Jean-Pierre Picot
Le Château des Carpathes : influences, confluences, effluences
Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les croyances au surnaturel ? Le pope et le magister, celui-ci chargé de l’éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles, enseignaient ces fables d’autant plus franchement qu’ils y croyaient bel et bien. Ils affirmaient, « avec preuves à l’appui », que les loups-garous courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu’ils poussent des cris de stryges, s’abreuvent de sang humain, que les « stafii » errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. […]
Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette mythologie roumaine, n’est-ce pas le château des Carpathes ? Sur ce plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du plateau de Vulkan, il n’était pas douteux qu’il abritât des dragons, des fées, ses stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de Gortz. (Chap. II, 25-26)1
Voilà : le mot est écrit : vampires, même si Verne lui substitue immédiatement le vocable, plus couleur locale, de stryge, traduction du roumain strigoi, tandis que vampir est d’origine magyare. Après la belle ouverture très opératique du ch. I, placée sous le signe d’E.T.A. Hoffmann (ce colporteur passager qui « vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et des petites horloges », n’est-il pas un clair avatar de Coppola ?), Verne plante fermement les pilotis de son roman dans les ch. II et III, posant d’emblée la problématique qui est la sienne : le choc du futur tel qu’il est subi dans un petit village isolé, « juché » sur le massif du Plesa, et totalement étranger à la révolution industrielle engendrée par l’exploitation minière dont profitent les bourgades voisines de Petroseny ou de Livadzel. Fort de ses lectures et de ses relectures de la Géographie universelle d’Élisée Reclus, mais créant de toutes pièces le village de Werst, comme paradigme du site hors espace et voué à une temporalité a-historique (à l’exemple du village de Quiquendone dans le Dr Ox), l’écrivain use d’une métaphore qui va se révéler particulièrement opératoire :
La civilisation est comme l’air ou l’eau. Partout où un passage — ne fût-ce qu’une fissure — lui est ouvert, elle pénètre et modifie les conditions d’un pays. D’ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure ne s’était encore produite à travers cette portion méridionale des Carpathes. (Chap. III, 37)
Relayé par les illustrations particulièrement inspirées d’un Benett qui n’a jamais été aussi digne de Gustave Doré en imagination visionnaire, ce motif de la fissure va parcourir tout le récit : fissure géologique associée aux « défilés du col de Vulkan » (Chap. X, 154 et illustration 153), fissuration finale du donjon du burg lors de l’explosion finale qui le transmute aussi bien en volcan qu’en canon (Chap. XVI, 234 et illustration 233), et, surtout, extraordinaire illustration du ch. IX p. 146, montrant, vu depuis les coulisses plongées dans l’obscurité, la Stilla dans les lumières de la scène, illustration qui dit autant l’entre-deux entre le monde de la quotidienneté référentielle et le monde de la représentation, que, de manière à peine occultée, l’objet du désir sexuel qui attache Franz de Télek à la suite de la cantatrice — le trop clair objet du désir qui, en l’occurrence n’est pas la Lune2.
Cette brèche ou cette fissure, c’est bien celle par laquelle doit passer l’infortuné Jonathan, entre le ch. I et le ch. II de Dracula : lors de son nocturne et ténébreux rite de passage par le col de Borgo, du 4 au 5 mai, nuit de la Saint-Georges, qui voit, à minuit le monde livré au mal (I, 20) en raison de la « vacance » momentanée du saint protecteur3.
Mais il serait téméraire de pousser plus loin la comparaison entre Verne et Bram Stoker. Le Château des Carpathes se présente, sous forme romanesque, comme un court traité d’épistémologie, d’esthétique, d’ethnologie et d’anthropologie comparatives, en dépit de la phrase, faussement modeste, d’introduction : « Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque » (Chap. I, 1) ; phrase programmatique démentie par la magnifique illustration en frontispice qui la surplombe ; et, d’emblée, la suite du paragraphe introductif, qui situe implicitement le récit dans la continuité des Indes noires et du Rayon vert, en précise les postulats en termes d’historicité :
Si notre récit n’est point vraisemblable aujourd’hui, il peut l’être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l’avenir, et personne ne s’aviserait de le mettre au rang des légendes. (Chap. I, 2)
La dimension romanesque, c’est celle qui a pour matrice le triangle Stilla-Franz-Rodolphe, et qui voit Jules Verne ajouter une pièce supplémentaire au réseau de « la morte-vivante et de la femme sans ombre »4 dont le texte fondateur n’est autre que la célèbre « lettre de la fiancée froide » en date du 30 juillet 1848, adressée par le jeune Jules Verne à ses parents à l’annonce du mariage d’Herminie Arnault-Grossetière5. Cette dimension romanesque se situe dans le champ du privé et de l’affectif. La dimension collective, celle du « choc du futur », c’est celle qui permet à Verne, comme jamais auparavant dans son œuvre, de procéder à une critique de l’idéal des Lumières, en montrant que l’avènement des nouvelles technologies de l’audiovisuel ouvre la voie à des lumières noires, c’est-à-dire à de nouvelles armes de domination des foules par le biais de la peur et d’un nouvel obscurantisme : donner à voir, et à croire, du surnaturel en représentation. Il n’y a pas de vampires dans Le Château des Carpathes, et l’on regrette que Clive Leatherdale, dans son passionnant et inégal ouvrage de référence, se contente d’écrire négligemment que ce récit « met en scène d’infâmes scientifiques qui se font passer pour vampires »6. Rodolphe n’est pas un vampire, il est un nécrophile esthétique ; Orfanik n’est pas un vampire, il est un illusionniste et un nécromant de la modernité. En somme, Le Château des Carpathes est de bout en bout un récit thétique.
