Rosalia Bivona
Université de Cergy Pontoise, Palermo, Italie
Beyrouth n’est pas loin. Espaces urbains palpables et
impalpables dans Sous le ciel d’Occident de Ghassan Fawaz
Abstract: Under the Western sun is a long monologue where the Lebanese war is becoming a powerful narrative trigger, revealing the causes and phantasms besieging the two characters: Untel and Mehmed. It is not really the story of a conflict. It is not either another novel about Beirut, but only pieces of the Lebanese mosaic breaking out like an exploding shell. Untel and Mehmed are two Lebanese leftist students, living in Paris at the Cité Internationale, for their Doctorate diplomas. On one side they express their feelings about exile, being torn apart or losing some of their illusions and on the other side enjoying thoroughly the dimensions and variations (freedom) of Parisian student life. This chaotic and exhilarating novel is far from being only a tale (story) and even further of the art of building up a plot or creating new characters, because it rather builds up spaces which become the organizers of the scheme. Paris on one side, Beirut on the other side, just as a pattern on a rug. This dualism can be noticed under several aspects: eros and pathos, labyrinth and lay out, distance and closeness, order and disorder, love and hate, war and peace, lucidity and madness, present and ‘flash back’.
Keywords: Lebanese literature, Ghassan Fawaz, exile, Paris, Beirut, eros, pathos
Beyrouth n’était pas loin ; et la guerre (plus encore non victorieuse) laisse un inassouvissement qui ne pouvait s’exprimer en l’occurrence que par des voies à première vue sensiblement détournées des armes – et pourquoi pas la chasse aux filles –, mais où il n’y a toujours pas place pour le ‘beau sentiment’ en principe… puisque l’essentiel reste de vaincre.
Ghassan Fawaz, Sous le ciel d’Occident, p. 51-52.
« Loin de Beyrouth, le combat de Beyrouth n’en finit pas de faire rage. Il fallait un grand talent pour dire cette bataille d’après la bataille, ces ruines d’après les ruines, et l’impossibilité de goûter la saveur tiède de la vie normale lorsqu’on a compagnonné si passionnément avec la mort »[1]. Ainsi Pierre Lepape terminait-il son compte-rendu de Sous le ciel d’Occident de Ghassan Fawaz[2] ; c’est des phrases que je lui envie, à un adjectif près, j’aurais voulu les sortir de mon sac, mais on le sait bien, il y a toujours d’étranges communions qui s’interfèrent dans toute lecture et dans toute écriture.
Cette correspondance eurythmique est un point de départ qui doit être ressenti comme tel, car toutes les raisons plus ou moins objectives que l’on peut être amené à faire valoir pour justifier une appréciation – formelle, esthétique, littéraire – trahissent avant tout une émotion aussi bien inconsciente que consciente, une sensibilité dans une œuvre à des espaces qui nous concernent. On ne se lassera jamais d’affirmer que le lecteur, quel qu’il soit, est déjà inclus, compris dans le texte, installé, dès les premières lignes, dans la pensée du personnage principal. Or, dire en quoi ce roman m’émeut, c’est dire combien je me reconnais dans certains lieux, certains éléments de mon propre imaginaire et/ou de mon propre vécu. Ces lieux sont Paris et la Cité Universitaire. Cela est peut-être discutable, insignifiant, et pourtant mon analyse se place sous le signe de ces deux lieux, qui, bien plus que simple décor, non seulement sont inséparables d’un destin personnel et littéraire, mais aussi retrouvent sans cesse la tension entre l’ordre, la géométrie urbains et l’enchevêtrement des vicissitudes personnelles.
Certes, l’aventure de Ghassan Fawaz n’est pas la mienne. La sienne, mélangeant savamment des bribes de son passé beyrouthin avec les nouvelles réalités parisiennes, suivant le parcours de personnages mal rattachés à eux-mêmes et à leur propre histoire, est une autre aventure urbaine. Exceptionnelle à bien des égards, avec un soupçon d’érotisme et beaucoup de tumultes, elle offre un tableau très subtil de ce que peut être le déracinement. Par déracinement, cependant, il ne faut pas entendre uniquement un éloignement géographique mais, en quelque sorte, un état où les personnages sont déracinés d’eux-mêmes, comme une planète qui dévierait de son axe[3].
Univers-Cité
Dans Sous le ciel d’Occident les espaces urbains actualisent le culte de l’enveloppe : le roman s’ouvre sur la Cité Universitaire, un espace de liberté que les deux personnages, Untel (il n’a pas d’autre nom, il n’est qu’une voix) et Mehmed, deux étudiants d’extrême gauche – le premier chrétien de famille aisée, le deuxième musulman d’origine plus modeste – croquent à belles dents, avec son ‘resto-u’, son théâtre, sa bibliothèque, ses salles de sport, ses courts de tennis, le bien agréable parc Montsouris situé juste en face, sans oublier toutes les résidences où l’on fait des rencontres, où l’on discute, lie des amitiés, flirte, d’où l’on pourrait très bien ne jamais sortir, si ce n’est pour les séminaires à suivre, dont « les ‘directeurs d’études’ portaient à l’époque de ces noms à nous faire bander l’ego : Bettelheim (Charles), Poulantzas (Nicos), Rodinson (Maxime), Berque (Jacques), etc. » (p. 40).
Oui, la Cité Universitaire est un monde à part, léger, qui ne se confond jamais avec Paris, enclavée, comme un nombril, dans la partie sud d’une urbanité pétillante et grouillante dont le rôle dépasse celui de pure et simple scénographie. Or, le nombril est un centre non pas géométrique, mais corporel, symbolique, organique. Aussi bien Paris que la Cité permettent aux personnages de croiser leur propre histoire non seulement avec l’espace d’une ou de plusieurs villes, mais avec toute une réalité politique et psychique ; ils permettent ainsi de saisir les événements individuels ou collectifs, le dramatique spectacle du monde, tout en gardant une sorte d’apesanteur. Parce que ce qui est lourd n’est pas la pierre, ni la brique, ni l’acier de la Tour Eiffel, mais l’oppression insupportable d’une condition, d’un conflit. Voici qu’alors à l’arrière-plan croulent les ruines enchevêtrées de Beyrouth dévasté par la guerre civile et les bombardements.
