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De la Orientul imemorial la Orientul Apropiat de azi : Myriam Antaki, romancieră
Exil şi identitate la Kenizé Mourad
Arzu ETENSEL ILDEM
Université Hacettepe, Ankara, Turquie
EXIL ET IDENTITÉ DANS L’ŒUVRE DE KENIZÉ MOURAD
Abstract: During long years Kenizé Mourad worked as a journalist at the Nouvel Observateur. In 1987, she became worldwide famous with her first novel entitled Regards from the Dead Princess. This is the story of Princess Selma, granddaughter of the Ottoman Sultan Mourad V. She died in exile in Paris. In fact Princess Selma is Kenizé Mourad’s own mother. In her second novel The Garden of Badalpur, she writes her own story, her childhood in Paris and her discovery of India and her father, the former Rajah of Badalpur. With her third book Our Sacred Land, Kenizé Mourad returns as a journalist and listens to the voice of ordinary people from Israel and Palestine. She tries not to judge but to understand the two parts. One can detach three themes dominating these books: exile, identity and sense of belonging. The exile of the Ottoman family and the exile of the Palestinian people. The identity quest of Zahr (The Garden of Badalpur) and Kenize Mourad herself. The sense of belonging of two communities to “the sacred land”.
Keywords: Turkish literature, Kenizé Mourad, exile, identity, sense of belonging
Avant de connaître la célébrité mondiale grâce à son premier roman, un best-seller qui a tenu pendant des mois la première place des listes de vente en France, qui a eu le Grand Prix des Lectrices de Elle en 1988 et a été traduit en plus de 20 langues, Kenizé Mourad était journaliste. Après des études de psychologie et de sociologie à la Sorbonne, elle a travaillé au Nouvel Observateur pendant de longues années. Grand reporter, elle s’est spécialisée dans un domaine: crises, conflits et guerres, et dans une région: le Moyen-Orient et le sous-continent indien. En 1983 elle interrompt ses activités de journaliste pour s’adonner à la rédaction de son roman intitulé De la part de la princesse morte. Le succès extraordinaire qu’a obtenu cette oeuvre a permis au public de découvrir son auteur qui est une femme pour le moins surprenante. Kenizé Mourad est princesse ottomane de part sa mère et princesse indienne de part son père, ascendance impériale et princière que cache une naissance parisienne, une éducation française et une vie professionnelle menée en France. Dans son premier livre De la part de la princesse morte (l987), elle a raconté l’histoire de sa mère Selma, petite-fille du sultan ottoman Mourad V[1]. Dans son second livre Le Jardin de Badalpour (l997), elle va raconter sa propre histoire, son enfance de petite orpheline à Paris, ses études à la très catholique et très bourgeoise institution Merici, dans le 7ème arrondissement, sa vie d’étudiante engagée à la Sorbonne et sa rencontre avec l’Inde et son père. Certains ont vu dans ces deux romans une saga familiale à deux volets. En fait, ce sont également et surtout des fresques historiques multicolores : la fin de l’Empire ottoman, le mandat français au Liban, les dernières années de l’Empire britannique des Indes, la proclamation de la deuxième guerre mondiale, l’invasion de Paris par les Allemands et, enfin, les années 90 en Inde où la montée de l’extrémisme hindoue menace le fragile équilibre ethnique du pays. La journaliste est présente dans ces deux romans et seconde la romancière pour créer un univers construit sur des informations extrêmement détaillées d’une exactitude qui se veut méticuleuse. Le troisième et dernier livre de Kenizé Mourad intitulé Le Parfum de notre terre (2003) n’est pas une oeuvre de fiction, il se présente comme une suite d’entretiens effectués en Palestine et en Israël avec des Palestiniens et des Israéliens. Dans cet ouvrage c’est la romancière qui vient aider la journaliste à exprimer les émotions et les souffrances des personnes rencontrées et à en brosser des portraits vifs et rapides qui les rendent plus tangibles et combien plus crédibles.
Que ce soit dans ses romans ou dans son ouvrage sur la Palestine, Kenizé Mourad parle d’une expérience personnelle. Elle n’a certes pas connu sa mère qui est morte quand elle avait un peu plus d’un an, mais pour écrire son histoire « elle a fait confiance à son intuition et à son imagination »[2]. La narration dans De la part de la princesse morte est faite par une instance narratrice omnisciente et omniprésente. Kenizé Mourad précise dans une note, au début du livre, que l’Histoire qu’elle tente de reconstituer pour accompagner Selma de son enfance à sa mort, est « souvent différente »[3] de l’histoire officielle. Dans la première partie du roman intitulée « Turquie », les événements sont exposés par les membres de la famille ottomane[4]. Le sultan Vahideddine est obligé d’accepter les conditions de paix imposées par les alliées, tandis que les résistants d’Anatolie refusent et organisent la lutte armée. La mère de Selma, Hatidjé sultane soutient les combattants d’Anatolie, tout en restant attachée au pouvoir impérial[5]. Sa position est en quelque sorte la réhabilitation de l’attitude de la famille ottomane pendant la guerre d’indépendance. Il est évident que la princesse Hatidjé ne va pas applaudir à la création de la nouvelle assemblée nationale qui déclarera quelques années plus tard l’abolition du sultanat et la proclamation de la république et, faire les éloges de Mustafa Kemal qui, envoyé selon elle en Anatolie par le sultan Vahideddine, aurait agi par ambition personnelle et aurait voulu fonder une république pour en prendre la présidence[6].
Le Jardin de Badalpour se présente au début comme un roman autobiographique. Zahr, la fille de Selma, parle de son enfance, de son adoption par la famille du consul général de Suisse à Paris. Elle décrit les milieux estudiantins de Paris des années 59-61 où elle assiste aux cours de Lacan avec Françoise Dolto à ses côtés. C’est l’avant-garde des années 1968 ; à quelques années près nous retrouvons un peu le climat des Samouraïs[7] : « (…) nos révoltes se nourrissaient des mêmes indignations que celles qui allaient engendrer, sept ans plus tard, la révolution culturelle de Mai 68 »[8]. Dans la deuxième partie du roman la narration passe de la première à la troisième ; on a l’impression que Kenizé Mourad se distancie en quelque sorte de son personnage. D’ailleurs l’instance narratrice ne nous dira pas ce qu’il advient de Zahr à la fin du roman. La montée du nationalisme hindou et la destruction de la vieille mosquée de Babur sont les événements historiques qui accompagnent la lutte de Zahr pour reprendre son jardin de Badalpour. À la fin du roman, le message d’unité et de fraternité, exprimé par les habitants de Bombay proposera une solution, non seulement au malaise du peuple indien mais aussi à celui de Zahr.
Dans son dernier ouvrage Kenizé Mourad retourne au journalisme. En 2002, lors d’un séjour de plusieurs mois au Moyen-Orient, elle a écouté « les voix de Palestine et d’Israël ». Estimant que « la situation dans cette région depuis plus de deux ans ne permet plus de continuer à se taire »[9] elle a voulu partir à l’écoute des uns et des autres, et, comme Spinoza, elle a voulu « non pas juger, mais essayer de comprendre ». Dans ce livre Kenizé Mourad a donné la parole à des gens ordinaires. Le dialogue est au premier plan mais chaque rencontre est comme une petite scène avec un cadre particulier et des personnages décrits en quelques mots, qui ont tous une histoire, pour la plupart du temps tragique, et des gestes poignants qui marquent le lecteur. Morane, qui porte une perruche bleue sur l’épaule et dont la meilleure amie a été tuée dans un attentat kamikaze, est touchante, « on ressent son désarroi, sa solitude d’enfant de divorcés, son besoin de chaleur qu’elle compense en frottant tendrement sa joue contre le plumage de l’oiseau »[10]. Kenizé Mourad essaye de garder une certaine distance vis-à-vis de ses interlocuteurs mais parfois l’émotion est trop grande, comme quand elle parle avec Hussam, le petit garçon qui a été blessé sans raison par les soldats israéliens :
« Je l’ai embrassé sur le front et suis sortie précipitamment pour cacher mes larmes. Ce beau petit garçon ne le sait pas mais il est, à jamais infirme »[11].
Deux romans d’une même veine et un recueil d’entretiens ; quels sont les liens qui les relient ? Quel est leur point de convergence ? Nous allons voir que trois thèmes majeurs, qui sont d’ailleurs complémentaires, dominent ces œuvres : l’exil, l’identité et l’appartenance ; trois aspects d’une même problématique.
L’exil
Au commencement il y avait l’exil. L’exil d’une famille impériale qui a dû quitter le pays qu’elle gouvernait depuis plus de six siècles. L’exil d’un peuple qui a dû céder ses terres à un autre peuple qui revenait de loin recouvrer ses possessions bibliques. De la part de la princesse morte commence avec l’annonce de la mort du Sultan Abdulhamit qui sonne le glas de la dynastie des Ottomans[12]. Le peuple pleure le dernier grand sultan et les temps révolus à jamais où, l’Empire ottoman était encore une puissance respectée en Europe. Abdulhamit avait fait emprisonner le grand-père de Selma, prétextant qu’il était déséquilibré mentalement et, par conséquent inapte au règne. Les sultans qui ont suivi Abdulhamid n’ont pas pu mener à bien l’Empire qui est parti à la dérive. Il est vrai que le rôle du triumvirat de Jeunes Turcs n’a pas été des moindres et les ambitions d’Enver Pacha n’ont fait qu’accélérer la fin. Dans la première partie du roman, l’apparition de la petite réfugiée russe est une prémonition : Selma l’accueille, elle et son père, le comte Walenhoff, officier de cavalerie de l’armée du tsar, et, compatissante, écoute leur histoire avec des larmes aux yeux. Quelques années plus tard elle aussi prendra les chemins de l’exil. Le départ de la famille impériale était-il inéluctable ? Est-ce qu’on aurait pu éviter les souffrances et la misère aux descendants des ottomans ? C’est là le sujet d’une discussion qui dépasse les cadres de la littérature. Mais il est vrai que Hatidjé sultane, la mère de Selma, ne vivra que soutenue par l’espoir de retourner un jour à son pays[13] et Selma elle-même n’oubliera jamais « sa belle Istanbul ».
De la part de la princesse morte est l’histoire d’une fin : la fin d’un empire. Avec des réminiscences dans le texte d’une autre fin : la fin de l’Empire russe[14]. Ces fins qui préparent les exils. Quand Selma est en Inde, elle pressent la fin des principautés musulmanes. La fin de l’empire colonial britannique est souhaitée par les princes indiens eux-mêmes, mais tous ces les maharadjahs, radjahs, nawabs et autres souverains, ne réalisent pas que l’indépendance, une sorte de révolution en somme, sera la fin de leur système de privilèges. Pour certains d’entre eux ce sera l’exil, le départ vers le Pakistan.
La petite phrase de l’épilogue donne une force rétrospective au roman : « Ainsi s’achève l’histoire de ma mère ». L’héroïne de Kenizé Mourad, cette attachante princesse ottomane qui a bel et bien existé, c’est donc sa propre mère et, cette famille ottomane qui s’est dispersée aux quatre coins du monde c’est sa propre famille ! Cet aveu pudique est arrivé à la fin de l’histoire, quand le lecteur est encore saisi par la mort inattendue de Selma. De la part de la princesse morte est l’histoire de l’exil des derniers ottomans, des « Osmanoğlu », racontée par l’une d’entre eux. Histoire tragique comme fut la fin de toutes les grandes dynasties.[15] A l’annonce de l’exil, décrété par l’Assemblée Nationale Turque en 1924, après l’abolition du califat, les princes et princesse de sang ottoman et les quelques fidèles qui les accompagnaient[16] sont partis en Italie, en France, au Liban, en Egypte, aux Etats-Unis et en Inde, comme les princesses Duruchehvar et Nilufer qui ont été mariées aux fils du Nizam de Hyderabad. Avec sa mort à Paris, dans la misère, Selma partage le destin de plusieurs membres de sa famille.[17] Elle n’est pas la seule à être enterrée au cimetière musulman de Bobigny. Ahmed Nureddin Efendi, un des fils du sultan Abdulhamid est mort en exil à Paris, en 1945 et, un autre de ses fils, Abdurrahim Efendi, s’est suicidé de désespoir et de misère dans une chambre d’hôtel toujours à Paris. Les deux sont enterrés à Bobigny[18]. La fin de Selma se présente donc comme le symbole des souffrances des siens. Le ton narratif ne souligne pas l’aspect tragique de la situation mais le dénuement de Zeynel, le drap blanc trouvé dans un coin par le gardien du cimetière, le bout de marbre qui porte le nom de Selma, sont autant de détails imprégnés d’une tristesse accablante[19].
La misère et la tristesse engendrées par l’exil, nous les retrouvons également dans Le Parfum de notre terre, notamment chez Nabil qui habite au camp de Jabaliya, au nord de Gaza. Ses parents ont dû quitter leur village qui se trouvait de l’autre côté de la bande de Gaza. Après 1967, il est allé ramasser des oranges dans son village natal. Le nouveau propriétaire de la terre était un juif hongrois. Quand la grand-mère de Nabil a eu le droit de retourner voir sa maison, elle « s’est agenouillée sur le sol de son jardin et s’est couverte la tête de terre en pleurant. Elle est morte peu après »[20].
Identité
« Mon identité, c’est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne »[21] écrit Amin Maalouf dans les Identités meurtrières. Partant d’une constatation aussi simple, il est intéressant d’observer que la notion d’identité a posé tant de problèmes dans les siècles passés et continue de le faire d’une façon si violente de nos jours. Pour Zahr, la fille de Selma, elle se pose dès la naissance. « Sur ce qu’il est convenu d’appeler ” une pièce d’identité ” on trouve nom, prénom, date et lieu de naissance, photo… »[22] continue Amin Maalouf. Ce qui n’est pas aussi simple pour Zahr ! D’abord elle devait s’appeler Zahra mais le « a » final est tombé. Puis le nom de son père a été transformé : de radjah de Badalpour, il est devenu un simple commerçant. Sa date de naissance a été faussée, sa naissance a été déclarée à la mairie alors qu’elle était âgée de plus de 6 mois. Seul le lieu de naissance est vrai : Paris pendant l’occupation allemande. Sa mère disparue à jamais, Zahr reste toute seule au monde. Qui est-elle ? Ottomane et turque, musulmane sunnite par sa mère ou indienne et anglaise, musulmane chiite par son père « du Zinde » ou encore américaine et chrétienne par cet autre père qui la réclame ? En tout cas les bonnes sœurs qui s’occupent d’elle avec beaucoup de dévotion finiront par la faire baptiser. De part le « jus solis » Zahr est française car elle est incontestablement née en France. C’est d’ailleurs pour qu’elle naisse en France que sa mère se trouvait à Paris quand éclata la guerre. Elle voulait fuir les affrontements entre musulmans et hindous à Lucknow et elle se retrouva au milieu de l’Europe en guerre avec la menace d’être déportée en tant que sujet anglais. Ce fut peut-être le sort du fidèle Zeynel : « étranger parmi les étrangers, a-t-il été embarqué dans quelque wagon plombé ? »[23].
Pour Selma la France c’est d’abord une langue qu’elle apprend par Mademoiselle Rose dès sa petite enfance. Nourrie des romans de Pierre Loti et de Claude Farrère, cette gouvernante française a jeté les fondements de l’éducation française de Selma[24], éducation qu’elle continuera à Beyrouth chez les « Sœurs de Besançon ». Cela ne se passe pas sans heurts : l’histoire enseignée par les Sœurs ne coïncide pas avec celle de Selma. Comment peut-elle admettre qu’on insulte ses ancêtres, les derniers sultans ottomans ? « Révérende mère, que feriez-vous si on vous forçait à réciter – sa voix s’étouffe – que votre grand-père était fou… votre grand-oncle un monstre sanguinaire… votre autre grand-oncle un faible d’esprit et le dernier un lâche ? »[25]. Heureusement, la révérende mère Marc comprend la sensibilité de Selma et garde la petite princesse ottomane dans le sein de la culture française. Dans ce Liban de l’entre-deux-guerres sous la domination française Selma est confrontée aux problèmes politiques engendrés par la présence française mais elle en subit aussi l’influence. D’ailleurs en Inde, on la prend souvent pour une française à cause de ses manières occidentales, de son teint blanc et du français qui est comme sa langue maternelle. Quand Selma arrive en France en 1939, elle se sent parfaitement à l’aise dans le monde parisien. Tout un passé d’affinité culturelle l’a donc menée au pays où est née sa fille.
L’Inde qui accueille Selma à son arrivée à Lucknow est un pays qui se trouve sur le point de céder à la montée de l’intolérance religieuse. Les hindous et les musulmans s’affrontent sous le regard réprobateur du maître colonial, la Grande Bretagne, qui, d’autre part, est bien aise car cette situation est pour elle un prétexte pour prolonger sa présence en Inde. L’Inde comme l’Empire ottoman, était un espace multiculturel où toutes les religions vivaient ensemble, dans une harmonie respectueuse des différences mais, la présence et la politique des Anglais ont détruit cet équilibre. Selma, qui n’a jamais fait montre de piété jusqu’à son mariage, est furieuse quand elle apprend que les femmes n’ont pas le droit de prier dans les mosquées en Inde et, déclare qu’elle est petite-fille de khalife et que personne ne peut l’en empêcher. Elle revendique son identité de musulmane tout en refusant pourtant le « purdah », tradition qui oblige les femmes à se couvrir. Déjà à 12 ans, elle avait mis en pièces son premier tcharchaf. Selma se réclame d’un Islam mystique dont elle reconnaît les préceptes pendant le moushaïra[26] organisé par le radjah de Mahdabad. Aux paroles de la Bhagavad-Gita, grand livre sacré de la religion hindoue, répondent celles du « Traité de l’unité » d’Ibn-Arabî, l’un des plus grands mystiques de l’Islam. Ces mots sacrés « se renvoient comme en écho, à travers les siècles et les continents, les mêmes profondes intuitions, la même Vérité »[27]. Dieu est unique, l’être suprême est le même pour chacun. Nous sommes tous Dieu et, l’Infini ne se divise pas.
Plusieurs années plus tard, Zahr découvre dans le palais de Lucknow les livres de sa mère et lit à son tour les paroles du Bhagavad-Gita ; comme sa mère, elle comprendra l’unité du monde. Pourtant, à son grand désespoir, elle sera témoin de la destruction de la mosquée de Babur par les extrémistes hindous. Ce qu’elle et sa mère ont compris, échappe à tous les autres. Kenizé Mourad qui se définit comme musulmane est très proche de ses héroïnes[28].
Tout en assumant son identité de musulmane (c’est à Delhi que, pour la première fois de sa vie elle entrera dans une mosquée)[29], Zahr se bat contre une certaine perception de l’Islam conservateur, voire intégriste. Elle s’insurge contre le port du burkah, et la conférence qu’elle devait donner à propos de la destruction de la mosquée de Babur tourne en un réquisitoire contre les ulémas conservateurs[30]. Il est intéressant de voir que de 1923, où la petite Selma déchirait son tcharchaf, à 1992, où Zahr essaye de convaincre les musulmanes de Licknow que le burkah n’est pas mentionné dans le Coran, 80 longues années ont passé.
En Palestine, les musulmanes pensent plus à leur survie qu’à leur émancipation mais même dans ces conditions difficiles, Kenizé Mourad souligne le poids supplémentaire qui pèse sur les femmes. Pendant qu’elle s’entretenait avec un groupe de jeunes, on vient les avertir que l’armée israélienne va investir la ville. Iman, l’une des jeunes palestiniennes du groupe doit rentrer chez elle, au camp, bravant par là un grand danger car la tradition veut qu’une fille retourne chez elle la nuit. « Même en ces temps de guerre, de dangers, d’horreurs, la femme doit continuer à sacrifier sa vie à cette étroite idée de la vertu… »[31] commente Kenizé Mourad.
Appartenance
« Notre terre » c’est la Palestine : elle appartient aux juifs et aux arabes et aussi aux chrétiens. Si Dieu est unique, sa terre peut nous accueillir tous[32]. L’imam d’un petit village près de Jénine dont les habitants sont à majorité chrétiens, confectionne des parfums chez lui : c’est son hobby. Un imam parfumeur au cœur de la Palestine ! Il marche avec difficulté car sa colonne vertébrale a été abîmée dans une prison israélienne. Il peut imiter n’importe quel parfum pourvu qu’il en ait un échantillon mais il préfère créer ses propres parfums à la demande de ses clients, les villageois des environs. Nous pensons à la passion qu’avait Amir, le radjah de Badalpour pour les parfums. Un vieux marchand venait lui vendre des essences aussi rares que subtiles qui transformaient la vie d’Amir : « Cet amour des parfums est un trait de famille »[33] disait-il à Selma. Plusieurs années après, cet imam parfumeur a sans doute rappelé à Kenizé Mourad son personnage fictif : en effet les orientaux aiment les parfums envers et malgré toutes les circonstances.
Le drame qui se joue actuellement en Palestine vient de ce sentiment d’appartenance qu’éprouvent deux peuples pour la terre. D’un côté une appartenance qui remonte à l’histoire biblique et de l’autre à une réalité de plusieurs siècles. Des deux côtés, la prise de conscience identitaire est exacerbée : on est chez-soi, c’est à l’autre de partir. Nabil, l’exilé du camp de Jabaliya a posément analysé la situation : « Le problème entre les Juifs et nous n’est pas un problème religieux, ni un problème de compréhension, c’est que nous réclamons la même terre »[34]. Des hommes de bonne volonté luttent ensemble pour protéger la terre qui reste aux Palestiniens. Le rabbin Jeremy travaille pour le groupe « Rabbins pour les droits de l’homme » et essaye de protéger les Palestiniens contre les attaques des colons. Les habitants du village palestinien de Kafr Youssef ne peuvent pas récolter leurs olives, ils sont systématiquement empêchés par les menaces des colons de Tapuah, qui voudraient s’approprier de leurs champs car la terre qui n’est pas travaillée, est confisquée par les Israéliens et passe aux colons. Les habitants de Hirbet Yanoum, un autre village palestinien proche de Kafr Youssef, ont dû abandonner leur terre, la laissant à des colons.
Cet attachement à la terre, Selma et Zahr l’auraient ressenti de la même façon au plus profond d’elles-mêmes. Elles se sont battues chacune à sa façon pour la terre de Badalpour. Selma aurait voulu lutter pour « son Istanbul », mais elle était trop jeune. Sa terre natale, elle l’a perdue à cause des aléas de l’Histoire. Dans toutes les autres villes où elle a vécu, Selma a voulu retrouver Istanbul, la douceur des rives du Bosphore, la majesté des mosquées et la splendeur des palais impériaux[35]. Elle a frémi aux côtés de sa mère Hatidjé sultane quand les navires alliés se sont montrés au large de la Corne d’Or. Elle a maudit le moment où de la fenêtre du train défilaient les dernières visions de sa ville. Beyrouth et Lucknow n’ont jamais pu remplacer Istanbul. Partout elle était l’étrangère, les autres le lui faisaient sentir. Seul Badalpour était différent. Elle pensait avoir retrouvé une appartenance : des villageois qu’elle aimerait, qu’elle pourrait aider et qui l’accepteraient comme leur véritable souveraine. C’est à Badalpour qu’elle oubliait son exil et qu’elle retrouvait une paix intérieure, qu’elle se réconciliait avec son destin. Pourtant, au cours des émeutes entre hindous et musulmans, quand elle a voulu empêcher les massacres et qu’elle s’est interposé entre les deux communautés, on lui a crié à la figure : dehors l’étrangère ! « Elle ne pleure plus. A Beyrouth déjà, au couvent des Sœurs de Besançon, les élèves la tenaient à distance parce qu’elle était “ la Turque ”. Depuis l’exil, partout elle est… l’étrangère »[36].