À l’inverse, Dracula, récit non-thétique, relève du merveilleux religieux, et d’un merveilleux d’autant plus pervers qu’il est d’essence manichéenne.
Faut-il donc s’acharner à rechercher dans Dracula les traces d’une influence vernienne ? On regrette derechef que Clive Leatherdale, qui a consulté à la bibliothèque du Rosenbach Museum and Librairie de Philadelphie les volumineuses archives de Bram Stoker contenant les notes documentaires préalables à la rédaction de Dracula, n’en dise mot, et qu’il donne ainsi à voir un texte « gothique » dont toutes les sources seraient strictement anglo-saxonnes, raisonnement convaincant, mais quelque peu frustrant. Dracula est paru en 1897 ; Le Château des Carpathes était paru en feuilleton dans le Magasin d’éducation dans les tomes 55 et 56, du n° 649 (1er janvier 1892) au n° 672 (15 décembre 1892) ; il avait été publié sous forme d’in-18 le 20 novembre 1892, sous forme d’in-8 relié et illustré le 27 octobre 1892 ; puis il avait été publié à Londres dès 1893, chez Sampson Low, Maston and Co. Bram Stoker l’a-t-il lu ? Aucune des très inégales biographies qui lui sont consacrées ne permet de répondre à la question. La simple prudence intellectuelle nous commande donc de nous en tenir à des hypothèses séduisantes mais conjecturales ; il est facile d’avancer que le comte Dracula possède une bibliothèque bien fournie en guides, plans, revues et magazines7, et qu’il connaît l’Angleterre et Londres de manière livresque et encyclopédique, à la manière d’un lecteur de Jules Verne ; il est facile d’avancer que nombre de chapitres du roman sont supposés avoir été enregistrés sur rouleaux phonographiques ; mais il s’agit là d’occurrences à tout le moins très contingentes. Un vernien familier des Voyages extraordinaires pourra aussi rechercher ce qui dans le texte de Stoker « sonne » de manière vernienne. À cet égard, les premières pages du premier chapitre8 narrant le passage symbolique opéré par Jonathan de l’Occident à l’Orient via la traversée du Danube, accumulent les informations géographiques folkloriques, gastronomiques sur fond d’obsession du respect ou du non-respect des horaires prévus par les chemins de fer ; au point que le vernien sus-nommé sera à peine surpris de relever une forte parenté scripturale entre ces quatre premières pages et l’ensemble du roman besson du Château des Carpathes, à savoir Claudius Bombarnac, récit passionnant à bien des égards, mais dont la réception souffre de son couplage avec l’un des quelques chefs-d’œuvre absolus de Verne. Publié en in-18 le 30 janvier 1893, et en in-8 relié et illustré le 21 novembre 1892 moins d’un mois après Le Château des Carpathes, Claudius Bombarnac est un roman ferroviaire, sous-titré « carnets d’un reporter », qui débute à Tiflis et s’achève à Pékin, tout au long d’une conjecturale ligne de chemin de fer baptisé le Transasiatique. La comparaison avec le journal de Jonathan Harker permet de constater à quel point Stoker est soucieux, au moyen de procédés verniens ou périverniens, d’ancrer les prémisses de son récit dans un référent aussi rigoureux et authentique qu’il lui est possible. Il n’est pas possible là non plus de subodorer une influence directe (Claudius Bombarnac est paru à Londres chez Boy’s own paper en 1893) de Verne sur Stoker : leur est simplement commune une représentation « réaliste » de la modernité des années 1890, avec chez Stocker une « stratégie d’ouverture » à caractère vernien9.