C’est Beyrouth vu de Paris, soit que Paris soit dans Beyrouth soit que Beyrouth soit dans Paris : affirmations non pas fausses mais plutôt hâtives, utiles, cependant, pour franchir le seuil de ce roman. Untel et Mehmed, qui poursuivent de vagues études doctorales dans la capitale française pour échapper aux bombes qui ravagent leur pays, d’un côté traduisent l’exil libanais[4], ses déchirements et ses désillusions, de l’autre savourent les séductions variées de la vie estudiantine parisienne. Ils découvrent la ville comme un corps qui se palpe, qui s’éprouve, tel le corps de toutes les filles qu’ils vont séduire avec l’intense satisfaction de savoir qu’elles ne seront jamais les mêmes, au point de pouvoir établir des catégories dignes d’un collectionneur, d’un archiviste ou d’un entomologiste.
Certes, dans les presque cinq cents pages (la longueur, de temps à autre langoureusement orientale, est peut-être son seul défaut, mais il faut dire aussi que souvent un roman bien en chair comme celui-ci a la capacité de m’arracher à ces lectures qui, sous prétexte de sobriété, m’ont parfois conduite à l’anorexie ou m’ont laissée dans l’indigence) il se passe bien des choses : non seulement des amours, des guerres, des bagarres, des voyages, des séductions cyniques, des amitiés qui se brisent, des obsessions qui flirtent avec la folie, de l’érotisme, mais aussi l’invasion de l’Afghanistan, le conflit entre l’Iran et l’Iraq, les lapidations des femmes à Téhéran, la chute du mur de Berlin, la montée de différents intégrismes – en Algérie notamment –, la guerre du Golfe, le coup d’État contre Gorbatchev. Chacune de ces facettes possède son histoire particulière, partiellement autonome, qui se trouve, à un moment précis, confrontée avec toutes les autres.
Le roman couvre une vingtaine d’années. Dans ce temps objectif, dont le lecteur mesure les écarts et calcule les distances, Fawaz rédige une sorte de journal intime, construit – grâce aux fondus enchaînés du récit rétrospectif qui, non seulement résiste au temps, mais encore s’en nourrit –, des pages où l’on souffre, où l’on devient fou, où l’on s’enivre de sexe et de whisky dans un perpétuel climat de tension. Une tension qui est déjà en amont du récit, intégrée aux multiples données spatio-temporelles, car le présent de l’action est gros de tout ce qui a existé auparavant, dans la tête du personnage, dans son corps et dans le décor lui-même.
La guerre au Moyen-Orient devient ainsi un puissant moteur de l’histoire, un révélateur des raisons, des fantasmes et des combats qui assiègent nos personnages, parce qu’il n’est pas question d’un conflit, mais de fragments de la mosaïque libanaise qui éclatent tel un obus. Certes, il est question de la guerre que se livrent Israéliens, Syriens, Palestiniens, Hezbollah et phalangistes dans une mêlée assez confuse[5]. Il est toujours possible de ramener tel ou tel épisode à des événements historiques particuliers, mais aucune de ces références ne trouve de réelle application, tant la vision d’Untel les déborde pour faire place à sa propre histoire, à ses lieux, à ses espaces
Le premier de ces lieux est la Cité Universitaire : une ‘cité idéale’, lieu alchimique de cultures, de langues et de civilisations ‘autres’, lien distinct du reste du monde, espace de vie commune et de mutations permanentes ; on y habite, on y vit, on y passe, mais on y est irrémédiablement un étranger. Réalité qui se nourrit, se construit, elle est animée par les discussions politiques et – surtout – une pratique intensive de la drague.
Tout se passe comme si la Cité Internationale Universitaire se révélait à la fois comme un topos bien tangible et comme un reflet capable de se mouler sur les fantasmes des personnages, réels ou romanesques, appartenant aussi bien au monde réel qu’à celui de l’écriture. Babélienne sous certains aspects, elle demeure toujours un territoire singulier de symbolisation et de désymbolisation à la fois, plus sujet que les autres aux transmutations, imprégnée de culture, de secrets et de subtil érotisme. Dans un décor presque féerique, hors du monde, rempli de bâtiments qui représentent chacun un pays ou un ensemble de pays, elle est, plus que tout autre lieu, est le théâtre d’une quête, d’une interrogation identitaire.
Paradoxalement, tout en restant obnubilé par là-bas, je m’emplissais secrètement d’ici ; de ce vide ; je n’avais jamais connu pareil état : je n’existe pas – pas encore, j’étais retourné dans le ventre. Cette ‘liberté’ de renaître, je n’y pensais pas par définition puisque j’étais inexistant, mais elle était sans doute en gestation avec moi (p. 70).
Liberté et renaissance : on croirait entendre la longue confession d’un naufragé rejeté par une tempête sur une plage du littoral et cette plage est la Cité universitaire. Celle-ci entraîne l’effacement identitaire, géographique aussi, comme si certaines informations devaient être remplacées par d’autres. Ainsi, pour lutter contre une sorte d’élimination de la mémoire individuelle ou de la conscience de soi, surgit ponctuellement le fantasme de Beyrouth. Tel un funambule, en équilibre fragile sur la frontière, Fawaz danse sur le fil étroit qui rattache sa vie présente à ses souvenirs et, tout en se laissant prendre aux pièges de son talent de conteur, il en profite pour inventer une langue où prend forme une vision du monde actuel. La mémoire, lieu de stockage des souvenirs, est le lieu où reprennent vie les événements. Dans la mémoire d’Untel le Liban est toujours une sorte d’horizon cherché, de point de retour. Elle y revient par instinct, périodiquement, à la façon d’un oiseau migrateur, mais il s’agit d’une quête inquiétante, aux méthodes variables, aux instruments empruntés tant à l’histoire, qu’à l’architecture. Alors que Paris est apaisante, Beyrouth réveille les angoisses, accroît les doutes, déplace les lignes. Sa présence dans tout l’univers diégétique est à la fois obsessionnelle et fuyante ; il ‘parasite’ les autres villes, les déborde, les bouscule, les contredit, les dépèce, les envahit.