Avant d’appartenir à une terre on appartient à une famille. Selma a souffert quand son père est parti sans même lui dire adieu. Il n’a pas voulu accompagner ses enfants en exil. Pour Selma, c’était une blessure toujours ouverte. Pourtant, paradoxalement, au nom de la sauver du « purdah », elle a tenté de supprimer le père de sa propre fille. Zahr a grandi entourée de plusieurs pères, en l’absence du vrai. Ce qu’elle a toujours voulu avant tout, c’était d’appartenir à une famille :
« Ma famille, mes frères… ces mots roulent sous sa langue comme une gourmandise étrange ; elle entrevoit le délice de liens stables et indiscutables, avec leur cortège de droits et de devoirs naturels et incontestables »[37].
Badalpour pour elle c’est la terre de sa famille, le jardin moghol qui était l’endroit préféré de sa mère, représente l’amour de Selma et d’Amir. Ce jardin est son identité, son appartenance, elle n’acceptera jamais qu’on le lui prenne des mains. Avant d’arriver à ce jardin Zahr s’est sentie étrangère partout. En Inde, et en France à laquelle elle reproche de l’avoir soustrait à sa véritable famille. Elle avait même pensé à tenter sa chance au Pakistan où vivait sa tante Zahra mais finalement ce projet ne s’est pas réalisé. Du pays de sa mère Zahr n’en parle pas beaucoup. Peut-être Kenizé Mourad le fera-t-elle dans un prochain livre. Furtivement Zahr avoue qu’elle ne sait pas le premier mot de sa langue maternelle. Mais quand elle a dévoilé son identité au vieux guide du palais de Topkapi, celui-ci lui a témoigné aussitôt un respect et un amour dont elle était très touchée[38].
Le jardin de Badalpour est devenu pour Zahr le symbole de l’appartenance à une terre. Puis un jour, le 15 février 1993, à Bombay, pendant qu’elle participe à la chaîne humaine pour l’unité et la paix, elle se demande si, après tout, l’identité et l’appartenance sont vraiment essentielles ? De famille elle en a eu, elle en a perdu. De pays elle en a eu beaucoup tout en restant étrangère partout. Quant à la religion, elle a compris que toutes mènent « vers une même réalité »[39]. Le jardin n’était qu’un prétexte, « mais il lui est nécessaire, car, à travers lui, elle se bat pour la justice et la dignité. Et que c’est dans ce combat qu’on forge son humanité »[40].
Selma, Zahr et Kenizé Mourad, trois visages pour une seule femme ? La seule chose dont nous sommes sûrs c’est que Kenizé Mourad, journaliste de son état, a décidé un beau jour d’écrire l’histoire de sa mère. Puis elle a continué d’écrire l’histoire de la fille de sa mère. Etait-ce sa propre histoire ? Peu nous importe. Selma a souffert de l’exil, Zahr souffrira de ne pas connaître son identité et s’accrochera à son appartenance au Sultan Bagh, le jardin de Badalpour. Kenizé Mourad, entre temps, a compris, mais sans doute le savait-elle déjà, que l’important c’est de pouvoir assumer toutes les identités du monde. L’écrivain, forte de son expérience romanesque et de la leçon humanitaire qu’elle en a tirée s’est tournée vers le problème israélo-palestinien et a réalisé cet admirable ouvrage qui en dit plus sur ce conflit complexe que beaucoup de livres d’analyse historique et politique. Quelles que soient son identité et ses appartenances Kenizé Mourad écrit en français. Pour ses lecteurs en Turquie, elle est une princesse turque. Pour ses lecteurs indiens elle est sans doute une princesse indienne. Pour ses lecteurs français elle appartient à la France.
BIBLIOGRAPHIE
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BARDAKÇI, Murat, Son Osmanlılar, Istanbul, Pan Yayıncılık, 1991.
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MISIROĞLU, Kadir, Osmanoğullarının Dramı, Istanbul, Sebil Yayınları, 1974.
MOURAD, Kenizé, L’Art de vivre à Istanbul, Paris, Flammarion, 1992.
MOURAD, Kenizé, De la part de la princesse morte, Paris Laffont, 1987
MOURAD, Kenizé, Le Jardin de Badalpour, Paris, Fayard, 1998.
MOURAD, Kenizé, Le Parfum de notre terre, Paris, Laffont, 2003.
www.webdo.ch Interview de Françoise Boulianne avec Kenizé Mourad.
www.l’ewpressiondz.com/archives Kenizé Mourad à l’expression.
NOTES
[1] Le sultan Mourad V (1840-1904) est un des fils d’Abdulmedjid Ier. Le dernier sultan ottoman Vahideddine, était son frère. A l’occasion du centenaire de sa mort, l’Orchestre de Chambre d’Istanbul a joué les compositions (valses, polkas, galops et marches) de ce sultan qui était un grand amateur et compositeur de musique classique. Cf. European music at the ottoman court (CD), director Emre Araci, Istanbul, Kalan, 2000.
[2] Kenizé Mourad, De la part de la princesse morte, Paris, Laffont, Le Livre de poche, 1987, épilogue.
[5] La princesse Hatidjé cache dans son palais un lieutenant de Mustafa Kemal, le défend contre les forces de l’ordre et l’aide à s’enfuir en Anatolie. De la part de la princesse morte, pp. 88-94.
[6] En 1919 le sultan Vahideddine a chargé le jeune commandant Mustafa Kemal, vainqueur des Dardanelles, d’une mission en Anatolie : veiller au désarmement de l’armée exigé par les Alliées. Selon certains historiens, en prenant l’initiative d’envoyer Mustafa Kemal et non pas un autre officier en Anatolie, le sultan Vahideddine aurait souhaité l’initiation d’un mouvement de résistance contre les forces d’occupation. Cf. De la part de la princesse morte, pp. 74-75.
[12] Le roman d’Amin Maalouf Les Echelles du Levant (Paris, Grasset, 1996) commence également avec la mort d’un sultan : le sultan Abdulaziz, qui sera succédé par Mourad V.
[13] Hatidjé sultane mourra à Beyrouth et sera enterrée à Damas, auprès d’autres membres de la famille ottomane, notamment le dernier sultan Vahideddine.
[14] Certains membres de la famille impériale craignent de partager le sort des Romanov. La princesse Hatidjé garde son calme et dit : “ D’ailleurs, mon ami, laissez-moi vous dire que nos Turcs sont quand même plus civilisés que ces moujiks ” De la part de la princesse morte, p. 134.
[15] Fayçal bey, dans son livre intitulé La Dernière odalisque, Paris, Stock, 2001, raconte la fin de la famille impériale de Tunisie, à travers l’histoire de sa grand-mère la princesse Safiyé.
[16] Le mari de la princesse Hatidjé qui n’est que damat, c’est-à-dire beau-fils du sultan, aurait eu le choix de partir avec son épouse ou de rester en Turquie. Par contre les eunuques représentés dans le roman par le très attachant Zeynel, qui n’avaient plus de rôle dans le nouveau système, ont dû préférer partir avec leurs maîtres.
[17] Beaucoup de livres ont paru à ce sujet, parmi les plus accessibles : Kadir Mısıroğlu, Osmanoğullarının dramı, Istanbul, Sebil Yayınevi, 1974 ; Murat Bardakçı, Son Osmanlılar, Istanbul, Pan yayıncılık, 1991; Murat Bardakçı, Şahbaba, Istanbul, Pan yayıncılık, 1998.
[19] L’exil a apporté aux membres de la famille ottomane une pauvreté qu’ils n’étaient pas prêts à affronter. La princesse Hatidjé a survécu à Beyrouth grâce à la vente de ses bijoux. Selma fera la même chose à Paris avec, cependant une différence: à Beyrouth le joaillier arménien Souren Agha était un brave homme qui servait les intérêts de la famille tandis qu’à Paris “ les hommes gris ” dans leurs boutiques sombres volent outrageusement la jeune femme dans le besoin.
[24] Dans les Désenchantées de Pierre Loti, Djenane et ses cousines maîtrisaient si bien la langue française qu’elles utilisaient des expressions à la mode telle « kif kif bourricot ». Dans De la part de la princesse morte Selma dira à propos de sa cousine qu’elle prend « des r ».
[26] Un moushaïra est un récital consacré à la poésie. Vieille tradition de la civilisation indo-musulmane, il dure en principe du coucher du soleil jusqu’aux premières lumières de l’aube.
[28] À la question, êtes-vous musulmane, elle répond : « Oui. Peut-être que si aujourd’hui on crachait sur le christianisme, je me dirais chrétienne. C’est une appartenance plus qu’une religion, pour moi. Une identité ». Interview de Françoise Boulianne, www.webdo.ch
[29] « Descendante du Prophète et petite fille du calife, elle n’a pourtant connu que des églises (…) ici, dans la majesté de cet espace vide, face à ce dépouillement grandiose ou rien ne distrait le regard, sinon la pureté des minarets dressés comme un appel (…) ce silence, cette simplicité, cette absence au monde lui parlent de l’Être », Le Jardin de Badalpour, pp. 166-167.
[30] Kenizé Mourad a dit qu’elle en voulait aux intellectuels musulmans de ne pas élever leur voix : « Et ce que je trouve dommage c’est que les intellectuels des pays musulmans ne fassent rien, pas grand-chose, disons. Certains font, mais pas assez. Je crois, hélas, que les intellectuels des pays musulmans ou bien sont laïques, complètement laïques, ou bien ils sont laïques sans connaître leur religion, ou bien ils ont laissé la place à des gens très religieux mais plus extrémistes alors que l’Islam est très ouvert ». Kenizé Mourad à l’expression, www.l’expressiondz.com/archives
[32] Kenizé Mourad voit partir les enfants palestiniens avec lesquels elle était en train de parler, avec appréhension, « Je dis au revoir à Bassel, Ali, Salim, Imad et Abdel Rahman, en en les regardant partir avec un pincement au cœur, je me surprends à implorer le Dieu unique des chrétiens, des musulmans et des juifs, qu’il les protège ». Le Parfum de notre terre, p. 158.
Amin Maalouf în căutarea propriilor origini
Jean-Pierre Castellani
François Rabelais University, Tours, France
AMIN MAALOUF À LA RECHERCHE DE SES ORIGINES
Abstract: In his latest book Origines (Grasset, 2004), Amin Maalouf delves into his personal and familial history, developing a veritable quest for his ancestors that becomes an individual and collective memory of Lebanon. In this quest he comes to grips with the autobiographical as well as the mythical. By returning to his origins the author leads us back to our own beginnings in a complex dialectics between East and West. The analysis is based on the theory of autobiography and an attempt to understand the singularity of the proposed pact between author and reader.
Keywords: Lebanese literature, Amin Maalouf, the quest for the ancestors, the reading pact
Amin Maalouf, écrivain libanais de langue française, est, sans aucun doute, un cas particulièrement significatif d’une littérature de l’exil fondée sur le métissage et la construction identitaire. Né en 1949 à Beyrouth, il a quitté le Liban en 1976 au moment de la guerre civile qui a fait s’affronter diverses communautés de ce pays complexe et, depuis cette date, il réside en France et y publie régulièrement des livres. Il a précédé les mouvements de transferts et d’hybridation qui se multiplient dans notre société puisqu’il écrit en français depuis 1983. La publication, en février 2004, de Origines[1] a conduit la critique à considérer ce texte d’Amin Maalouf comme autobiographique alors que ses précédentes œuvres avaient été reçues comme des fictions comme, par exemple, Le rocher de Tanios[2], Prix Goncourt en 1993, ou comme des analyses théoriques comme Les identités meurtrières en 1998[3]. Certes, en tant que libanais, fils de parents qui s’étaient mariés au Caire en 1945, la langue maternelle de Maalouf est l’arabe qui fut tout naturellement la langue de ses premières lectures. C’est ainsi qu’il raconte, dans Les identités meurtrières, comment, enfant, il a lu Dumas, Dickens en arabe. Poussé par sa mère qui était catholique, le jeune Amin fut scolarisé à l’Ecole française des pères Jésuites, contrairement à la coutume qui voulait que les enfants prennent l’anglais comme deuxième langue. On pourrait, bien entendu, essayer de comprendre l’itinéraire linguistique qui a conduit Amin Maalouf à adopter le français comme langue d’écriture : de l’arabe de sa mère au français de l’école, c’est ce dernier qui l’a emporté. Il y a, dans ce choix délibéré, un exemple typique de ce phénomène de la Langue de l’autre ou de la double identité de l’écriture qui reflètent, en général, ce que l’on appelle maintenant le double-jeu, le double-je, l’entre-deux. En effet, on est toujours pris entre deux identités quand on se trouve comme lui dans un pays compliqué, entre occident et orient, avec des identités diverses qui ne sont ou ne devraient pas être, comme il le dit, des « identités meurtrières », car les identités peuvent l’être, on s’en aperçoit hélas de nos jours dans de nombreuses parties du monde, mais plutôt des identités fécondes. Se méfiant du mot « identité » Maalouf se penche plutôt sur la complexité des mécanismes de son identité.
Dans tous ces cas de figure, on peut considérer que l’écrivain qui adopte une autre langue vit ou provoque une espèce de renaissance, il se rebaptise travers cette décision, il se donne une langue choisie et non subie. Encore une fois la langue maternelle, on ne la choisit pas, elle nous est imposée par le corps de cette mère qui nous a fait et conçu. On est « mis au monde » comme une pièce de théâtre est « mise en scène ». Oui, la première langue étrangère que l’on apprend est bien la langue maternelle, et s’en évader est un acte de liberté, une affirmation d’indépendance. C’est une décision d’adulte qui prend et emprunte une nouvelle langue.
Pourtant, cette langue étrangère va servir à Amin Maalouf d’instrument linguistique pour réfléchir sur sa propre identité et non sur la nouvelle au service de laquelle elle semble se ranger. C’est un cas très courant dans ce genre de mouvements : la langue d’adoption sert à revenir inlassablement, de façon obsessionnelle, sur les conditions de vie dans l’autre langue. Pensons aux espagnols Jorge Semprún ou Michel del Castillo qui arrivent en France très jeunes, écartés par les soubresauts de l’Histoire, de leur terre d’origine, à savoir la guerre civile espagnole, de 1936 à 1939. Leur nom de famille est déjà tout un programme linguistique et humain fort complexe : Miguel devient Michel et Jorge Georges. Tous deux ont toujours écrit leur oeuvre en langue française. On peut considérer que Michel del Castillo est un écrivain de langue française car il ne supportait plus ce qu’il appelle les criailleries du discours franquiste à la radio. Semprún, de son côté, a publié, en 2003, son premier texte en espagnol, alors qu’il a plus de 80 ans, et l’a fait traduire en français par un traducteur professionnel, ce qui confirme des rapports étranges avec ces deux langues. Mais précisément la langue de ces narrations sera la langue française, adoptée, dans ces cas, à la suite d’une situation d’exil, de violence, de souffrance.
L’adoption, comme on le dit d’un enfant, d’une langue autre exerce une influence, en définitive, sur l’identité, c’est une quête d’identité, une conquête d’identité, un enrichissement d’identité. Ce n’est pas la manifestation d’un manque ou d’une perturbation ou d’une marginalisation qui serait le fait de barbares comme disaient les grecs, de gens aliénés au sens premier du terme c’est-à-dire devenus autres, mais au contraire, celle de la volonté de gens qui arrivent à nous fournir des oeuvres romanesques, théoriques, historiques.
Dans le cas de Amin Maalouf, cette quête s’articule autour d’une autobiographie tout à fait singulière puisqu’il va nous parler beaucoup plus de sa famille que de lui-même, dans « une patiente remontée vers les origines » (O : 359) et « une reconquête qui devrait être patiente, dévouée, acharnée, fidèle » (O : 260) en pratiquant ce qu’il appelle déjà dans Les identités meurtrières un « examen d’identité »[4] comme d’autres font leur examen de conscience. Le texte se présente, sans aucune ambiguïté, sous la forme d’un récit de vie, de la vie de l’auteur du livre et du narrateur qui se confondent, même s’il ne se montre pas de façon explicite, comme un récit rétrospectif qu’une personne réelle nous fait de sa vie. Ainsi que l’attestent le crédit de la photographie d’une famille libanaise, qui est tirée des archives de l’auteur, et dont on apprendra plus tard, au détour du récit, qu’il s’agit d’une représentation d’un pique-nique qui met en scène son grand-père Botros, sa femme Nazeera et leurs enfants (O : 220, 429), et les paratextes que constituent une sorte de préface écrite à la première personne ou des Notes et remerciements en fin de volume, adressés à des membres de son entourage et qui précèdent une représentation graphique de ses origines familiales qu’il voit plus comme une « carte routière » (O : 482) ou un « campement » (O : 482) que comme le traditionnel arbre généalogique qu’il réfute.
Le lecteur entre dans l’intimité du narrateur, plus exactement dans celle de ses ancêtres qui vont le conduire dans une histoire typiquement libanaise. La reconstitution du passé mystérieux de cette tribu des Maalouf, à la fois arabe et chrétienne, lui sert non seulement à comprendre d’où il vient mais aussi quel a été le destin de ces libanais pris entre la tentation exaltante de partir ailleurs pour créer une vie nouvelle et celle, plus problématique, de construire, ici, un monde meilleur. Il suit, de la sorte, une démarche semblable à celle de Marguerite Yourcenar qui, dans sa trilogie autobiographique Le labyrinthe du monde, après avoir évoqué directement la figure maternelle dans Souvenirs pieux, remonte, pour celle de son père, dans Archives du Nord, dans le réseau de « la nuit des temps » jusqu’au Moyen Âge et même, lâchant ce qu’elle appelle « cette corde raide qu’est l’histoire d’une famille »[5], jusqu’aux temps romains et préromains.
Toute autobiographie est ou devrait être d’abord la biographie des autres, les parents et les ancêtres en particulier. C’est ce postulat que Maalouf met en pratique dans Origines puisque son récit commence, certes, par un événement personnel marquant, la mort de son père, en août 1980, juste cinquante six ans après Botros, mais, dans une construction parfaitement circulaire, revient, dans le dernier chapitre, à ce choc initial. Entre temps, il va nous présenter une véritable course en quête de sa famille, en remontant de ce père à son grand-père et à son grand-oncle et à une foule de membres de sa famille. L’essentiel du récit est, en définitive, une tentative de reconstitution de la vie aventureuse de ces hommes et de ces femmes dont il se sent et se sait l’héritier. En les racontant il va se trouver : la connaissance des autres lui permettra de mieux se connaître lui-même. L’autobiographie ainsi conçue commence par autrui pour arriver à soi, et non l’inverse comme cela est souvent le cas.
Pour y parvenir, le narrateur utilise tous les moyens habituels pour entrer dans le mystère de ce passé : d’abord, au Liban, des entretiens avec des témoins, comme la vielle cousine Léonore ou l’observation de photographies familiales. Nombreuses sont les citations de photographies qu’il décrit et analyse, comme celle par exemple de son arrière grand-mère Soussène :
J’étale sur le bureau devant moi les plus vieilles photos de nos archives familiales, pour mettre des visages sous les prénoms (O : 58).
L’intégration d’un commentaire de photographie sert, une fois encore dans un texte autobiographique, de révélateur du passé, de capteur de cette réalité lointaine, elle est une marque visuelle du « ça a été » dont parlait Roland Barthes, elle fournit des traces réelles à ce qui est déjà, par nature, une trace, le récit de soi, elle a une évidente fonction référentielle et renforce l’impression de vécu partagé sous le regard du narrateur.
La consultation, la lecture et l’analyse de la correspondance participe du même effet de réel. En lisant ces lettres, Maalouf pénètre alors dans l’intimité de son grand-père Botros et de son grand-oncle Gebrayel, en particulier, en découvrant les lettres qu’ils ont échangées. La lettre personnelle, par sa situation entre vie et littérature, est à l’évidence, du domaine du privé, c’est pourquoi elle est protégée par la législation : une personne extérieure à l’échange ne doit pas la lire. Ouvrir et lire une lettre qui ne vous est pas adressée est une façon d’entrer dans un réseau d’intimité plus ou moins forte, plus ou moins secrète. Dans cette perspective, lire la correspondance de ses ancêtres est une forme de voyeurisme et même de viol auquel Maalouf nous convie et la reproduire in extenso induit toujours un effet de vécu, de vrai qui, dans ce cas, donne vie à ces hommes. Dans la malle que lui offre sa mère il découvre les nombreuses lettres échangées entre les deux frères, il en vient même à reproduire des brouillons de certaines d’entre elles. Il comprend au passage le mystère de cette aventure cubaine de Gebrayel, qui était devenu un personnage légendaire et fascinant, un mythe, dans la mémoire collective de la famille.
Il ne se contente pas d’entrer dans l’intimité des autres, il nous fait pénétrer dans la sienne en nous offrant son carnet de voyage à Cuba sur les pas de son grand-oncle qui s’y était installé pour ne jamais revenir. Le chapitre « Demeures » est un authentique journal intime de ce séjour à la Havane où il rapporte comment il se rend au cimetière pour voir la tombe de son ancêtre, puis à la Bibliothèque Nationale pour consulter les journaux de l’époque et comprendre les circonstances de l’accident de voiture dans lequel périt Gebrayel : il lit les dépêches d’agences qui relatent le fait-divers, il découvre le faire-part des funérailles, il trouve la maison magnifique qu’il avait achetée et décorée à sa manière, il prend conscience de l’importance de l’engagement maçonnique de cet homme. Il en fera de même avec Botros dont il reconstitue minutieusement l’itinéraire, depuis sa formation chez les missionnaires américains jusqu’à son activité d’enseignant à l’École patriarcale à Beyrouth puis à Zaleth au collège oriental gréco-catholique, de conférencier, de poète, de dramaturge, d’homme d’affaires, de fondateur de l’École Universelle.
Pourtant, l’intérêt du livre ne vient pas tant de ces techniques de restitution du passé qui sont communes à beaucoup de récits de ce genre mais plutôt de sa structure qui prend la forme d’une investigation policière, un véritable roman d’aventures, à épisodes successifs créant un effet de suspense, plein de surprises, de rencontres dues au hasard. Ce qui se présente à nous comme un traditionnel retour en arrière, à partir du décès du père, dérive, tout de suite, vers d’autres personnages qui ne vont pas conduire le récit vers le moi du narrateur, situé seulement dans le temps de l’écriture du livre, entre septembre 2000 et décembre 2003, à Paris, à la Havane ou à Beyrouth ou très peu vers ce père récemment disparu, comme on pouvait s’y attendre, mais plutôt vers d’autres membres de la famille, plus lointains, en rebondissant dans d’incessantes digressions, des bifurcations parfois déroutantes mais toujours nécessaires pour comprendre les rapports des uns avec les autres. On est vraiment pris par les recherches du narrateur, on le suit à La Havane, poursuivant l’ombre de ce grand oncle d’Amérique, déchiffrant ses lettres, se perdant dans les rues de la capitale cubaine pour retrouver la fameuse demeure achetée par Gebrayel, lisant avec émotion son propre nom sur sa tombe, dans ce qui est, au bout du compte, un authentique pèlerinage, au sens étymologique du terme, autrement dit de voyageur, d’étranger qui se rend dans un lieu animé d’un esprit de dévotion, ici l’hommage à ces ancêtres dont il ignorait presque tout.