Si l’on ne peut rigoureusement établir une quelconque filiation entre Verne et Stocker, il est en revanche aisé de les situer, en amont comme en aval, en terme de réseau comparatiste, ou si l’on préfère, de transversalités génériques. À repérer les systèmes d’influence et de confluence, Le Château des Carpathes et Dracula s’avèrent en fin de compte appartenir à un conglomérat fantasmatique qui trouve toute son efficacité dans la transposition scénique.
Si l’on reprend le qualificatif d’opératique utilisé plus haut, c’est un truisme d’affirmer que le roman de Verne partage avec Le Secret de Wilhelm Storitz la particularité d’être une œuvre particulièrement philomusicale, appelant le librettiste et le compositeur par la netteté de son canevas dramatique et de sa distribution d’acteurs. Verne n’avance pas masqué, en l’occurrence : l’opéra que chante la Stilla lors de sa fatale soirée d’adieux, c’est l’Orlando du compositeur, fictif ou réel, Arconati10, et elle interprète le rôle d’Angelica. C’est assez dire que l’on est en droit de regarder le récit comme une réécriture de l’Orlando furioso de l’Arioste — que l’éditeur Hachette avait réédité en 1879 dans une monumentale édition splendidement illustrée par Gustave Doré en personne11. Dès lors, le burg de la famille Gortz peut être relu et revu à la lumière du chant IV de l’Arioste : c’est l’épisode de l’auberge et du château des Pyrénées. Alors que Bradamante se repose dans l’auberge, l’hôte et toute sa famille se précipitent à la fenêtre. Citons le texte :
Et elle voit l’hôte et toute sa famille qui, en dehors du chemin, tenaient les yeux au ciel, comme s’il eût eu une éclipse ou une comète. La dame aperçoit alors une grande merveille qui ne serait pas facilement crue : elle voit passer un grand destrier ailé (un hippogriffe) qui porte dans l’air un chevalier armé.
Grandes étaient ses ailes et de couleurs variées. Au beau milieu se tenait un chevalier dont l’armure était de fer lumineux et étincelant. Il avait dirigé sa course vers le ponant. Il s’éloigna et disparu à travers les montagnes. C’était, comme dit l’hôte — et il dit la vérité — un nécromancien ; et il faisait souvent ce voyage plus ou moins long.
Dans son vol, il s’élevait parfois jusqu’aux étoiles et parfois rasait la terre, emportant avec lui toutes les belles dames qu’il trouvait dans ces contrées ; à tel point que les malheureuses donzelles qui étaient ou qui se croyaient belles — comme effectivement toutes se croient — ne sortaient plus tant que le soleil se faisait voir.
Il possède sur les Pyrénées, racontait l’hôte, un château bâti par enchantement, tout en acier et si brillant et si beau, qu’aucun autre au monde n’est si merveilleux. Déjà beaucoup de chevaliers y sont allés, et aucun n’a pu se vanter d’en être revenu. C’est pourquoi je pense, seigneur, et je crains fort, ou qu’ils soient prisonniers, ou qu’ils aient été mis à mort12.
L’enchanteur, le nécromant maître du château des Pyrénées, c’est le vieillard Atlante ; et Bradamante va aller l’affronter. De l’auberge au château : on reconnaît là le parcours de Franz de Télek aux chapitres VIII-XIII du Château des Carpathes. Mais Franz n’est pas Bradamante, il est Orlando, celui qui perd la raison, c’est-à-dire qui devient lunatique, puisque chez l’Arioste, la raison perdue des aliénés mentaux de la Terre se trouve sur la face cachée de la Lune, enfermée dans des fioles de toutes tailles, et c’est là que le chevalier Astolphe ira chercher la raison perdue de Roland-Orlando. L’illustrateur Benett semble avoir magnifiquement compris cette grille de lecture, puisque, comme nous l’avions écrit en 1985, les illustrations du roman multiplient les structures originales en forme d’obus, et l’explosion finale du donjon du burg évoque explicitement la déflagration de la Columbiad dans les dernières pages de De la Terre à la Lune13. Comme le château de Rodolphe, le manoir du nécromant Atlante disparaît au terme de son affrontement avec Bradamante.
Or la mort du comte Dracula n’a pas le même résultat :
Le château de Dracula se dessinait à présent, net, contre le ciel rouge, et chaque pierre de ses créneaux brisés prenait un relief effrayant, inoubliable14.