La Cité Internationale est un vaste continent imaginaire, profus, puissant, exubérant, qui gagne à être canalisé dans une architecture ‘visible’, monde où les différences sont une richesse et une raison de vivre ensemble, habité par une utopie optimiste. Chaque résident y vit dans une condition de liberté et de communauté qui n’existe pas ailleurs, et ne dure que le temps d’un doctorat : trois ans, quatre au plus, si l’on obtient une dérogation. Souvent, à la fin d’un séjour, court ou long peu importe, on se demande s’il est possible de vivre ailleurs. Untel et Mehmed se meuvent dans un univers où le temps n’est pas un souci. Avec désinvolture, essayant toutes les possibilités de l’ivresse, ils ont laissé s’écouler leur parenthèse doctorale, ils ont un peu oublié la réalité brûlante de leur jeunesse : faire la révolution. Le premier achève sa thèse, le second, non.
C’était la fin du printemps 1979. Trois années déjà ! La ‘fin de course’. Théoriquement nos derniers mois à la Cité, mais Mehmed pouvait espérer une année de prorogation pour achever son doctorat. Un rayon de lucidité trouait de sa lumière crue notre nuage… Sentiment d’urgence, de temps trop vite passé…
C’était bien pour cela, notre doctorat, que nous étions là, non ? ! Je le ‘moralisais’.
– Alors maintenant que tu l’as en poche, ton doctorat, tu vas t’en retourner au pays vite fait n’est-ce pas ? persifla-t-il… Et pourquoi, dis-moi, es-tu encore à magouiller avec la Maison d’Italie pour décrocher une quatrième année à la Cité ?…
C’était la question (c’est tellement mieux dit en anglais), effectivement : que faisions-nous là, en France ? Véritablement, en définitive ? Notre ‘question d’être’ dans tous les sens du terme ! Mais notre lucidité n’était sans doute pas assez pressante encore pour exiger la réponse par retour. La seule vérité que nous étions prêts à valider était celle qui nous accordait un sursis, prolongeait l’intermède. Devant l’impossibilité d’éluder irrévocablement le sujet, le plus confortable était de le laisser se disjoindre en ses petits détails, le diluer dans l’humour, le retourner en interrogations pour rire et rire des réponses… (p. 43-44).
« Prolonger l’intermède » doit-on y lire l’équilibre fragile de ce monde ? Sans doute. À la cité on respire, on est intimement chez soi, mais est-on en harmonie avec sa propre histoire ? Pas nécessairement et pas toujours. La Cité peut donc devenir le champ d’une nouvelle bataille. De toute manière sa perméabilité est ce qui fait de la fréquentation de ce lieu particulier une relation d’intimité, une caresse d’un corps d’amante…
La dérogation est accordée, encore un an à la Cité… 4 novembre 1979 : Américains pris en otage à Téhéran. Quelques mois plus tard : invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques et toujours les bombes qui ravagent Beyrouth… Il y a une sorte de ‘distance’, de ‘décalage’ entre le vécu libanais – qui n’est jamais à l’arrière-plan – et ce havre de liberté qu’est la Cité ; or justement, ce n’est pas le moindre mérite de Ghassan Fawaz que d’avoir su restituer, si subtilement, les architectures sinueuses, les ‘bifurcations’, les ‘proliférations’ de cette structure narrative complexe où tout espace débouche sur d’autres espaces. Pour qu’un décalage existe, il faut deux plans différents, or ce n’est pas ici le cas. Dès lors l’absence de décalage permet à la syntaxe qui dessine la capitale de réactualiser les événements qui se passent au Liban, les faisant émerger dans les lignes voluptueuses du récit et les intégrant aux infrastructures de la narration.
Sous le signe de Rana
Un jour, le jour de la prise des otages américains à Téhéran, dans le hall de la Maison du Liban – « lieu particulièrement propice aux rencontres, tout comme le ‘resto-Sud’, la Maison de l’Italie ou le parvis de la Maison internationale » (p. 75) –, fait son entrée une fille à peine débarquée de Beyrouth : Rana. Elégante et sexy, c’est bien à elle que l’auteur parle. Sous le ciel d’Occident n’est qu’un long monologue – un délire verbal plutôt –, que le personnage, les yeux fermés, adresse à cette fille. Seule libanaise dans l’univers des femmes que Untel et Mehmed ont connues, elle va, comme tous ceux qui côtoient le délire et ses enfers, bouleverser leur vie. Il ne s’agit pas d’un flirt, car tous les deux tombent amoureux d’elle jusqu’à la folie. Elle deviendra leur seule et unique hantise, leur drogue, et, dans un jeu de séduction brutal et cynique, elle finira par les broyer. Elle balise leurs parcours, ou plutôt les entraîne sur des voies aux issues troublantes, les traite comme des figures de jeu vidéo – jeu pervers, calmement cruel. Les deux amis ne parviendront plus à diriger leur vie, ils se laissent glisser sur le toboggan de la vie pour comprendre enfin qu’un jour ou l’autre ils perdront pied. Elle les fascine par ses réactions imprévisibles, effrontées, par sa beauté aguicheuse, ses courbes douces, son sexe gourmand, elle fait penser à un étrange insecte carnassier, ou bien à une pieuvre. Emblème de la femme fatale, elle les détruira tous les deux, de manière subtile et cruelle et ils se laisseront croquer, comme il arrive aux mâles de la mante religieuse, décapités par la femelle que ces ébats ont mise en appétit.