On touche en cela le véritable enjeu de ce récit : il ne s’agit pas de raconter une saga familiale à un lecteur plus ou moins friand de ce genre de confessions qui, dans ce cas, pourraient présenter un charme exotique – l’Orient, l’Amérique latine – mais de mener, à travers cette rétrospective, une véritable réflexion sur la mémoire et sur l’identité. Maalouf se rend compte, à la mort de son père, qu’il ignore tout, alors qu’il a 30 ans, de son passé familial et qu’il a une connaissance fragmentaire de ce passé. Ce qui lui semble paradoxal, le traumatise et l’incite à revenir au pays de ses origines. Il avoue :
Moi qui suis par nature fouineur, moi qui me lève cinq fois de table au cours d’un même repas pour aller vérifier l’étymologie d’un mot, ou son orthographe exacte, ou la date de naissance d’un compositeur thèque, comment avais-je pu me montrer, à l’égard de mon propre grand-père, d’une incuriosité aussi affligeante ? (O : 16-17).
Il considère donc comme un devoir de fidélité, comme une dette vis-à-vis de ses ascendants, de les retrouver tels qu’ils ont vécu, dans leurs errances et leurs erreurs. C’est un pacte qu’il signe avec lui-même et non avec le lecteur. À la base donc la conscience profondément orientale qu’il appartient à une famille d’égarés :
Je suis d’une tribu qui nomadise depuis toujours dans un désert aux dimensions du monde [Seul nous relie les uns aux autres, par delà les générations, par-delà les mers, par de-là le Babel des langues, le bruissement d’un nom] (O : 10).
Son grand-père Botros ne rêve que de partir pour des terres lointaines : après Beyrouth il va travailler à Zalehh et devient célèbre dans cette ville ottomane. Diffuseur des Lumières il désire faire de l’Empire ottoman un État moderne, il se sent citoyen ottoman. Quand il revient des États-Unis il rêve d’importer cette civilisation au Levant. Touché par la crise terminale de l’Empire ottoman il écrit un dialogue désabusé entre un ottoman et un étranger. À l’Ecole Universelle qu’il crée on enseigne quatre langes. Son frère Gebrayel s’embarque, lui, pour l’Amérique et après un séjour à New York, s’installe définitivement à Cuba en 1895. Le narrateur se sent « le fils de chacun des ancêtres » (O : 260), lui dont la mère parlait de la maison natale d’Istanbul. Un des épisodes les plus intenses du récit est la reconstitution de son séjour à Cuba à la recherche de Gebrayel. Sur la tombe de son grand-oncle qu’il trouve enfin il médite sur sa propre destinée :
Après ma mort je en serai plus qu’un fantôme nomade qui vogue de par le monde, ou alors une matière inanimée (O : 285).
Quand il découvre sur les murs de l’ancienne maison de Gebrayel des motifs et des inscriptions imités de ceux de l’Alhambra il comprend que son ancêtre a voulu par ce choix affirmer une part de son identité :
Il éprouvait le besoin de proclamer fièrement son appartenance à la civilisation andalouse, symbole du rayonnement des siens (O : 310).
À travers le décor voulu par son grand-oncle il retrouve sa double appartenance, andalouse et orientale et se livre à une méditation sur la notion de passé :
Le passé pour moi aujourd’hui n’est plus aussi lointain, il s’est habillé de lumières présentes, de brouhaha contemporain, et de murs attentifs. Je rôde, j’apprivoise, je m’oublie, je m’imagine, je m’approprie. Je traîne de pièce en pièce mon obsession d’égaré : ici, jadis, les miens… (O : 313).
Il s’identifie aux rêveries de Gebrayel du haut de sa terrasse qui lui rappelle celle qu’il avait dans son village au Liban, Machrah :
C’est sans doute pour cela, d’ailleurs, que la tentation du voyage n’est jamais absente de nos pensées (O : 312).
Plus près de lui, il tire les leçons des vicissitudes de Botros dans les années 1922 quand son grand-père se heurte à la Compagnie de Jésus, ordre qui a une grande influence au Liban :
C’est dans les ruines de sa révolte que je cherche mes origines (O : 394).
Et de conclure ce chapitre « ruptures » par cet aveu :
Cuba ne sera plus jamais à nous grand-père, el le Levant non plus ! Nous sommes et pour toujours serons, des égarés (O : 404).
Le livre se termine par une dernière entrevue, en 1978, en pleine guerre civile au Liban, avec un parent lointain, un oncle mythique installé à Washington, religieux, un inconnu qui parle arabe avec un fort accent américain. L’un parle de son frère, l’autre de son père et entre eux s’établit aussitôt une intimité. Et cet oncle émigré sera de retour au Liban lors de la mort du père du narrateur, fermant ainsi la boucle du nomadisme familial.
Mais Maalouf annonce le projet ambitieux de raconter la suite, par d’autres enquêtes à Beyrouth, à Constantinople, au Caire et à New York, en suivant ainsi à la fois les tragédies intimes de sa famille et celles collectives du Liban, les plus récentes à peine esquissées à la fin de Origines. En reprenant lui aussi, à son tour, la route de l’exil, des allers et retours et des chassés-croisés entre un ici et un ailleurs toujours antagoniques et finalement nécessaires, après avoir récupéré, grâce à ces inconnus que sont ses ancêtres, la complexité des mécanismes de son identité multiple.
NOTES
[1] MAALOUF, Amin, Origines, Paris, Grasset, 2004. Désormais, toutes les références à cette œuvre seront données entre parenthèses sous le sigle O suivi de la page citée.
Tribulaţiile identităţii : Numele spus şi cel nespus în Les marches de sable de Andrée Cheddid
Bernadette GINESTET-LEVINE
Clemson University, South Carolina, USA
LES TRIBULATIONS DE L’IDENTITÉ :
LE NOM DIT ET LE NON-DIT
DANS LES MARCHES DE SABLE D’ANDRÉE CHEDDID
Abstract: The desert is an essential element of the Egyptian identity. It has been a referential symbol since antiquity. It is the frame chosen by Andrée Chedid, a writer of Lebano-Egyptian descent, for her novel Les Marches de sable. The desert is an ever-changing space where one must re-invent oneself in order to survive. The three female characters, Cyre, Marie, and Athanasia, set out for the desert on an identity quest. After a long period of gestation in union with the cosmic emptiness of the desert, they give birth to their names, that is, to themselves.
Keywords: Egyptian literature, Andrée Chedid, the desert, the quest for identity, self-engendering
Avant de nous intéresser à la quête identitaire des trois personnages féminins des Marches de sable, nous nous arrêterons un instant sur l’identité de l’auteur. Andrée Chedid, auteur d’origine libano-égyptienne vivant à Paris, est-elle un écrivain français ou francophone ? Comment la classer, elle qui refuse justement toutes formes d’étiquettes réductrices? Il ne lui déplairait pas, je suppose, de répondre à cette question par une pirouette en forme de chanson. Si les critiques se sont beaucoup intéressés aux romans, aux nouvelles, aux poèmes ou aux scénarios d’Andrée Chedid, ils ont pour la plupart ignoré ses talents de parolière. L’une de ses chansons, « M », est devenue la chanson signature de son petit-fils, le chanteur Matthieu Chedid. Dans l’économie de ce texte – une chanson se doit d’être à la fois légère et ramassée –, elle revendique une création vagabonde, ainsi qu’une double appartenance : celle de ses origines égyptiennes, et celle de son ancrage dans la langue française :
J’ai les méninges nomades
…
Du Sphinx dans mon rimeur
Paris au fil du cœur
Du Nil dans mes veines
Dans mes artères coule la Seine.
Superbe métaphore qui associe les deux fleuves de l’écrivain, le Nil et la Seine, et fait de ces deux fleuves quasi-tutélaires, les vaisseaux sanguins dont se nourrit l’imaginaire Chedidien !
Le cadre symbolique du désert
Outre la francophonie multiculturelle de Chedid qui s’affirme dans la chanson « M », nous retiendrons également de l’extrait cité, deux mots, de forte puissance symbolique, « nomades » et « Sphinx », qui suffisent à évoquer, dans l’esprit du lecteur, le désert égyptien. C’est ce désert que Chedid a choisi comme cadre référentiel de son roman Les Marches de sable. C’est là que trois femmes, que tout sépare, marchent et se rencontrent. Le livre suit Cyre, Marie et Athanasia, trois silhouettes qui se distinguent à peine – humain/ bête/ chose/ homme/ femme – dans ce désert où tout se brouille, se cherche, se défait, et s’invente.
L’Egypte, le désert et le nom
Depuis l’antiquité, l’Égypte a donné au nom une forte valeur significative : Pour les Égyptiens de l’antiquité, « le nom personnel est bien plus qu’un signe. Il est une dimension essentielle de l’individu. L’Égyptien croit au pouvoir créateur et contraignant du mot. Le nom sera chose vivante » (Posener, 190). Chedid a situé l’intrigue des Marches de sable dans l’Égypte du IVe siècle de notre ère, période charnière entre le paganisme et le christianisme. Le personnage de Cyre se rattache aux croyances de l’antiquité égyptienne, comme l’indique l’amulette qu’elle porte autour du cou (183), ou sa connaissance innée des gestes funéraires (84). Quand elle écrit son nom dans le sable, elle accomplit, consciemment ou nom, un rituel ancien, puisque pour les Egyptiens de l’antiquité, « en écrivant ou en prononçant le nom d’une personne, on la fait vivre ou survivre » (Chevalier, 676). Ayant fait vœu de silence, elle l’écrit dans le sable, sur le support/palimpseste du désert.
Le désert résonne profondément dans l’imaginaire égyptien. Il est le lieu fondamental, où la personne s’invente au fur et à mesure de son cheminement intérieur. Il a lui-même des identités, des noms multiples : il existe plus de 15 vocables différents en arabe (Dagron, 49). Le thème bi-face de la traversée du désert et de la quête identitaire est prégnant. À cet égard, Chedid s’inscrit dans une tradition liée à l’Égypte. On pourrait citer la très belle interrogation sur « le mot DESERT », d’un autre écrivain francophone égyptien, Edmond Jabès : « Où est le seuil, sinon dans chacune des six lettres de sable que comprend le mot DÉSERT » (Jabès, 7-8). On pense aussi à Michael Ondaatje, qui a situé l’intrigue amoureuse de The English Patient en Egypte : « Le désert ne pouvait être revendiqué ni possédé. C’était une pièce de drap emporté par les vents […] à laquelle on avait donné une centaine de noms éphémères… Effacez le nom de famille ! Le désert m’a appris ce genre de choses… n’appartenir à personne » (extrait cité en français ; Histoires de désert, 289).
Cyre, Marie, et Athanasia
Les trois personnages féminins des Marches de sable, Cyre, Marie et Athanasia, provoquent leur destin pour le précipiter. Prises dans les tourments de leurs vies personnelles, et dans le chaos de l’Égypte du IVe siècle, elles ont toutes les trois ressenti le besoin de partir. Au début du livre, elles sont déjà au désert : Cyre depuis trois jours, Marie depuis neuf ans, et Athanasia, sept. Leurs démarches portent la marque d’un désir d’affranchissement, une volonté de transgresser leur propre frontière, pour déconstruire, puis reconstruire l’intégralité de leur identité.
Chedid, comme toujours s’attache au « dessein – le dessin – d’une marche, dont le propos n’est jamais d’arriver et de conclure, mais de demeurer, sans relâche, en chemin » (1991, p. 10). Marche, chemin, dessin, dessein, trace, nous avons là une véritable grille de lecture des trois personnages féminins des Marches de sable, qui entretiennent avec l’espace désertique un rapport de réciprocité.
Cyre
L’entrée de Cyre dans le récit est rythmée par l’expression « droit devant elle » (Les marches de sable, 18), répétée trois fois. Orpheline, analphabète, plus pauvre que les pauvres, elle a fui « les faces d’hyènes et de loups » (ibid) des nonnes qui l’humiliaient depuis trois ans et « l’appelaient de noms rebutants (je souligne) » (ibid), dans le couvent où elle s’était réfugiée. Cyre a fait vœu de mutisme, plus que de silence, puisqu’elle inonde le désert de son chant sans parole. Elle « égaie la sévérité des dunes » (49), par les étoffes multicolores qu’elle a nouées autour de sa tête. Par son rire « qui arrose le désert » (78) et par son chant mélodieux, Cyre féconde le désert et le rend fertile. Face aux « univers éteints » du désert, elle représente l’élan vital que traversent « tous les appels du monde » décrit par Chedid dans le poème Jeunesse :
Tu chantes !
Pour un temps s’apaise
L’univers en tornade
Que tu portes dans tes flancs
[…]
Ta fureur attise l’âme
Des univers éteints
[…]
Tu enfantes le feu
(Poèmes pour un texte, p. 32).
Cyre, qui, depuis toujours, « a façonné des morceaux de son existence » (15) comme elle modèlera des figurines de terre lors de son passage à la citadelle, se construit tout au long du récit. Le désert, qui lui donne ses repères identitaires, est ce « lieu que n’encercle […] aucun mur » (14) qu’elle cherchait. Quand elle rencontre Marie, c’est dans le sable, comme nous l’avons vu, qu’elle écrit son nom, à l’aide d’une baguette de saule qui constitue « son seul bien » (23). Ces lettres de sable sont « les seules lettres qu’elle connaît » ( 52).
Néanmoins, il reste à Cyre à assumer ce nom creusé dans le sable. Pour cela, comme dans un conte, elle sera aidée. La baguette de saule qui lui permet d’écrire son identité, est dotée de pouvoirs presque magiques. Elle l’utilise comme un instrument de navigation qui lui permet, grâce au sillon qu’elle creuse chaque soir, de maintenir son cap. C’est grâce à cette trace du chemin parcouru qu’elle peut, au matin, s’engager « dans la bonne direction » (25), « vers l’avant » (ibid), « à l’opposé de la route qui la ramènerait au couvent » (ibid), où on lui criait qu’elle était comme le désert, puisque comme lui, elle n’avait « pas de paroles » (20).
La baguette de Cyre relève du monde surnaturel. Dans la réalité, son sillon est aléatoire : le vent l’aura effacée le lendemain selon toutes probabilités. Mais Cyre est sûre « que ce qu’elle poursuit ne peut être visible » (14) – c’est pour cela qu’elle peut aller « droit devant elle, les yeux mi-clos » (ibid). Elle sait « qu’elle ne se trompe pas » (ibid). C’est à l’aide de cette branche-stylet, investie de pouvoirs bienveillants, qu’elle signe son territoire, après avoir fui les « noms rebutants » que lui donnaient les sœurs. Comme un scribe, elle est dépositaire d’une parcelle sacrée, son nom.
Plus tard, à la citadelle de l’ermite Macé où les trois femmes se sont réfugiées, Cyre rencontre le jeune moine Pambô, le « moine-pirouette » (169), « le moine-girouette » (171), qui se tortille et chante que “tout ce qu’on peut embrasser, cajoler, caresser [lui] remue corps et âme », « joues d’enfant [et] seins de femmes » (170). Elle s’ouvre alors au désir et souhaite qu’il « l’appelle par son nom » (174). Cyre sort de son désert en franchissant le seuil de sa sexualité. Les sœurs de son couvent lui avaient crié que « le désert n’a pas de bouche, pas de parole, Cyre. Toi et lui vous êtes pareils » (20). Ayant retrouvé la parole grâce à Marie, à qui elle fait don de son vœu de silence, Cyre a de nouveau une bouche pour crier « PAMBO », en majuscule dans le texte. Peu de temps après, juste avant de mourir d’une piqûre de scorpion, c’est encore le nom de Pambô qu’elle répète en boucle: « – Pambô, Pambô, Pambô ! Ivre de cette parole retrouvée, Cyre répète “ Pambô ” avec des inflexions rythmées sur lesquelles le moinillon parade et cabriole. […] Cyre oublie qu’elle a mal, Cyre joue avec le nom de “ Pambô ”, lui fait prendre toutes les formes, le module, le rythme, ce nom » (238).
Dans sa quête identitaire, Cyre est ainsi passée des « noms rebutants », qu’elle a laissés derrière elle, à la trace d’un « je » – son nom écrit dans le sable au début du récit –, au nom de l’autre. C’est ce nom crié, rendu par Chedid par le choix des majuscules, qui libère enfin la parole enfermée dans son corps.
Marie
Marie, l’ancienne courtisane d’Alexandrie, qui « irradiait la vie » (131), est partie un soir, dans ses habits de fête, sans un adieu, déterminée elle aussi. Elle a quitté sa vie de luxe, matériel et intellectuel, où elle s’enrichissait au contact des « hommes de savoir et de pouvoir » (37), « se dénudant, se rhabillant, se dénudant encore » (36). En réponse au cri de Dieu qui s’est emparé d’elle, elle a choisi le dénuement suprême, irréversible cette fois.
À sa rencontre avec Cyre, Marie n’est plus qu’une chose, ni homme, ni femme, dont Cyre se demande s’il y a « encore de la chair sous cette peau racornie qu’aucun vêtement ne protège » (78). Seule sa « voix soyeuse » (89) la rattache à l’humain, et rassure l’enfant. Quel changement pour la courtisane, qui avait « acquis une réputation qui la plaçait bien au-dessus de toutes les autres » (35) ! À Alexandrie, ses amants avaient fait de son nom « un cri de ralliement » (39). Plus tard, au désert, dans ses moments de doute et de solitude extrême, elle « se serait contentée d’être un simple nom sur les lèvres de Cilia » (40), la jeune prostituée qu’elle avait elle-même initiée. Après neuf ans d’épreuve, elle est devenue une créature que Cyre « ne sait pas nommer » ( 28), tant elle lui semble différente de tout ce qu’elle connaît de l’humain.
Lors de cette rencontre de l’ancienne courtisane et de l’enfant muette, Marie est trop pleine d’elle-même pour poser à Cyre des questions identitaires. Elle n’y pense qu’après un jaillissement de paroles qu’elle ne peut maîtriser. Quand elle finit par le faire, elle interroge Cyre, non sur son identité, mais par une sorte de décalage, sur celle de « qui [la] menée jusqu’ici » (51). Au silence de Cyre, qui la déçoit profondément, tant elle aurait « voulu partager les mots » (ibid), Marie répond par le choix d’une parole unilatérale. Les mots occultent l’identité : Marie ne sait pas plus dire son nom qu’elle ne sait demander le sien à Cyre.
Lors du passage des trois femmes à la citadelle de l’ermite Macé, Marie renoue une dernière fois avec sa sexualité, en s’unissant un soir au narrateur Thémis. Le nom de Marie entoure le récit de la scène d’amour : À Marie qui affirme que l’amour charnel lui est devenu étranger, Thémis répond : « Le crois-tu ?… En vérité, Marie, le crois tu ? » (140). Après l’amour, Thémis s’inquiète : « As-tu froid, Marie ? » (142). C’est la dernière fois que le nom de l’ancienne courtisane, jadis cri de ralliement de ses clients, résonnera dans l’acte d’amour. La symbolique du nom de Marie est liée à la chair. Reprenant le poème sur la jeunesse de Chedid, on pourrait dire que, par ce retour dernier à l’acte de chair, le corps de Marie « brûle [ses] frontières et l’emporte », définitivement cette fois, « hors de son corps » (Poèmes pour un texte, p. 32). La scène d’amour à la citadelle s’était terminée par cette remarque de Thémis à Marie : « … ton corps chante toujours » (142). C’est justement après avoir renoué avec l’amour charnel qui a fait une dernière fois chanter son corps, que Marie échange avec Cyre son vœu de silence, déterminée à « abolir au fond d’elle-même la source de la parole » (239). Elle, qui était si pleine de paroles qu’il lui fallait « les faire retentir sur l’écorce d’un vieil arbre [et] sur les briques en boue séchée de sa hutte » (49), s’installe dans le silence. Ayant renoncé à « la voix soyeuse » (89), qui seule la rattachait, aux yeux de Cyre, au monde des humains, elle est maintenant pleinement cette créature que, comme Cyre, on « ne sait pas nommer » (28).
Athanasia
La troisième femme à entrer en scène est Athanasia. Athanasia est devenue chrétienne par amour pour son mari Andros. Après le supplice d’un de leur deux fils, Andros s’est réfugié au désert avec leur deuxième enfant, laissant Athanasia dans un couvent de femmes aux portes du désert. C’est pour retrouver Andros, qu’Athanasia choisit de quitter le couvent et d’affronter le désert, habillée en moine, pour tromper « les troupes de brigands qui sillonnent le désert » (25) et « font subir les pires exactions aux rares femmes anachorètes » (ibid) alors qu’ils « épargnent les ermites » (ibid).
Quand elle retrouve finalement Andros, il ne la reconnaît pas, et c’est en silence, sous le nom de Frère Isma, qu’elle vit près de lui dans une grotte. Or, Isma, ce nom qui l’enveloppe et la cache, signifie justement ‘nom’ en arabe ! Ce jeu sur le nom n’est pas sans rappeler Ulysse qui échappe aux cyclopes en affirmant s’appeler ‘personne’. Mais il y a plus : Les deux compagnons qui partagent cette grotte pendant cinq ans, s’appellent respectivement « Andros », « l’homme » en Grec, et « Isma », « le nom » en arabe. L’identité est une énigme : Dans la grotte / caverne platonicienne, l’homme fait face au nom qu’il ne déchiffre pas.
Pendant cinq ans, Athanasia, a espéré qu’« Andros la reconnaîtrait » (72). Pendant cinq ans, elle a hésité à révéler son identité à son époux, mais elle s’est tue « sans toutefois perdre l’espoir de lui parler un jour » (73). Quand Athanasia rencontre Cyre et Marie, Andros vient juste de mourir. L’agonie d’Andros est un épisode clef dans notre étude. Penchée « au-dessus de l’agonisant, [elle] hésite encore à tout lui révéler » (53). C’est toujours en tant qu’Isma qu’elle lui demande: « Bénis-moi » (ibid). Athanasia reste « au bord de l’aveu » (ibid), avec une conscience aiguë de l’urgence : « Si elle décide de parler, il faut faire vite. Elle hésite de nouveau » (54).
Ouvrant soudain les yeux, Andros s’écrie alors : « Tout est lumière, Isma » (74), et la première réaction d’Athanasia est de souhaiter « s[’]enfoncer, s[e] dissoudre » (ibid) dans le regard de paix d’Andros. Mais elle se ressaisit, quand elle réalise que son époux « n’a que quelques instants à vivre » (ibid). Elle « s’accroche des deux mains à la couche du mourant et, dans un tumulte d’amour et d’effroi, murmure : – Je suis Athanasia ! ” (ibid). La révélation du nom caché sous le nom d’Isma (le nom), provoque une émotion paroxystique que Chedid rend par une métaphore elliptique « la grotte entière prend feu » (ibid). On pense à l’effet produit, selon la tradition biblique, par l’énoncé du tétragramme divin : « Le nom [divin] est-il prononcé à haute voix, la terre entière est frappée de stupeur » (Chevalier, 676). Pour Cyre, nous avions évoqué la symbolique du nom dans l’Égypte ancienne, auquel le personnage se rattachait. Pour Athanasia, mère d’un martyre chrétien, l’évocation est biblique.
