Metka Zupančič
Université d’Alabama à Tuscaloosa, États-Unis
mzupanci@bama.ua.edu
Berta Bojeta-Boetu, un regard terrifiant sur les Balkans
Berta Bojeta-Boetu, a terrifying perspective on the Balkans
Abstract: In contemporary Slovenian literature, very few women writers match the courage to delve into the darkest layers of human psyche such as demonstrated by Berta Bojetu-Boeta (1946-1997), whose two novels written toward the end of her (much too short) existence may serve as a giant metaphor, or rather an anticipation of the events in the Balkans during the late 20th century. With central themes of extreme violence mainly committed against women, both novels, Filio ni doma (Filio Is Not at Home, 1990), and Ptičja hiša (The Bird House, 1995), combine great refinement and acute observation of sometimes unspeakable horrors that govern relationships between men and women. The second novel is a sequel to the first, with characters that continue from one volume to another. Both texts offer a dystopian setting, somewhere alongside the Dalmatian coast for the first novel, and the mountainous inland for the second, with a variety of narratives that create an interesting interaction of perspectives. Both are placed back in time, somewhere in the beginning of the 20th century. The indelible impact on readers stems from Bojetu’s unyielding audacity to allow a number of literary and cultural taboos to be broken, as she examines the severe suffering of men and women, caused by hordes of dehumanized, deeply shattered beings that use violence to escape their own profound doubts and apprehensions. With rape and forced prostitution as the foundation of societal life, together with a planned destruction of dignity, tenderness, and trust, only few characters manage to escape these predicaments. Rarely will they find strength to heal their spiritual and physical wounds, in order to recreate their lives in an environment of love and mutual understanding, as is suggested at the end of the second volume.
Keywords: Slovenian Literature; Berta Bojetu-Boeta; Contemporary Novel; Balkans; Women, Violence.
Dans une réflexion datant de 1994, sur la condition des enfants qui, à des époques variées de l’histoire yougoslave récente, ont grandi dans les régions différentes des Balkans, la journaliste slovène Alenka Puhar, connue comme historienne et publiciste (dans le sens de l’activisme à travers la parole écrite), s’attaque à la nostalgie ultra-simpliste que nourrissaient certains intellectuels occidentaux, en particulier Simone de Beauvoir, à l’égard de la vie restée « primitive », même dans les années soixante du XXe siècle, dans des pays qui semblaient avoir échappé à l’emprise de la technologie et du « progrès ». L’article d’Alenka Puhar, « Childhood Nightmares and Dreams of Revenge » (Les cauchemars des enfants et [leurs] rêves de vengeance), accessible en anglais sur l’Internet[1], souligne plutôt la longue tradition de rancune, voire de haine profonde, qui se transmet des mères aux enfants, d’une génération battue qui ne ménagera pas les générations à venir, qui perpétuera la violence dans la mesure où elle a été élevée dans la terreur et les menaces constantes.
Au moment de la publication de son essai, Alenka Puhar s’efforçait peut-être de présenter aux lecteurs anglophones une vision plus « honnête », ou, d’après elle, plus réaliste de ces régions (dont la Slovénie venait à peine de se détacher en 1991), ce qui pouvait correspondre à son désespoir face à la balkanisation progressive du pays – encore uni à la fin des années quatre-vingt-dix – et devant les cruautés peu imaginables soit pendant la guerre de « libération » croate (1991-1995) soit presque simultanément en Bosnie et Herzégovine (1992-1995). S’efforcer de trouver les origines de ces cycles de violences répétées représentait éventuellement pour la journaliste une manière de se détacher de la mentalité « yougoslave », de montrer sa propre différence, tout en retraçant en détail les pistes qui lui faisaient affirmer, à la fin de son texte, qu’une enfance torturée, surtout en Bosnie, ne peut générer que le chaos des guerres dévastatrices.
Dans cet article, c’est surtout la position paradoxale et extrêmement précaire des femmes dans les régions de l’ancienne Yougoslavie qui détermine le ton combatif de la publiciste. D’une part, les femmes dans ces sociétés plutôt « coopératives » ou tribales (probablement plutôt dans les régions rurales), comme l’avance Alenka Puhar, ont la responsabilité exclusive d’élever les enfants ; ces derniers, surtout les garçons, quoique désireux de se faire aimer, n’ont pour modèle de comportement à l’égard de leurs mères, voire des femmes, que le mépris et l’abus constant de la part des hommes. Tiraillés entre les attitudes machistes et la rancune contre les punitions corporelles essuyées en bas âge, ainsi que le besoin de tendresse souvent muté en actes violents, ces jeunes gens continueront, d’après Puhar, à ne voir dans la femme que l’objet du viol (rendu « légitime » à leurs yeux à cause de la violence subie dans leur enfance). Ce qui est encore plus tragique, c’est que le viol comme outil de domination ultime perpétué (semble-t-il) uniquement sur les femmes, sert de mesure de combat pour obtenir la suprématie d’un groupe ethnique sur un autre. Pour signaler le fond du problème, Puhar renvoie au pouvoir patriarcal dans ces communautés « coopératives » (une large famille partageant un lieu d’habitation souvent exigu), surtout tel qu’analysé dans le livre de Vera Stein Erlich, Family in Transition, A Study of 300 Yugoslav Villages, de 1966[2], avec l’accent mis sur la punition corporelle et les abus sexuels perpétrés contre les femmes, avec une fréquence plus marquée de ces phénomènes dans des régions plus au sud des Balkans ; si on en croit les stipulations de Puhar, la situation dans les Balkans n’a pas changé depuis l’époque où Erlich avait conduit ses recherches sur le terrain.