Dans son essai sur Dracula, Clive Leatherdale nous révèle qu’à l’origine, il en allait autrement :
Étrange découverte : dans le tapuscrit de Stoker, le château disparaît après « une convulsion volcanique de la terre ». Dans l’édition publiée, par contre, le château reste comme au début du roman. Impossible de préciser pourquoi Stoker a voulu changer. Peut-être a-t-il pris conscience de la trop grande similitude que son histoire aurait présentée avec La Chute de la maison Usher, d’E.A. Poe15.
Pour notre part, c’est à une autre similitude ainsi évitée que nous pensons : une autre énigme interpelle Clive Leatherdale, c’est celle des femmes vampires compagnes de Dracula. L’épisode est célèbre, et c’est un des plus explicitement érotiques du récit de Stoker : on se souvient comment à la fin du ch. III Jonathan Harker, qui s’est endormi dans l’une des pièces les plus confortables du château, se réveille baigné par la lueur de la Lune, alors que cette même lueur vient d’opérer la matérialisation de trois merveilleuses et terribles jeunes femmes :
Les deux premières avaient des cheveux sombres et des nez aquilins, comme celui du comte, de grands yeux étincelants qui, contraste avec la pâle clarté lunaire, paraissaient presque rouges. La troisième était belle, aussi belle qu’on peut le rêver, avec ses lourdes boucles dorées et ses yeux de saphirs pâles. Ce visage, je crus le reconnaître pour l’avoir déjà vu dans un de mes rêves, mais je ne pus m’en souvenir davantage16.
Et Clive Leatherdale de s’interroger :
De fait, Harker ne se rappelle plus jamais cette femme. De qui s’agit-il ? Quelques critiques ont avancé Lucy, la grande tentatrice — mais elle était brune, et rien n’indique, dans le roman, que Harker l’eût déjà rencontrée avant son voyage. Peut-être voit-il une Mina déformée, non telle qu’elle est, mais comment, dans son subconscient, il voudrait qu’elle fût17.
La réponse est peut-être plus évidente. Le contexte de cet épisode donne à comprendre que les deux jeunes femmes brunes sont les filles du comte Dracula et que cette femme blonde « aux yeux de saphirs pâles » est leur mère. Répétons les propos de Jonathan :
Ce visage, je crus le reconnaître pour l’avoir déjà vu dans un de mes rêves, mais je ne pus m’en souvenir davantage.
So nannte traümend mich einst die Mutter : C’est le nom qu’autrefois ma mère en rêve me donnait18.
Qui s’exprime ainsi ? C’est Parsifal, à l’acte II de l’ultime opéra de Wagner. C’est l’acte de la grande tentation subie pour le héros vierge, dans le palais de l’enchanteur Klingsor, Klingsor acharné à faire tomber dans le péché de la chair tous les chevaliers au service du Graal, et qui, une fois déchus, deviennent ses serviteurs. Et celle qui entreprend de séduire à son tour le vierge héros, c’est Kundry19, après que Parsifal a résisté à toutes les entreprises des filles-fleurs. Et pour y parvenir, elle va tenter, vainement, de jouer sur le sentiment incestueux et inavoué de Parsifal à l’égard d’une mère envers laquelle il se sent coupable. C’est assez dire qu’en comparant la scène des femmes-vampires par lesquelles Jonathan, éperdu, attend passivement d’être possédé, et cet acte II de Parsifal, il y a de troublantes similitudes. Certes, l’opéra de Wagner, créé à Bayreuth en 1882, ne devait à l’origine être représenté nulle part ailleurs que dans le théâtre voulu par Wagner, et ce jusqu’en 1913. Mais l’ouvrage est exécuté en concert à Londres en 1884, à New York en 188620. En 1884, Bram Stoker séjourne en Allemagne, visite Nuremberg, mais rien ne permet d’affirmer qu’il est allé jusqu’à Bayreuth21 ; en revanche, il est régisseur du Lyceum Theatre de son idole Henry Irving, il mène à Londres une vie très mondaine, et il est donc concevable qu’il ait assisté à une représentation de concert de l’opéra de Wagner. De fait, les points communs entre le comte Dracula et l’enchanteur Klingsor, entre le château de l’un et le palais de l’autre, sont assez nombreux pour que l’on puisse émettre l’hypothèse d’une influence directe. Il y aurait donc lieu d’annexer le Dracula de Stoker à toute la vague wagnérienne qui submerge la vie culturelle européenne dans ces années quatre-vingt — vague à laquelle Verne, on le sait, demeure aussi imperméable qu’incompréhensif22.
Les didascalies du IIe acte de Parsifal sont quant à elles aussi explicites que stéréotypées :
[…] Pièce à l’intérieur d’une tour ouverte sur le haut. […] Le plancher de scène représente une saillie de muraille, de laquelle on peut accéder à un sombre souterrain. Instruments divers servant à la magie et à la nécromancie23.