Après la mort d’Andros, Athanasia sort en courant de la grotte-tombe et dévale la pente, sur laquelle viennent d’arriver Cyre et Marie. Les deux premières questions d’Athanasia portent alors sur l’identité des deux femmes : Elle demande à Cyre qui elle est, « sans chercher de réponse » (79), puis, tirée d’elle-même par le regard brûlant de Marie : « Comment t’appelles-tu? » (80). À la réponse de Marie qui énonce leurs deux noms et lui demande le sien en échange, elle dit « Je viens de perdre mon époux » (80), amenant le narrateur à nous faire remarquer qu’elle « n’a plus de nom » (ibid). Ce n’est que le lendemain, après une nuit de veille mortuaire de trois pages, qu’à Marie, qui lui fait remarquer qu’elle ne lui a pas dit son nom, elle répond enfin: Athanasia. Isma est finalement redevenu Athanasia.
Conclusion
Le nom, écrit, dit, caché, révélé, est une énigme. L’identité, comme le désert, est faite de signes à déchiffrer. Le désert est pour Cyre, Marie et Athanasia le lieu d’un non-dit à interpréter et à conquérir. Espace atopique, il est ce lieu-charnière qui vitrifie les certitudes et oblige à une relecture de soi. « Le désert détient la parole du dévoilement » (Naissance du désert, p. 13). Loin d’être l’espace de la vacuité, il est le miroir de notre rapport au vide. S’inscrire sur le vide ou faire résonner son nom contre le silence, c’est prendre possession de l’espace et y laisser sa trace absolue.
Lévi-Strauss nous apprend que dans les traditions primitives, le nom est force et connaissance, noyau énergétique que chacun est amené à mettre au monde. La conquête du nom passe par l’épreuve et les ténèbres de nos déserts personnels. « Dans l’incessant renaître » (1991 p. 82), le désert donne à déchiffrer « à perte de vue et de sens » (id., p. 84) le « cri de l’être » (id., p. 184). Ce cri, c’est le nom enfoui au plus profond de soi.
Bibliographie
BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace. Paris : P.U.F., 1957.
CHEDID, Andrée. Les marches de sable. Paris : Flammarion, 1981.
–. 1991. Poèmes pour un texte. Paris : Flammarion, 1991.
–. 1999. Territoires du souffle. Paris : Flammarion.
CHEVALIER, Jean et Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont, 1969.
CORBIN, Alain. Le territoire du vide. Paris : Flammarion, 1988.
DAGRON, Chantal et Mohamed Kacimi. Naissance du désert. Paris : Balland, 1992.
http://www.fandemusique.com/chanson-30657.html
JABES, Edmond. Le Soupçon Le Désert. Paris : Gallimard, 1978.
LAURENT, Alain. Histoires de déserts. Paris : Sortilège, 1998.
LEVI-STRAUSS, Claude. L’identité. Paris : P.U.F., 1987.
ONDAATJE, Michael. The English Patient. New York : Random House, 1993.
TRITSMANS, Bruno. « L’Ecriture du désert dans Les Marches de sable d’Andrée Chedid », Les lettres romanes, 1991, tome XLV, no :1-2, p.109-115.
A scrie în şi despre exil
Elena MARCHESE
Université d’Ottawa, Canada
ÉCRIRE EN EXIL, ÉCRIRE L’EXIL
Abstract: In this article, I intend to analyze how it is said and lived the exile in the novels of Abla Farhoud, Le bonheur a la queue glissante (1998) [Happiness has the slipping tail] which gained the France-Quebec price in 1999, et Splendide Solitude (2001) [Splendid loneliness]. Abla Farhoud, an author of Lebanese origin from Quebec, lived the uprooting in her own youth when she left Lebanon, with her family, to settle in Quebec. In her novels, where the personal experience is often combined with the fiction, the female protagonists must face the condition of the exile, they must learn how to be reinvented in order to create a new identity and to find again their love for life. Although the exile is represented in a different way in the two novels, one can however affirm that the protagonists live the exile not only as immigrant, but also as women who remain still excluded from certain social functions. In Le bonheur a la queue glissante, the protagonist, Dounia, lives a triple exile. Initially, she is exiled to have left her native land. Then, she is also exiled on the social standing because, as a woman, and especially an immigrant woman, she seems to be able to fulfill herself only like a mother and a wife, within her family. Finally, the linguistic exile deprives Dounia of her word, and consequently, she does not have the possibility of being affirmed. In Splendide Solitude, the protagonist is a woman who, after a life devoted to her family, finds herself alone and has to think about her life. Her loneliness thus becomes a metaphor of her alienation, of seclusion not only from the others but also from herself. The exile seems to be a difficult condition to support especially when the women are confronted with it. However, it is thanks to their sensibility that they can find in themselves the impulse to survive, to live.
Keywords: Lebanese literature, Abla Farhoud, exile, the status of women
« C’est un dur métier, l’exil. »
Sergio KOKIS, Le pavillon des miroirs.
Abla Farhoud, écrivain québécoise d’origine libanaise, a remporté le prix France-Québec en 1999 avec son roman Le Bonheur a la queue glissante. Auteur de pièces théâtrales et de romans, Abla Farhoud a vécu le déracinement lorsqu’elle a quitté son petit village du Liban, avec sa famille, à cause des conflits ethniques et religieux qui dévastaient le pays[1]. Très jeune, Abla Farhoud se voit confrontée à l’expérience déchirante de l’exil qui provoque en elle plusieurs questionnements et qui, d’ailleurs, se retrouvent dans son œuvre.
L’écriture devient ainsi le moyen par lequel exorciser l’exil, décortiquer et analyser cette expérience afin de chercher une réponse, de trouver la liberté tant souhaitée et, apparemment, si difficile à atteindre. Le terrain de l’écriture semble être le seul espace permettant à l’écrivain de se sentir libre et de se forger une appartenance qui franchit toute frontière géographique et linguistique.
Dans cette étude, je tenterai de montrer les multiples représentations de l’exil dans deux romans d’Abla Farhoud, Le Bonheur a la queue glissante et Splendide Solitude, où les protagonistes sont deux femmes bien différentes dont l’existence est ponctuée de divers types d’exil. D’où la nécessité de se questionner sans cesse pour trouver des solutions à la douleur et au malaise provoqués par cette situation, et pour favoriser l’émergence d’une identité englobant toutes les expériences vécues.
Sur un fond autobiographique, se tisse ainsi le lien entre l’exil et l’écriture. Écrivain exilée, Abla Farhoud parle de l’exil, de la difficulté des personnages de se construire une identité, de ce déplacement territorial qui entraîne aussi un déplacement des autres, de soi, une migration à travers les frontières géographiques et non seulement. Selon Lucie Lequin, « la problématique de l’exil multiforme échappe au cadre géopolitique et dit les négociations quotidiennes, un corps à corps, entre l’enracinement et le déracinement. L’exil, c’est le hors jeu, le hors champ, c’est vivre l’arrachement de son espace et tenter d’apprivoiser son lieu d’asile »[2].
Dans Le Bonheur a la queue glissante, la problématique de l’exil est évidente, elle est posée dès le début du roman par la protagoniste, Dounia, mère de famille et épouse fidèle qui semble vivre et s’épanouir uniquement à l’intérieur de son univers familial. Dounia est une exilée non seulement parce qu’immigrée au Québec, mais aussi en tant que femme et surtout femme arabe.
Dans Splendide Solitude, il n’est pas vraiment question d’exil géographique, la protagoniste étant une femme qui se retrouve seule après que ses enfants sont partis et que son mari l’a quittée. Dans sa solitude, elle parcourt à rebours sa vie pour trouver une réponse à sa condition présente. Il s’agit donc d’un exil existentiel, symptôme d’une aliénation personnelle et intime. On peut donc parler d’exil initiatique puisque ce voyage au fond de sa mémoire et d’elle-même correspond à un cheminement personnel entrepris dans le but d’atteindre la connaissance de soi et à la fin duquel la protagoniste peut naître renouvelée, découvrir sa liberté et s’acheminer ainsi vers le bonheur. Toutefois, ce cheminement implique la solitude, le détachement et la séparation des autres.
Deux conceptions de l’exil qui semblent donc opposées mais qui mettent fortement l’accent sur la sensibilité féminine et la force des femmes capables de survivre aux pires épreuves que la vie leur réserve.
Le triple exil de Dounia
Dans son premier roman, Abla Farhoud raconte la vie de Dounia, une femme âgée de soixante-quinze ans qui vit à Montréal depuis plusieurs années avec sa famille, après avoir quitté le Liban. Le roman est écrit sous la forme d’un monologue intérieur car Dounia, qui prend la parole très rarement, est ici la protagoniste de sa narration. Elle commence à raconter sa vie et laisse le lecteur pénétrer dans les plis les plus secrets de sa mémoire et de sa vie. Comme le souligne Silvie Bernier,
En choisissant le monologue intérieur, Abla Farhoud donne accès à la conscience de son personnage et réussit à montrer le contraste entre la pensée simple mais combien lucide de Dounia et son expression malhabile. C’est le décalage entre ce qui se vit de l’intérieur et ce qui s’offre aux autres qui amplifie pour le lecteur l’impression de solitude[3].
Le motif déclencheur de ce processus de remémoration est la volonté d’une des filles de la protagoniste, Myriam, une écrivaine, d’écrire un livre sur sa mère. Dounia commence donc à se rappeler de sa vie, de son passé douloureux, à raconter ses souvenirs. C’est ainsi qu’elle entreprend cette descente en soi qui lui permettra, à la fin du roman, de retrouver, du moins en partie, une certaine liberté.
L’exil géographique
On sait que la première définition de l’exil a trait à sa signification spatiale. Le mot exil signifie quitter son pays natal, volontairement ou non, pour s’installer ailleurs pour des raisons d’ordre économique, culturel, politique ou autre. Selon Claude Drevet, « l’exil est l’expulsion hors de la patrie. Par suite, c’est un séjour hors du lieu où l’on voudrait être. […] L’exil désigne donc la distance d’un lieu ou l’éloignement de certaines personnes particulièrement liées avec nous, que ce lien soit privé, ou d’ordre public »[4]. Le déracinement géographique entraîne évidemment une série de changements importants pour celui qui quitte son pays. Non seulement il doit s’installer dans un pays nouveau et apprendre à le connaître, mais il doit redéfinir son identité, ses valeurs et les repères acquis jusqu’à présent.
S’installer en terre d’accueil signifie souvent apprendre une langue nouvelle, des coutumes et des valeurs différentes de siennes, s’adapter avec effort à une vie nouvelle. D’ailleurs, l’exil géographique, cette traversée de l’espace, est souvent problématique même pour ceux qui l’ont choisi librement, car il engendre une redéfinition identitaire de la part de l’exilé. Ce dernier vit une rupture profonde, il demeure partagé entre deux univers, l’ancien et le nouveau, le passé et le présent, qui n’arrivent presque jamais à se fondre, confondre harmonieusement mais qui, par contre, semblent presque toujours s’opposer. Ainsi, comme l’affirme Rosi Braidotti, « the exile’s discourse is characterized by a sense of loss and dislocation, always looking back to some originary home with nostalgia »[5].
C’est de cette rupture déchirante qu’il est question dans Le Bonheur a la queue glissante lorsque Dounia et son mari Salim quittent le Liban avec l’espoir d’une vie meilleure au Québec, à Montréal. Toutefois, Dounia vit un triple exil géographique, car elle émigre une première fois lorsqu’elle marie Salim. Elle quitte donc Chagour, son village natal, pour aller vivre à Bir-Barra. Ensuite, dans les années cinquante, elle émigre avec sa famille au Canada pour rentrer au Liban après une quinzaine d’années. Enfin, après quelques années au Liban, lors de la guerre, Dounia et sa famille retournent définitivement au Canada.
Dounia fait l’expérience du déracinement très jeune, lors de son mariage, car c’est au village de son mari que, pour la première fois, elle vit le sentiment de la différence, elle se sent donc une étrangère. Bien que pour son fils Abdallah, émigrer « c’est changer de pays, traverser les océans, aller au bout du monde »[6], pour Dounia, la vie dans un village nouveau permet de « faire des comparaisons, voir les différences, vivre le manque et la nostalgie, avoir envie d’être ailleurs sans pouvoir y aller, [se] sentir étrangère » (BQG, 45). Vivre dans un pays nouveau signifie prendre conscience de sa différence par rapport aux autres en vertu d’un accent différent, des goûts et coutumes divers. Ensuite, l’arrivée au Canada est bien plus dramatique que son premier exil puisque Dounia est dépaysée, elle ne parle pas français, donc elle ne peut pas comprendre ce qui se passe autour d’elle. Elle doit donc tout apprendre car, comme elle le souligne, « quand on change de pays, on doit changer aussi tout ce que l’on connaît sur la vie. On doit apprendre vite » (BQG, 73).
On croit souvent que pour l’exilé, le retour au pays natal est la solution à tous ses maux, dont la nostalgie est sans aucun doute le plus difficile à supporter, mais parfois ce n’est pas du tout le cas. D’abord, parce que le pays qu’on retrouve n’est plus celui de nos souvenirs, il ne correspond plus à l’image qu’on gardait dans la mémoire. Ensuite, parce que l’exilé aussi a changé au cours de sa vie en terre d’accueil, son regard renouvelé fait en sorte que le retour au pays natal soit aussi dépaysant que l’immigration en terre nouvelle. C’est ce qui se passe lorsque Dounia et sa famille rentrent au Liban. Le changement fait peur et renforce le sentiment d’étrangeté que l’on ressent sur son propre sol natal. Si Dounia avait déjà fait l’expérience de la différence suite à son immigration au Canada, le retour au Liban l’accentue encore plus car, malgré le fait qu’elle parle arabe, elle se sent presque incapable de communiquer avec les gens, elle ne ressent plus d’affinités avec eux. Elle redevient encore une fois étrangère, à l’identité fluctuante, indéfinie, sans ancrage et sans appartenance :
Au Liban on nous appelait « les Américains », au Canada, les premières années, on nous appelait « les Syriens », au village de mon mari, on m’appelait par le nom de mon village. Quand j’y pense, je n’ai été appelée Dounia que dans mon village natal… (BQG, 115).
La problématique du nom est intimement liée à la question identitaire, à son tour en relation avec le déplacement dans l’espace. C’est l’espace qu’on occupe qui détermine la manière dont les autres nous perçoivent. Changer de pays bouleverse complètement la vie de l’exilé, sans repères, en proie aux souvenirs, il doit construire une nouvelle vie, une identité mobile qui ne se définit à jamais et qui est toujours ouverture à l’autre. Malgré tous ces changements, ces déracinements, Dounia affirme que son pays « ce n’est pas le pays de [ses] ancêtres ni même le village de [son] enfance, [son] pays c’est là où [ses] enfants sont heureux » (BQG, 22). Après des exils douloureux, Dounia comprend que la patrie n’est plus un simple espace géographique, celui de la naissance ou de l’enfance, mais plutôt c’est la patrie du cœur, de l’amour infini qu’elle porte à ses enfants, sa seule raison de vie, et lien trop fort pour une mère qu’aucun déracinement peut briser.
L’exil social
L’exil géographique que Dounia vit entraîne aussi des conséquences assez graves sur sa condition de femme. Non seulement elle est une immigrée, mais elle est, de plus, une femme arabe immigrée, ce qui la rend doublement marginale. Elle se trouve donc dans une position d’infériorité à l’échelle sociale. Sa réussite est entravée par le fait qu’elle ne parle pas français et donc est incapable de s’intégrer à tous les niveaux. Mais aussi à l’intérieur de sa famille, Dounia ne jouit pas d’une grande autonomie car, en tant que femme, elle n’est pas tout à fait libre. Celita Lamar précise que les œuvres d’Abla Farhoud évoquent souvent l’expérience des femmes immigrantes au Québec, en particulier des femmes arabes qui se retrouvent marginales dans la nouvelle société. À ce propos, les personages
participating only marginally in the relatively improved conditions for women in Quebec, the Arab woman immigrant often finds herself isolated. Lacking the full support of friends and an extended family, notwithstanding its disadvantages, she is also for the most part denied full access to freedom in her new homeland, and she is subjected to conflicting pressures from within her family and from all those with whom she comes in contact[7].
Cet exil social conduit la protagoniste vers l’aliénation de soi. C’est uniquement grâce à la parole reconquise que, à la fin du roman, Dounia peut briser son aliénation qui l’accable depuis sa jeunesse pour retrouver, en partie, une certaine liberté.
Si d’habitude les immigrés reconstruisent leur monde perdu à l’intérieur de la cellule familiale – parfois c’est uniquement à la maison qu’ils peuvent parler leur langue, vivre selon leurs coutumes, en préservant ainsi leur identité individuelle – pour Dounia la maison n’est pas non plus un endroit où elle jouit d’une grande liberté. Elle dépend complètement de son mari et aussi des enfants qui, ayant appris le français à l’école, peuvent l’aider. Bien que son mari ait eu lui aussi des difficultés à s’adapter à une vie très différente de celle qu’ils conduisaient au Liban, Salim est un homme qui a réussi à créer une petite fortune pour sa famille et à lui assurer une vie assez stable économiquement. Salim, mari et père autoritaire, parle sans écouter les autres, il impose sa volonté sans prendre en considération les opinions d’autrui, nie la parole à sa femme en lui imposant le silence. Dounia affirme de ne rien savoir faire toute seule, elle dit : « J’ai toujours eu besoin de mon mari et de mes enfants pour la moindre action à l’extérieur de la maison […] Un jour, j’ai composé le 911 et on ne m’a pas comprise quand j’ai donné mon adresse… Je ne sais rien faire seule » (BQG, 95).
Dounia se perçoit comme un poids pour ses enfants, sans instruction et en ne parlant pas français, elle n’est aucunement indépendante ni à l’intérieur de la maison ni à l’extérieur. Toutefois, elle se sent en sécurité chez elle, elle affirme : « À la maison, j’étais protégée par les murs, par le toit, par tout le travail que j’avais à faire, par Salim qui parlait la même langue que moi. À la maison, j’avais une raison d’être, dehors, je n’étais plus rien » (BQG, 131). Elle se souvient de la fois où elle était sortie avec sa petite dernière pour aller à l’école de ses filles chercher leurs bulletins, et de la peur soudaine qui l’avait saisie lorsqu’elle s’était rendu compte de ne pas être capable de répondre si quelqu’un lui avait posé une question : « Je rougissais de peur, la peur que quelqu’un m’arrête dans la rue et me pose une question. J’avais peur de monter que je ne savais pas parler, que je venais d’ailleurs » (BQG, 131).
Dounia ressent donc des sentiments contradictoires, en sécurité à la maison malgré le peu de liberté qui lui est offert par son mari, elle redoute beaucoup plus le monde extérieur parce qu’elle ne possède pas les moyens pour l’apprivoiser afin de tenter ainsi de dominer l’inconnu.
L’exil linguistique
Dounia, nom qui en arabe signifie « monde », est une femme qui, après presque toute une vie passée en silence, retrouve la parole peu avant sa mort. En racontant quelques souvenirs à sa fille Myriam, Dounia se remémore son passé, sa vie, le silence qui semble l’avoir caractérisée. L’exil linguistique de la protagoniste ne découle pas uniquement du déracinement vécu lors de son immigration au Canada, mais aussi de son exil social. Dounia est une vieille femme qui a fait l’expérience de la marginalité dans sa famille et dans la société patriarcale dans laquelle elle a vécu. Son silence a des origines lointaines. Elle n’a pas été toujours muette, mais elle l’est devenue lorsqu’elle a été dépassée par les événements de la vie.
Encore enfant, Dounia se souvient des moments de tendresse passés avec sa mère, de leurs conversations si chéries. Une fois orpheline, on dirait qu’elle le devient aussi de la parole, car son père, un prêtre orthodoxe, se rendra coupable, avec son mari Salim, d’une trahison terrible. C’est donc à cause des hommes de sa vie que Dounia perd la parole, que son long silence débute. Frappée en plein visage par la botte de son mari, alors qu’elle lui demandait simplement de ne pas partir en vue de son accouchement, Dounia reçoit la plus amère des hontes: être frappée par son mari devant son père, témoin silencieux et impuissant. Trahie par les deux hommes qu’elle aimait le plus dans sa vie, la protagoniste cherche refuge dans le silence et dans ses enfants, dans l’amour immense qu’elle leur porte. Par contre, son amour envers Salim se transforme au fil des ans en haine, et sa rage s’enfouit au plus profond d’elle-même :
Durant toute ma vie, j’ai essayé de me calmer, d’être douce, de ne pas répondre au mal par le mal, de m’oublier dans le travail. je me suis acharnée à nettoyer, à mettre de l’ordre… Comment mettre de l’ordre quand tout peut éclater à n’importe quel moment ?… Toute ma vie… non, pas toute ma vie… depuis mon mariage, j’ai toujours essayé de prendre sur moi, de patienter, de me cacher dans le silence… J’ai attendu longtemps pour élever la voix (BQG, 139).
Cet exil dans sa propre langue, l’arabe, se double lorsqu’elle immigre au Canada car l’arabe devient une barrière linguistique contribuant ainsi à son exclusion tant sociétale que familiale. Elle est donc isolée non seulement du monde extérieur mais aussi dans sa famille, car elle ne peut pas communiquer avec ses petits-enfants qui, fils de la deuxième génération, ne parlent pas l’arabe et, au contraire, s’intègrent dans la société d’accueil. L’exil linguistique conduit donc la protagoniste vers l’isolement. En même temps, et paradoxalement, posséder la parole est très difficile parce que cela signifie reconnaître certaines vérités douloureuses que Dounia préfère garder secrètes, qu’elle ne peut pas avouer ni aux autres ni à elle-même:
Comment m’avouer que c’est mon propre manque de dignité qui a détruit ma famille, que c’est ma propre faiblesse et mon manque de courage qui ont fait chavirer le bateau. Comment dire toutes les violences que j’ai subies sans réagir, comment parler de ma honte, de ma résignation, de ma rancœur, de mon amertume et de ma haine […] Comment dire la vérité que j’ai cachée si longtemps, comment dire que mon père est un lâche et un menteur […] Comment dire que je n’ai plus aucun respect pour mon mari, le père de mes enfants, que j’ai même parfois de la haine pour lui […] (BQG, 152-153).
Le silence de Dounia représente donc une sorte de protection contre une vérité difficile à assumer, presque impossible à avouer, contre la violence qu’elle a subie toute sa vie. D’ailleurs, Dounia a essayé de se cacher derrière les dictons arabes qui parsèment le roman et qui lui permettent de dissimuler la vérité. Ces dictons, qui renferment le savoir ancestral, « forment une langue à l’intérieur d’une autre »[8] que seule Dounia, la mère, connaît. Le silence et la marginalité de la protagoniste engendrent le motif de l’invisibilité. Dounia, tout au long du roman, est invisible, les autres ne s’aperçoivent pas d’elle à cause de son silence, elle passe presque toujours inaperçue.
Le thème du silence ou de l’absence du langage est un thème privilégié par l’auteur et représente, au-délà de la marginalité du personnage, sa « mort symbolique »[9]. Dounia tente alors de remédier à ce manque de la parole par un geste d’amour : la préparation des mets. La nourriture devient ainsi un substitut de la parole. Si Dounia, à la maison, ne peut pas s’exprimer librement, elle trouve un autre moyen d’expression, une autre voie/voix pour affirmer son immense amour à ceux qu’elle aime, elle prépare ainsi à sa famille de mets exquis.