Si j’évoque le travail d’Alenka Puhar dans le contexte de ma lecture de Berta Bojetu-Boeta, voire d’une écrivaine slovène dont les préoccupations littéraires suggèrent le même désespoir devant les événements dans les Balkans, c’est que Puhar a suivi d’assez de près l’œuvre de sa contemporaine et compatriote, et qu’elle lui a aussi consacré un article[3] portant sur le rôle des femmes dans la société des années quatre-vingt-dix. Ainsi, parallèlement aux débats virulents et des tiraillements qui ont mené à la destruction du pays, de la « nouvelle » Yougoslavie socialiste de l’après-guerre (de 1945), se tissaient des figures littéraires d’une grande finesse mais aussi témoignages d’une souffrance sans bornes, chez cette écrivaine au grand talent mais qui, avec ses seuls romans publiés respectivement en 1990 et 1995, ignorait qu’elle composait en quelque sorte son chant de cygne, étant fauchée par la maladie dès 1997. Si la première œuvre romanesque de Bojetu annonce de manière terrifiante les malheurs qui se sont abattus peu après sur le pays, c’est fort probablement son deuxième roman qui représenterait une réponse à l’angoisse montante et le malaise profond dans toute la région, à ces sentiments toujours présents au fond de la conscience collective et qui ne pouvaient certainement pas se faire déraciner ou s’anéantir au moment de la sécession de la Slovénie du reste de l’ancien pays, en 1991.
Berta Bojetu-Boeta, poète, ayant œuvré comme actrice pendant quinze ans au sein de la troupe des marionnettistes de Ljubljana, labourait patiemment à cette intrigue insolite qui traverse les deux romans, dont seuls quelques extraits ont paru en traduction anglaise, voire américaine, dans des anthologies de la littérature slovène[4]. La traduction vers le français semble inexistante, malgré le désir de l’écrivaine de faire connaître sa prose dans le contexte francophone. Cependant, la parole de l’écrivaine reste toujours d’une grande actualité, surtout dans un monde où la violence contre les femmes ne diminue pas[5]. Ainsi, un des objectifs du présent essai serait d’intéresser le public francophone à cette parole si douce et en même temps si amère, si désespérée et paradoxalement porteuse d’espoirs… Le premier des deux romans, avec le titre slovène Filio ni doma (Filio n’est pas chez elle, 1990), a été publié non pas en Slovénie, comme on se serait attendu, mais plutôt en Autriche, àKlagenfurt, chez l’éditeur Wieser, spécialisé, dans cette ville largement habitée par la minorité slovène, dans la littérature de l’Europe centrale. Le même éditeur s’est chargé de la publication du deuxième roman, Ptičja hiša (La maison aux oiseaux, 1995), alors que la suite n’a jamais pu être menée à terme : un troisième volet de ce triptyque aurait dû être consacré à la voix des hommes, comme l’a affirmé l’écrivaine lors d’une entrevue donnée à Franc Horvat en 1996[6].
Née Berta Bojetu en 1946, d’origine juive découverte et embrassée sur le tard[7], l’écrivaine a ajouté à son patronyme la forme considérée comme originale de son nom, Boeta, surtout dans les ultimes années de son existence où un séjour dans le pays de ses rêves, l’Israël, s’est avéré, au témoignage de certains collègues de théâtre, assez désastreux, ce qui a certainement influencé la vision dystopique du monde de ses deux romans. D’une subtilité et d’une capacité prophétique, elle ne pouvait certainement pas empêcher, avec ses romans, cette « arme » si peu respectée dans le monde d’aujourd’hui, qu’aient lieu les massacres et les horreurs répétées, malgré l’avertissement si évident inscrit dans sa littérature.
L’auteure crée dans ses deux textes un monde à soi, une anti-utopie[8] qu’elle place dans une période indéfinie mais qui pourrait correspondre à la présence austro-hongroise sur la côte dalmate, avant la chute de l’Empire (présage certain de la décomposition de la Yougoslavie). Avec un don incomparable, l’écrivaine fait ressortir, des profondeurs de l’imaginaire partagé dans ces régions, des situations d’une intensité et d’une brutalité qui ne se mesurent qu’à cette témérité presque sans limites que déploie surtout une des voix narratrices dans le premier roman, Filio ni doma (Filio n’est pas chez elle), Helena Brass (nom à résonance délibérément juive). Naufragée, seule rescapée avec sa fille et un jeune garçon, Uri, Helena échoue sur une île des plus insolites, un univers clos où règnent la force, la brutalité, l’intolérance, la méchanceté, la mesquinerie, la trahison constante. En tant qu’intruse dans un univers qui ne cesse de la mettre au défi et qu’elle ne cesse de défier, Helena est porteuse d’une mission réformatrice qu’elle ne peut accomplir que partiellement. Ayant connu des circonstances bien différentes, il lui faut du temps pour comprendre, sans jamais l’accepter vraiment, l’organisation sociale totalitaire et littéralement carcérale qui ne tolère aucun écart et sévit sans merci contre toute tentative de rébellion.
