Mircea Muthu
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
mirceamuthu@yahoo.co.uk
Le balkanisme entre l’altérité et l’identité multiple
Balkanism between Alterity and Multiple Identity
Abstract: Balkanism, Byzantinism and Orientalism have, as their source, the knowledge of the history of the European South-East of the Orient, and the mechanisms of the European centrism. The Balkan alterity becomes a Homeric question, especially through the political speech, preoccupied to manage the identity crisis of the European South-East, and revived starting with the Balkan wars and stretched along the decades after the First World War The problem of identities of the European South-East constitutes the ground for the conflictual or peaceful evolutions in this strategic part of the old continent. Its composition, an ethnic mosaic, requires a methodology which uses the conceptual instruments of the social sciences.
Keywords: Balkanism; Orientalism; South-Eastern Europe; Alterity; Multiple Identity; Minor Cultures.
Les équivalences, voulues ou incidentales, entre le balkanisme, le byzantinisme et l’orientalisme ont comme source la connaissance distordue de l’histoire du Sud-Est européen de l’Orient, d’une part, et, évidemment, les mécanismes d’européocentrisme qui sont illustrés aussi par des étiquettes centrifuges.
Ce qui a été nommé altérité balkanique devient une question tout à fait homérique surtout par le discours politique, préoccupé à gérer la crise d’identité du Sud-Est européen, ravivée lors des guerres balkaniques et prolongée pendant les décennies d’après la première guerre mondiale. Inspirée par le concept de liminalité (Arnold Van Gennep, 1960), l’exégèse moderne propose des termes comme marginalité ou infériorité (Nathan Schwartz-Salant – Murray Stein, 1991), et avec applicabilité directe dans l’espace en question, ensuite le terme de soi incomplet (Maria Todorova, 1997), à cause de la fonction de « pont » que remplissent les Balkans (Mircea Eliade et d’autres). Il s’agirait donc d’une altérité partielle, transposée telle quelle dans les évaluations des idéologies artistiques telles le mouvement narodcestvo en Bulgarie et poporanismul en Roumanie etc. C’est, évidemment, l’un des premiers pas vers la reconnaissance d’une ontologie forte et, en plus, spécifique, mais aussi apparentée à celle que l’on retrouve dans les centralismes de l’Occident. Nous voudrions rappeler que les deux arguments qui plaidaient autrefois pour une altérité absolue par rapport à l’Occident – l’orthodoxie (amplement interprétée jusqu’à l’aberrante « faille Huntington ») et l’allogénie ethnique (raciale) – n’est plus tellement relevante dans les conditions de l’immigration contemporaine et dans la perspective de la conciliation, possible et nécessaire, entre les deux Églises.
Mais l’altérité de l’Europe du Sud-Est existe et subsiste aujourd’hui, et elle doit être considérée sous au moins deux angles ou, plus exactement, elle a deux séries de causes : internes et extérieures. Ainsi, l’(auto)isolement est vu surtout comme le reflet, à travers le temps, du double caractère périphérique du Sud-Est européen. Comme périphérie de la périphérie (id est : la Porte déclinante), toute la région est entrée dans le processus de modernisation forcée – conséquence de la « question orientale », mais aussi des émergences nationales, imprégnées de l’esprit téléologique en graphie romantique. Les intérêts des grandes puissances de l’époque ont fini par décider des syncopes de l’alignement aux performances de l’Occident, qui, en pleine modernité, a imposé à la fois le centre et, corrélativement, la circonférence. L’Est a connu, lui aussi, le déplacement du centre de son sens éminemment théologique (Dieu, sphère infinie) en clé orthodoxe, aux significations anthropologiques, où le centre figure l’intériorité, le rapport de l’individu à soi-même. Mais la transposition économique et sociopolitique de cette mutation profonde s’est