Sous le signe de Rana tout acquiert un goût particulier : dans cette ‘dolce vita’ grinçante, frénétique et crispée, le voyage n’est pas seulement érotique, psychologique, il est aussi passionnément gastronomique, car il existe un lien qui unit la nourriture et le sexe. Tout comme un nouveau cuisinier exaltera la saveur des meilleurs ingrédients, de même un amant sensuel transformera toute excitation en incendie. Fini le morne et bruyant ‘resto-u’, il suffit de traverser le Boulevard Jourdan, de monter dans le 21 ou de prendre le RER pour être, dix minutes plus tard, dans Paris, en plein quartier latin : Boul’Mich, Saint-Germain, Montparnasse, la ‘Mouffe’, l’Odéon, les quais de la Seine… lieux dont les personnages et le roman se nourrissent. Regarder, désirer manger, savourer : sensation que Untel et Mehmed éprouvent devant l’inquiétante beauté de Rana comme devant un mets. Ce n’est pas de la cuisine diététique : merlan en colère, bœuf Strogonof, chateaubriand-béarnaise, mais aussi œufs brouillés au caviar, canard sauvage en civet servi avec de somptueuses figues entières[6]…
Au restaurant presque tous les soirs… Le Zéro de Conduite, rue Monsieur-le-Prince, La Petite Hostellerie, rue de la Harpe, le Pot de fer, la Mouffe, Nos Ancêtres Les Gaulois, l’île Saint-Louis, Julien, Chartier, en voyage sur la rive droite… J’avais dans l’idée qu’il me revenait de payer un tribut en retour de ma présence parmi vous ; les dix mille francs de prime parentale attribués à mon doctorat s’y dissipèrent plutôt que de me payer une voiture. De son côté Mehmed s’était lancé tous azimuts dans les traductions mal payées dont il claquait chaque fois la recette en une soirée, ‘Je vous invite’ et l’on changeait de classe, c’était La Coupole, ou Le Sarcophage brésilien de la rue des Écoles – jamais La Closerie avec toi! –… Il aimait clore la nuit à La Chapelle des Lombards où l’on se faisait un point d’honneur d’assécher la bouteille de tequila (p. 98).
Paris, ville étrange, mais pas tout à fait étrangère, qui réserve ses charmes à ceux qui veulent bien l’aimer sans qu’elle y mette du sien ; trop grande et trop étroite à la fois, où il est donné d’éprouver à la fois le sentiment de l’angoisse et celui du ‘naufragare’ (‘faire naufrage’) au sens léopardien du terme. Fawaz la parcourt et la fait parcourir à ses personnages et à ses lecteurs, la nommant rue après rue, restaurant après restaurant, bistrot après bistrot, parce que chaque pierre est un soutien pour la mémoire, pour les fantasmes et donc pour Beyrouth. Il se l’approprie pour la montrer à sa manière, la phagocytant pas à pas pour mieux la recréer, y ajoutant le goût instinctif de la matière, de la pâte généreuse et chatoyante qui conserve en creux l’empreinte du pinceau. Si le décor parisien constitue l’épaisseur plastique du scénario, Rana dans le fracas des événements, des sentiments politiques, des courants philosophiques et religieux, unie aux arcanes de la psychologie et de l’érotisme, constitue, elle aussi, un matériau dense et délirant comme une improvisation de jazz, qui exige un doigté de contrebassiste tout comme des lèvres taillées pour le saxo.
Amoureuse d’Untel ? On ne sait trop De toute manière Untel est amoureux fou d’elle, tout en faisant couple avec Manu. Amoureuse de Mehmed alors ? Peut-être. Mehmed est à ses pieds, prêt à tomber à genoux devant une salle de restaurant bondée pour lui baiser la main, prêt à tout, même à lui lécher les semelles de ses escarpins. Ils finiront par se marier à la mairie du XIVe.
La passion, avec ce qu’elle a de fatal, ne fait partie d’aucun ordre, par contre elle a parti lié avec le malaise, le trouble, la confusion et le chaos de la nature même des choses. Mehmed, Untel et Rana se croisent, s’entremêlent, se heurtent. Comme reflétés dans les panneaux d’un labyrinthe de miroirs, ils sont poussés, tour à tour, l’un vers l’autre par une force frénétique, hystérique, dont le lecteur perçoit le tragique et dont l’auteur en dispose au fur et à mesure les signes qui évoluent lentement vers la mort.
Rana et Mehmed s’installent à Alger. Untel va leur rendre visite. Dans l’espace de quelques heures sa relation avec Rana connaît – ou peut-être retrouve – une étrange dérive sous le signe du désir[7]. Alger, amplifié sous l’effet de l’érotisme, à mi-chemin entre Beyrouth et Paris, est non seulement un cadre approprié pour les situations de plus en plus complexes où plonge le trio, mais aussi un lieu de distance et de proximité à la fois :
Alger était loin, n’en restait qu’un relent d’alcool sous mon nez ; ton nez contre mon nez… Et pourtant une alarme persistait, révolte lointaine, réflexe conservatoire : la peur d’être mordu… il fallait que je sache à quoi tu pensais en cet instant Rana? Ce qui se mijotait à l’intérieur de cette tête qui pouvait une fois de plus me faire très mal. Tu joignis tes deux bras derrière mon dos comme pour un slow rapproché – mais comme un homme tient une femme –, tu me souris à nouveau, un autre de sourire, inexploré, équivoque, intersidéral, je n’étais pas immunisé… Alger était loin oui, mais Paris aussi, je ne percevais qu’un voile de tendresse étoilée, et ta voix soufflée par le vent tout petit. Tu as dit ‘Regarde…’, tu as dit ‘… Il n’y a que nous sur terre… c’est très dangereux mais combien excitant…’ (p. 140).
et quelques pages plus loin…
Et Alger ne nous est pas assez proche, ce n’est pas Beyrouth non plus pour qu’on s’y retrouvât avec le goût de comme-à-la-maison !… Et pourtant si ! Alger n’était pas la planète Mars : au troisième whisky, un goût de chez-soi et de manque tout ensemble ; pas assez loin, pas assez proche, justement ; aurais-je voulu approfondir… (p. 159).
