Virginie Darriet-Féréol
Université Bordeaux Montaigne, France
Virginie.darriet-fereol@wanadoo.fr
La Saison de l’ombre de Léonora Miano, une enquête autour de la mémoire de la capture
La Saison de l’ombre by Léonora Miano, an Investigation about the Memory of Capture
Abstract: Léonora Miano who was awarded the Femina prize for her novel La Saison de l’ombre, which sheds new light on the black slave trade by situating its story not on the American side of the Atlantic, but on the African coast. Her research aims at dealing with topics which were neither written nor spoken – since the peoples who experienced such events wanted to forget about them or simply could not convey them with words. She fictionalizes these subjects through her characters who are members of the Mulongo’s tribe and who investigate about twelve missing persons. Throughout the novel, the initiative quest of many local surviving women including Eyabe (one young person’s mother) is based on oral communication so that the reader should be aware about the truth of the black slave trade before the arrival of the prisoners in the African slave port. This quest illustrates Leonora Miano’s investigative work. The author searched for information about the African slave trade and its organization from inland regions to the coast like an historian and she has found answers in the oral tradition.
Key Words: Capture; Black Slave Trade; Sub-Saharan Africa’s History; Memory; Investigation.
Les romans de Léonora Miano sont écrits autour de l’ombre et de la lumière comme l’indiquent leurs titres : Tels des astres éteints (2008), ou la trilogie africaine comprenantL’Intérieur de la nuit (2005), Contours du jour qui vient (2006) et Les Aubes écarlates (2009). Avec son roman La Saison de l’ombre qui a obtenu le prix Fémina en 2013, elle a souhaité porter un éclairage nouveau sur l’esclavage en situant son histoire non pas du côté américain de l’océan Atlantique mais sur sa côte africaine. Peu de romans parlent de ce sujet comme elle l’a souligné dans son entretien avec la journaliste du Monde des livres pour l’article intitulé « Ceux qui restent ». L’écrivaine a par conséquent consenti à un travail de documentation qui s’est avéré difficile car il n’existe que peu d’informations à propos du début de la traite transatlantique :
Il y a un manque de mémoire ancienne dans les pays de l’Afrique Centrale. Pourtant la traite négrière a vraiment redéfini le monde. Elle a duré un demi-millénaire ! Il y a dans cet événement quelque chose qui explique les relations des Africains avec l’extérieur du monde mais aussi des Africains entre eux. Et c’est valable encore aujourd’hui.[1]
Elle a mené une enquête pour évoquer ce qui n’a été ni écrit, ni représenté, ni transmis par voix orale : les peuples ayant vécu ces événements souhaitant les oublier ou n’ayant pas les mots pour les raconter.
Dès le titre, La Saison de l’ombre, le lecteur sait qu’il va découvrir un monde obscur où il est difficile de voir et donc de nommer ; c’est dans un monde en plein bouleversement que se déroule cette fiction avec l’arrivée « des hommes aux pieds de poule » (Lsdlo 75)[2] – expression qui désigne les Blancs, « [l’]expression douala qu’on traduit par ‘blanc’ signifie ‘pattes d’oiseau’ » attendu que « [l]es habitants de l’actuel Cameroun ont trouvé que les vêtements donnaient aux Européens des jambes d’oiseau[3] » – et des enlèvements en masse pour fournir une nouvelle économie basée sur les échanges entre les Européens et certains peuples d’Afrique.
Dans le clan Mulongo, un incendie a détruit une partie du village et au cours de la même nuit un groupe de douze hommes (dix jeunes et deux adultes au nombre desquels se trouve le ministre des cultes) a disparu. Les dix mères sont regroupées dans une case à l’écart du village le temps que le chef Mukano et les membres du conseil fassent toute la lumière sur cette disparition et les causes du grand incendie.
Dès la situation initiale, les femmes font le même rêve :
Une présence ombreuse vient à elles, à chacune d’elles, et chacune reconnaîtrait entre mille la voix qui lui parle. Dans leur rêve, elles penchent la tête, étirent le cou, cherchent à percer cette ombre. (Lsdlo 14)
Le poids des songes dans la vie de ce peuple est souligné dans le texte par la description minutieuse de la tradition autour du moment du coucher :
Quand vient l’heure du repos, elles posent la nuque sur un appuie-tête en bois pour préserver les coiffures élaborées qu’elles continuent d’arborer, espérant aussi qu’il garantisse la qualité de leurs songes. L’instant dévolu au rêve s’aborde avec la solennité d’un rituel. Le rêve est un voyage en soi, hors de soi, dans la profondeur des choses et au-delà. Il n’est pas seulement un temps, mais aussi un espace. Le lieu du dévoilement. Celui de l’illusion parfois, le monde de l’invisible étant aussi peuplé d’entités maléfiques. (Lsdlo 15)
Ce qui explique la nécessité pour ces femmes mais aussi pour d’autres membres de ce clan de comprendre la signification de cette ombre. En effet, ce phénomène est aussi observable depuis l’extérieur de la case. Ebeise, femme du guide spirituel qui a disparu, accoucheuse du clan, femme très influente, est la première à la voir et décide d’en informer son fils Musima :
La femme pointe le doigt en direction de la case où sont regroupées celles dont on n’a pas revu les fils. Une brume épaisse plane au-dessus de l’habitation. (Lsdlo 18-19)
Cette obscurité, appelée Mwititi en bantou, est interprétée de manière différente selon les personnages. Pour Ebeise, elle « est la forme que prennent les silences » (Lsdlo 35) mais pour les membres du conseil elle craint qu’il en soit autrement et que refusant de chercher davantage ils aillent « au plus simple » (Lsdlo 33), c’est-à-dire recourent aux sciences occultes pour chasser les dix mères des Terres du clan. Le Janea – chef en bantou – cherche la vérité en mâchant de la « racine dite de la clairvoyance » (Lsdlo 31), « ayant pour but d’éclairer l’esprit » (Lsdlo 29), en demandant des conseils à Ebeise ou au fils du guide spirituel Musima et en envoyant son meilleur détective Musinga à la recherche d’indices.