heurtée à un legatum entretenu conjoncturellement, ce qui a entraîné l’accusation de manque d’horizon, de conservatisme nuisible et, comme une compensation, de conflits interethniques. Nous voulons dire par là que, surtout après 1453, l’habitant de l’Europe du Sud-Est ne pouvait revendiquer, à l’instar de l’Occidental, le privilège de la centralité. Il ne s’agit pas là de la subversivité des espaces périphériques par rapport au centre impérial dans les termes, par exemple, des tendances centripètes / centrifuges manifestées dans l’empire des Habsbourg. Le Sud-Est, en tant qu’objet de dispute d’au moins trois centres de pouvoir, à partir de l’époque post-byzantine ou pré-moderne, a manifesté ses tendances centrifuges seulement comme modalité de résistance / survie et moins comme tentative de substitution des centres respectifs, comme s’était le cas de l’Europe centrale où Prague concurrençait, du moins virtuellement, Vienne, où Bratislava manifestait sa dissidence envers Budapest, Budapest envers Vienne etc. Dans le Sud-Est adiabatique et, en plus, avec un seul Centre imposé par la force (Istanbul), c’est le nationalisme qui a proliféré avec l’émergence des États nationaux, où les rapports entre etat, nation et ethnie n’ont pas trouvé de solutions adéquates. La cause interne (le double statut périphérique) est instrumentée et envahie par toute une stratégie occidentalo-centrique, poursuivie par le marchandage de Yalta (où seule la Grèce a été sauvée), ensuite, après les années ’90, avec la ressuscitation de l’idée d’Europe centrale et avec le Traité de Visegrad, dans la perspective duquel les Balkans redeviendraient une altérité absolue, en compagnie de la Russie ou indépendamment. C’est le cas typique du politique qui crée une géographie symbolique.
Au-delà de l’altérité déterminée par les facteurs politiques et économiques il existe, sans doute, une altérité culturelle. Les langues à circulation restreinte, auxquelles s’ajoute la résistance des modèles ethnographiques, de souche chrétienne, le culte de l’oralité (ce qui explique la diffusion des formes diégétiques) ou la vitalité des paradigmes nationaux ont eu une contribution importante à la méconnaissance des cultures voisines appartenant au même espace. Le XXe siècle a eu le mérite faire connaître certaines valeurs et permanences du Sud-Est comme le goût pour le roman historique, la dissémination de l’esprit des épopées dans les littératures de la région, l’inscription de ses typologies sur une grille d’universalia de nuance mythique, éthique etc. Mais le fait que Ivo Andrić a remporté le prix Nobel ou que Ismaïl Kadaré, Kazantzakis et d’autres sont devenus des noms de référence dans la littérature universelle ne change pas les données essentielles du problème, c’est-à-dire le fait que ces cultures (y compris les arts plastiques, la musique etc.) sont toujours cantonnées dans une marginalité pour ainsi dire exotique, de toute façon dépourvue d’adhérence et de compréhension à l’égard du visionnarisme qui sous-entend l’aspiration sotériologique et la fonction compensatoire de la création spirituelle. Un exemple significatif concernant les performances et les limites dans l’appropriation, par l’Occidental, de cet esprit sud-est européen sui-generis est offert par la traduction épique de certains motifs (Meşterul Manole, Marko Kralijević etc.) par Marguerite Yourcenar dans Nouvelles orientales (1963). C’est l’un des rares exemples d’écrivains importants qui viennent vers le réservoir balkanique, ce que font, de manière moins spectaculaire, les ethnologues ou les anthropologues.
Les deux formes d’altérité, artificiellement hypertrophiées par tel ou tel discours, sont en étroite interdépendance. La diminution de l’altérité est toutefois attestable, même si l’existence des conflits entrave encore le processus qui connaîtra une issue naturelle lorsque le périmètre balkanique ne sera plus regardé sous le rapport d’altérité absolue ou partielle.
