sociétés utopiques ou anti-utopiques, ses microcosmes sont une tentative de refaire l’humanité. Pourtant, ici, le lecteur n’est pas tant confronté à la problématique de la création, mais plutôt à celle de la suspension. Suspension de la vie, suspension de la mort. En captivant la voix de la Stilla, le baron de Gortz a emprisonné son âme et l’empêche d’accéder au repos éternel. Il est d’ailleurs présenté comme un buveur d’âme, une sorte de vampire dont la vie est maintenue par le chant enregistré : « Au paroxysme de l’extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine ».34
La création artificielle se superpose à la vie réelle et la machine a été créée dans le but de perpétrer le plaisir mélomane en assurant la délectation permanente. Car, contrairement aux hasards de la réalité et à l’épuisement du sublime, le chant de la Stilla ne décevra jamais les espérances de son auditeur. Il est, par cela, pareil à la parole d’Hadaly qui jamais ne déçoit l’espérance de son amant, cette parole attendue parce que fabriquée. De même que « Hadaly est faite pour se plier au rêve de son interlocuteur »,35 la Stilla continue de chanter par-delà la vie et la mort pour enivrer ce diable de Gortz. La machine et le baron ont un destin commun. L’appareil détruit, c’est la vie du baron qui s’en va sous les décombres du château :
« Sa voix… sa voix !… répétait-il. Son âme… l’âme de la Stilla… Elle est brisée… brisée… brisée !… »
Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le long de la terrasse, criant toujours :
« Sa voix… sa voix !… Ils m’ont brisé sa voix !… Qu’ils soient maudits ! »
Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck cherchaient à escalader l’enceinte du burg, sans attendre l’escouade des agents de police.
Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. Des gerbes de flammes s’élevèrent jusqu’aux nuages, et une avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.
Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des Carpathes, il ne restait plus qu’une masse de ruines fumantes à la surface du plateau d’Orgall.36
L’aventure technique est liée à l’aventure érotique. Cela n’était pas fait pour durer et la boîte magique d’Orfanik aura le même sort que l’appareil dentaire de l’amant de Bérénice. Elle se brise et Gortz se laisse écraser par ses adversaires. Et c’est là la clé du roman. Le héros véritable de l’histoire, celui qui méritait d’être aux côtés de la Stilla n’est pas Franz de Télek. C’est le baron de Gortz, Rodolphe. Dans son excellent article « Esthétique et féminité dans Le Château des Carpathes », Jean-Pierre Picot transperce le secret vernien en dévoilant la dualité des deux personnages. Nous avons le leitmotiv obsessionnel, dérivant de la « lettre de la fiancée froide »,37 où se rencontrent la belle jeune femme vouée au malheur, le jeune soupirant dépossédé et le monstrueux ravisseur. Mais, « à l’âge où il écrit Le Château des Carpathes, Verne, sexagénaire à la barbe fleurie, est plus proche de Rodolphe que de Franz ».38
C’est donc lui, Rodolphe, qui a souffert, c’est lui qui a aimé, ne serait-ce que la voix de la Stilla (elle méritait d’ailleurs davantage d’amour cette voix que la personne de la chanteuse), et c’est lui qui en est mort. Cet homme a fait sécession avec le monde, il s’est retiré pour goûter à l’unique raison de son existence, pour sentir la seule ivresse que l’on puisse se procurer dans ce bas monde. Sa misanthropie maladive, son obsession de la solitude et sa passion sans bornes pour le chant de la Stilla font penser à Des Esseintes et à l’extrême jouissance de l’esthète dilettante. Quant à Franz de Télek, il est l’homme par qui la communication est établie, l’ancêtre de France Télécom. Son arrivée au château va élucider la situation, mais, au bout du compte, il ne fait que détruire la passion post-mortem de Rodolphe. Il n’aura pourtant jamais sondé les profondeurs de l’âme de la Stilla comme son concurrent l’a fait. En offrant le repos à la voix de sa bien-aimée, en détruisant la boîte, n’a-t-il pas ouvert la boîte de Pandore ? N’a-t-il pas démystifié la Stilla ? Franz de Télek est Roland furieux, sa folie est la marque de son impuissance, et même si le narrateur laisse espérer une guérison future, il portera, pour le reste de son existence, le lourd fardeau de l’insignifiance. Franz de Télek et ses compagnons ont commis un crime impardonnable : en tirant sur la boite, Rotzko a tué la musique. Certains diront que Verne a voulu exprimer de la sorte son aversion pour la musique enregistrée. C’est plus que probable. Mais Le Château des Carpathes a enseveli sous ses ruines le corps de Rodolphe et l’âme de la Stilla, réunis pour l’éternité. Et il paraît, si l’on croit les habitants de la Transylvanie, qu’un son étrange et mélodieux se dégage des décombres, la nuit.