Dounia retrouve brièvement la parole pour raconter à sa fille son passé, elle brise son silence même si pour constater sa défaite, son échec de ne pas avoir eu le courage de se rebeller. Toutefois, son monologue intérieur, cette introspection, lui a permis de retrouver une certaine liberté et de constater que, malgré tout, son amour envers ses enfants leur a permis de bien réussir dans la vie. Si Dounia a été un exemple de femme soumise, incapable de réagir, elle peut se réjouir à présent du succès obtenu par ses enfants dont Myriam, par exemple, est une écrivaine, et Kaokab une professeur de langues. Ainsi le roman que nous lisons est ce long monologue intérieur d’une femme aliénée qui retrouve sa voix, sans doute un peu trop tard, mais encore à temps pour pouvoir régler les comptes avec son passé.
Solitude et exil intérieur
Dans le deuxième roman d’Abla Farhoud, Splendide Solitude, dont le titre est assez révélateur, il est encore question d’une femme qui est en train de faire le bilan de sa vie au moment où elle se retrouve seule. Si la problématique de l’exil n’est pas présente dans les mêmes termes que dans le roman précédent, il est toutefois évident que la solitude de la protagoniste, avant de devenir splendide, et donc motif de bonheur et promesse d’un avenir heureux, est une forme d’aliénation qui la sépare des autres et d’elle-même.
L’exil participe ici de l’intime, du personnel, c’est un regard lucide sur soi-même, la prise de conscience de vivre un exil hors de soi, l’empêchement de s’accomplir librement. L’adjectif qui caractérise la solitude de la protagoniste laisse entrevoir une fin heureuse dans le sens que, malgré sa solitude, elle redécouvre la joie de vivre, l’enthousiasme pour la vie. Cela après un parcours de redécouverte de soi qui, paradoxalement, oblige la protagoniste à s’exiler pour enfin quitter son exil intérieur. Cet exil intérieur est une forme d’exil plus subtile, quasi ontologique qui a trait à l’intime de l’individu. Toujours selon Claude Drevet, l’exil intérieur « atteint les consciences singulières, […] [il] pousse à vivre loin des autres, à l’écart de la majorité, mais aussi dans le rêve personnel. Dans cet exil extrême la fuite n’est pas un changement de lieu mais un changement d’être : […] une fuite hors de soi »[10].
La protagoniste, en utilisant toujours le monologue intérieur, s’interroge sur le sens et les événements les plus significatifs de sa vie, sur la mort, la vieillesse, l’amour, en bref sur des questions universelles auxquelles tout individu cherche de donner des réponses. À ce sujet, elle affirme :
Combien de deuils une femme doit-elle faire avant d’arriver au deuil final ? Femme au singulier et au pluriel, Femme, incluant homme avec petit et grand H. Femme africaine, orientale, extrême-orientale, américaine, latino-américaine, européenne et celle de l’Océanie, celle qui a fait plusieurs thérapies ou de l’aérobie, celle qui a eu des enfants et celle qui en a voulu, mariée, concubine, célibataire, en bonne santé ou grabataire, femme riche ou femme pauvre, Femme, Femme, Femme combien de pertes et de deuils, Femme, combien de deuils et de pertes dans une vie ?[11]
Sans un lieu d’appartenance précis, sans un nom, garant d’un ancrage, qui semble la condamner ici à l’ailleurs, à la perte d’une origine, la protagoniste a perdu tout repère, elle se retrouve seule, dans le silence de la maison, sans savoir qui elle est. Toutefois, le manque du nom de la protagoniste peut aussi signifier le désir, de la part de l’auteur, de vouloir s’adresser à toutes les femmes, en posant des questions universelles qui transcendent la seule condition de l’exil. Son identité semble aussi s’écrouler sous le silence qui domine à présent son existence. Après une vie dédiée à sa famille, après avoir quitté son métier de musicienne, elle est désemparée, aliénée, elle doit affronter la vie toute seule.
Faire le deuil du passé, de ce qui a été une fois, est ainsi nécessaire pour redécouvrir les possibilités infinies que la vie offre. Pour la protagoniste, il s’agit donc de mettre de l’ordre dans sa vie, de ne plus vivre comme une trahison l’abandon de la part de son mari. Elle affirme à ce propos :
Je ne savais pas alors que perdre, c’est perdre. Que ce soit un chat, une plante qui nous ont tenu compagnie, une dent plantée à même notre chair et nos os, un travail, un enfant, un pays, sa jeunesse, sa beauté, sa santé ou l’amour de sa vie, c’est toujours perdre. C’est toujours la perte de ce qu’on a aimé […] la perte de ce qui nous compose, la perte de notre identité. Laisser partir. Se détacher de cette branche morte emportée par le courant. Faire le « travail du deuil », comme disent les spécialistes, c’est laisser cette branche s’en aller, ne pas s’y accrocher. […] C’est accepter qu’un jour tout s’en ira. Faire le deuil, c’est accepter la mort sous toutes ses formes, pour enfin accepter la vie sous toutes ses formes (SS, 175).
Ainsi, ne pas rester prisonnière du passé signifie, pour la protagoniste, accepter la fin d’un amour en ayant la certitude que l’avenir réserve encore le bonheur. Au lieu de s’acharner sur le passé, il vaut mieux reconnaître ses limites et essayer de les dépasser. « Je suis restée dans les coulisses de ma vie sans jamais me mesurer, sans jamais me mettre en avant » (SS, 187) affirme la protagoniste qui, un peu comme Dounia, a aussi choisi une certaine invisibilité, passivité, de peur de ne pas réussir ou par amour. Elle s’est sacrifiée pour les autres sans oser exister pour elle-même. Elle a vécu donc une sorte d’exil intérieur, d’aliénation, de vie paisible où elle s’est effacée pour céder la place aux autres, pour s’éclipser derrière un amour qui, comme toute chose, est fini. C’est à présent, dans sa solitude, que la protagoniste comprend l’importance d’agir, de s’affirmer, de se retrouver pour sentir encore qu’elle est bien vivante.
Ce processus d’autoanalyse, de remémoration et de réflexion sur la vie en général, permet à la protagoniste de se redécouvrir, car c’est uniquement en prenant possession d’elle-même qu’elle peut continuer à vivre :
Le passage à l’autre je ne l’ai jamais fait. Et je ne pourrai le faire tant que je ne rapatrierai pas ma constitution et les lambeaux effilochés et toutes les parties de moi oubliées qui ont perdu leur souveraineté en route. Recouvrer mon autonomie ne se fera qu’à ce prix (SS, 189).
Le silence, la solitude, comme pour Dounia, représentent donc un refuge, un monde d’illusions où l’on fuit la réalité. Cette étrangeté, ce sentiment d’impuissance qui accable la protagoniste, la pousse à trouver en elle-même la source d’une énergie renouvelée pour la vie. Cette recherche de soi se poursuit donc dans le silence et dans la solitude, et c’est ainsi que la solitude devient splendide, au moment où la protagoniste retrouve son élan pour la vie, le désir de réussir.
Si donc, au début du roman, la solitude semble se caractériser négativement et se définir comme absence des autres, des êtres aimés, à la fin, elle acquiert une signification positive parce que voulue, acceptée et nécessaire, car c’est dans cette solitude que la protagoniste peut finalement se retrouver.
La problématique de l’exil, dans ces deux romans, est donc posée de manière différente, toutefois, on peut remarquer que l’aspect le plus important est que les protagonistes trouvent en elles-mêmes la force de s’opposer à l’exil, soit-il spatial, culturel, intérieur ou linguistique.
Ces deux romans, où les personnages féminins se cherchent, mettent en relief que c’est dans le fait de parler, d’avouer la vérité qu’ils peuvent trouver une source de positivité. C’est dans le dialogue avec elles-mêmes que ces femmes trouvent une réponse et, comme le souligne Silvie Bernier, « les protagonistes entrent en scène pour s’intenter un procès personnel qui les reconnaît finalement coupables de trahison à soi, à cette part de l’être la plus essentielle, l’âme pour certains, et qu’Abla Farhoud choisit d’appeler ‘le nom secret’ »[12].
Pour Abla Farhoud, écrire l’exil, écrire sur l’exil signifie non seulement sonder l’être humain dans ses préoccupations individuelles, mais surtout trouver une appartenance. C’est par le biais de l’écriture, de la création, qu’on peut trouver un espace habitable qui dépasse l’exil. L’écriture aussi est mouvement, déplacement, elle « oblige à cerner sa fuite devant la souffrance, devant son exil multiforme, l’écriture […] rapproche de [soi]-même et devient alors rapatriement, un rapatriement intime et intérieur »[13].
L’exil est déplacement tout comme l’écriture est mouvement. Abla Farhoud affirme que « toute écriture est un trajet vers l’inconnu donc toute vraie écriture est migrante »[14] ce qui indique un constant va-et-vient d’un espace à l’autre, espace physique ou culturel, espace de croisement et de métissage entre identités différentes.
Ainsi, par l’entremise de ces deux personnages féminins, Abla Farhoud montre comment le silence, l’aliénation, l’exil intérieur qui caractérisent leur existence peuvent être brisés par le courage et la volonté de se réapproprier de soi-même. Deux femmes qui sont devenues étrangères à elles-mêmes parce qu’elles ont choisi de se sacrifier, d’exister pour les autres, d’ignorer leurs désirs, deviennent enfin les vraies protagonistes de leur vie après un long et tortueux cheminement personnel qui leur a permis de surmonter leurs peurs et leurs faiblesses.
BIBLIOGRAPHIE
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BRAIDOTTI, R., citée par Susan Billingham, « Migratory Subjects in Shani Mootoo’s Out on Main Street », in Identity, Community, Nation. Essays on Canadian Writing, Danielle Schaub et Christl Verduyn (dir.), Jerusalem, The Hebrew University Magnes Press, 2002, p. 74.
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FARHOUD, A., « Immigrant un jour, immigrant toujours ou comment décoller une étiquette ou se décoller de l’étiquette », D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec, Anne de Vaucher Gravili (dir.), Venise, Supernova, 2000, pp. 45-58.
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LAMAR, C., « Resetting the Margins : Abla Farhoud’s Dramatization of the Female Immigrant Experience in Quebec », Women by Women : the Treatment of Female Characters by Women Writers of Fiction in Quebec Since 1980, Roseanna Lewis Dufault (dir.), Madison / Cranbury, Fairleigh Dickinson University Press / Associated University Press, 1997, pp. 136-137.
LEQUIN, L., « D’exil et d’écriture », Le roman québécois au féminin, Gabrielle Pascal (dir.), Montréal, Triptyque, 1995, pp. 23-31.
VERDUYN, C., « Écrire l’invisible : éthique et écriture dans Les filles du 5-10-15 et Jeux de patience d’Abla Farhoud », Dalhousie French Studies, 64, Fall 2003, pp. 33-38.
NOTES
[1] Abla Farhoud est née à Aïn-Hirché au Liban. Elle arrive avec sa famille au Québec, au début des années 50, à l’âge de six ans, à Sainte-Rose, près de Montréal. À l’âge de dix-sept ans, son père décide de regagner le Liban, la contraignant ainsi à subir un nouveau déracinement. Avant que la guerre civile éclate, Abla Farhoud s’enfuit en France et ensuite elle s’établit à Montréal. Consulter, à ce sujet, l’article de Micheline Lachance, « Renaître au Québec », L’Actualité, 1er avril 2002, p. 66.
[2] Lucie Lequin, « D’exil et d’écriture », Le roman québécois au féminin, Gabrielle Pascal (dir.), Montréal, Triptyque, 1995, p. 23.
[4] Claude Drevet, « L’exil intérieur », L’exil, textes réunis par Alain Niderst, Strasbourg, Klincksieck, 1996, p. 213.
[5] Rosi Braidotti citée par Susan Billingham, « Migratory Subjects in Shani Mootoo’s Out on Main Street », Identity, Community, Nation. Essays on Canadian Writing, Danielle Schaub et Christl Verduyn (dir.), Jerusalem, The Hebrew University Magnes Press, 2002, p. 74.
[6]Abla Farhoud, Le Bonheur a la queue glissante, Montréal, l’Hexagone, 1998, p. 45. Les références à ce texte seront désormais signalées entre parenthèses précédées du sigle BQG.
[7] Celita Lamar, « Resetting the Margins : Abla Farhoud’s Dramatization of the Female Immigrant Experience in Quebec », Women by Women : the Treatment of Female Characters by Women Writers of Fiction in Quebec Since 1980, Roseanna Lewis Dufault (dir.), Madison / Cranbury, Fairleigh Dickinson University Press / Associated University Press, 1997, pp. 136-137.
[9] Christèle Verduyn, « Écrire l’invisible: éthique et écriture dans Les filles du 5-10-15 et Jeux de patience d’Abla Farhoud », Dalhousie French Studies, 64, Fall 2003, p. 34.
Orientul mediteranean în poezia Nadinei Ltaif
Antoine SASSINE
Mount Royal College, Calgary, Canada
L’ORIENT MÉDITERRANÉEN
DANS LA POÉSIE DE NADINE LTAIF
Abstract: The imaginary world of Lebanese Canadian exiled poet Nadine Ltaif is rooted in the context of middle-eastern geography and mythology. Any attempt at understanding her poetic experience must be anchored in Mediterranean symbolism. This article explores the theme of exile in the poetry of this poet and identifies four essential mythological figures: Ishtar, Phoenix, Agar and Hecate. Ltaif invokes these symbols and reconstruct their metaphoric meanings in order to seek a metaphysical remedy for her anguish. The analysis of these Mediterranean symbols reveals a metaphysical process or a quest which begins with the exploration of the anguish of uprootedness and exile, reaches an emotional catharsis that desperately searches for a emotional refuge and finally leads to the emergence of a feeling of liberation and plenitude.
Keywords: Lebanese literature, Nadine Ltaif, exile, Ishtar, Phoenix, Agar, Hecate
Il y a dans la poésie de Nadine Ltaif à la fois une inquiétante douceur et une lumineuse clarté. Pour mieux pénétrer dans l’intimité de son univers poétique, il est important de souligner l’aspect hautement autobiographique qui l’imprègne et les métamorphoses intérieures vécues ou subies par le moi grâce à l’apport bénéfique de certains mythes fondateurs.
Une lecture attentive révèle que sa poésie s’ouvre souvent sur l’angoisse de l’exil mais aboutit toujours à un sentiment de bien-être fondamental. On ne tarde pas à s’apercevoir que Ltaif, rebelle plutôt que résignée, attentive aux impulsions les plus secrètes de son moi intime, possède cette force de transformer la douleur en énergie créatrice qui, grâce à l’évocation des mythes connus en Orient méditerranéen, transfigure et dynamise son existence d’un nouvel enracinement régénérateur.
En parcourant les quatre premiers recueils poétiques qu’elle a publiés[1], on trouve un extrait significatif qui révèle et résume parfaitement le cheminement et l’aboutissement de son parcours poétique :
Mon imagination séduite, infidèle, et ma soif de mémoires anciennes jamais répue, toujours débordante comme un fleuve. La rivière du rêve m’entraîne. Le berceau des mythes m’ouvre le Livre d’infini de l’écriture qui console. Une solitude que tu savoures enfin ! (EF, 30).
Pour bien apprécier le processus de l’imagination créatrice chez Ltaif, il suffit d’approfondir cette expression si éloquente da la quête métaphysique née de sa « soif de mémoires anciennes » pour apprendre qu’elle se prépare déjà à s’embarquer sur « la rivière du rêve » afin d’atteindre « le berceau des mythes ». En d’autres termes, elle va se livrer à l’exploration de ces mythes pour trouver la « consolation » et le remède à la déchirure du déracinement. Cette quête s’accomplit selon une évolution intuitive qui se concrétise dans deux étapes successives : la manifestation du sentiment de l’exil et l’évocation des figures mythiques orientales.
Cette étude analysera les sentiments douloureux qui accompagnent le jaillissement du sentiment de l’exil et ensuite l’évocation de quatre figures mythologiques, – Ishtar, Phénix, Hécate et Agar – dont les portées symboliques qui émergent dans moi de la poète sont destinées à répondre à une soif fondamentale : la quête d’un refuge existential contre la déchirure de l’exil.
On aura donc à définir le rapport de l’exil à une conception de la métamorphose de l’identité qui s’accompagne d’une exploration de ces mythes et dont les significations profondes exercent une influence bénéfique sur le cheminement de l’errance chez la poète.
La manifestation de l’exil
Pour cette Libanaise qui vient s’installer au Québec en 1980 après avoir vécu une enfance douloureuse dans un Liban ensanglanté par la guerre, le voyage est « ressenti … comme une déchirure, comme un arrachement »[2]. Son éloignement involontaire de sa patrie natale donne naissance à un sentiment douloureux de l’exil et, au lieu de s’abandonner à l’anéantissement et à l’engouffrement, elle transforme sa douleur en un élan créateur et en une source d’inspiration poétique.
Il est indéniable que la « déchirure » du déracinement achemine inéluctablement la poète dans les enfers les plus angoissants, mais il n’échappera pas au lecteur attentif que l’appréhension de l’angoisse chez la poète fait écho à la perception d’une délivrance anticipée et imminente.
Dans son recueil intitulé Élégies du Levant, la poète livre au lecteur ses préoccupations les plus douloureuse et n’hésite point à articuler les tourments qui déchirent son moi intérieur dans un langage poétique émouvant. Elle commence à conter le vécu quotidien devenu intolérable pendant les premiers mois de l’exil. Bien qu’elle ait décidé de s’exiler au Canada, « ce pays choisi pour guérir mon passé » (EF, 27) elle ne tarde pas à ressentir le déchirement intérieur et se croit « happée soudain » dans un « affreux gouffre » (MI, 42) que représente Montréal pour elle. Elle comprend alors, que face à ce sentiment du néant, il ne lui reste que l’abandon total au désespoir. Et là, elle se livre du plus profond de son être à l’expression des affres de son exil :
Voici mon exil.
Celui qui ne fuit pas seulement la guerre.
Celui qui prend racine aux racines du déracinement
profond qui se trouve à l’origine du sens de la vie
au dedans de nous (EF, 28).
À cet univers axé sur l’exil causé par l’éloignement de la terre des origines se greffe dans la poétique de Ltaif une seconde dimension existentielle dont la source est le destin même de l’être humain. Selon Ltaif, l’expérience de l’exil ne se limite pas uniquement à la déterritorialisation géographique mais est une caractéographique mais est une caractéristique fondamentale de l’existence humaine. Ltaif semble affirmer que le moi n’appartient pas à un territoire défini ou à une patrie déterminée, mais il est « condamné à l’exil » (MI, 49). Il est toujours de passage. C’est l’errant éternel par excellence.
Le déracinement sous la plume de Ltaif doit s’entendre dans la logique de sa conception de l’être humain et de son destin. L’alternance habituelle entre le « je » et le « nous » est bien commune dans l’œuvre de Ltaif et révèle une conviction bien ancrée dans son imaginaire et qui souligne que l’être humain est incapable de se fixer dans un seul lieu. C’est un nomade éternel. Elle n’hésite point à utiliser les verbes au passif, ce qui indique que, dans son monde, les êtres sont condamnés à vivre « piégés », « déracinés » par une force extérieure qui semble dépasser le pouvoir humain :
Nous sommes piégés
dans la Quête insoluble et absurde (EL, 39)
…
Mais ne sommes-nous pas
tels des déracinés
sur la terre
ils oublieront leur origine (EL, 40).
Une des images les plus expressives et les plus authentiques qui dévoilent la détresse de l’exil est celle dans laquelle la poète se compare à un affluent qui s’est égaré loin de la rivière-mère ou à une branche qui s’est séparée de ses racines :
Tu es comme l’affluent
qui a perdu sa source.
Une branche tombée
Souffrante
Encore tremblante (EL, 39).
Cette expérience de la déchirure et du déracinement l’accompagnera pendant tout son cheminement initiatique jusqu’au moment où elle franchira le seuil du dernier passage vers la libération.
Une spontanéité désarmante caractérise la parole poétique de Latif. Dès le premier poème du recueil intitulé les Métamorphoses d’Ishtar, l’évocatin scrupuleuse d’une durée invivable souligne la thématique de la mort et une interrogation sur la voie à adopter. Elle commence par la peinture de ses sentiments :
Par où commencer par où ?
Je commence par la mort
Parce que de nos jours on ne peut commencer
que par la mort,
de ce récit qui prend la forme de la misère (MI, 7).
Loin de la terre maternelle, elle éprouve un arrachement douloureux et un accablement poignant qui la plongent dans un état de rupture avec le présent et la contraint à extérioriser la profondeur de sa mélancolie avant l’anéantissement final. Ce déracinement angoissant s’accompagne inévitablement d’une errance. Chez elle, nombreux sont les poèmes qui sont constamment alimentés par cette soif authentique et apparemment inassouvie de la terre d’origine.
Avant de faire appel aux mythes, Ltaif pressent l’Orient comme une nostalgie, voire une nécessité fondamentale pour sa survie psychique dans un pays étranger. L’Orient s’éveille donc progressivement dans son esprit. La poète traverse tout d’abord une période d’introspection et brosse ensuite l’image d’une existence quotidienne amère et anéantie par le sentiment du gouffre : « Montréal me happe soudain dans son affreux gouffre » (MI, 42). La poète se met à l’écoute de sa souffrance et discerne une voix intérieure qui surgit de son passé :
J’entends une bouche obscure en moi
Une de mes mémoires revient et insiste (MI, 41).
L’insistance de cette impulsion profonde et encore silencieuse se précise. Dès le moment où s’effectue la première appréhension du frémissement de ce cri étouffé dans son moi, Ltaif ne tarde pas à prêter à cette « bouche » une voix pour lui permettre d’articuler ses déchirements intérieurs. Son imagination féconde découvre une voie primordiale qui déclenche un premier soulagement :
Alors j’ai lu, à la manière de Shéhérazade, tous les livres, et les poètes…les légendes, les contes, les mythes, pour retrouver des bouts de mémoire passée, car elle était mutilée, ou détruite par les bombes, ou bien encore en ruine (MI, 11).
Cet effort de lecture – prolongement inévitable de la douleur de l’exil – prend la forme d’une initiation, d’un apprentissage, et marque une première étape essentielle dans la domestication du sentiment de l’exil.
Vient ensuite l’appel à l’imagination pour traduire les sensations nées du travail de la lecture. L’expression poétique semble avoir le pouvoir de ressusciter la conscience des origines dans la conscience de Ltaif. Le recours à l’écriture n’est que le premier moyen disponible à la poète pour faire face à son malaise existentiel et aller à la rencontre des cette « mémoire passée ».
L’élan de l’écriture est né d’une lente imprégnation intellectuelle fournie par la lecture qui favorise l’endurance de l’angoisse. La lecture et l’écriture poétique constituent pour le moi de Ltaif une stratégie psychique qui l’aide à supporter l’épreuve de l’exil et de la dépasser en se réfugiant dans la mythologie orientale.
Ainsi la poète avoue sans aucune hésitation que le retour aux origines apporte à son moi l’équilibre qu’il convoite :
Quand j’écris je rejoins cette vie antérieure d’où je viens. Où je suis née une première fois. Il n’y a pas d’indifférence mais équilibre naturel (EF, 37).
Ainsi, on constate que chez Ltaif, l’inspiration puise sa substance nourricière dans une terre lointaine dont l’Orient incarne la racine immuable, seule capable d’assouvir sa quête. Cet Orient n’est pas uniquement un foyer d’inspiration, il offre aussi et avant tout une source d’apaisement ou d’allègement de la souffrance.