À la lecture du roman Filio ni doma, on s’imagine cette île sans nom comme une sorte d’élévation au milieu de l’étendue bleue adriatique, loin de la côte qu’on n’aperçoit pas de cet endroit. La « ville basse » abrite le monde des hommes, l’école pour garçons et l’industrie qui apporte des bénéfices aux propriétaires invisibles et absents de l’île mais dont le bras de fer est fortement ressenti auprès de la population. La « ville haute » est le domaine des femmes, un certain gynécée où les enfants ne naissent que lorsque les autorités le permettent et d’où on arrache les garçons lorsqu’ils deviennent pubères. Au-dessus de tout, plane l’ombre menaçante de la forteresse, de la prison plus stricte encore. Le pouvoir est concentré entre les mains du gouverneur, mandataire des propriétaires de l’île, qui laisse en général les tâches ingrates de punition à ses subalternes, hommes et femmes, dans des parties ségrégées de la ville. Puisque la vie d’Helena est limitée à la « ville haute », elle se heurte principalement aux représentantes de l’ordre à qui elle est censée se soumettre, monstres féminins, de vraies harpies. Semblables aux oiseaux, ces excréments de l’humanité ne s’arrêtent devant aucun obstacle dans leur exercice de pouvoir.
Dans cet univers, un ordre particulier régit les rapports entre les hommes et les femmes : les maisons des femmes doivent rester ouvertes et accessibles jour et nuit ; le jour, pour l’intrusion et la fouille possible par les gardes-chiourmes femmes, la nuit, par les hommes à qui l’administration indique, selon un système précis, quelle sera la femme qu’ils auront le droit de violer, battre et même assommer. Les gardiennes de cet ordre deviennent aussi des avorteuses, évidemment sans le consentement des femmes enceintes et sans aucune anesthésie. La sélection génétique est de mise lorsque l’enfant risquerait d’être malformé ou peu conforme aux règles strictes et souvent invisibles.
Dans ce milieu, Helena réussit à garder une certaine indépendance et à échapper temporairement à l’ordre établi. Étant remarquée par le gouverneur, elle devient sa maîtresse et elle construit avec lui une relation précaire et sans aucune sécurité émotive. Elle obtient cependant le droit d’élever le jeune garçon, Uri (au nom significatif de porteur du renouveau, comme il s’avèrera par la suite), jusqu’à ce qu’il ne soit contraint de rejoindre le monde des hommes. Uri pourra cependant suivre la croissance de la petite-fille d’Helena, Filio, née comme par miracle et sauvée malgré une légère bosse sur son dos, ce qui, en général, équivaudrait à la condamnation à mort du bébé. La mère de Filio, la fille d’Helena, est obligée, elle, de se soumettre aux impositions de l’ordre établi ; elle trouvera la mort de la main d’un de ses violeurs, des années après avoir cédé son enfant à Helena qui se chargera de l’éducation de sa petite-fille.
Malgré l’ambiance qui défavorise tout contact de connivence, les initiatives réformatrices d’Helena trouvent néanmoins le soutien et la volonté de braver l’ordre et la division entre les femmes. De rares amies sont prêtes à se sacrifier pour que la vie s’améliore pour les femmes et surtout pour les petites filles nées dans ces circonstances. Une certaine éducation limitée, accompagnée de violence, de viol entre hommes[9], de souffrances parfois extrêmes, est garantie aux jeunes garçons. Les jeunes filles sont cependant maintenues dans l’ignorance, principalement pour une manipulation ultérieure plus facile. Le viol instauré comme principe de base dans les rapports entre hommes et femmes, à savoir la liberté presque totale des hommes dans leurs contacts avec celles qui ne servent que d’objets pour leur défoulement sexuel, dans ce système social imaginé par Berta Bojetu, est certainement conçu de manière à dévier toute velléité de révolte contre l’autorité, de la part des hommes, mais aussi par les femmes. On comprend plus facilement à quel point l’initiative proposée par Helena, de transformer partiellement l’existence des femmes, paraît choquante pour les autres personnages du roman. Même si elle obtient la permission du gouverneur, de rétablir l’école élémentaire dans un vieil édifice délabré, ce sont les gardiennes de « l’ordre » qui risquent de briser la volonté d’Helena. Des actes très violents aboutissent au viol par un « justicier » mandaté « d’en haut » et qui la laisse à moitié morte.