Distance et décalage, proximité et enchevêtrement caractérisent la projection de l’espace algérien dans d’autres espaces qui à leur tour se révèlent à la fois géographiques et fictionnels. Le lecteur assiste à un processus par lequel la fictionalisation induit simultanément la coïncidence et la non-coïncidence des différents plans. La seule question concerne les différents plans de l’histoire qui rendent possibles les mouvements incessants des instances narratives. L’exigence de clarté n’est pas dominante. Au contraire, grâce à ces rebondissements de Paris à Beyrouth en passant par Alger, l’auteur met en évidence un rapport avec le monde plus violent, obsessionnel, chaotique. Le tissage entre la complexité des espaces urbains croisés et le sens de ce long monologue donne forme au récit et, même si l’ancrage dans des réalités urbaines et temporelles insuffle vie à la fiction, il faut aussi considérer que l’absurde joue et déjoue ces catégories. Ces trois villes cohabitent, se remplacent, se relayent, elles exercent une action ambivalente, s’intègrent et assimilent des antinomies : présent et passé, raison et folie, le moi et l’autre, mémoire et oubli.
Marqués par une déchirure inguérissable, les deux personnages quittent donc Alger ensemble, ils rentrent en France et Rana s’installe chez Untel. Paris se transforme, Untel lui attribue des codes invisibles qui finissent par en modifier la perception. La ville devient son alliée.
J’aurais tout donné pour avoir accès à ce qui se dissimulait derrière ton visage serein, m’infiltrer aux racines de ton sentiment, fût-ce pour ma perte. Et puis non ! Je devais réagir. Une semaine, c’était énorme. Paris serait mon allié ! et quel allié !… Paris nous lierait aussi indissolublement qu’Alger te ‘liait’ à Mehmed. Je devais réussir cette identification, mettre tout en œuvre pour y marier nos images. Mehmed pouvait me battre encore, mais il ne pourrait battre Paris. Une semaine pour caler ce lien, en impressionner la photo dans ton cerveau – physique, colorée, immarcescible. L’argent n’attendrait plus d’hypothétiques vacances, je le claquerais là, en sept nuits qui nous restaient avant l’arrivée de l’ogre (p. 202).
Dans la dialectique d’une expérience spatiale, Paris incarne un univers régi par de secrètes intentions et des puissances cachées. Il est une surface pour écrire, pour laisser des empreintes sur le sol, où sont gravés les vies et les horizons de nos personnages. C’est donc un mode de rencontre, indice d’un passage, de la saisie d’un lieu. Traki Zannad Bouchrara affirme dans l’introduction à son étude : « L’urbain, comme moment anomique, est espace et temps, histoire mais essentiellement mémoire collective, cette mémoire qui ne peut être ni ‘volée ni empruntée’ et qui éclate. Elle arrache à ce présent urbain sa matérialité absurde. Mémoire qui recompose un passé sans vouloir nullement se confondre avec l’histoire. Elle se situe au niveau de la trame et du vécu quotidien »[8]. En effet, Fawaz ‘invente’ Paris – tout comme les autres villes. Ses visions définissent un espace complexe reconstitué par la mémoire d’Untel. Et s’il existe un lien secret entre la ville et la mémoire, ou entre la ville et l’oubli, c’est bien parce que entre l’espace et l’intensité de la mémoire il y a une proportion :
Mon passé, jour après jour, s’était dissipé, même mon passé avec toi ; ma mémoire tâchait de redémarrer neuve en ce premier soir de notre retour d’Alger. Il pleuvait, nous venions juste de déposer nos bagages et ‘viens !’ tu m’entraînas dehors sous la pluie, et l’on a marché ; ce n’était pas du petit crachin, une véritable pluie de printemps, sans parapluie, sans imperméables ; la porte Saint-Martin, le boulevard Bonne-Nouvelle, le boulevard Poissonnière, la rue Bergère… (…)
Surpris, je le fus encore plus par l’inconditionnalité de ton engouement pour la rue du Faubourg-Saint-Denis. Sans doute était-ce l’image que j’avais de toi, volage, oiseau. Une rue agit à la manière d’un divan de psychanalyste si on s’y laisse aller ; chacun sa rue même quand c’est la même. Tu consacrais pas moins d’une heure tous les jours à ‘faire les boutiques’ : ‘C’est mieux que le Faubourg-Saint-Honoré, Untel’ ; à sa prochaine visite tu y amènerais ta mère, ihhiih !… J’aimais tes élucubrations : si, à l’image de toutes les villes, Paris était une femme, le Quartier latin serait sa tête, la Seine sa taille, les Champs-Élysées ses habits du dimanche… Les Galeries Lafayette seraient son fard de tous les jours, le Faubourg-Saint-Honoré ses bijoux. Ici, ici ce serait les tripes. La tour Eiffel, c’est le vagin de Paris. Et soudain, la jouant sérieuse : ‘Mais le cœur, où c’est qu’il est le cœur de Paris, Untel’… (p. 185).
Paris, à la fois matière informe et corps féminin exposé aux assauts de la mémoire, porteur d’une architecture visible, d’une mémoire ‘plastique’, est doublé par une architecture ‘invisible’, faite de formes et de mouvements qui finissent par en modifier la structure. Au-delà des stratégies narratives, il recèle non seulement des principes organisateurs du récit, une ‘vision cohérente du chaos’, une lisibilité qui le rend semblable à un texte à déchiffrer, mais aussi un être vivant, avec des membres, des organes et sûrement des forces émotives et intellectuelles. Mémoire et émotions des personnages, donc, mais aussi mémoire et émotions de la ville. La mémoire d’Untel est un signe qui s’enracine dans une dimension géographique, topographique, urbaine. Paris est porteur de l’une et l’autre mémoire, comme les autres lieux qui s’en détachent, il est tributaire de cette mémoire – ou l’inverse – et le roman est un lent, harassant travail d’extraction.
Il ne s’agit pas de retrouver un ‘temps perdu’ proustien à force de souvenirs reconstitués, mais de plonger dans une dimension existentielle où la mémoire occupe une place fixe au centre d’un espace tournoyant. Un espace qui s’affiche dès le titre : Sous le ciel d’Occident.