L’écriture est une nécessité pour moi. C’est ma méditation, ma purification…. Le Voyage, essentiel, l’errance, le mouvement qui nourrit la créativité, la métamorphose essentielle[3].
On souligne aussi que l’acte poétique est chez Ltaif l’élan suprême capable de transporter la poète dans cet univers oriental où l’esprit se trouve véritablement délivré de toutes les forces qui l’acculent à l’errance. Aussi l’écriture s’avère-t-elle comme une tentative de reconstitution d’un moi déchiré par l’exil et qui cherche un nouvel enracinement.
L’expression créatrice constitue aussi un tremplin permettant au poète de se lancer dans le monde mythique afin d’y trouver le beaume nécessaire et l’elixir indispensable pour échapper au gouffre infernal de l’errance. Elle est sans doute consciente que la source de sa créativité réside dans des origines lointaines :
Mon inspiration vient d’ailleurs.
Mon rythme à moi n’est pas celui de l’hiver (MI, 26).
Ainsi Nadine Ltaif se met-elle en quête de cet « ailleurs » qui, seul, lui apportera un remède au supplice de l’exil. Toute la thématique de l’exil est ainsi liée au sentiment du déracinement et se nourrit d’une déchirure identitaire qui conduit le moi à l’errance métaphysique.
Une des vocations essentielles de tout acte poétique est d’atteindre un ravissement cathartique qui dispense l’âme d’une régénération intérieure. Se rendant volontairement apte à créer, Ltaif dispose son être à une disponibilité destinée à retrouver une profondeur artistique et une source inépuisable qu’elle appelle « le noyau ».
Je voulais atteindre le noyau… Étant faite moi-même de vents. J’étais du vent…Fureur en mouvement perpétuel. Sans racines. Sans abris (EF, 36).
Bien qu’elle s’identifie à la « Fureur » du vent, elle se trouve déracinée et éloignée de la source nourricière de son existence. Il n’est donc pas surprenant de la voir en proie au mal de l’exil qui, selon Alexandre Laumonier « est l’une des déclinaisons possibles de l’errance, [et] requiert le sentiment d’un éloignement par rapport au centre »[4]. Elle se sent exilée, déracinée, « étrangère » dans un Québec qui l’éloigne du « noyau » de son existence. Elle n’arrive plus à demeurer près du « centre » de sa vie. Cette quête acharnée d’un « noyau » ne tarde pas à se diriger vers un territoire qu’elle qualifie de « paysage méditerranéen divin » (MI, 14).
Aller à la rencontre de ce paysage se transforme dans l’écriture poétique de Ltaif en un processus d’ordre métaphysique qui aboutit à une transformation radicale et à une véritable renaissance de l’être. On verra comment l’écriture poétique exploitera le sentiment de l’exil et l’errance afin de ramener l’être au noyau de son existence et d’aboutir à un nouveau recentrement. Pour le moment, elle se contente d’alimenter « le feu nécessaire à [sa] passion de raconter » (MI, 27).
Je suis souvent plongée, si loin du moment présent. La langue me ravale. Là, je m’y plais. Les miroirs se brisent. Les reflets se multiplient. C’est le magma fécond des Origines. Je suis aux origines : perdue, retrouvée, perdue encore. J’ai des mémoires en réserve. Des contes de rechange (EF, 43).
L’exploration poétique des quatre mythes – Ishtar, Phénix, Hécate et Agar vont arracher la poète au présent et à l’ici pour la plonger dans une atemporalité et une aspatialité qui constituent l’essence même de l’errance. L’être ne sent plus le temps présent, et l’espace est pulvérisé. L’éclaircissement progressif de ces symboles mythiques qui se greffent à cette quête des origines n’est donc pas sans rapport avec l’altération des significations premières du symbole lui-même. Il va de soi que le sens du symbole est assujetti à l’imagination qui par sa perception intuitive spontanée libère les connotations profondes qui correspondent à sa propre appréhension du symbole.
Le choix des mythes accentue une disposition innée et essentielle axée sur le désir et la volonté de libérer l’esprit de l’angoisse. Comme dans l’acte d’interpréter ou de comprendre tous les sentiments, le « je » de l’auteur déclenche un processus fondamental destiné à reconstituer le mythe et déterminer les ramifications psychiques de son influence régénératrice.
Ayant retrouvé sa voie de salut, la poète se laisse entraîner par « la rivière du rêve » qui l’emmène la poète vers « le berceau des mythes » (EF, 30), source de réconfort, remède à la blessure et origine de métamorphose et de plénitude.
Les symboles de l’Orient
Dans l’imaginaire poétique de Nadine Ltaif, tout l’Orient méditerranéen jaillit dans l’évocation de plusieurs symboles mythiques dont la reconstitution intériorisée s’effectue grâce à un processus de réappropriation et d’identification à la figure mythique et met l’accent sur l’influence régénératrice de ces mythes. Ce processus mènera la poète à éprouver une sorte de catharsis ou une condition exceptionnelle qualifiée par Mircea Eliade de « perfectibilité progressive »[5] qui arrachera son moi poétique du gouffre de l’exil et le transportera vers la libération et la plénitude.
Ainsi on est en droit d’affirmer que l’appréhension de l’intériorité souffrante dans un espace culturel inconnu exige une figuration symbolique et un ancrage mythique qui puissent adoucir la brûlure de l’exil. Vivre une identité culturelle différente dans un environnement étranger s’avère souvent atrocement insupportable et débouche inéluctablement sur l’expérience du déracinement. Ainsi la nostalgie de la terre natale s’éveille dans l’âme de Ltaif et plonge la poète dans l’errance métaphysique qui l’accule inévitablement à une quête désespérée d’un refuge situé selon elle en Orient et marque une tendance fondamentale qui va caractériser toute l’évolution de sa thématique de la mythologie orientale.
L’intériorisation du mythe s’effectue grâce à un processus d’identification à la figure mythique et qui favorise l’appropriation des caractéristiques bénéfiques du mythe. C’est une forme d’initiation psychique qui s’amorce dans une errance métaphysique et une descente aux enfers, pour se transformer par la suite en une connaissance qui aboutit à la découverte d’un nouvel être régénéré. La poète semble posséder cette profonde certitude qui la conduira aux « sources vives et vivifiantes » (EF, 36).
I. Le mythe d’Ishtar
Cette déesse orientale incarne un des symboles les plus puissants et les plus évocatifs qui se situe au cœur même de l’univers poétique de Ltaif. Comme le symbole du phénix qui sera abordé plus loin, celui d’Ishtar est assimilé au mythe de l’exil et la souffrance, de la mort et de la résurrection.
On sait que Ishtar, déesse de la fertilité et de la vie, décide un jour de descendre aux enfers pour vaincre et abolir la mort. Elle échoue dans sa mission. Mais avant de remonter des enfers, elle doit fournir un remplaçant. Ce sera son mari Tammouz. Devant les lamentations de ce dernier, la souveraine de la Mort décide que Tammouz et Ishtar passent chacun six mois en enfer chaque année. Le mythe raconte l’échec de la mission d’Ishtar et l’obligation des humains à accepter l’alternance vie et mort. Mais ce drame rappelle aussi que la souffrance de l’enfer n’est jamais définitive et que la mort est toujours suivie de résurrection.
Ltaif s’identifie à ce mythe dans ses aspects les plus douloureux et les plus positifs et en assume le même itinéraire existentiel. Ainsi s’amorce le thème de la mort, du règne du néant et celui de l’alternance. La descente en enfer d’Ishtar correspond à l’expérience de l’exil chez Ltaif. Dans sa poésie, la poète incarne le mythe d’Ishtar en comparant les affres de l’exil à une descente aux enfers. Comme la déesse, elle est forcée de quitter son pays d’origine, de se déraciner, de pénétrer dans « la ville des morts » :
Voilà que je reviens sur la place de la douleur,
et me regarde face à moi-même.
…
Je prends ma tête entre mes mains
Je crois voir Beyrouth.
Des lambeaux entre les deux. Et l’horreur et l’exil,
une guerre entre mes deux cœurs (MI, 40).
Mais le vent ne cesse de me prendre
et de m’envahir et de me déraciner.
Il a peur de lire mes empreintes sur la ville des morts (MI, 41).
Plus loin, elle s’égare dans les ténèbres du royaume de la mort, découvre les abîmes du monde infernal et subit les tourments de l’anéantissement inéxorable :
Je me vois loin, loin derrière dans mes enfers
Morte et maigre (MI, 49).
Cette sensation de mort subit un approfondissement réducteur. Le moi se sent déshumanisé, dépourvu des qualités fondatrices de l’être humain et enseveli comme une larve « au centre de la terre » :
Me voilà plongée au centre de la terre
entortillée comme un ver de terre.
…
Je plonge dans un labyrinthe
Comme un coquillage isolé de tout (LD, 9).
Cette mort initiatique passe par l’expérience du néant, du non-être :
Voilà comment est mon exil
à peine suis-je née
que je n’existe déjà plus (MI, 8).
C’est la même expérience pénible qui l’accable. Ltaif insiste sur l’aspect répétitif de l’exil comme si c’était une prédisposition permanente et inhérente à la condition humaine. L’exil devient l’attribut fondamental de la vie. Le sentiment de solitude et de désarroi existentiel la plonge dans l’errance intolérable. Ainsi comme la déesse Ishtar, la poète semble résignée à supporter la douleur, à pénétrer dans les abîmes ténébreux de l’enfer :
Je suis plongée en enfer pour trois mois et plus.
Je suis nombreuse, multiple (LD, 9).
Il ne semble pas y avoir une voie de salut. Le désespoir la paralyse et la pousse à lancer des jugements prémonitoires. En plaçant la temporalité au futur, elle exprime son désespoir et la peur de la stérilité qui hante son âme:
Tu resteras en enfer
tu ne germeras pas
dans le fond souterrain des mémoires (LD, 11).
Elle tente de s’acclimater à son désarroi. Les significations mythologiques sont mises en relief afin d’accélérer un aboutissement réjouissant du mythe. Mais malgrè cette ouverture à l’espoir, elle succombe de nouveau au supplice de l’anéantissement et s’écrie: « je repars à zéro » (MI, 37).
Il est vrai que la peur de la stérilité hante son imaginaire et la perspective d’une aridité psychique l’affole. Mais il s’ensuit que cette aridité mortelle consiste en une renaissance symbolique car
Il existe des enterrements symboliques, analogues à l’immersion baptismale, soit pour guérir et fortifier, soit pour satisfaire à des rites d’initiation. L’idée est toujours la même : régénérer par le contact avec les forces de la terre, mourir à une forme de vie pour renaître à une autre forme[6].
Forte de cette aspiration innée vers l’équilibre existentiel et la sérénité psychique, elle ne tarde pas à s’arracher à cette condition désagréable et à affirmer que, grâce à l’effort et à la volonté, tout être se trouve habilité à se refaire et à surmonter les difficultés quelles que soient leur ampleur. Il n’en demeure pas moins que le dépassement de l’état d’exil, ressenti au plus profond de soi, ne se réalise point sans sacrifice. Une fois surmontée, l’expérience de l’exil aboutit à un équilibre harmonieux des impulsions intérieures.
La participation de la volonté à l’action créatrice de l’imagination laisse deviner le rôle fondateur que l’être est appelé à jouer dans sa propre rédemption spirituelle. La poète se rachète en se réformant par la fermeté d’un travail volontaire et par la puissance de sa conviction. Dès qu’elle parvient à établir un rapport avec la déesse, elle se sent métamorphosée par le pouvoir irrésistible, par la « force » de cette dame mythique qui personnifie le « feu » et l’ardeur du désir. La poète s’adresse enfin à Ishtar en lui exprimant son désir le plus profond :
Ma Dame, vous me faites changer de langue, et ce que je disais en arabe je le dis maintenant en français…Au-delà de la mort, au-delà de la souffrance, vous avez une force!
… Vous étiez Ishtar. Celle qui ressemble au feu. Vous étiez et vous êtes encore mon buisson ardent et je vous désire.
Comme le Phénix qui désire le feu, encore et à nouveau (MI, 61).
L’évocation du feu et son association aux mythes d’Ishtar et du Phénix rappellent la dimension symbolique du « feu purificateur et régénérateur »[7] et intensifie son incarnation mythique dans la poétique de Ltaif. Ce lien symbolique qui s’établit entre le poète, le phénix et la déesse Ishtar illustre encore une fois cette thématique de la mort et de la renaissance.
Ainsi la poète, ayant vécu l’espérience initiatique de la douleur, s’étant assimilée à sa déesse, voit s’ouvrir devant elle le seuil de lalibération régénératrice :
Suis-je en train de naître sans le savoir ? On ne comprend pas, on ne voit pas. J’ai perdu la vue une première fois à Montréal, l’hiver (MI, 48) .
Des sensations contradictoires, certes, mais qui montrent néanmoins l’alternance dans son esprit des deux sentiments – ceux de l’exil et de la quête d’un refuge – qui co-existent et s’affrontent à la fois. Le questionnement perpétuel de son existence souligne cette volonté de se comprendre et de trouver une issue réconfortante à toutes les épreuves métaphysiques qui la préoccupent. Elle ne croit pas au miracle. Elle sait que l’expérience de l’exil, sitôt allégée, reprendra sa force et reviendra plus profonde et plus douloureuse.
II. Le Phénix
Cet oiseau fabuleux au plumage brillant, qui habitait les déserts de l’Arabie et se laissait consumer par les rayons du soleil pour ensuite se régénérer et renaître de ses cendres. À l’heure de sa mort, il construisait un nid à base de brindilles aromatiques et d’herbes odorantes sur la plus haute montagne de la colline originelle Féerie.
Le mythe du Phénix dans la poésie de Ltaif est intimement liée à celui d’Ishtar. En évoquant le destin majestueux de cet oiseau, la poète retrace ses propres expériences douloureuses tout en gardant à l’esprit l’exemple merveilleux de l’aboutissement glorieux de toute souffrance.
Je commence par la mort
Parce que de nos jours on ne peut commencer que par la mort,
de ce récit qui prend la forme de la misère.
Je vous conte une histoire concernant des oiseaux,
Une histoire, un conte, une odyssée, l’odyssée du Phénix, ma Dame, ou comment aime le Phénix,
Avec ses flammes, avec ses feux, lorsqu’il n’y a plus de dialogue possible
Et rien n’exprime mieux l’amour
Que le désir
Lorsqu’il se jette et lorsqu’il flambe
À la manière ardente du feu (MI, 7).
Au fond de « la mort » et de « la misère » Ltaif accorde toujours de la place à « l’amour » et au « désir ». L’histoire du Phénix lui inspire instinctivement un optimisme séduisant qui l’aidera à s’arracher à l’isolement existentiel. Au-delà des connotations de la mort, de la résurrection et de l’immortalité associées à cet oiseau mythique, la poète s’attribue deux caractéristiques du phénix sur deux autres niveaux complémentaires qui se rejoignent symboliquement: celui de la montagne et du vol.
En effet, comme le phénix qui se pose au sommet de la montagne pour se sacrifier et renaître, la poète aussi se retrouve comme par miracle sur « une colline magique » qu’elle considère « comme un baume sur [s]es blessures » (EF, 25).
C’est au sommet de cette montagne qu’elle trouve son « refuge » et sa tranquillité intérieure.
« La montagne était mon refuge… Je naviguais dans des eaux tranquilles » (EF, 40).
Symbole de la verticalité et de la stabilité, la montagne représente aussi la quête d’une « immortalité ascensionnelle »[8]. Elle exprime aussi « les notions de stabilité, d’immutabilité »[9]. On sait sans doute qu’en Orient, toute référence à la montagne éveille des connotations spirituelles qui relèvent du domaine religieux. Dans le monde méditerranéen, la montagne symbolise le séjour des divinités. Elle est symbole de permanence et on lui accorde une valeur sacrée. Chez les Chrétiens, toute référence à la montagne éveille celle du mont des Oliviers, du Sermon sur la Montagne ou la transfiguration du Christ sur un haute montagne. Chez les soufis de l’Islam, la montagne Qaf ou Kaf désigne la Haqiqat, ou la Vérité fondamentale de l’être humain. Dans ce sens spirituel, elle est considérée comme symbolisant une purification.
Il est significatif de découvrir aussi que dès l’évocation du mythe du Phénix, un autre processus d’identification à cet oiseau se déclenche. La poète non seulement trouve son réfuge sur une montagne, mais elle choisit de personnifier un oiseau pour y arriver :
Mais je reprends le vol et me garde de me poser à nouveau sur terre. Je vole et erre et survole de Ciel en Ciel… (MI, 38)
En se transformant en oiseau, la poète réalise « la libération de la pesanteur terrestre »[10]. Son âme se libère de son moi terrestre et flâne dans la voûte céleste. Il est donc significatif de noter que cette métaphore du poète-oiseau puise sa signification aux sources mêmes du symbolisme oriental :
La plus ancienne attestation de la croyance aux âmes-oiseaux est sans doute contenue dans le mythe du Phénix, oiseau de feu, couleur de pourpre – c’est-à-dire composé de force vitale – et qui représentait l’âme chez les Egyptiens[11].
Ici encore s’affirme la valeur rédemptrice de l’identification à l’oiseau ou son résultat psychique à savoir la tranquillité après la purification. Cette tranquillité sera-t-elle durable ? On ne tardera pas à le savoir. Il suffit d’indiquer pour le moment que l’effort volontaire permet à l’esprit de transformer l’être et de lui apporter une pause dans ce processus ascensionnel de libération. « Les images ornithologiques », dit Gilbert Durand, « renvoient toutes au désir dynamique d’élévation, de sublimation »[12].
Il est vrai que la poète-oiseau continue son périple aérien au bout duquel la poète constate le « nouveau berceau vide », image qui la reconduit au terrain de son exil. Ce rêve de libération complète n’est malheureusement qu’un « mirage » :
Les sentiers sont vides… Je suis revenue planer comme une mouette. Une de plus. Au-dessus de mon nouveau berceau vide. Comme un mirage d’oasis à mon exil (EF, 27).
C’est le signe de la « résurgence cyclique »[13] du Phénix qui prévoit déjà la fin de sa vie et l’arrivée de l’heure de la mort. L’alternance s’impose de façon inévitable. La libération perçue dans l’identification à l’oiseau ou l’élévation spirituelle semble n’avoir duré que le temps d’un vol. Le cycle exil-libération reprend sa vitalité première. La flamme de l’exil se rallume et l’errance de la poète reprend son allure inexorable.
Le désir de se réhumaniser, de réincarner l’âme dans une corps humain reprend cet oiseau qui « supplie » la déesse Ishtar de lui insuffler une nouvelle vie humaine :
J’étais oiseau, et maintenant je voulais devenir humaine si possible. Je suppliais ma fée de me transformer (EF, 13).
Hésitante, déçue mais insoumise, la poète retombe dans la douleur et la révolte. Elle succombe de nouveau à la condition intolérable de non-être qui accompagne l’exil. Elle reprend la voie des incertitudes et des ténèbres qui vont inéluctablement l’emmener à une autre descente aux enfers. Ce retour à la terre aura pour effet de relancer le cycle de l’exil et de la libération et de forcer la poète à faire appel à un autre symbole oriental pour l’affranchir du poids douloureux de l’errance.
III. Le symbole d’Hécate
Le retour du sentiment de l’exil est, comme d’habitude, lucidement observé par la poète dont l’imagination poétique l’emporte encore une fois dans la mythologie méditerranéenne pour dénicher un nouveau mythe qui puisse soulager son moi déraciné. Le mythe d’Hécate inspire l’élan créateur de Ltaif en composant son deuxième recueil intitulé Entre les fleuves.
Encore une fois, la poète met l’accent sur les aspects positifs de cette déesse, à qui on attribue souvent des actes de magie et de sortilèges, et qui pratique des rites magiques pour ressusciter les morts. Sans évoquer le côté maléfique d’Hécate, Ltaif met en lumière certaines de ses caractéristiques bénéfiques. Cette déesse « déracine et sape et fauche » mais elle est capable aussi de féconder « le terrain pour de nouvelles naissances » (EF, 14).
Selon Ltaif, Hécate « est au carrefour des figures mythiques » (EF, 7). Elle ne symbolise pas l’exil, elle « était l’exil » même (EF, 12). On observe ici une transformation fondamentale dans la dialectique de l’exil et de la qui domine jusqu’à maintenant dans la démarche poétique de Ltaif. On a, sinon la certitude, au moins l’impression que la poète se décharge du poids cruel de l’exil en le déposant dans ce mythe. Hécate possède des pouvoirs magiques, certes, mais sa vie, telle qu’on la connaît, n’indique point que l’exil est un de ses attributs. Il est donc significatif de voir Ltaif « gommer » cette nouvelle dimension à la vie de la déesse. La poète se vide et se débarrasse de sa douleur et choisit Hécate comme l’incarnation « humaine » de toute manifestation de l’exil. Car elle est :
une terre d’exil. Ma terre à moi. Promise. Non. Insensée. Parce qu’elle est humaine. J’ai élu pour terre son corps à Elle (EF, 26).
C’est pourquoi la poète sait que cette « terre d’exil » qui permettra de « naître une deuxième fois » (EF, 26).
Mais malgré ces sensations d’angoisse, la poète s’estime confiante car « Hécate a le visage changeant de celle qui aime » (EF, 7). Grâce à un « geste protecteur » EF, 21) accordé par la déesse, la poète subit une curieuse expérience: « Me voilà renaître à nouveau entre ses doigts… » (EF, 7). Cette renaissance redouble l’enchantement de son âme et lui procure un bonheur inexprimable. Après sa rencontre Hécate, la poète se sent imprégnée de fraîcheur et réjouissance : « Une éternité dans ce geste » (EF, 21) et un moment où la protection de la déesse accordée sans condition, semble avoir le pouvoir magique de freiner la marche inexorable du temps.
Et nous assistons au moment suprême de la renaissance. Cette allusion à la régénération illustre bien le désir inné que possède tout être de vivre « un jour d’éternité » (EF, 20) et d’avoir la capacité de « tout recommencer » : (EF, 21) C’est le moment où l’ascension céleste est consommée, car la poète se considère « tellement libérée et seule » (EF, 21).
Un sentiment d’allégresse se dégage et l’ètre se sent libre de recommencer son envol. Le processus de libération complète s’achèvera dans un autre symbole qui illustrera cette « traversée renouvelée de l’éternelle histoire » (EF, 51) et ne manquera pas d’éveiller dans l’âme l’image du désert et l’histoire biblique d’Agar.
IV. Le symbole du désert ou celui d’Agar
La poète mobilise ses forces pour tenter de faire reculer le retour cyclique de l’expérience de l’exil et de faire perdurer le sentiment de libération souligné plus-haut. Il n’est donc pas étonnant de voir resurgir l’Orient avec l’image du désert et la figure biblique d’Agar. Grâce à une imagination nourrie des contes de Mille et Une Nuits, la poète se transporte dans le désert, un espace oriental où elle entre en contact avec le divin.
Le livre des dunes, quatrième recueil de Ltaif, est, comme le titre le souligne, riche d’images qui font appel à la thématique du désert pour ancrer l’expérience de l’exil. Il contient aussi des allusions décisives et des métaphores éloquentes qui laissent pressentir un glissement irrévocable vers la libération définitive.