Ainsi, la punition corporelle et l’humiliation morale s’avèrent le prix qu’Helena doit payer pour le droit d’ouvrir l’école, mais cela ne protège pas sa petite-fille d’avoir à se soumettre aux cycles de contacts sexuels établis par les forces de l’ordre. Au moment où Filio atteint l’âge de quinze ans, elle est cependant initiée à l’amour corporel de manière plus douce, par un jeune homme qui essaie de ne pas la blesser ; vu que l’ordre social de l’île est depuis un certain temps relativement relâché, les hommes négocient entre eux le droit de visite à des femmes particulières. Mais l’avortement forcé, à peine suggéré dans la première partie du livre, décide Filio de suivre les insinuations de sa grand-mère : elle réussit à quitter l’île et s’installer sur la terre ferme où elle parvient à s’éduquer et à devenir peintre. Son obsession avec les oiseaux, symboles à facettes multiples, autant de libération possible que de danger constant dont elle a fait l’expérience sur l’île, influence tous ses tableaux et semble affecter toute son existence. Le thème récurrent des oiseaux, étant fortement présent dans la poésie de Berta Bojetu bien avant les deux romans, sera la métaphore de base pour le deuxième volet de cette saga humaine.
Avant de présenter ce deuxième texte, Ptičja hiša (La Maison aux oiseaux), il s’agit toutefois de souligner les particularités formelles du premier roman, Filio ni doma. Dans un récit à plusieurs facettes, les voix narratives se répondent pour explorer encore plus à fond aussi bien l’abîme des souffrances humaines que la possibilité de retrouver des forces intérieures. Au lieu de livrer son récit de manière chronologique, linéaire, ce qui aurait été probablement assez intolérable et insupportable, avec l’accumulation croissante des difficultés des personnages, l’écrivaine a opté pour une approche assez ingénieuse qui, d’entrée en matière, dès le début du roman, place le personnage éponyme du titre, Filio, déjà à une époque ultérieure, à un moment où elle n’est plus assujettie aux lois imposées sur l’île.
La chronologie dans Filio ni doma est donc inversée, en fait, elle est combinée plusieurs fois dans le récit, avec la narration à la première personne de la part de Filio, qui nous place à un moment précis et décisif de son existence, au vernissage de ses propres tableaux. Face à ces derniers, nous découvrons sa grande fragilité et la blessure profonde qui continue à la gruger et qui remonte à la surface à la vue d’un homme inconnu mais qui rappelle des souvenirs indistincts. Sans autres précisions, l’écrivaine nous laisse avec la sensation qui habite Filio, ce malaise indéfinissable – mais qui nous ramène à la période sur l’île peu avant sa fuite. On comprend, à travers des mots qui suggèrent plus qu’ils n’expliquent clairement, que Filio a pu retourner à l’endroit de son enfance pour retrouver sa mère mourante qui lui voue son propre journal, sa propre observation des événements dont elle était témoin et victime. Après avoir enterré sa mère, Filio a le droit de repartir librement, cette fois sans aucun empêchement.
Ce n’est cependant pas le journal de sa mère que nous lisons par la suite, mais, dans la deuxième partie du roman, le récit d’Helena. Le troisième volet est consacré à Uri, raconté d’abord à la deuxième personne, comme si un œil omniscient le suivait depuis sa séparation du monde des femmes et lors de son entrée dans la « ville basse ». C’est dans la dernière trentaine de pages de ce roman qui en compte 193 que le jeune homme, Uri, destiné à devenir le prochain gouverneur de l’île, reprend la parole à son propre compte. Obligé de se familiariser avec les rouages de l’institution sociale de l’île, il doit servir de gardien de prison : c’est dans cette partie que le livre nous dévoile le fond de la bassesse humaine – celle des tortionnaires, hommes et femmes – ainsi que le fond de la souffrance des prisonniers, avec surtout des femmes obligées de subir des violences sexuelles et des humiliations extrêmes. Lors des rares retours chez Helena, Uri revoit Filio et se rappelle ses visites nocturnes chez cette jeune femme, la seule qu’il n’ait jamais possédée. Le reconnaît-elle comme celui dont la tendresse l’a prévenue contre des malheurs encore plus grands? Le récit ne le dévoile pas à ce stade ; toujours est-il que l’attachement pour elle permet à Uri d’endurer un peu mieux les rudesses à la forteresse.
Au moment où le gouverneur cède le pouvoir à son jeune successeur, le récit opère un autre retournement, avec la narration à la troisième personne, uniquement dans le paragraphe final. Uri ne restera pas sur l’île. Retrouvera-t-il Filio sur la côte « où les gens vivent comme des humains et non pas l’un contre l’autre » (p. 193, c’est moi qui traduit du slovène) ? Il a plutôt l’impression de n’avoir que la force de quitter l’île…
Avec Filio qui nous parle à la première personne au début de ce roman et Uri dont les paroles sont rapportées à la troisième personne dans les dernières phrases, comme pour suggérer une sorte de détachement, d’impossibilité de communication directe et de communion avec l’être aimé, nous comprenons déjà combien sera impossible le renouveau de tendresse émotive ou érotique entre la jeune femme devenue peintre et l’homme dont elle essaie de retrouver l’identité, au fond de ses souvenirs, au début du livre. Nous comprenons toutefois qu’il s’agit d’Uri, désireux de renouer avec Filio, empêché par un obstacle maintenant plutôt d’ordre psychologique qu’on arrivera à mieux saisir par la suite, dans le deuxième roman.