Beyrouth, ville invisible
Ce titre de paragraphe est évidemment emprunté à Italo Calvino, mais pourquoi penser aux Villes invisibles, texte si léger et si agile, à l’écriture frémissante et pleine de fine ironie, alors que Fawaz, sans jamais cesser d’être brillant, ni manquer d’un humour iconoclaste ou d’images riches et savoureuses, est plein d’angoisse et ne se situe nullement sur le même plan de lucidité, de légèreté et d’exactitude ? Seulement parce que Paris est une ville visible, plastique, où il est possible d’imprimer son signe ; Beyrouth, au contraire – marquée par la guerre, présente dans la conscience et la mémoire d’Untel – ne l’est pas. Il est masqué, invisible, justement. Je perçois cette invisibilité dans un sens de vide, de vertige qui l’enveloppe, comme dans un rêve, une vision, une utopie. Beyrouth est un puits sans fond, qu’il est impossible de recouvrir, de dissimuler, et dont la profondeur renvoie des échos parfois imperceptibles, souvent intolérables. Pourtant les deux villes sont vraiment interchangeables : Fawaz fixe le décor parisien de façon fouillée, tout comme il parle du Liban dans l’horreur de son chaos. Beyrouth et Paris, sont là, sur les deux plateaux de la balance et leur empreinte, visible ou invisible, est reconnaissable partout.
Certes, Calvino ne parle ni de villes réelles ni de villes en guerre mais il recherche ce qui est au-dessous des choses. Il décrit, par exemple, la ville d’Eudossia, très désordonnée, puante, poussiéreuse et chaotique, où l’on garde un tapis fait de figures symétriques qui répètent, comme dans un labyrinthe, leurs motifs tout au long de lignes droites ou circulaires. En réalité en chaque point du tapis correspond un endroit de la ville et vice-versa : d’un côté il y a un ordre immobile et de l’autre une confusion bien vivante et grouillante. Aux besoins de rêve et de liberté s’opposent des rythmes et des paysages infernaux.
Le roman de Fawaz est chaotique, il ne se réduit pas à l’art de raconter, encore moins à celui de bâtir une intrigue, de faire exister des personnages ou bien de jouer avec des espaces qui deviennent des principes organisateurs de la narration, mais lui aussi, comme un tapis, a un endroit et un envers, une trame et un ourdi. On peut le lire en le regardant ‘d’en bas’, c’est-à-dire étant sous le ciel d’occident, mais on peut aussi avoir un point de vue ‘d’en haut’, c’est-à-dire regardant la grande tache de l’existence qui se répand informe là, aux pieds de Mehmed et d’Untel et qui veut les engloutir, les dévorer. Pile ou face. Paris d’un côté, Beyrouth de l’autre, comme le dessin d’un tapis. Ce dualisme est présent sous plusieurs formes : éros et pathos, labyrinthe et plan, distance et proximité, Rana et Untel, ordre et désordre, amour et haine, guerre et paix, lucidité et folie, nuit et jour, présent et flash-back…
La haine se nourrit de désarmement; et de flash-back ; me voici brusquement transbordé à Beyrouth, vidant des chargeurs de hargne dans une façade huppée, ou niquant de mes balles le cœur d’une vitrine inabordable. Mais dès que de retour en salle revoilà ces faciès, ces mimiques, ces grimaces autour de moi, l’impression que tout le monde lorgnait dans ma direction, contenait un rire railleur. Effacer tout ça ! Abracadabra… (…)
Mais dérisoire c’est moi qui l’étais, ça va, je le savais à cinq minutes près. D’où nouvelle réaction ! Repenser plus fort encore ’Liban’, plus fort Beyrouth… j’aurais aussi bien pu penser l’utérus de ma mère. Yeux fermés : c’est la fresque ocre et fumante des grands feux qui embrasent le quartier des ‘grands hôtels’ là-bas, consument les hauts lieux semblables à celui-ci, où l’on pouvait s’éprouver petit, si petit. Transcendance du feu, jubilation coïtale, inversion de l’Ordre ! Jamais les fresques ne durent ? Quelques mois, des jours… que pour un moment peut-être ? le rare qui compte dans une vie. Dans un autre monde, pouvais-je m’illusionner, ton comportement n’aurait pas été pareil; sur l’écran de mes paupières j’inventais ton regard alors plein de moi : la scène est nuit, sur fond d’explosions soufflant en bourrasques, de détonations partout nous cerclant, tu te presses contre moi à l’abri d’un mur dans la rue ténébreuse… (p. 239).
En réalité les espaces tiennent plus à la structure temporelle qu’à celle de la ville, et les seuls retours possibles sont les retours en arrière. Le flash back qui modifie l’ordre des segments temporels ne rentre pas dans la logique narrative qui, d’ordinaire, privilégie une investigation linéaire et un certain travail de construction par le lecteur. Ghassan Fawaz ne restitue pas la chronologie des faits, il s’en faut, mais, tout en essayant de montrer ce conflit au lecteur, il sait qu’il ne pourra l’expliquer en faisant appel au rationnel. Il enchevêtre donc présent et souvenirs. Selon la logique d’une poly-narrativité, il fait ricocher la pensée et les images que le lecteur doit appréhender sans se lasser, et pourtant dans ce chaos, il dégage bien la charpente de ce conflit qui est double : guerre de Libanais entre eux, guerre de non-Libanais sur un sol qui n’est pas le leur. En même temps il est indéniable que si le lecteur espère comprendre quelque chose de ce qui s’est passé pendant cette guerre en lisant ce roman, il se trompe lourdement. L’auteur ne dit ou ne reproduit que des bribes de la réalité libanaise, et pourtant il demande qu’on soit en mesure de la retenir, il demande aussi que l’on soit capable de porter un autre regard sur certains conflits actuels appartenant à un passé encore tout proche.
Mais enfin, s’agit-il d’un énième roman sur la guerre du Liban ? Certes non, bien qu’il s’agisse également et incontestablement de cela. Sous le ciel d’Occident s’inscrit dans cette complexité. Les liens invisibles qui se tissent entre Paris et Beyrouth en constituent le paysage, mais il ne prétend pas élucider les raisons de la guerre. Ce n’est pas un essai pour comprendre un phénomène politique complexe par les chemins détournés de la littérature ; dans cette mêlée, Untel et Mehmed ne sont pas des Fabrice à la recherche de leur Waterloo mais des complexités humaines, des domaines passionnels. C’est une recherche de relations qui unissent les convulsions de la société libanaise à d’autres, parfois très éloignées, et qui, presque toujours, appartiennent à d’autres sphères ; le texte agit alors comme un prisme qui les décompose, les recrée et les projette en d’étranges combinaisons nullement irrationnelles. Jeu de reflets qui est en même temps conflit de raisons.