Tout d’abord, il faut souligner que l’expérience de l’exil ne s’efface pas complètement. On pressent le risque d’une reprise de cette expérience concrétisée par un desséchement physique et émotif et générée par le contact avec la platitude désertique. Le moi se regarde et constate un néant intérieur qui le fragilise. Tout l’être est envahi de sable, dépourvu de vie, vidé de sa substance humaine.
Le désert me possède
je suis du désert.
Mon corps est fait de sable et de mots (LD, 59).
Cette aridité intérieure est la conséquence prévisible d’une longue et pénible cohabitation avec le sentiment de l’exil. Tant de douleur mène inéluctablement à une désertification de l’espace émotionnel du moi. Quoique laborieuse et périlleuse, la traversée du désert a une dimension symbolique profonde au niveau métaphysique, c’est qu’elle peut mener au « centre caché » ou à « l’Essence divine » (DS 204). Quand on dit désert, on dit aussi une réalité qui transcende toutes les réalités : « Le désert comporte deux sens symboliques essentiels : c’est l’indifférenciation principielle, ou c’est l’étendue superficielle, stérile, sous laquelle doit être cherchée la Réalité »[14].
Une autre évocation du désert est celle où Agar, figure biblique de la Génèse, apparaît dans toutes ses connotations symboliques. Nous savons que Agar est la servante de Sarah et la mère du fils aîné d’Abraham. Agar et son fils sont forcés à s’exiler dans le désert à cause de la jalousie de Sarah. Cet exil, nous dit la Bible, aurait été fatal pour eux si l’Ange de Dieu ne leur avait pas offert une nourriture miraculeuse qui les aide à endurer les difficultés de la vie dans le désert et d’y survivre.
Au plus profond de son être, le moi se sent épuisé mais méditatif, assuré et paisible. Il est sur le point de découvrir l’achèvement du processus de purification amorcé plus tôt. Ainsi la poète s’adresse à Agar pour lui confier ses préoccupations les plus intimes :
Je ne suis plus capable de souffrance, Agar
je n’ai plus peur de moi.
Mon désir devient un désir sans faim.
Et toi, désert d’absence
Dans ton vide
Je vis l’absence (LD, 56).
On verra clairement que c’est au désert, en suivant l’exemple d’Agar, que le moi de la poète trouvera « le noyau » jusqu’ici inaccessible ou le refuge par excellence. Ses propos sur le désert sont, de son propre aveu, reliés à son désir de maîtriser et de s’affranchir de la « souffrance ». Cette métamorphose, ardemment souhaitée, est une exigence de cette volonté de contrôler le destin tragique et de se surpasser en s’efforçant d’exorciser la brûlure de l’exil. En fin de compte, toutes les facultés s’apprêtent à arroser ce territoire aride de l’exil et à fertiliser le sol stérile pour faciliter la renaissance d’un nouvel être.
Au niveau existentiel, cette renaissance se concrétise grâce à l’aboutissement de l’épreuve de l’exil :
Philosophiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation ontologique du régime exisistentiel. A la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant l’initiation : il est devenu un autre[15].
Ltaif reconstitue cette histoire biblique en ajoutant un nouvel aspect: lieu propice à la solitude et à la révélation, certes, mais le désert favorise aussi l’intériorisation de la douleur en attendant la rédemption finale. Ce symbole emprunté à la Bible porte déjà l’empreinte de la reconciliation, de la paix et de l’amour :
Que c’est lourd, et le cœur, le cœur pèse lorsque je chante, c’est le cœur de l’amour, c’est la terre antique qui aime et la haine entre Agar et Sarah, c’est de l’amour (MI, 62).
À la transfiguration du moi intérieur correspond une métamorphose du mythe lui-même. « Le cœur de l’amour » aura le pouvoir magique de transformer la haine en amour et de concevoir la renaissance du moi :
mon corps s’ouvre
un nouveau moi émerge
d’une lave ardente (LD, 61).
Ce surgissement du « nouveau moi » purifié marque l’étape finale du processus d’évocation du mythe oriental, de sa reconstitution dans l’intériorité du moi déraciné et de sa contribution profonde dans la régénération de l’être libéré.
Grâce à l’apport psychique de la mythologie méditerranéenne, l’expérience de l’exil dans l’univers poétique de Nadine Ltaif subit une catharsis initiatique qui aboutit à une transcendance ascensionnelle et à une imprégnation métaphysique.
Le mérite de l’écriture poétique chez Ltaif réside dans le fait qu’elle donne aux mots leur puissance incantatoire libératrice et régénératrice. Ltaif croit profondément au pouvoir de l’être humain de se surpasser en permanence. Elle possède cette conviction farouche que le moi doit toujours être en perpétuel devenir. C’est cette tendance fondamentale que Gilbert Durand appelle « la rédemption du devenir »[16]. Ltaif attend impatiemment ces « instants de transfiguration qui transforment les visages » (EF, 17).
NOTES
[1] Les Métamorphoses d’Ishtar (1987), Entre les fleuves (1991), Élégies du Levant (1995) et Le livre des dunes (1999). Pour éviter la prolifération des notes à la fin de cette étude, les références aux recueils de Nadine Ltaif, mentionnés dans la bibliographie, figurent immédiatement après les vers cités, entre parenthèses, suivis de la pagination, et selon les sigles ci-dessous :
Les Métamorphoses d’Ishtar : MI
Entre les fleuves : EF
Élégies du Levant : EL
Le livre des dunes : LD.
[2] « Entretien avec Nadine Ltaif ». Entretien non publié accordé à Antoine Sassine à Liège en Belgique le 26 juin 2004.
[4] Alexandre Laumonier, « L’errance ou la pensée du milieu », in Magazine littéraire, no 353, avril 1997, p. 21.
Literaturile francofone ale Estului mediteranean
Efstratia OKTAPODA-LU
Université de la Sorbonne, Paris IV
LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES
DE L’EST MÉDITERRANÉEN
Abstract: The article makes a survey of the Francophone writers from the countries of the Levant and Eastern Mediterranean Sea.
Keywords: Francophone literatures, Mediterranean Sea, Lebanon, Syria, Egypt, Cyprus, Greece, Turkey, Israel
Dans nos gosiers
Les chansons s’enlisent… rauques
Tes souffles de bise glauques
Balaient
Nos plus amples souvenirs
Bloquent
Les échos de nos rires
Et gomment
Du visage de nos enfants
Le sourire !
Printemps en apathie !
Saison abrutie
D’une Terre vieille de six mille ans
Terre de mort. Terre d’amour. Sans amants !
Couveuse d’un sectarisme chronique et sans cure
Taxe du fanatisme le plus dur
L’ouragan était… hors de mesure ! !
Ezza Agha Malak, Migration, Beyrouth, éd. Jarrous, 1985, p. 90.
Caractérisée par l’émergence continuelle de situations hétérogènes les unes par rapport aux autres dont la langue ne constitue que l’instrument, la francophonie de la fin du XXe siècle et du début du XXIe constitue un de plus bel exemple de phénomènes postmodernes fonctionnant comme un ensemble aux contours et aux confins sans cesse renouvelés. En mouvance continuelle, la Francophonie offre à la fin du millénaire les instruments permettant de construire le monde, celui des périphéries.
Dans le seul espace géographique et culturel qu’est la Méditerranée dans son ensemble, l’extraordinaire variété des langues liée à des situations nationales multiples ne fait certes pas défaut. Dans cet espace a priori non francophone, la francophonie comme langue d’écriture devient une langue de choix des milieux bourgeois de l’Europe orientale et du Moyen-Orient. Les stéréotypes ethno-linguistiques selon lesquels le français est langue de culture, l’anglais, langue de poésie puis ensuite du commerce, l’allemand, langue de la philosophie, l’italien, langue des arts, etc., n’étant pas nouveaux, mis en place déjà dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, « les écrivains francophones contemporains ne faisant pas exception à la règle, prennent largement en charge les topoï attachés à l’ancienne image du français, langue élitaire »[1].
Ainsi, au plurilinguisme multiforme symbolisé par le mythe de Babel, la francophonie élitaire et littéraire procure une grille de lecture des plus intéressantes pour le bassin méditerranéen. Cosmopolites, les écrivains méditerranéens, francophones et plurilingues, vivent pensent et écrivent dans l’entre-deux. Si la langue est un reflet des malaises et des contradictions qui naissent des interrogations sur l’écriture et la langue, elle reflète aussi une inépuisable richesse intérieure, source de créativité et d’une écriture nouvelle. La langue n’est pas seulement une langue. Elle est une écriture, une expression, une façon de transcrire le monde.
« Condamné à chercher cette autre langue ou cette troisième langue qui lui appartient en propre, [l’écrivain francophone] n’en participe que mieux de cette expérience des limites, avancée dans les territoires du visible et de l’invisible, qui s’appelle Littérature »[2].
À Beyrouth ou au Caire, parler français, « langue privilégiée » d’après Edmond Jabès, signifie ostensiblement d’appartenir à l’élite sociale. Le même phénomène se produit à Istanbul, Athènes, ou Larnaca, où le français continue à jouir de son prestige de langue de « distinction ». Mais le français est avant tout « un lieu privilégié de dialogue », un « terrain spirituel »[3]. Tiraillé entre les deux cultures, l’écrivain francophone, exilé ou errant, n’existe que par la littérature.
Dans un monde remodelé par la globalisation et la mondialisation, la Francophonie apparaît comme « une sorte de réseau dont chaque nœud s’inscrit dans une relation complexe avec son environnement immédiat ou plus lointain »[4]. Et à Daniel-Henri Pageaux d’ajouter : « C’est de Méditerranée qu’il s’agit ici, une Méditerranée à la fois millénaire et actuelle, forte […] de réseaux séculaires d’échanges et de rencontres, au-delà des langues, des religions, des traditions de vie et de culture »[5].
Or, ce modèle mérite d’être mis en évidence à une échelle non plus régionale, mais « globale ». La francophonie de l’Est méditerranéen est le produit heureux d’un métissage culturel, le reflet de l’assimilation mutuelle des civilisations, l’acceptation de codes sociaux différents. Dans cette tentation polyphonique babélienne, le bilinguisme et plurilinguisme de la Méditerranée européenne et orientale est un phénomène attesté au Liban, Israël et Syrie pour ce qui concerne le français, en Grèce, à Chypre ou en Turquie pour ce qui concerne surtout l’anglais, et toutes langues confondues dans l’Égypte polyglotte et cosmopolite où l’on glisse inconsciemment d’une langue à l’autre.
Par l’intermédiaire de la langue française, l’écrivain francophone méditerranéen, européen et oriental, devient le représentant de l’imaginaire de la langue française, de l’idéologie, du mythe et de la rêverie. « L’idée d’appartenir à quelque pays est une fiction, une imagination »[6]. Tiraillés entre les deux rives de la Méditerranée, opposés entre l’Orient et l’Occident, les écrivains francophones de l’Est méditerranéen abolissent les frontières et font œuvre multiculturelle et multi-nationale. Le multiculturalisme n’est en fait qu’un vecteur de diversité et d’ouverture à autrui.
Les écrivains francophones méditerranéens sont en quête d’un lieu, d’une voix, d’un horizon de perception, d’une identité qui « n’est pas une donnée mais une construction perpétuelle. C’est une valeur métisse. L’interculturel devient ainsi l’espace le plus authentique du moi »[7].
Ce recueil thématique consacré aux Littératures francophones de l’Est méditerranéen propose une étude synchronique et pragmatique d’un mouvement dynamique d’adhésion et de création en langue française. « Mettre l’accent sur ce qui constitue l’unité et la diversité des littératures en français »[8] dans le seul espace méditerranéen oriental.
Si les communautés juives des pays méditerranéens et notamment arabes ont été largement francophones, la francophonie israélienne, il faut le dire, constitue une sorte de microcosme de la francophonie internationale poussé au second plan par l’anglais à partir de la fin des années 1960. Ainsi, à côté de l’intelligentsia juive européenne, traditionnellement francophile, si l’on veut donner des noms à la francophonie d’Israël, il suffit de citer les noms de Claude Vigée ou d’André Chouraqui, d’Henri Atlan ou de Zeev Sterhell, penseurs, traducteurs et universitaires qui vivent à Jérusalem et réfléchissent en français.
Nous présentons ici un choix de douze écrivains de sept pays de la Méditerranée orientale dont l’œuvre fait l’objet d’une étude approfondie. Venus tous d’horizons divers, géographiques, culturels, politiques, religieux et linguistiques, leur dénominateur commun est celui de la Francophonie. Qu’ils viennent de Liban, de Syrie ou d’Egypte, de Chypre, de Grèce ou de Turquie, ils ont tous apporté leur pierre à l’édifice de cet espace monumental qu’est la Francophonie. S’agissant de l’Est méditerranéen, lieu géopolitique en pleine effervescence et terre de conflits, il a fallu de la détermination et de l’obstination à tous ces écrivains, femmes et hommes, pour faire face aux obstacles parfois insurmontables dans un monde défavorable marqué par des guerres, des exils, des migrations et des diasporas. Dans ce contexte de crise, le migrant s’interroge sur ce qu’il est par rapport à son passé et à l’espace différent du pays d’origine. Repérable à des degrés différents et sous des aspects diversifiés, s’engageant dans des directions différentes, ce questionnement se manifeste dans tous les textes littéraires que nous allons traiter et se trouve à l’origine de la quête identitaire des personnages qui découvrent différentes formes d’étrangeté autour d’eux et en eux-mêmes[9]. Débats riches, passionnés et douloureux parfois, derrière lesquels se profile l’obsédante quête d’identité de l’homme moderne.
Les analyses et réflexions abordées dans ce recueil thématique sur Les Littératures francophones de l’Est méditerranéen abordent toutes un thème central, celui du déracinement et de l’exil, aussi bien que les concepts afférents aux mutations culturelles et identitaires. Comme il fallait s’y attendre, les écrivains libanais, ou d’origine libanaise, dominent largement par leur nombre et leur implication. Six auteurs sur les douze présentés dans le présent volume sont des écrivains francophones libanais : Andrée Chedid, Amin Maalouf, prix Goncourt 1993, Abla Farhoud, Ezza Agha Malak, Nadine Ltaif. En ce qui concerne aussi la diversité des sujets choisis, à côté des problèmes spécifiquement reliés à l’exil, à la mémoire ou à la quête identitaire (Antoine Sassine, Elena Marchese, Bernadette Ginestet-Levine, Jean-Pierre Castellani, Arzu Etensel Ildem), on compte des analyses littéraires centrées sur des œuvres particulières (Christiane Chaulet Achour, Cristina Boidard Boisson, Rosalia Bivona, Olympia Antoniadou, Louisa Christodoulidou) ou des études plus ou moins théoriques (Yiannis Ioannou, Ezza Agha Malak). Par une heureuse coïncidence, la section ouvre et clôt sur Nadine Ltaif, poète canadienne d’origine libanaise, auteur de cinq livres de poèmes dont Le rire de l’eau (2004)[10], membre du collectif de rédaction de la revue bilingue canadienne Tessera. Ce sont de pages pleines d’émotion et de larmes que le poète nous a confiées pour ce numéro spécial de l’Agora.
Exil fécond développé chez l’écrivain migrant chez qui déchirement et désillusion deviennent synonymes de la parole poétique, lieu de mémoire et de souvenirs. Un lieu d’écriture, certes déracinée, d’où l’écrivain migrant francophone puise sa jouvence ésotérique et ressort régénéré.
Voyage spatial et cognitif, l’exil, toute sorte d’exil, permet de prendre conscience de soi, de s’enrichir, de se transformer. Dans les poèmes émouvants et passionnants de Nadine Ltaif, Antoine Sassine relève la présence constante d’un Orient méditerranéen, source inépuisable d’inspiration qui jaillit dans l’évocation de symboles et des mythes. Loin de son pays d’origine, la poète mène en exil une errance métaphysique et s’approprie d’une nouvelle identité afin d’exorciser l’angoisse du passé. Dans la même perspective de l’exil, Elena Marchese analyse le dire et le vivre de l’exil dans les œuvres romanesques d’Abla Farhoud, auteur québécoise d’origine également libanaise. Dans les deux romans de Farhoud, Le bonheur a la queue glissante, Prix France-Québec (1999) et Splendide solitude, la fiction transporte des expériences personnelles et autobiographiques, puisque les protagonistes femmes de ses romans sont appelées à affronter la condition de l’exil, exactement comme l’auteur. Exil double ou triple, spatial ou social, l’exil est aussi linguistique, il prive la parole et amène à la solitude et à l’aliénation.
Comment omettre de ce volume l’exemple de la romancière et poète égypto-libanaise Andrée Chedid, fixée à Paris depuis 1945, incapable aussi peut-être d’écrire en arabe, ainsi que le constatait déjà sa compatriote Nadia Tueni : « il semble a priori, que, faute de connaître suffisamment leur langue, certains poètes libanais emploient la langue française »[11]. Bernadette Ginestet-Levine choisit d’étudier l’œuvre complexe de l’auteur, en focalisant judicieusement sur le désert, élément essentiel de l’identité égyptienne, et cadre référentiel des Marches de sable. Frontières et mythes sont évoqués dans la quête identitaire des personnages, sa déconstruction et sa reconstruction. Le désert devient « l’espace d’un non-dit à interpréter et à conquérir, celui du nom à dire », alors que le vide de l’espace devient synonyme au vide de l’écriture.
La quête identitaire constitue la préoccupation majeure de l’écrivain libanais Amin Maalouf sur lequel se penche Jean-Pierre Castellani dans un effort d’élucider la présence de la mémoire collective dans l’œuvre de l’écrivain libanais, surtout en ce qui concerne son roman Origines (2004), œuvre considérée par la critique comme autobiographique. Pour ce faire, l’auteur de l’étude s’appuie sur les principes théoriques de l’autobiographie afin de monter que celle-ci devient pour l’écrivain le moyen par excellence de communication entre l’auteur et le lecteur. Elément autobiographique et photographique, tout est bon afin de montrer la complexité des mécanismes d’une identité multiple.
Suit une étude aux parfums orientaux et exotiques par des sultans et des princesses. Mettant l’accent également sur l’exil, l’identité et l’appartenance, Arzu Etensel Ildem présente les trois volets qui ont marqué la vie de Kenizé Mourad, écrivain célèbre et journaliste d’origine turque qui, par une coïncidence heureuse correspondent à ses trois romans, d’essence tous autobiographique et orientale.
Si « les écrivains francophones syriens ne sont pas légion », remarque Christiane Chaulet Achour, l’œuvre de Myriam Antaki qu’elle analyse avec adresse et passion, est particulièrement significative pour l’espace géographique du Moyen-Orient. L’étude contrastive entre le premier et le troisième roman de l’écrivain syrienne publiés à quatorze années d’intervalle reconstitue, non sans peine, les grands traits de l’Histoire, histoire déchirante entre un Orient immémorial et une actualité conflictuelle signée par le sang aussi bien d’une princesse byzantine que d’un terroriste palestinien.
Cristina Boidard Boisson s’intéresse avec véhémence sur le tragique et la réécriture du tragique dans les romans d’Andrée Chedid qui occupe une place de choix dans le présent volume. L’écrivain égyptienne donne en effet une importance capitale au tragique et au dramatique qui colore volontairement ses narrations. Des romans « pétris de souffrance, de deuil et de larmes », inspirés tous par l’actualité événementielle, la guerre sanglante du Proche-Orient, la mort et son opposition à la vie. Collectif ou individuel, le tragique est un des éléments principaux de l’œuvre de Chedid, non seulement par la thématique, mais aussi en tant que forme discursive ; temps et espace s’associent à la narration rappelant la forme théâtrale et la tragédie grecque. Le succès d’Andrée Chedid va de soi.
« Beyrouth n’est pas loin », tel est l’intitulé de l’article proposé par Rosalia Bivona qui choisit l’approche de l’espace urbain dans le roman enivrant Sous le ciel d’occident de l’écrivain égyptien Ghassan Fawaz, roman qui pourrait bien s’intituler aussi Paris-Beyrouth, villes mythiques et antinomiques impliquant par opposition une série des couples éternels antithétiques : amour-haine, éros-pathos, guerre-paix.
Suivent deux études consacrées à l’espace francophone grec, une masculine et une féminine sur deux auteurs grecs contemporains, mais diamétralement opposés, Vassilis Alexakis et Blanche Molfessis. Vassilis Alaxakis, l’auteur de l’incontournable Paris-Athènes (1989) – et non pas justement Athènes-Paris – dont le titre prémonitoire dissimule le « chemin que l’auteur désire prendre un jour au sens propre comme au figuré »[12]. Sous l’intitulé juste bien vu de mondialisation et identité, Olympia G. Antoniadou se lance avec adresse à une étude de réflexion comparatiste sur le cas de l’écrivain grec Vassilis Alexakis. Alors qu’à première vue, les notions d’identité et de mondialisation semblent radicalement opposées, l’écrivain Alexakis, souligne l’auteur du dudit article, témoigne comment l’identité, par sa nature en plein devenir, peut traverser plusieurs étapes pour acquérir des dimensions universelles. Abordant les thématiques éternelles de l’amour et de la mort, de la langue et de l’exil, l’écrivain Alexakis devient le chantre du bilinguisme et du plurilinguisme et vers la conception d’une identité qu’on pouvait bien appeler “ mondiale ”. Tout autre est l’approche de Louisa Christodoulidou dans son essai consacré à l’écrivain et poète grecque Blanche Molfessis. L’approche de « l’espace vécu » de l’écrivain et de la poétique de l’espace proposée ici apparaît d’autant plus juste et judicieuse si l’on pense au parcours et au choix propre de Molfessis qui, après avoir passé la plus grande partie de sa vie en France et en Belgique, a élu finalement domicile en Grèce. Dans son roman L’arme aux yeux (1995), la maison tourne autour de métaphores mythiques et archéologiques fonctionnant comme des catalyseurs de l’imaginaire de l’auteur pour son pays d’origine.
Dans une perspective de bilan et d’état des lieux des études littéraires francophones et dans une approche historique et théorique, Yiannis E. Ioannou dresse le bilan de la francophonie à Chypre en faisant prévaloir la langue et la littérature chypriotes. Après avoir rappelé l’impact de Rimbaud dans la littérature chypriote, l’auteur focalise les figures imposantes de la littérature à Chypre (Valdasseridis, les frères Piéridis), où la langue et la littérature française avaient toujours à faire face à la culture anglo-saxonne imposée et instauré depuis déjà près des deux siècles à l’île de Chypre.
Une poète et romancière francophone libanaise, à la plume volubile et dense, professeur à l’Université Libanaise, Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres depuis février 2003, Ezza Agha Malak, auteur entre autres de La Mallette (roman, 1996)[13], préoccupée par les problèmes d’écriture et des frontières nationales, sexuelles et politiques, se lance avec intrépidité à une étude générale et comparée sur les écrits féminins et les écrits masculins. Par ses interrogations Ezza Agha Malak, en écrivain francophone et méditerranéen, en femme orientale aussi, de la femme écrivain au Liban, essaie de répondre aux interrogations sur les ressemblances et les différences de ces deux sortes de discours.
Autant de types et d’archétypes, de textes et d’architextes dans le cadre de la francophonie de l’Est méditerranéen. L’espace français est une source d’énergie créatrice pour les écrivains orientaux méditerranéens qui ont trouvé en France, et à Paris en particulier, capitale littéraire par excellence, un espace de liberté et d’expression artistique. La francophonie de la méditerranée orientale est le produit heureux d’un métissage culturel, le reflet de l’assimilation mutuelle des civilisations, l’acceptation de codes sociaux différents. Des écrivains hybrides à l’horizon partagé.