Ptičja hiša, ce texte de 1995 dont le titre slovène pose une série de problèmes d’interprétation dont dépend sa traduction, « La Maison aux oiseaux » (mon choix), est en effet habité par les oiseaux, incarnation, sur le canevas, des souvenirs douloureux que l’art ne parvient pas expier, à purifier, à dégager de leur contexte dévastateur, dans le cas du personnage que nous rencontrons dès les premières pages, Filio. L’adjectif féminin (dérivé du nom ptica, oiseau), ptičja (suivi du nom hiša, la maison) peut en effet signifier « ce qui a trait aux oiseaux » ou « ce qui appartient aux oiseaux », et même « ce qui ressemble aux oiseaux ». Puisque les femmes les plus dangereuses du premier livre, à la volonté desquelles était soumise Filio tant qu’elle vivait toujours sous leur joug, ressemblaient à des rapaces, il est facile de stipuler que l’image suggérée par le titre du deuxième roman s’applique principalement à cette jeune femme. Le texte ne lui est cependant pas consacré entièrement ni même principalement : son histoire, très condensée, ne sert que de cadre à un autre récit, tout comme le premier livre mettait déjà en miroir les expériences de plusieurs narrateurs. Dans le deuxième volume, il s’agit d’un manuscrit « inédit » (d’un livre dans le livre dont l’auteure, personnage livresque, attend la réaction d’un éditeur potentiel) avec lequel Filio demande de pouvoir se familiariser. La lecture de ce récit déclenche une sorte de catharsis, de transformation alchimique, même si en surface négative qui précipite le départ de Filio, à la fin de ce volume, sa fuite devant une existence qui lui devient insupportable. Cette femme qui, comme il s’avère à ce point dans le roman, n’a jamais su sortir de son agitation profonde, de son angoisse développée sur l’île, espère pouvoir se remembrer ailleurs, loin de ceux qui lui rappellent son passé. On regrette évidemment que la mort ait empêché Bojetu de développer d’autres dimensions de ce personnage et de réaliser les projets de donner la parole à tous ceux, du sexe masculin, dont par sa plume elle suivait les défis, les appréhensions et le courage de combattre le sort impitoyable.
C’est dans le récit encadré que nous retrouvons d’autres manifestations des oiseaux : ils « habitent » les personnages – surtout la narratrice à la première personne de ce « roman dans le roman », Kalina. Chez elle aussi, tout comme chez Filio, la présence des oiseaux est la marque du désarroi psychique poussé à l’extrême. La langue slovène se prête très facilement à ce lien métaphorique entre les oiseaux et la peine morale ou physique : on dit d’une douleur qu’elle nous « donne des coups de bec » (le verbe kljunati) ; ainsi, la psychose développée par Filio s’associe sans difficultés avec ces oiseaux qui se sont installés dans son âme. Il en va presque de même pour Kalina, dans le récit qu’elle fait de ses propres expériences – ou alors des expériences des femmes vivant dans les régions qu’elle a fuies (ce que le livre ne nous laisse que deviner).
Dans le deuxième texte, nous nous situons donc quelque part à l’intérieur du pays, à une période de guerre pendant laquelle les hommes sont recrutés de force à joindre les forces armées d’un groupe, pour combattre les hommes d’une autre ethnie. Le village de Kalina se trouve tout en haut d’un chemin tortueux, sur le rebord d’un escarpement : c’est à plusieurs égards une île, même si située en haut d’une montagne, dont on ne s’échappe pas, mais dont on est extirpé violemment. C’est la descente dans la vallée, lieu des conflits militaires, qui égale à une véritable précipitation dans l’enfer, surtout pour les femmes qui sont obligées de se prostituer sans aucune rétribution et sans aucun espoir de regagner leur domicile, à moins qu’une protection inespérée ne vienne les secourir. Au moment où Bojetu a fait paraître son roman, on ne savait que très peu de ce qui se passait en réalité sur le terrain de batailles en Bosnie ; toujours est-il que la narration de Kalina évoque incontestablement le milieu musulman, compte tenu du fait que les femmes dans le village sont obligées de se voiler et qu’elles portent des tenues typiques des régions rurales en Bosnie – endroits non identifiés dans le roman, même si l’époque paraît toujours être celle du début du XXe siècle. Dans ce théâtre immonde qui met en scène des contrariétés et des épreuves à peine humaines, Kalina est littéralement coincée entre l’obligation de céder son corps à qui veut la choisir et l’impossibilité de se soustraire à la méchanceté quotidienne de l’espace exigu partagé avec les femmes, toutes jetées dans la même gueule du monstre qui menace de les dévorer – et où elles risquent de se dévorer entre elles. Kalina reste « l’autre », l’insoumise, incapable de se plier intérieurement à cet ordre d’objectivation totale du corps féminin, mais peut-être encore moins à ce commerce de privilèges et de pouvoirs sinistres qui régit les rapports entre les femmes dans cette maison de passe.