Untel fait retour à Beyrouth en 1987.
Il aurait fallu être aveugle et désensibilisé pour ne pas voir et sentir au-delà des effets directs de la guerre à quel point Beyrouth avait été ternie dans son être. C’était irrécusable, bientôt le soleil et la mer ne suffirent plus à combler les vides, éponger les trop-pleins. Non, ce n’étaient pas les immeubles lépreux, les quartiers lunaires, auxquels on s’habitue avec une complaisante et étrange ’fierté’ – qui nous rendait supérieurs à tous ces chouchoutés-de-la-vie des autres pays qui n’ont pas connu ça –, ni les collines de détritus avec leurs nuées de mouches et leurs exhalaisons familières, ni le rationnement de l’électricité et de l’eau, voire leur manque pour des jours, relevés tels des défis, non plus même que la ville morcelée, qui s’est encore ratatinée pendant notre séjour sous les exactions sordides, qu’un gros village, qui avait perdu son centre comme on oblitérerait son sexe saccagé, depuis si longtemps avait-elle l’impression qu’elle s’en était fait une raison de vieille fille déglinguée et racornie… Non… c’était le paysage humain surtout ! L’on persistait bien à s’exhiber, séduire, dans des lieux de plus en plus rachitiques, mais le paysage humain ‘général’ n’était plus fait pour un homme et une femme ; surtout pas pour une femme ; ces lugubres rues d’hommes dès la descente de l’ombre, des rues d’Alger. L’atmosphère me devenait plus oppressante chaque nuit malgré le ‘cinéma’ mental que je me mitonnais ; ce noir de rue fuligineux, suffoquant, suintant capricieusement par-ci, par-là une improbable bavure de lumière sale tel un oubli saumâtre. (…)
Le paysage politique accompagnait cette tristesse en la précédant… Les Palestiniens arrachés, la Gauche anéantie ; remplacés par qui ?!… ‘Les hommes de Dieu’ de tous acabits… Ça m’ôtait même l’envie de la dérision ! Je tiendrais jusqu’à cette soirée au Bacha… Un flash-back m’en ramena dans ce resto de la Mouffe, le Pot de fer, tu te souviens… (p. 302-303).
Maintenant c’est Paris qui apparaît en filigrane, montrant ainsi la réversibilité à double mouvement de ces deux villes, « l’écart – dit Jean-Marc Ghitti – n’est pas négligeable entre les deux : le vu est le visible circonscrit par un corps qui se tient ici, et non pas ailleurs »[9]. Fawaz joue avec les lieux comme il jouerait avec un gant, passant de l’endroit à l’envers et de l’envers à l’endroit. Pendant des années tant d’images obsessionnelles de Beyrouth horriblement mutilé sont apparues dans l’esprit d’Untel. Maintenant il se demande comment construire, avec les outils qui sont les siens, un monde, même fragile et usé, où se reconnaître et se situer.
Sous le ciel de Paris
Il lui faut donc un cadre, à la fois intime et insaisissable, où l’on ne manque ni d’idées ni de passion intellectuelle, cet espace intense est la Cité Universitaire : elle représente le moyen pour satisfaire son désir identitaire. Fawaz exprime ainsi le sens essentiel de l’inachèvement de l’œuvre, la capacité de prolongation, de variation, de renouement…
Je tentai parallèlement de renouer avec mon ‘monde d’origine’. Avec appréhension. J’avais conservé précieusement le goût intense de ces soirées libanaises de Paris où l’on se retrouvait à vingt ou quarante, le Liban vivant ses premières années de guerre. Rythme emballé et couleurs chaudes, elles s’étaient progressivement dotées d’une liturgie typique, de danse et de chant, de langage et de façons, qui les empreignaient d’un air de ferveur profane, sorte de lien scénique avec Beyrouth, où chacun se retrouvait à la fois acteur et spectateur. La nostalgie y répandait son emprise engourdissante ; évocations de nos soirées ‘extraterrestres’ de là-bas, de notre ‘temps de la guerre’ comme d’un paradis perdu, elles parvenaient à raviver nos rémanences, distillant d’exaltantes sensations dramatiques qui en ces moments enfumés couvraient à nos yeux leur divertissante facticité (p. 321).
Vingt ans se sont écoulés depuis l’heureuse période doctorale. Untel maintenant habite non loin de la Cité, Rue de la Butte-aux-Cailles. Un soir une jeune fille frappe à sa porte, une photo à la main. ‘Connaissez-vous la personne sur cette photo ?’ dit-elle. ‘Vous viviez bien à la Cité universitaire en décembre 1976 ! Pas que vous ; il y avait un ami aussi. Vous étiez deux… Ma mère a dit ton père c’est l’un de vous deux… elle est morte aussi…’ Il s’agissait bien du résultat vivant d’un spermatozoïde parmi les dizaines de milliards qu’Untel avait répandus à l’époque. Ainsi il revient physiquement et psychiquement sur les lieux d’antan, désireux de déchiffrer une apparente énigme : pourquoi Paris, victime d’une inexorable détérioration, a changé comme Beyrouth, saccagé par la spéculation, la barbarie et l’ignorance après l’avoir été par la guerre ?