D’un château l’autre, en somme, du palais de Klingsor au burg de Rodolphe de Gortz, au château de Dracula — et ajoutons jusqu’au château des Pyrénées séjour du nécromant Atlante. C’est tout autant une mouvance wagnérienne qu’une mouvance gothique qui unit les trois ouvrages de cette fin du XIXe siècle. Et de ces trois, ou de ces quatre séjours, le château de Dracula est le seul à ne pas s’effondrer au final. Si Stoker laisse debout le château de Dracula, c’est bien plutôt selon nous qu’il a redouté que l’on trouve une trop grande similitude avec le dénouement de l’acte II de Parsifal :
De la lance, Parsifal fait un signe de croix, comme à la suite d’un tremblement de terre, le château s’effondre. Le jardin devient rapidement un désert aride ; des fleurs fanées apparaissent, éparses sur le sol. Kundry s’effondre avec un cri. […]24
Récapitulons : pas d’influence prouvée de Verne sur Stoker ; influence revendiquée de l’Arioste sur Verne ; influence des plus probables de Wagner sur Bram Stoker. Le jeu du comparatisme invite quoi qu’il en soit à prendre des risques, à avancer des hypothèses, à suppléer aux lacunes et aux insuffisances des documents. Par coquetterie comme par duplicité, un auteur d’avant la période postmoderne se fera un devoir de dissimuler les influences et les réminiscences, les emprunts et les petits larcins dont il est redevable à ses prédécesseurs. Il n’en est que plus intéressant de voir Jules Verne donnant à lire ouvertement maints épisodes-clés du Château des Carpathes comme des réécritures explicites de l’Arioste. En revanche, on regrettera que du côté des vampirologues, généralement peu au fait des exigences de l’étude littéraire, et pour beaucoup d’entre eux, hélas, plus portés à la fabulation folklorique ou pseudo-anthropologique, il y ait encore et toujours un refus d’envisager Bram Stoker comme un véritable écrivain ; s’ajoute à ces défectuosités, dans le cas d’un essayiste anglo-saxon comme Clive Leatherdale, un très probable refus d’envisager aussi que Stoker ait pu lire Verne ou entendre Wagner — tant ces créateurs non anglo-saxons, le premier surtout — risqueraient de porter atteinte, croit-on, à l’éminente singularité d’un Dracula dont on voudrait qu’il n’ait eu d’autres inspirateurs que Henry Irving, Arminius Vamberry ou Richard Burton. Pourtant, que Bram Stoker ait lu Le Château des Carpathes ou Claudius Bombarnac ne peut être exclu a priori, et l’on conviendra que, même s’ils ressortissent l’un et l’autre au type traditionnel du villain, l’enchanteur Klingsor et le comte Dracula, flanqués de leurs dévouées soubrettes à tout faire, offrent à l’examen plus d’un point commun— sans oublier que le Graal et la lance ont une fonction hématique dont le caractère sacré ne doit pas faire illusion : l’Eucharistie est une théophagie dont l’un des deux gestes d’ingestion consiste à boire du sang : n’insistons pas.
Est-ce à dire que la Stilla soit une fille-fleur ? Par l’intermédiaire de ses instruments de magie et de nécromancie, par l’intermédiaire de son miroir métallique25, Klingsor dispose d’un système panoptique lui permettant d’observer l’approche de Parsifal et son combat victorieux contre les malheureux chevaliers « retournés » pour avoir succombé à Kundry. Rien de tel pour Rodolphe de Gortz, à moins de considérer comme une panacousticon le fil électrique relié au microphone dissimulé dans l’auberge de Maître Jonas. Mais l’image de la Stilla — le fameux tableau peint par « le grand peintre Michel Gregorio » (ChC IX, 143) que tant de publicistes distraits ou négligents s’acharnent à croire animé26 — telle qu’elle est projetée via l’une des inventions de Orfanik « sur le terre-plein du bastion » (ChC XVIII, 239) est bel et bien employée comme un leurre27, visant à attirer Franz de Télek à l’intérieur du burg, et c’est encore une réécriture de l’Orlando furioso ; on ne peut évidemment soupçonner Jules Verne, peu suspect de « wagnériste », d’avoir ici songé au deuxième acte de Parsifal plutôt qu’à son cher Arioste illustré par Gustave Doré.