Aux concepts d’identité et altérité on a ajouté dernièrement un troisième, celui d’identité multiple. Celui-ci semble avoir comme source l’ainsi nommé « Commonwealth byzantin » (Dimitrie Obolensky, 1971), réitéré, à son tour, par le « Commonwealth fanariote » (Cesare Alzati, 1995), et exprime un polycentrisme souhaitable voué à dé-provincialiser les « cultures mineures » du Sud-Est. Le discours appelle fréquemment à des grilles projetées sur le palier des moyennes et longues durées, et l’on finit par en extraire un nombre de constantes à force modeleuse. Par exemple, dans son livre Repere în zig-zag (2000), Victor Ivanovici place la culture roumaine au carrefour d’« au moins trois entités », à savoir le Commonwealth culturel sud-est européen (qui reprend en fait la formule « Byzance après Byzance »), le Commonwealth central européen, en graphie surtout austro-hongroise, et le Commonwealth est-européen, dominé par les paradigmes de la culture russe. Ces postulations sont, sans doute, séduisantes, malgré le fait que les modèles énoncés aient exercé un rôle de catalyseurs à des intervalles de temps différents et surtout en privilégiant – pour employer un terme élégant – l’une ou l’autre des trois provinces historiques roumaines. À leur tour, ces « entités » n’ont évidemment pas l’homogénéité que la notion suppose, et si la « solution viable », même partielle, inventée surtout par les diasporas juive et grecque, vaut la peine d’être mise en discussion, ceci est dû également à la pression de la « globalisation » au niveau continental et non seulement. La conclusion « être Roumain signifie… Roumain et quelque chose de plus » (par analogie avec « être Juif/Grec signifie… Juif/Grec et quelque chose de plus ») soulève d’un coup – et sous des formes souvent dramatiques –, la question du degré de sédimentation des différentes cultures dans l’espace sud-est européen, susceptible de rendre possible et acceptable l’identité multiple des tendances centrifuges causées par les obsessions identitaires des États-nations. Des enclaves démographiques structurées sur des modèles ancestraux, presque tribaux, des périphérisations souvent renversées, imposées à la majorité par une minorité ethnique (dans la Turcocratie), des déplacements forcés de populations jusque tard, au premier quart du XXe siècle (le cas des macédo-roumains), les diktats politiques à la suite des nombreuses conflagrations etc. ont fragilisé l’existence et surtout la fonctionnalité du modèle « X et quelque chose de plus » proposé par les deux grandes diasporas. Salonique, par exemple, est aujourd’hui encore un creuset de races et d’ethnies différentes, tout comme le mot « macédoine », dans le sens de mélange, rappelle pas que l’empire composite d’Alexandre. D’autre part, le nationalisme grec du Sud-Est n’a d’équivalent que le nationalisme hongrois, en Europe centrale, alors qu’une autre diaspora – albanaise – véhicule des alluvions d’obsessions identitaires du genre « Grande Albanie ». D’autres clivages et recentrages ont pour repère le critère religieux-chrétien (fort dichotomisé) ou musulman. Il ne faut pas non plus oublier le multilinguisme, assumé pour autant dans le cosmopolis du Sud-Est, ainsi que les nombreux cas de métissage. Toujours est-il que, dans les conditions énumérées, les sédimentations n’ont pas pu s’achever, ne sont pas parvenues à configurer sans frictions la conscience de l’identité multiple. Ceci à cause aussi du fait que le passé y est encore vivant car très récent. De plus, la notion même d’identité est liée à la problématique des droits de l’homme (id est : de l’individu), mais également à celle de l’État de droit, et celle-ci ne peut être utilisée qu’au singulier, comme avait déjà averti la sagesse latine (idem, nec unum).