Cette sorte de lèpre a rongé les choses et les personnes, même cet espace purifié du monde chaotique, celui qui semblait être le plus immunisé : la ‘Cité-U’. Elle est restée apparemment identique, les résidences sont toujours là, mais désertifiée, anonyme, insipide, elle a perdu l’atmosphère de merveilleux quotidien d’antan Untel aussi a été subtilement et cruellement détruit, et non seulement par Rana. Il accompagne la jeune fille (sa fille ?) à l’aéroport. Au retour il reste pris dans un embouteillage à la porte de la Chapelle…
Puis lentement, gravement, n’en perdant pas un mètre, une vitrine, une odeur, la rue du Faubourg-Saint-Denis… (…) J’égrappais mes souvenirs dans le paysage, accusais sciemment le coup, en manque d’une petite tristesse. Quelques années avaient suffi pour faire le ménage, plus vite encore que sur la Rive gauche ; la patine du temps s’était évaporée des murs, pourtant les mêmes ; les vitrines s’alignaient quelconques, quoique ayant pour beaucoup conservé leur activité d’origine; un vernis insipide avait étalé sa pellicule, aussi bien sur les têtes ; le cœur battait de même que dans les rues avoisinantes la mesure du temps nouveau : machinalement. ‘Tout ça finalement n’a plus tellement d’importance’, comme je n’ai pas aimé cette réflexion ni sa tonalité, prémonitoires du pire ! Cette indifférence déjà, à peine quelques dizaines de mètres plus bas, l’oubli pour effacer. Je poursuivais ma ‘descente’ : la rue Saint-Denis, les Halles, la Seine… mon vide gagnait en consistance ; une sérénité. Huit heures et demie, il est nuit depuis longtemps… En face, la Rive gauche ; un air de bien-être éthéré, fébrile, fait tanguer Paris illuminé, favorisé par la fatigue physique… volupté semblable à la montée d’ivresse quand l’effet d’un puissant besoin de sommeil commence à opérer… Une bulle. Une grosse bulle transparente. C’est dans une grosse bulle transparente que je dévalais avec ma sérénité le pont Saint-Michel, accentuant la sensation de descente, roulant mais la tête toujours en haut. Avec assurance la bulle joua le funambule, dribblant sur toute la moitié du parapet, feignant de chavirer à plusieurs reprises, s’équilibrant in extremis d’un battement de bras, arrachant des coups de freins affolés aux voitures, des cris horrifiés, qui ne réussirent pas à la crever. Le quai Saint-Michel, vue de Notre-Dame, luisante, mystérieuse, animale ; la bulle hésite, va et revient, se décide, tournoie vers la fontaine, prend la rue Saint-André-des-Arts, le boulevard Saint-Germain ; elle s’arrête pour me laisser étaler un voile de buée sur les vitrages, le temps de dessiner je-ne-sais-quoi du doigt, car seul je-ne-sais-quoi quoi affleure, seul je-ne-sais-quoi ne menace pas son essence de bulle. (…) Me voilà reparti… fait froid, la bbbbbbulle, la langue s’engourdit, opte pour un itinéraire calme… Rue de l’Odéon, les lumières faiblissent, le Luxembourg, rue Claude-Bernard, les Feuillantines : le trajet de l’autobus 21, un million de fois rebattu du temps de la Cité-U (p. 460-462).
Untel glane, cela lui permet d’explorer les dimensions, les courbes et variations de son déchirement. ‘Glaner’ c’est ramasser ce qui reste après la récolte de blé. On peut glaner des souvenirs, des images, des odeurs, suivre un chemin de traverse, retrouver des morceaux de lumière, des bouts d’images pour reconstituer un souvenir qui, peut-être n’aura plus beaucoup de rapport avec ce qui a été vécu.
Il glane comme tous ceux qui, ayant vécu à la Cité, revoient tout d’un coup leur vie tissée de coïncidences, de passions, de visages, de souvenirs. Il plonge dans une sorte de ‘merveilleux quotidien’. Sur le trajet du 21 toute une machinerie se met en marche, obéissant à des lois immuables et à des logiques très solides, qui s’offrent volontiers à la libre investigation mais qui restent silencieuses, parce qu’elles ‘pensent’ dans le personnage, s’imposent dans sa mémoire. C’est là que réside le véritable noyau narratif : Fawaz ne se limite pas à faire penser – aussi bien ses personnages que le lecteur – un lieu, mais plutôt à montrer l’emprise que ce lieu a sur une pensée.
C’est bien ce qui m’arrive à moi aussi, chaque fois que je retrouve la Cité, ma chambre à la Maison de l’Italie ou au Collège d’Espagne, le trajet du 21, l’odeur du RER… Ces lieux forment, dans leurs multiples dimensions, un monde complexe, punctiforme, visible et invisible, palpable et impalpable à la fois.
Bibliographie
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Ghitti, J.-M., La Parole et le lieu. Topique de l’inspiration, Paris, Éditions de Minuit, 1998.
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Zannad Bouchrara, T., La Ville mémoire. Contribution à une sociologie du vécu, Paris, Klincksieck, 1994.
NOTES
[1] « La guerre d’amour », Le Monde des livres, 4 sept. 1998, p. 2.
[2] Paris, Seuil, 1998. Ghassan Fawaz est né en 1947 au Liban. Il est docteur en sociologie et en sciences politiques et vit en France. Il a été éditeur au Sycomore, puis à Papyrus avec Maurice Nadeau. Son premier roman, Les moi volatils des guerres perdues, paru au Seuil en 1996 a connu un remarquable succès critique.
[3] « Ce désir qui s’impose de ne plus être soi ! Racines coupées. J’ai fini dans l’écœurement par demander la nationalité du lieu où j’étais. Sans humiliation ni humilité. Comme on ferme les yeux pour faire plouf dans une piscine où l’on est déjà : on n’entend pas de plouf, évidemment, et l’on continue à se noyer », Les moi volatils des guerres perdues, p. 324.
[4] « C’est ce ‘goût d’exil’ qui m’apparaissait de plus en plus affecté, suranné, prétentieux, à mesure que se déperdait la ‘guerre du Liban’ dans son train-train, et qu’on vivait désormais à Paris plutôt qu’on y survivait (…) La terre ‘étrangère’ serait ainsi ‘terre d’exil’, forcément, pour qui s’y établit; et l’exilé cet homme qui n’a de cesse de regarder derrière lui, le ‘regret’ lui tordant le cou, saisi de son impérissable état de manque à l’égard de la terre de ses ancêtres et de son enfance… ». Ibidem, pp. 322-323.