Au jeu hypothétique des filiations, il est donc aisé de s’en tenir à ce double réseau l’Arioste-Jules Verne et Wagner-Stoker, sans connexion vérifiable de l’un avec l’autre. Mais il n’en est que plus probant de les voir se rejoindre en aval, à l’occasion de la très réussie transposition à l’opéra du Château des Carpathes, opérée en 1992 par le compositeur Philippe Hersant et le librettiste Jorge Silva Melo. Opéra de chambre en un prologue et deux tableaux et cinq personnages, dont un rôle parlé, ce Château des Carpathes multiplie les clins d’œil, les citations, les pastiches et les hommages sans que jamais son unité n’en soit affectée ni son style entaché de disparate. Le premier tableau, celui de la salle d’auberge dans les Carpathes, donne accès à la vue sur le burg, par la fenêtre ; et c’est très clairement l’épisode du château des Pyrénées, résidence du méchant et pitoyable Atlante, qui est ici mis à contribution ; c’est l’Arioste plus que Jules Verne, dès lors que tout le pittoresque narquois représenté par notre écrivain à l’intérieur des murs de l’auberge du Roc Mathias disparaît. En revanche, le second tableau (« Une grande salle dans le Château des Carpathes ») associe efficacement l’intrigue vernienne d’origine (l’entrée de Franz dans le château et son affrontement avec Rodolphe devant le « spectre » de la Stilla) à l’épisode d’Orlando cherchant vainement Angélique à l’intérieur du domaine d’Atlante ; mais Orfanik, rôle parlé (à l’instar du Moďse du Moďse et Aron de Schönberg, mais avec une signification bien différente, celle d’une techno-science postgaliléenne ignorante de l’affect et par conséquent du lyrisme) et sa ferblanterie électroacoustique tirent le tableau vers la tradition du cinéma expressionniste allemand, genre Mabuse ou Caligari ; tandis que la superbe partition pour baryton écrite à l’intention de Rodolphe fait enfin de lui, texte et orchestration obligent, quelque proche cousin et du comte Dracula, et de l’enchanteur Klingson, et du Satan d’Hugo, et du Manfred de Byron :
Scène 2
Une grande salle dans le Château des Carpathes. Style gothique. Bric-à-brac d’objets scientifiques, électrophones à grand pavillon, microphones, lunettes astronomiques, projecteurs, etc. 28
Au fond, un petit théâtre : c’est une reproduction du Theatro San-Carlo.
Le baron de Gortz (seul) : – Je traîne à jamais l’insomnie, dans une immensité sinistre d’agonie. Ne pas mourir, ne pas dormir : voilà mon sort. Et partout, surgissant derrière moi, l’hydre immense de l’ombre ouvre ses ailes noires. Voir toujours fuir le sommeil et le rêve, obscurs paradis bleus…
Ô vous tous, fils de l’ombre ou du soleil, esprits de l’air, esprits du jour, larves de rêves, anges ou spectres, venez, venez ! Vous me trouverez les yeux ouverts. Laissez passer les pas du temps, tardifs ou courts ; après des millions de jours, de mois ou d’années, venez, venez ! Vous me trouverez les yeux ouverts.
Ma peine, c’est d’être là, guettant dans l’ombre et c’est de regarder sans cesse fixement les escarpements noirs du mystère insondable29.
Précédé d’un prélude impressionnant et très wagnérien (cors, trompettes, trombones et tubas), cet air assume donc la synthèse et la confluence qu’il n’est pas possible de repérer plus tôt. C’est sur une scène d’opéra que Bram Stoker et Jules Verne se rejoignent au vu et au su du public. Mais si vampirisme il y a, il procède de la nécrophilie esthétique et non de la prédation crypto-érotique. C’est heureux ainsi. Il faut simplement regretter que cette année de commémoration du Centenaire de la mort de Jules Verne, si profuse en manifestations « people » d’un intérêt douteux, n’ait inspiré à aucune instance publique ou privée la judicieuse idée de reprendre cet opéra qui le mériterait amplement.