Ainsi, la narratrice s’enfuit vers les espaces intérieurs, vers un état d’hébétude où tout son être est tendu, dévoré par la peur constante, l’anticipation dévastatrice non seulement des viols répétés mais de la punition corporelle venant soit des gardiens masculins sans nom soit de plus près, de la main et des griffes des autres femmes. Même si celles-ci pourraient s’associer elles aussi, comme les gardiennes de l’île dans le cas de Filio, à des oiseaux rapaces, c’est d’un autre volatile qu’il s’agit dans le cas de Kalina. Sa folie l’obligeant à rentrer en elle-même, la peur atroce produit l’effet opposé, celui d’un « œuf » imaginaire pondu dans son for intérieur. Lorsque l’oiseau se libère de cette conque, il vient en aide à l’esprit dérangé de la jeune femme : il devient son compagnon invisible, son seul interlocuteur – puisqu’elle refuse de communiquer par la parole avec son entourage – et surtout celui qui, de son bec, réussit à happer grain après grain la peur qui habite Kalina. En effet, c’est un oiseau libérateur, mais qui risque de l’étouffer – en la conduisant à un état maladif qui, en fin de compte, garantit sa rédemption : protégée de loin dans cet endroit sinistre par un jeune homme de son village, emmené dans la vallée en même temps qu’elle, Dečko (le nom signifie « garçon », « jeune homme »), elle obtient la permission de revenir au village natal. De Scille en Charybde, toutefois, elle y est exposée à la haine, le mépris et l’abus sexuel. Rasée de près, elle n’a pas le droit de choisir qui l’assaillira. Lorsqu’on lui vole l’enfant conçu malgré elle, elle décide que la vie au village ne lui est plus possible. Faisant un appel discret à Dečko, elle réussit à quitter non seulement le village mais aussi le pays, pour se retrouver avec son compagnon et protecteur sur la côte, gardant comme seul souvenir de leur altérité et de leur appartenance à une autre culture la petite voiture poussive qui les a aidés à traverser plus facilement les frontières.
Le récit de Kalina se termine ici, sans autres explications ou indications qui permettraient de mieux comprendre qui est cette narratrice : Filio est profondément troublée et secouée par cette lecture. Elle a en face d’elle-même une jeune femme dont les souffrances dépassent même largement les siennes, si le récit devait s’avérer autobiographique, ce qui, dans le roman, ne reste que suggéré. Pourtant, cette personne au nom de Kalina, celle qui a fait lire son récit à Filio, rayonne sur tout ce qui l’entoure un grand calme ; elle est belle, paraît contente de sa vie, réconciliée avec elle-même. Le déchirement intérieur de Filio vient du fait que Kalina et Dečko partagent la maison où habite Uri, dans cette ville côtière où Filio avait choisi elle aussi son domicile. La petite voiture dans la cour intérieure de la maison se présente comme le témoin vivant de cette existence que Kalina a laissée derrière elle – mais qui ne l’obsède plus, alors que Filio reste prisonnière de ses démons intérieurs. Incapable d’échapper à l’autodestruction, au début du livre, avant les retrouvailles avec Uri, Filio a même cherché à « s’envoler » de son existence en faisant sauter sa maison, avec ses tableaux qui la hantaient et l’amant du jour qu’elle a décidé d’entraîner dans son trépas.
L’« accident », le double suicide manqué, vaut la prison à Filio, une descente en enfer qui se compare facilement à celui de Kalina (du point de vue surtout de la cohabitation forcée des femmes devenues bourreaux les unes pour les autres) – comme se comparent d’ailleurs beaucoup de thèmes utilisés dans les deux histoires placées en miroir mais qui fonctionnent chacune de manière assez différente. Ce qui réunit le passé des deux femmes, c’est le traitement qui leur a été imposé ; ce qui les sépare profondément, c’est la manière dont elles essaient de s’en sortir et de guérir. Les deux ont vécu avec des oiseaux intérieurs, ces incarnations de l’esprit ou parfois de la force dévastatrice humaine. Toutefois, chez Filio, les oiseaux se matérialisent sur ses tableaux et continuent à la hanter, alors que le récit qu’en fait Kalina semble l’en avoir libérée. L’art, la peinture chez Filio et l’écriture chez Kalina, n’est pas nécessairement thérapeutique, rédempteur ou porteur d’espoir – comme ne l’est pas nécessairement l’écriture de Berta Bojetu-Boeta, ou alors, elle ne l’est que de manière paradoxale.
C’est ce qui m’amène à poser la question fondamentale au sujet de cette écriture, ainsi qu’au sujet de toute écriture qui explore les tréfonds de notre existence et qui ne recule pas devant la monstruosité qu’elle y rencontre. Quel est cet impératif intérieur qui amène un écrivain, une femme, à s’exprimer de la sorte ? Autrement dit, d’où vient le besoin de creuser jusqu’aux racines du mal qui régit les relations entres les humains ? Que peut évoquer en nous, dans notre profondeur la plus intime, ce genre d’écriture, en même temps dévastateur et porteur d’espoir, surtout à la fin du deuxième volume, avec le trio où figurent Uri et Dečko, compagnon et témoin des tribulations par lesquelles Kalina a été obligée de passer ? Les solutions chez Bojetu ne sont visiblement jamais faciles : on a compris dans l’histoire que Kalina et Dečko n’ont jamais été amants, et c’est peut-être ce qui peut amener leur guérison, dans une ambiance d’amitié et de confiance profondes. Uri, on l’a vu dans le premier roman, était l’initiateur à l’amour de Filio : avec lui, elle a donc vécu non seulement l’imposition de la sexualité, mais aussi le réveil de cette aspiration, de cette soif profonde d’intimité, de tendresse illimitée, de don de soi décisif – qu’elle n’a jamais pu satisfaire plus tard. Le mur qui, à la fin du deuxième volume, sépare Filio et Uri, malgré leur désir commun de se réapprendre, provient-il du conditionnement profond de Filio qui continue à désirer le contact physique avec Uri, sans pouvoir s’ouvrir à lui spirituellement ? En effet, l’accord des énergies, la paix et la connivence profonde entre Kalina et Uri, cause la peine inexprimable à Filio ; c’est ce qui lui fait prendre la décision de continuer sa quête, son chemin, de s’éloigner de leur havre de contentement et de vie paisible.