Du point de vue culturel, l’identité multiple, en tant que composante de la mentalité balkanique en question, est pourtant possible, surtout si on la considère comme étant produite par l’ainsi nommée « culture civique », et à laquelle on aboutit – comme attirait l’attention récemment Predrag Matvejevitch – plus difficilement qu’on ne le croit. Et ce parce que, en un sens, les gens sont manipulés par un discours tourné vers le passé, encore marqué par des visions téléologiques et par des stéréotypes (« Vive la Pologne éternelle et catholique ! », rhétorisait Lech Wałęsa lors de la campagne électorale). Dans un autre sens, on assiste à l’absence de projets sociaux réels ou au moins crédibles. « Dans le premier cas, l’on a affaire à une identité de l’être, pathétique ou caricaturale, selon les circonstances, disposant d’une rhétorique et d’une mise en scène appropriée. Dans l’autre cas, il s’agit d’une identité du faire qui ne parvient pas à prendre une forme concrète, demeurant la prisonnière des mythes et des démagogies », conclut Matvejevitch[1]. C’est seulement par la conversion et la complémentarité que deux formes d’identité pourraient donner naissance à la « culture civique » en tant que radical nécessaire à l’identité multiple, capable de dépasser l’état de « collage surréaliste » ou de « bricolage » (Victor Jvanovici). Serait-ce là un moyen d’éliminer le « handicap de l’hétérogénéité » (Joseph Roucek, 1948) dans le Sud-Est ? La balkanité, en tant qu’axiologie commune aux peuples de la région, étant déterminée aussi par la pression prolongée du Croissant jusqu’au seuil de la modernité, aurait offert, à notre avis, la plate-forme idéologique nécessaire au processus d’élaboration d’une identité multiple, qui assure le droit à la différence et, également l’unité d’idéal politique dans les conditions de la turcocratie. D’autre part, l’intrusion, devenue endémique, du politique dans la sphère de la culture laïque et religieuse n’a fait que fragmenter la « peau de léopard » ethnique – état entretenu, et, plus encore, exacerbé périodiquement par les trois « entités » dans leur lutte pour la suprématie dans la région du Sud-Est. L’État-nation a amené la revendication de l’homogénéité ethnique et le programme de sécularisation, alors que les autocéphalies de l’Église orthodoxe multiplie, surtout du point de vue linguistique, l’identité de vision orthodoxe, mais souvent avec le prix de son retranchement dans la dispute multiséculaire avec le missionarisme catholique.
Projetée sur un tel écran, en fait sur un véritable champ de tensions centripètes-centrifuges, la désirée identité multiple – comme existence de jure et de facto – ne peut s’appuyer, au moins jusqu’à présent (un « présent » mesurable en décennies), que sur un équilibre érodé, fragilisé le long des grandes périodes de l’histoire du Sud-Est européen. De toute façon, le concept qui sert de médiateur dans le rapport de l’identité avec l’altérité mérite de faire l’objet privilégié du discours politique et, au même titre, du discours culturel. Nous rappelons à cet égard que le problème des identités du Sud-Est européen constitue le fondement des évolutions conflictuelles ou pacifiques dans cette partie stratégique du vieux continent. Sa composition, une mosaïque ethnique, réclame des problématisations qui utilisent des instruments conceptuels des sciences sociales. Les représentations collectives du soi et de l’autre, les structures mentales et les formes d’appartenance aux trois couches culturelles articulées ensemble – la couche archaïque (à dimension symbolique), la couche médiévale (à accentuation interprétative) et moderne (à fonction allusive) –, auxquelles s’ajoute l’examen transdisciplinaire, redevable au comparativisme, sont seulement quelques axes de recherche dans un champ d’interférences. Dans une telle perspective, il est nécessaire de cerner quelques noyaux comme possibles thèmes de discussion dans les symposiums et les colloques internationaux, dans la tentative de répondre à une question essentielle. Les Balkans sont-ils solubles dans l’Europe ? est d’ailleurs le thème d’un colloque qui allait être organisé par l’Université « Kiril et Métode » de Skopje (Macédoine).
L’imaginaire synthétise des expériences collectives, anticipe des solutions et dresse, en général, la feuille de température de l’époque, ainsi que le dessin d’une mentalité avec les principales spécifications ethno-historiques. Le fictionnel proprement-dit (littérature, arts plastiques) est accompagné par les zones de frontière : la confession, le miroir de la presse, l’histoire orale etc. qui augmentent la sphère des reflets. Plus encore, leur valeur de témoignage, mais aussi de sismographe, offre à la recherche des repères incontournables dans la radiographie des identités sur une carte des interconnexions. L’ébauche, par exemple, de l’identité dans le Sud-Est comme altérité dramatique ou comme alternative nommée, comme on l’a vu, identité multiple (en accord avec la promotion/application de la globalisation) dépend en fin de compte de la réponse, concertée ou diversifiée, que réclame l’éventail des questions mentionnées. Les prospections sur un certain segment, mais aussi les projections coagulantes apportent au premier plan, par des efforts collectifs, un véritable champ de tensions avec, pour autant, la chance de le réordonner au moins dans la perspective de la durée moyenne. Les méthodologies variées, les « grilles » thématiques proposées, les angles d’approche se conjuguent dans des conclusions qui peuvent acquérir – avec le concours des facteurs politiques – une fonction opératoire dérivée de la valeur théorique aussi.
Notes