Le Château des Carpathes de Jules Verne demeure quoi qu’il en soit l’un des textes-phares des Voyages extraordinaires, et le plus sûr démenti à la légende d’un Verne qui, passé les années quatre-vingt, n’aurait eu plus rien à dire. La qualité d’écriture du texte lui-même, ainsi que sa thématique si révélatrice de l’amplitude, ou de l’ambitus recouvert par ce que Jean Chesneaux appelle ici même la « vernité », induisent à chaque lecture nouvelle un effet de surprise mirabilisante y compris pour un vernien de longue date. S’il s’agissait pour l’écrivain d’ajouter quelque conte d’Hoffmann apocryphe au corpus de l’auteur du Violon de Crémone et de L’Homme au sable, Verne y est parvenu aussi admirablement que dans le Maître Zacharius de ses débuts ; mais c’est aussi une narquoise critique sociale très postflaubérienne qui se donne à lire dans Le Château des Carpathes (l’instituteur, le religieux et le médecin ne sont pas mieux traités ici que dans Madame Bovary, le sourire en plus) ; et aussi une réflexion très mûrie quant à la persistance de la pensée archaďque, quand les sortilèges équivoques de la modernité technologique ne font que la renforcer au lieu de la dissiper ; et aussi l’un des quelques récits d’amour fou écrits par notre sage et rangé bourgeois catholique de la vieille société nantaise, récits bien propres à séduire un André Breton ou un Julien Gracq. Mais quoi qu’en dise l’écrivain dans son exorde, Le Château des Carpathes conte aussi une histoire fantastique, pour peu que l’on veuille bien en redéfinir le concept : car s’il y a effet de fantastique dès lors qu’un effet de représentation, qu’on l’appelle mimésis ou monde virtuel, imite à tel point le réel que les morts semblent vivants, que Maria Callas continue de chanter Casta diva ou Gérard Philipe de déclamer les stances du Cid, Le Château des Carpathes est alors bel et bien une histoire fantastique, c’est-à-dire périlleuse.
Osera-t-on dire que Bram Stoker et son Dracula pâtissent lourdement de la comparaison ? Alors que ce colloque présent se déroule à Cluj-Napoca, dans une cité et dans une nation pleine de promesses et d’avenir, on est tenté de verser Dracula et le mythe des vampires dans ces poubelles de l’Histoire déjà si bien remplies. Hapax s’il en est, réceptacle de tant d’angoisses et de frustrations propres à un certain puritanisme toujours présent dans notre monde, et plus que jamais agressif et conquérant. Dracula est par excellence le modèle d’une littérature régressive et récessive, parce que manichéenne et, d’une certaine manière, intégriste. La tentation est grande d’en dire autant du Parsifal d’un Richard Wagner plus que jamais antisémite et obsédé par un idéal suspect de « pureté ». On nous a compris, il vaut mieux laisser aux agences de voyages et aux guides touristiques mal inspirés le soin mercantile d’exploiter l’image fétide d’un Dracula ou d’un Vlad Tepes destinés à faire peur à ceux qui ont peur de la nuit, et remercier en revanche Jules Verne d’avoir choisi la Roumanie pour cadre de l’un de ses chefs-d’œuvre absolus — la Roumanie où, dans les Carpathes, à côté des ruines de la forteresse de Sisina, les nuits sont si belles et si lumineuses, ainsi qu’il sied et ainsi qu’il plaît à des romantiques en instance de bonheur30.
Notes
1. Le Château des Carpathes, en abrégé ChC. Les références renvoient à l’édition du Livre de Poche, n° 2031, Paris, Librairie générale d’éditions, s.d.
2. Contrairement au diptyque De la Terre à la Lune/Autour de la Lune tel qu’il est illustré par de Beaurepaire.
3. In Clive Leatherdale, Dracula, Du mythe au réel (Dracula: the Novel and the Legend, 1985), préface et traduction de Jacques Finné, Paris, Éditions Dervy, 1996, p. 42.
4. Titre de notre étude parue dans « Jules Verne V » (Émergence du fantastique), Revue des Lettres modernes, Paris, Minard éditeur, 1987.
5. On en lira le texte dans l’ouvrage d’Olivier Dumas, Jules Verne, (avec la correspondance familiale de Verne), Lyon, La Manufacture, 1988, p. 246-250.
6. Clive Leatherdale, op. cit., p. 66.
7. Bram Stoker, Dracula, édition Penguin Books (en abrégé PB) avec une introduction de Maurice Hindle, London, 1993, p. 30-31. Traduction française de Jacques Finné, Présentation et commentaires de Claude Aziza, Presses Pocket n° 4669 (en abrégé PP), Paris, 1992, p. 37-38.
8. PB, p. 7-10 ; PP, p. 15-18.
9. À noter cependant une réflexion de Jonathan qui pourrait passer à la limite pour une allusion à Claudius Bombarnac : « Il me semble que plus vous vous enfoncez à l’est, plus les trains méprisent les horaires. Qu’en est-il en Chine ? », PB, p. 9 ; PP, p. 17.
10. À propos de cet Arconati, voir l’article de Mariella Di Maro, in Le Château des Carpathes, Philippe Hersant, L’Avant-scène Opéra, série Opéra aujourd’hui, n° 8A, « Musiques pour la Stilla », note 1, p. 45.