Lorsqu’une femme, une écrivaine, ne pouvant en principe qu’observer les maelstroms qui balaient et détruisent son pays ou alors le monde entier, décide d’en témoigner à l’aide de son imaginaire, sa force consiste-t-elle dans la capacité de prendre sur elle, en les habitant, en leur donnant vie, ces forces tumultueuses, orageuses ? En les absorbant dans son œuvre, Berta Bojetu-Boeta espérait-elle amoindrir les dégâts, diminuer la douleur, ouvrir sa propre âme à ces dimensions qui l’ont, indirectement peut-être, détruite – pour lesquelles elle s’est en fin de compte « sacrifiée » ? Face à tant de malheurs, aurait-elle compris qu’un individu, une femme, un homme, ne pourraient jamais redevenir totalement « entiers », ne pourraient jamais entièrement effacer de leur for intérieur les blessures accumulées ? Marque d’une époque, marque d’une contemporanéité qui ne cesse de nous hanter, l’œuvre de Berta Bojetu-Boeta mérite incontestablement d’être lue et étudiée[10] : la première condition étant évidemment qu’elle soit disponible dans les langues qui rendraient possible la circulation de ses idées et le réveil des consciences que ces dernières ne manqueraient pas de produire.
Bibliographie
Bojetu-Boeta, Berta, Filio ni doma (Filio n’est pas chez elle), Klagenfurt, Wieser Verlag, 1990.
—–, Ptičja hiša (La Maison aux oiseaux), Klagenfurt, Wieser Verlag, 1995.
Debeljak, Aleš éd., The Imagination of Terra Incognita. Slovenian Writing 1945-1995, Fredonia, NY, White Pine Press, 1997.
Djilas, Milovan, The Imperfect Society, Londres, Unwin Books, 1972.
Erlich, Vera Stein, Family in Transition, A Study of 300 Yugoslav Villages, Princeton, Princeton University Press, 1966.
Horvat, Franc, « Kaj ni svet razmerje med moškim in žensko ? » (Le monde n’est que le rapport entre homes et femmes), in Delo – Književni listi (« Feuilles littéraires »), entrevue avec Berta Bojetu, le 28 mars 1996, p. 15-16.
Kodrič, Irena, Berta Bojetu-Boeta: Življenje in delo (La Vie et l’œuvre de Berta Bojetu-Boeta), Wien, Univ., Dipl.-Arb. (Mémoire de diplôme), 1999, 118 p.
Puhar, Alenka, « Childhood Nightmares and Dreams of Revenge », in The Journal of Psychohistory, vol. 22, no 2, automne 1994,
http://www.psychohistory.com/yugoslav/yugoslav.htm. Consulté le 12 décembre 2008.
—–, « Ženske v času socialistične enakopravnosti » (Les femmes à l’époque égalitaire socialiste), Katja Sturm-Schnabl, Miroslav Polzer et Marjan Toš éds., Berta Bojetu-Boeta, Actes du premier symposium international tenu sur l’écrivaine le 27 mai 2002 à Maribor, Klagenfurt, Mohorjeva/Hermagoras, 2005, p. 137-148.
Zupan Sosič, ANTONIJA, « Gender Identity and the Contemporary Slovene Novel », traduction anglaise Veronika Fürst, in CLCWeb: Comparative Literature and Culture: A WWWeb Journal, 2006, http://clcwebjournal.lib.purdue.edu/clcweb06-3/contents06-3.html. Consulté le 7 janvier 2008.
—–, « Na literarnem otoku Berte Bojetu » (Sur l’île littéraire de Berta Bojetu), in Jezik in slovstvo, juin 1997/98, vol. 43, no 7/8, p. 315-330, http://www.ff.unilj.si/publikacije/jis/lat1/043/78s02.HTM. Consulté le 7 janvier 2008.
—–, « Žensko in ptičje : literatura žensk in antiutopičnost ptičjega sveta v književnosti Berte Bojetu » (Ce qui appartient aux femmes et aux oiseaux : la littérature des femmes et l’anti-utopie du monde des oiseaux dans la littérature de Berta Bojetu), in Literatura (Slovénie), juillet/août 1998, volume 10, no 85/86, p. 132-157.
Notes
[1] Alenka Puhar, « Childhood Nightmares and Dreams of Revenge », in The Journal of Psychohistory, vol. 22, no 2, automne 1994. Dans cet article, la journaliste utilise comme base de sa réflexion le livre du fameux dissident yougoslave, Milovan Djilas, The Imperfect Society (1972), dans lequel l’affirmation de Simone de Beauvoir est reprise depuis Le Défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber (1967). Les références n’étant pas toujours exactes et la saisie informatique de l’essai contenant un grand nombre de coquilles, il paraît préférable de s’en tenir à l’argument central de ce texte qui aide à mettre en perspective les préoccupations des anciens « Yougoslaves » au moment de la dernière crise dans les Balkans.