Notes
1. Honoré de Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu, Gambara, Massimila Doni, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 137.
2. Voir Pierre-André Touttain, « Verne et la musique », Les Cahiers de l’Herne, L’Herne/Fayard, 1974, 1998, p. 339-342.
3. Ibid., p. 340.
4 . Ibid., p. 341.
5. Véron lui-même présente son objectif politico-culturel en insistant sur le triomphe de la bourgeoisie au lendemain de la révolution de Juillet : « cette bourgeoisie victorieuse tiendra à trôner, à s’amuser : l’Opéra deviendra son Versailles » (Mémoires d’un bourgeois de Paris, Paris, 1859, t. 2, p. 96).
6. Honoré de Balzac, op. cit., p. 194.
7. Stendhal, Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, Paris, Le Divan, 1928, p. 357.
8 Robert Pourvoyeur, « Quelle musique Verne aimait-il ? », Europe n° 909-910, janvier-février 2005, p. 172.
9. La 1000e représentation a eu lieu en 1862.
10. Le livret de Scribe s’est inspiré de Guy Mannering et The Monastery de Walter Scott, auteur qui a beaucoup influencé Jules Verne.
11. Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, Lgf, Livre de Poche, 2001, p. 127.
12. Alfred de Musset, Poésies complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 337.
13. Jules Verne, op. cit., p. 127.
14. Ibid., p. 130.
15. Ibid., p. 135.
16. Dans l’épopée d’Arioste, le chevalier Roland est séduit par la grande beauté d’Angélique, reine de Chine. Il décide de l’emmener en France mais cette dernière est enlevée par des pirates et attachée à un rocher dans un endroit désert habité par un monstre affamé. Elle sera délivrée par Roger, un chevalier téméraire, moitié cheval, moitié oiseau de proie, au moment où le monstre s’apprêtait à la dévorer. Angélique retournera dans son royaume et elle règnera longtemps, alors que Roland, déçu de ce dénouement, arrachera tous ses vêtements, à la suite de quoi ses compagnons vont le ligoter.
17. Jean-Pierre Picot, « Jules Verne, pour un centenaire », Europe n° 909-910, op. cit., p. 5.
18. Jules Verne, op. cit., p. 130.
19. Ibid., p. 190.
20. Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Lgf, Livre de Poche, 1992, p. 138.
21. Jules Verne, Robur le Conquérant, Paris, Lgf, Livre de Poche, 2005 p. 69.
22. Jacques Noiray, Le romancier et la machine, Paris, José Corti, 1982, t. II, p. 175.
23. Idem.
24. Xavier Lacavalerie remarque aussi, dans son article « Le Château des Carpathes », Télérama Hors Série consacré à Jules Verne, février 2005 : « Rodolphe de Gortz peut s’adonner à son vice préféré, se repasser à satiété son air préféré et contempler la chanteuse qu’il idolâtre. Le mélomane moderne est né » (p. 81).
25. Jacques Noiray, op. cit., p. 179.
26. Jules Verne, op. cit., p. 191.
27. Ross Chambers, L’ange et l’automate. Variations sur le mythe de l’actrice de Nerval à Proust, Paris, Archives des lettres modernes, Minard, 1971, p. 36.
28. Ibid., p. 37-38.
29. Jean-Pierre Picot, postface de Maître Zacharius et autres récits, Paris, José Corti, 2000, p. 316.
30. Heinrich von Kleist, Über das Marionettentheater, Aufsätze und Anekdoten, Wiesbaden, Insel Verlag, 1954.
31. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 149.
32. Ibid., p. 193-194.
33. Voir Jacques Noiray, op. cit., p. 177-178.
34 Jules Verne, op. cit., p. 202.
35. Ross Chambers, op. cit., p. 46.
36. Jules Verne, op. cit., p. 206.
37. Il s’agir de la lettre que le jeune Verne adresse à ses parents le 30 juillet 1848, en apprenant le mariage de celle qui avait volé son cœur, la blonde Herminie Arnault-Grossetière, à qui il avait adressé une trentaine de poèmes. Dès lors, il sera marqué de cette passion détruite, de cet amour arraché par un homme plus âgé – en l’occurrence l’époux d’Herminie, M. Terrien de la Haye – et ce schéma triangulaire va longtemps hanter l’imaginaire vernien.
38. Jean-Pierre Picot, « Esthétique et féminité dans Le Château des Carpathes », in Philippe Hersant, Le Château des Carpathes, Paris, Editions Premières Loges, « L’Avant-Scène Opéra », 1997, p. 48.