11. L’Arioste, Roland Furieux, traduction de A.-J. Du Pays, illustrations de Gustave Doré, Paris, Hachette, 1879, nombreuses rééditions. Ce sera là la dernière entreprise d’envergure menée à bien par Gustave Doré.
12. Par commodité pour le lecteur, nous choisissons une édition facilement accessible en langue française : celle préparée par Italo Calvino en personne, qui « raconte » l’épopée quand elle fait l’objet de coupes, Paris, éditions Garnier-Flammarion, collection « G.F., n° 380 », 1982, traduction de C. Hippeau, présenté et raconté par Italo Calvino (traduction de Nino Frank) p. 46-47.
13. Voir Jean-Pierre Picot, « Hublots, miroirs, spectacles de la mort », in « Jules Verne IV » (Texte, image, spectacle), 1983.
14. PB, p. 484 ; PP, p. 491.
15. Clive Leatherdale, op. cit., p. 236-237, notes p. 464-465.
16. PB, p. 53 ; PP, p. 60.
17. Clive Leatherdale, op. cit., p. 175. Est-il besoin de préciser que, fidèle à ses habitudes d’essayiste et de traducteur, Jacques Finné se fait un devoir de rajouter de l’élégance stylistique au texte d’origine ?
18. Richard Wagner, Parsifal, in L’Avant-scène opéra, n° 213, Livret intégral de Richard Wagner, traduction française de Georges Pucher, p. 59.
19. Rappelons que Kundry, tantôt au service des chevaliers du Graal, tantôt au service de leur adversaire Klingson, est damnée depuis qu’elle a éclaté de rire au passage du Christ portant sa croix.
20. Voir L’Avant-scène opéra, Richard Wagner, Parsifal, op. cit., « L’œuvre à l’affiche », p. 188.
21. Voir Alain Pozznoli, Bram Stoker prince des ténèbres, biographie, Paris, Librairie Séguier, 1989, p. 45 ; et Clive Leatherdale, op. cit., p. 77-78, lequel ne dit mot de ce voyage. Aucun des « biographes » de Bram Stoker ni des « spécialistes » du mythe de Dracula ne semble s’être posé sérieusement la question de la formation intellectuelle et culturelle, ou des goûts artistiques de l’écrivain.
22. Sur la vague (et la vogue) wagnérienne et wagnériste en Europe et en France fin XIXe siècles, voir l’ouvrage canonique d’André Cœuroy, Wagner et l’esprit romantique, Paris, réédition Gallimard, collection « Idées », 1972. Sur les goûts musicaux de Verne, voir Robert Pourvoyeur, « Quelle musique Verne aimait-il », in Europe spécial Jules Verne, n° 909-910, janvier-février 2005.
23. Parsifal, op. cit., p. 47.
24. Ibid., p. 71. Dans Dracula, ne l’oublions pas, Jonathan reste protégé par la croix qu’il porte au cou. Le palais de Klingsor subit la même fin que le Venusberg, non pas dans le Tannhauser de Wagner, mais dans le beau récit d’Eichendorf, La Statue de marbre. Lors des discussions postcommunication, le très compétent Ion Hobana a émis l’hypothèse que rien n’interdisait non plus de supposer que Bram Stoker avait modifié son dénouement… pour ne pas copier Le Château des Carpathes.
25. Parsifal, op. cit., p. 47.
26. Dans un compte rendu de la création en version de concert de l’opéra de Philippe Hersant, en 1992, la chroniqueuse du journal Le Monde affirmait tranquillement que le roman de Verne est un « texte célèbre pour avoir pressenti l’invention de la vidéocassette ». Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres.
27. Léon Benett, avec le superbe résultat que l’on connaît (Chap., p. 182) choisit de ne pas respecter le texte de l’écrivain, et représente le « spectre » de la Stilla debout au sommet du donjon.
28. Ces didascalies ne vont pas sans évoquer quelque Melancholia moderniste et déjà obsolète.
29. Le Château des Carpathes/Philippe Hersant, L’Avant-scène opéra, op. cit., p. 31-33. Voir J.-P. Picot, « Le Château des Carpathes à l’opéra : cadrages et recadrages du roman de Jules Verne (1892) à l’opéra de Philippe Hersant (1992) » in Le Livret d’opéra, textes réunis et présentés par Georges Zaragoza, Université de Bourgogne, Ivry-sur-Seine, Phénix Éditions, 2002.
30. Rappelons que ce colloque de Cluj-Napoca s’est prolongé par une excursion de deux jours dans les Carpates, avec une belle ascension pédestre jusqu’à ces ruines du château de Sisina, mentionnées par Élisée Reclus, dès les années 1870, et qui ont servi de modèle à Jules Verne pour le cadre de son roman.