Francophonie, francophilie, francographie ? en tout état de cause l’image et le mirage de la France, un imaginaire hybride et composite embrassé par une pléthore d’écrivains et poètes du bassin méditerranéen oriental qui, dans ses recherches identitaires a fait sienne la langue et la culture de l’Autre. Bilingue ou plurilingue, l’écrivain francophone de la Méditerranée orientale s’efforce de perpétuer ce dialogue entre les cultures de deux rives de la Méditerranée. Une véritable passion pour la France et sa langue. « La langue est ma patrie »[14] écrivait Edmond Jabès. À l’aube du XXIe siècle, plus qu’un mythe, la Francophonie est un véritable devenir, un espace privilégié pour le dialogue des gens et des cultures.
NOTES
[1] Dominique Combe, Poétiques francophones, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1995, p. 69.
[2] Lise Gauvin, « D’une langue à l’autre. La surconscience linguistique de l’écrivain francophone », L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens, Paris, Karthala, 1997, p. 15.
[3] Georges Fréris, « Le Dialogue interculturel de Vassilis Alexakis dans Paris-Athènes », in Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale, no : 5-6, Y a-t-il un dialogue interculturel dans les pays francophones, Pecs / Vienne, 1995, p. 389.
[4] David Mendelson (éd.), Émergence des Francophonies. Israël, la Méditerranée, le monde, Préface Daniel-Henri Pageaux, Limoges, PULIM, Coll. « Francophonies », 2001, quatrième de couverture.
[5] Daniel-Henri Pageaux, « Préface », David Mendelson éd., Émergence des Francophonies. Israël, la Méditerranée, le monde, op. cit., p. 7.
[6] Georges Fréris, « Le Dialogue interculturel de Vassilis Alexakis dans Paris-Athènes », op. cit., p. 398. Pour une présentation minutieuse de la francophonie grecque, voir Georges Fréris, Introduction à la littérature francophone. Panorama des littératures francophones, Thessaloniki, Paratiritis, 1999 (en grec), p. 316-334, ainsi que G. Fréris, « La Littérature francophone grecque jadis et aujourd’hui », in Annales du Département d’Études Françaises de l’Université de Thessalonique, période B, v. 3, 1997, pp. 65-78.
[7] Marc Gontard et Maryse Bray, Regards sur la francophonie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1996, p. 18.
[8] Michel Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, Coll. « Espaces Francophones », 1999, p. 18.
[11] Andrée Chedid, Œuvres complètes, La Prose, Beyrouth, Dar-en-Nahar, 1986, p. 60 ; Cité par Dominique Combe, Poétiques francophones, op. cit., p. 44.
România nomadă în proza postcomunistă
Sanda Cordoş
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
La Romania nomade nella prosa postcomunista
Abstract:This work focuses on the phenomena of exile and emigration as reflected in Romanian literature after 1990. It explores two directions: the fiction literature that presents the Romanian emigration in Post-communism, most often seen as an escape from the “doomed homeland”, and the non-fiction genre of memoirs written by Romanian writers that had left Romania before the fall of Communism. In these memoirs the return to the natal country appears as a ”last voyage”, a death voyage, to a bizarre, tormented and futile world. Adrian Otoiu, Florina Ilis, Petru Babru, Dumitru Tepeneag are authors used as samples for the first series of texts, Norman Manea, Gabriela Melinescu, Matei Calinescu, Sanda Golopentia, Constantin Eretescu, for the second.
Keywords: Romania, Post-communism, exile, emigration, loneliness, anguish.
Fenomeno importante del mondo contemporaneo (secondo un rapporto ONU, ogni trentaquinta persona del mondo è migrante), la migrazione si è istituzionalizzata, viene amministrata dagli organismi governamentali e internazionali e viene protetta dalle leggi. L’Assemblea Generale dell’ONU ha dichiarato (per una decisione adotatta il 4 dicembre 2000) il 18 dicembre il Giorno Internazionale dei Migranti[1], e la Comissione Europea ha chiamato il 2000 l’Anno Europeo delle Mobilità dei Lavoratori, decisione che mira “all’incremento del grado della presa di coscienza e della comprensione dei benefici del lavoro all’estero”[2]. Per la Romania, la quale partecipa ampiamente a questo fenomeno[3], la migrazione non è solamente una tendenza di rendere mondiale e redditizia la forza lavorativa, ma anche parte di un processo dell’identità assai più complesso il quale coinvolge un’intera mentalità collettiva. In quanto leva economica, la migrazione è anche un mezzo per il quale la Romania esce dalla geografia del filo spinato (ristretto e controllato) e dal profondo della storia (inevitabilmente chiusi) in cui l’aveva collocata il regime comunista per riconquistare le coordinate geografiche planetarie e, in stretta interdipendenza, il senso dell’attualità. Se pensiamo al periodo dopo il 1990, le tappe (i partecipanti, le caratteristiche e gli scopi) di questo fenomeno sono, ovviamente, diverse, a partire dalla deambulazione dei primi anni post-rivoluzionari per arrivare alla migrazione strutturata e positiva[4] degli ultimi anni. Anche se si può notare un miglioramento e un raccordo alla normalità delle direzioni internazionali, la migrazione romena ha, a partire dal 1990 e, in modo un po’ più sfumato, fino ad oggi, una dimensione del nomadismo, cioè – secondo i sociologi Serge Moscovici e Juan Antonio Perez – presenta le pratiche della provvisorietà e la difficoltà di stabilire delle relazioni sociali stabili. Secondo i suddetti autori, „Une personne nomade représente une espèce d’atome social isolé”[5].
È proprio questo aspetto della provvisorietà, generatore di certi stati di disagio, inadattabilità oppure trauma (ma, probabilmente, anche il sostanziale potenziale epico), a rendere il nomadismo un importante tema della prosa romena postcomunista, tanto nelle opere di finzione, quanto in quelle autobiografiche. L’interesse per la condizione del nomade e per la problematica della peregrinazione accomuna scrittori di varie generazioni, con variate opzioni e modalità artistiche, si ritrovano anche gli scrittori che abitano nel paese (e che sognano oppure cercano di partire) insieme a quelli che, vivendo all’estero, desidererebbero oppure provano a ritornarci.
Un disperato desiderio di partire, di andare oltre il ruscello („la Tisa, il Danubio, l’Atlantico, qualunque cosa sia, solo per essere di là”) anima i personaggi dei volumi di racconti[6] di Adrian Oţoiu, indifferentemente se si tratta dei giovani cantanti rock che si sentono in Romania come in un „paese di secondo grado” in cui si è istaurata „la metastasi della speranza” o se si tratta dell’operaio che „sempre nei cantieri, si aggira per il paese da un capo all’altro; la patria ingrata – […] mi è passato per la testa di tradirla con un’altra”. Nei primi due romanzi di Florina Ilis, i personaggi sono giovani che si confrontano con il drammatico dubbio di andarsene o di rimanere nel proprio paese. Theo, il protagonista dal Coborîrea de pe cruce[7], studente presso la facoltà d’Arti, è borsista a Roma dove, tranne l’entusiasmo („vorrei avere occhi persino nelle piante dei piedi che camminano sulll’antica pietra di queste piazze”), vive anche l’ansia della scelta: „come se fossi diviso tra due desideri altrettanto forti, l’uno vorebbe che io restassi qui, che cominciassi tutto da capo e l’altro mi chiede di ritornare”. Se Theo ritorna, convinto che il suo progetto artistico è legato al paese, Matei (il personaggio del Chemarea lui Matei[8] ), un informatico presso l’Istituto di Progettazione, si prepara per la definitiva partenza: „Matei andrà in America, chiamato dalla microsoft, il sogno di ogni informatico è di lavorare presso la microsoft, soprattutto se sei dall’est e partecipi al sogno nazionale di andare in america”. Se per questi personaggi, la partenza è anche una forma dell’essere cacciati („I giovani hanno portato la libertà nel paese e adesso sono loro a dover andarsene, a doverla cercare in altri paesi, perchè le è stata rubata”), per i personaggi-bambini dal terzo romanzo di Florina Ilis, Cruciada copiilor[9], andare all’estero è il grande sogno, la vera proiezione dell’identità: „tutti sognano a non essere più romeni, ma a diventare americani canadesi europei, come opporsi a questi sogni?”.
Il fantasma della partenza sta governando l’universo romeno anche nelle opere di Petre Barbu. In Dumnezeu binecuvîntează America [10], tutti gli abitanti di una povera città lungo il Danubio (un ex centro siderurgico), sognano all’America. Le voci che le navi americane si intravedono sul Danubio mette in movimento mille persone che invadono, calpestandosi uno l’altro e prendendosi a pugni, il più alto palazzo della città perchè „una volta al secolo gli americani vengono da noi!”. Dopo qualche giorno, la rete nazionale televisiva trasmette che „gli americani che ci avevano visitati non erano stati americani, ma russi. La flotta dei russi dal Mar Mediterraneo era venuta da noi e aveva fatto delle manovre”. Infatti, la reverie americana non esclude l’osservazione (fatta da lucidi) che „non ci siamo ancora liberati dalla Siberia che c’è in noi”. Il desiderio di andarsene veste forme disperate presso i giovani. Negli spessi litigi con i genitori, come anche nelle lettere immaginarie a suo fratello (del quale si crede che sia già arrivato in America), Luiza (una ventenne, con gli studi interrotti, la cui occupazione preferita è nuotare nella sabbia – uno spettacolo attraente per i turisti stranieri) non smette di ripettere: „Non voglio più studiare qui, non voglio far nascere i miei bambini qui, non voglio più vivere in questo paese!”. Questo perchè, spiega Luiza esasperata a sua madre, „qui viviamo come migranti. Cosa pensi di fare, di restare qui fino alla fine della tua vita con gli occhi spalancati dalla finestra e di girovavagare come una pazza per le strade?”. Personaggi imparentati troviamo anche nel romanzo Blazare[11] dello stesso autore. Una famiglia operaia e la piccola rete di conoscenze (colorata da missioni civiche e politiche) vive il presente (intorno all’anno 2000) sotto l’impronta della fame che li rende molto legati al complesso alimentario di una volta. Disputato dagli abitanti del quartiere, accolto in programmi di mutuo soccorso dell’UE („Ah, quest’Unione mi ha scompigliato la vita!” – dice la madre casalinga che distribuisce esausta i presupposti pacchi provenienti dall’Europa), bramato dagli uomini d’affari locali (molti di loro ex securisti che „conducono la Romania sulla via verso l’Occidente”), e studiato dagli storici (specialisti nella storia recente e cotroversa), il Complesso si mette moto durante la notte come un „carello in un supermercato”. Accompagnato un tempo dall’esercito, affidato, poi, ai suoi fedeli, attraversando i Carpazi su una ponte di aria e divenuto un attraente punto turistico, il Complesso percorre l’intera Europa, fermandosi a Madrid dove diventa „Il Museo della Tragedia, della Disperazione e della Morte”, un’affare che „va a gonfie vele”.
Un’autentica trilogia nomade viene realizzata da Dumitru Ţepeneag nei romanzi Hotel Europa, Pont des Arts e Maramureş[12]. L’ampia costruzione epica (una narrativa in prima persona in cui il narratore è uno scrittore romeno esiliato a Parigi, avendo la nostalgia della sua lingua materna: “questa lingua screziata e stracciata”) riunisce le storie di più imigranti romeni perchè “i Romeni ai nostri giorni sono come gli italiani all’inizio del secolo” (Maramureş). Certi personaggi schizzano delle spiegazioni. Secondo lo studente Ion, “in questo paese misero e pieno di beffe” “siamo tutti dei comici nomadi”. Nel linguaggio analitico del narratore, andare all’estero è diventato “un programma per il futuro. La partenza era nella mente di questi giovani l’unica possibilità di salvarsi” (Hotel Europa). Lasciano il paese – intersecandosi ad un certo punto – studenti poveri, giovani con handicap, pittori, belle donne con spirito avventuriero, contadini dal Maramureş. Se gli ultimi pensano di ritornare dopo che avranno guadagnato (lavorando, chiedendono l’elemosina oppure prostituendosi) i soldi necessari almeno per comprarsi una macchina (“non possono tornare a mani vuote perché è vergognoso”), gli altri hanno la tentazione di rimanere il più lontano possibile – anche per sempre se c’è la fanno – da “questo paese rovinato che si riprenderà alle calende greche” (Maramureş).
La condizione nomade è una costante anche negli scritti autobiografici. Adio, adio patria mea, cu î din i, cu â din a è la testimonianza di Radu Pavel Gheo[13], uno scrittore che fa parte dalla (ancora) giovane generazione il quale, ottenendo alla lotteria il visto per emigrare negli Stati Uniti, parte in maggio 2001 e vive per un anno dall’altra parte dell’oceano. L’esperienza – emblematica per una vasta categoria degli emigranti degli ultimi anni – abbina, per Gheo, due dimensioni contrarie, la liberazione e il castigo, l’evasione e l’esilio:
„In un certo senso, è questo il Grande Passaggio, il primo e il più doloroso, perché ce ne andiamo benevolmente, anche se siamo costretti a farlo. E complicato, non è vero? Eppure, tutti si congratulano con noi per questa possibilità, come se ci liberassimo da una prigione. E complicato? No, è piuttosto triste”.
La maggior parte degli scritti autobiografici che vertono sul problema delle peregrinazioni appartiene, però, agli scrittori delle generazioni passate che hanno lasciato la Romania durante la dittatura comunista. Eccetto l’entusiasmo dei primi mesi del 1990 (subito dopo il miracolo della caduta del regime comunista), assorbito, poi, da quello che Monica Lovinescu considerava nel 1993 „il vacuo delle delusioni”[14], molti degli ex esiliati hanno dimostrato ritegno sennò timore nei confronti del rientro in paese. Ion Negoiţescu (stabilito a Köln) rimanda il tanto desiderato rientro per „timore di poter sembrare a quelli del paese un elemento straniero, nei confronti del quale viene manifestato il fenomeno del respingere”[15], Matei Călinescu confessa che il primo rientro, del marzo 1994, è stato „à contre-coeur”[16], mentre Norman Manea usa, in Întoarcerea huliganului, la difficoltà del rientro in quanto laitmotivo che oscilla, in modo sfumato, tra „non me la sentivo di visitare il Paese” e „non ero preparato per incontrare nuovamente la persona che ero stata”[17]. Lasciata la Romania durante la dettatura, per tutti questi scrittori l’esilio ha avuto un carattere definitivo, di viaggio senza la possibilità di ritornare. Se l’esilio ha corrisposto ad un’entrata nella morte („il paese stesso mi sembrava una terra del sogno e della morte, donato con tutti i caratteri dell’irrealtà; i posti, la gente lasciata là cominciarono a sembrarmi i rappresentanti di un mondo dell’al-di-là, nel più letterale senso” – scrive Ion Vianu[18]), i rientri in paese sono accompagnati, loro stessi, dall’angoscia, dall’irrealtà e dalla mancanza di aderenza di un ritorno dalla morte. Matei Călinescu vive il primo viaggio, del marzo 1994, „come una sorta di strano ritorno dai morti”, come „un’esperienza dello spettrale”[19], Norman Manea si considera – nel 1997 – „il turista della propria posterità”[20], mentre Gabriela Melinescu – rientrata in paese dalla Svezia nel 1995 – parla della „rinascita”, di un ritorno alla „prima vita” (questo è un sintagma frequente nelle confessioni degli esiliati) il quale „costituisce per me un punto irradiatore, stabile in tutto quello che sento e che penso. Una fonte dalla quale irrompono colori, odori, visi, incurabili ferite”[21]. Questi ritorni o peregrinazioni nel paese d’origine intrecciano, ma non concludono la condizione di nomade dello scrittore esiliato. „Mi sento a casa in nessun posto”, confessa Matei Călinescu in un’intervista del 2004, là dove il professore da Bloomington parla anche della percezione che l’esiliato ha di se stesso in quanto „eccezione vulnerabile” e della Romania degli ultimi anni in quanto (fascinante) „centro della sterilità, il posto dove puoi avere quest’esperienza allo stesso tempo religiosa e metafisica, che l’Ecclesiasta descrive in modo ottimo: tutto è in vano, tutto è inseguire il vento…”[22]. „Sono soltanto un povero nomade”, definisce Norman Manea se stesso prima del suo drammatico rientro, là dove si sente come uno straniero, „un intruso, nient’altro, implorando di essere ignorato”[23].
Molto più disponibile per stabilire dei legami con quelli rimasti in paese, Sanda Golopenţia li ritrova nell’intensità del dolore: „Il rientro degli esiliati è, dunque, la tacita conferma delle cicatrici interne causate dalla propria vita attraverso le cicatrici – e ferite – simili in modo triste e spesso molto più grandi, che intuisco a quelli che incontro di nuovo”[24]. In più, quelli che ritornano incontrano quelli rimasti in paese nella stessa condizione di „nomadi moderni” secondo l’espressione di Constantin Eretescu. Secondo lo stesso scrittore (esiliato negli Stati Uniti nel 1980), „il nomadismo è uno stato malsano. Grandi traumi della storia causano tale vaste contaminazioni collettive le quali ottengono l’aspetto di pandemie. Milioni di persone si mettono, a quel punto, in movimento, pervasi dalla panica dello star fermi, dal credere che le lontananze nascondino ricchezze e meraviglie che a loro si devono”[25].
Negli scritti degli autori romeni, la condizione nomade appare sennò in quanto stato malsano, certamente in quanto stato drammatico. Pochi sono quelli che, come Ion Vianu, valorificano positivamente le peregrinazioni („La scoperta dell’identità non passa forse attraverso il suo smarrimento?”[26]) oppure che, come Bogdan Suceavă, uno scrittore dalla giovane generazione stabilito negli Stati Uniti, confessino: „Non credo più nelle esperienze drammatiche dell’esilio odierno, non in quel senso lacrimogeno, dolciastro, patetico, di cui ancora sentiamo parlare a volte. Non sono il prigioniero del mio destino: posso viaggiare e posso abitare là dove desidero”[27].
La maggior parte dei romeni migratori si sentono, però, prigionieri o vittime del destino, piuttosto i protagonisti di un esodo che gli eroi dell’Odissea. Stranieri nel loro proprio paese (tanto quanto la vita qui durante la dettatura è stata considerata una forma dell’esilio interno[28]), andando in un esilio esterno il quale, per la maggior parte degli esiliati, non si è ancora concluso, conservando le ondate migratorie dopo il 1989, spinti dalla fame, dal timore, dalla delusione, dalla vacuità, portati piuttosto dall’immagine di un paese maledetto che della chimera del paradiso, i romeni sono diventati un popolo di nomadi. Gente di nessun posto, luogo preferito degli sconfitti, la letteratura offre loro un riparo.
[1] Informazione presa dal www.migratie.md
[2] Conforme a www.omf.ro
[3] Dato il fatto che, tranne le reti ufficiali, esistono le reti clandestine, le estimazioni riguardanti i migranti sono difficilmente realizzabili e aprossimative. Secondo il sociologo Dumitru Sandu, in dicembre 2001 la popolazione rurale trovatasi all’estero per lavoro rappresentava il 19%(Migraţia transnaţională a românilor din perspectiva unui recensămînt comunitar, in „Sociologie românească”, no. 3-4, 2000, p.18).
[4] Analizzando la più ampia forma (trovatasi in estensione) della migrazione romena, e cioè la migrazione circolatoria, Dumitru Sandu costata che essa ha alla base delle strategie di vita, cioè “delle strutture razionali di azione, delle relative durevoli al livello degli agenti che le adottano. La loro razionalità è conferita dall’adeguamento dei mezzi agli scopi”. Ciò che porta (tra l’altro) alla conclusione: “La migrazione temporanea all’estero appare chiaramente in quanto fenomeno di mobilità attraverso una selettività preponderante positiva. Coloro che hanno viaggiato al di là dei confini del paese […] dispongono di un ampliato capitale umano e socio-relazionale” (Dumitru Sandu, Migraţia ca strategie circulatorie de viaţă, in “Sociologie românească”, no. 2, 2000, pp. 9-25).
[5] Serge Moscovici, Juan Antonio-Pérez, Le nomadisme comme représentation sociale des Tziganes, în Psihologia socială şi Noua Europă. In honorem Adrian Neculau, volume a cura di Mihaela Iacob e Dorina Solovăstru, Iaşi, Casa Editrice Polirom, p.143.
[6] Adrian Oţoiu, Chei fierbinţi pentru ferestre moi. Carte de calculatoare pentru spirite literatoare, Piteşti, Casa Editrice Paralela 45, 1998 e Stîngăcii şi enormităţi. Carte de calculatoare pentru spirite literatoare, Piteşti, Casa Editrice Paralela 45, 1999.
[12] Dumitru Ţepeneag, Hotel Europa, Bucarest, Casa Editrice Albatros, 1996; Pont des Arts, Bucureşti, Casa Editrice Albatros, 1999; Maramureş, Cluj, Casa Editrice Dacia, 2001.
[13] Radu Pavel Gheo, Adio, adio patria mea, cu î din i, cu â din a, Iaşi, Casa Editrice Polirom, 2003.
[15] Ion Negoiţescu, M-am străduit să trăiesc căldura operelor, intervista concessa a Al. Cistelecan nel 1990 e da esso antologizzata nel volume 15 dialoguri critice, Braşov, Casa Editrice Aula, 2005, p.14.
[16] Matei Călinescu, Ion Vianu, Amintiri în dialog, seconda edizione, Iaşi, Casa Editrice Polirom, 1998, p. 292.
[22] Matei Călinescu, Un spaţiu în care densitatea zădărniciei creşte, intervista concessa ad Anca Ioan, in „Ziarul de duminică”, no.22, 4 giugno 2004, p. 1 e p. 3.
[25] Constantin Eretescu, Periscop. Mărturiile unui venetic, Bucarest, Gruppo editoriale Emco International, Casa Editrice Eminescu, 2003, p. 248.
[27] Bogdan Suceavă, Despre distanţe, risposta all’inchiesta România din vis, realizzata da Florin Lăzărescu, in „Suplimentul de cultură”, no.19, 2-8 aprile 2005, p. 10.
[28] Dell’esilio interno parla Virgil Ierunca (esiliato dal 1946 a Parigi) in un’intervista concessa nel 1990 a Octavian Paler: “Non soffro di incertezze, ma una di esse ho conservato con ostinazione: l’esistenza paralella di un doppio esilio; di quelli al-di-là dei confini (l’esilio esterno) e di quelli all’interno dei confini (l’esilio interno)” (Virgil Ierunca, Trecut-au anii…, Bucarest, Casa Editrice Humanitas, 2000, p. 353). Al denso dibattito Exilul – atunci şi acum organizzato da GDS hanno parlato di questa forma sui-generis dell’esilio due partecipanti. Andrei Oişteanu crede che l’esilio interno „abbia causato psicose, nevrosi, umiliazioni simili a volte e in quanto ampiezza altrettanto grandi e drammatiche come nel caso dell’esilio esterno”, e Adrian Niculescu considera, allo stesso modo, che „L’esilio interno sia un dramma immenso per colui che lo sta vivendo, perché si differenzia dal nostro esilio in cui avevamo libertà, il più delle volte benessere e comunque uno stato d’animo effettivamente euforico, con il morale alle stelle” (in „22”, anno XII, no. 19, 8-14 maggio 2001, pp. 8-9).