[2] Vera Stein Erlich, Family in Transition, A Study of 300 Yugoslav Villages, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 76-84.
[3] Alenka Puhar, « Ženske v času socialistične enakopravnosti » (Les femmes à l’époque égalitaire socialiste), Katja Sturm-Schnabl, Miroslav Polzer et Marjan Toš éds., Berta Bojetu-Boeta, Actes du premier symposium international tenu sur l’écrivaine le 27 mai 2002 à Maribor, Klagenfurt, Mohorjeva/Hermagoras, 2005, p. 137-148.
[4] Le site Thesaurus/ Slovenian Literator/ Slovenian Literary Cartography présente un large extrait, dans la traduction de Sonja Kravanja, du premier roman de Berta Bojetu-Boeta, sous le titre anglais Filio Is Not at Home, http://www.thezaurus.com/?/literature/ bojetu_berta_filio_is_not_at_home/. Il s’agit du même passage qui a été inclus dans l’anthologie The Imagination of Terra Incognita. Slovenian Writing 1945-1995, préparée par le poète slovène Aleš Debeljak, d’ailleurs le seul texte d’une femme (voir courte introduction et l’extrait du roman, p. 424-444). Vu que les anthologies imprimées aux États-Unis ne sont pas faciles à trouver, l’Internet peut permettre aux personnes intéressées de se familiariser plus facilement avec cette œuvre.
[5] Selon l’indication sur le site de l’UNESCO, sur lequel on trouve la référence aux romans de Berta Bojetu, cette écrivaine mériterait absolument d’être mieux connue, dans la mesure où son œuvre est considérée (et je traduis) « dans toute la littérature slovène, non seulement comme la plus suggestive mais comme la plus réussie dans son rendement de la subordination des femmes en tant qu’objet du désir sexuel, avec la violence sexuelle comme outil de domination » (« In Slovenian literature there has been no other comparably suggestive and literary relevant text describing the subordination of women as the object of desire, particularly when sexuality is abused for establishing authority »),
http://portal.unesco.org/culture/en/ev.php-URL_ID=19174&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=-465.html
[6] Cette entrevue, publiée dans le quotidien slovène le plus en vue, Delo, comporte tout un programme d’écriture, dès son titre significatif selon lequel la condition humaine serait définie par les relations entre les hommes et les femmes. L’écrivaine s’explique en suggérant que les rapports de force, la volonté de pouvoir, l’aspiration vers l’argent et la domination ne sont au fond que la projection, l’élargissement des rapports plus intimes entre les sexes (p. 16). Ses personnages, affirme-t-elle, sont des gens hypersensibles pris dans l’engrenage de la peur infligée par les autres ; ce qui l’intéresse, c’est de les voir évoluer, grandir, se libérer de leur emprisonnement intérieur et de celui que leur impose la société.
[7] Ainsi, plusieurs années après la mort de Berta Bojetu, en février 2006, au moment de la promotion des actes du symposium sur son œuvre qui s’est tenu en 2002, une des responsables de ce projet éditorial, Katja Sturm-Schnabl, a suggéré que « la violence absolue » représentée dans les romans de l’écrivaine faisait référence à l’extermination des Juifs pendant la deuxième guerre mondiale. C’est ce que souligne aussi le compte rendu daté du 7 février 2006, du lancement du livre Berta Bojetu-Boeta, sorti à Klagenfurt en 2005 (http://www.dnevnik.si/novice/kultura/164732). Il est important de signaler qu’ont participé à cet ouvrage collectif la fille de l’écrivaine, Apolonija Bojetu, ainsi que son fils, Klemen Jelinčič Boeta (voir la manière dont les enfants s’identifient avec l’une ou l’autre des formes du nom de l’auteure).
[8] La dimension anti-utopique (pour laquelle je préfère le terme « dystopie ») des romans de Berta Bojetu a été analysée aussi par une des spécialistes slovènes de son œuvre, Antonija Zupan Sosič (articles cités dans la bibliographie de cet essai).
[9] La violence sexuelle entre les garçons ou les hommes, telle que décrite par Berta Bojetu dans ce roman, suggère un tout autre aspect des abus sexuels possibles qu’évoque dans son article Alenka Puhar au sujet du traitement des femmes dans les Balkans. Il ne faut d’ailleurs pas oublier une certaine homophobie culturelle très caractéristique dans les Balkans et le tabou général lorsqu’il s’agit de l’homosexualité masculine.
[10] Visiblement, après la mort de l’écrivaine, les recherches sur son œuvre continuent, tant en Slovénie que parmi les Slovènes en Autriche, comme dans le cas du mémoire de diplôme à l’Université de Vienne, d’Irena Kodrič, Berta Bojetu-Boeta: Življenje in delo (La Vie et l’œuvre de Berta Bojetu-Boeta, 1999, 118 p.). À la faculté des lettres de Ljubljana, Antonija Zupan Sosič continue à encourager ses étudiants à analyser cette littérature.