Chacun mène son enquête en observant le village, ses habitants et les alentours, ou en procédant à des interrogatoires. Ces passages dialogués sont retranscrits après le verbe introducteur de paroles et les deux points en écriture italique pour être mieux insérés au récit et éviter les lourdeurs des marqueurs explicites que sont les tirets ou les guillemets ainsi que les retours à la ligne des paroles rapportées. De nombreuses questions sont posées, notamment la formule de politesse « comment as-tu passé la nuit ? » qui insiste sur la séparation entre la nuit et le jour, cette « course quotidienne du temps »(Lsdlo 17) décrite par les différents termes nommant le soleil « Etume », « Ntindi, Esama, Enange »(Lsdlo 17) mais qui depuis le grand incendie ne semble plus éclairer les Mulongo. En effet, ces derniers sont entrés dans « la saison de l’ombre » comme le choix de l’anaphore de ce mot et du terme « obscurité » le suggère au lecteur. Par la suite, une des mères, Eyabe, part à la recherche de son fils et quitte le village afin de le retrouver ou de comprendre ce qui est arrivé aux jeunes initiés. À la différence des personnages des romans L’Intérieur de la nuit ou Contours du jour qui vient, ceux de La Saison de l’ombre ne s’interrogent pas sur leur passé ni sur leurs origines puisque la mythologie autour de la reine Emene qui explique le monde des Mulongo n’est plus transmise « en dehors des enseignements dispensés aux filles lors de leur initiation »(Lsdlo 44), mais à l’avenir de ce groupe symbolisé par les dix jeunes hommes et le guide spirituel dont l’absence perturbe son organisation au quotidien :« Que les ancêtres, dont la seule ambition fut de voir prospérer leur descendance, ne soient pas abandonnés à travers ces fils enlevés »(Lsdlo 30-31).
Cette enquête collective ne peut être menée jusqu’au bout car les membres de ce clan sont séparés par choix ou par contrainte, et chacun va conduire sa propre investigation. La Saison de l’ombre est un roman polyphonique dans lequel le lecteur suit plusieurs enquêteurs ayant chacun leur propre vision du monde et leurs intérêts distinctifs selon leur personnalité et leur position sociale : Mutango le demi frère du chef souhaite prendre le pouvoir ; Mukano le chef veut retrouver à tout prix les disparus pour respecter la devise du clan « Je suis parce que nous sommes »(Lsdlo 31) ; Eyabe, une de celles qui ont perdu leur fils aîné ; Ebeise la matrone et Ebusi, une autre mère d’un fils disparu ; Musinga le meilleur détective du chef mari d’Eyabe.
Chacun des personnages n’est pas à proprement parler un narrateur mais le roman est composé à partir des nombreuses prises de paroles de ces derniers qui interrogent d’autres personnages, formulent des hypothèses, racontent les faits tels qu’ils les ont vécus au fil de leur enquête ou qu’ont leur a rapportés. Certains vont échouer avant de découvrir la vérité, d’autres parvenir jusqu’à elle.
Les hommes représentés par le chef, son frère ou le détective du chef échouent ou sont réduits au silence. Lorsque Mukano et les hommes de sa garde partent à la recherche des douze disparus, plusieurs semaines après l’incendie, ils se rendent tout d’abord chez le peuple voisin du pays bwele dont la reine semble ignorer ce qui a pu se passer. Cependant, la construction du roman permet au lecteur de savoir que cette dernière a menti grâce au personnage de Mutango. En effet, celui-ci a précédé son frère auprès des Bwele avec lesquels il a l’habitude d’avoir des échanges commerciaux, et obtenu des informations d’un chasseur de ce peuple au sujet des Côtiers qui se sont alliés aux hommes aux pieds de poule. Il suit cet homme dans sa cité pour tenter d’en savoir davantage et devient lui-même captif de la princesse Njole. Il découvre alors la vérité par le chasseur, l’incendie a été provoqué par les Bwele :
Pour éviter un conflit avec les Côtiers, il nous faut leur fournir des hommes. Un accord a été conclu en ce sens avec eux, parce qu’ils semaient la terreur dans certaines de nos régions, afin d’y faire des captifs pour le compte des hommes aux pieds de poule. (Lsdlo 107)
Mais cette révélation ne sera pas partagée avec les autres Mulongo car Mutango devient le serviteur de la princesse et il est réduit au silence par la mutilation de sa langue.
Le chef Mukano reprend son périple accompagné de sa garde pour se rendre vers Jedu, lieu indiqué par la reine des Bewle sans aucune certitude concernant la direction à suivre et la véracité de ces indications. Le groupe va s’enfoncer dans les marécages et y périr noyé.
Le détective du Janea est lui-même parti « en direction de jedu à la suite de son souverain »(Lsdlo 223), mais finit lui aussi dans la boue auprès des corps de Mukano et de sa garde, il est sauvé par les hommes du marais sans avoir trouvé d’explication au sujet des douze disparus.
Ceux sont les femmes en dignes représentantes de la fondatrice du clan, la reine Emene, qui vont résoudre cette énigme.
Ebeise, l’accoucheuse du clan, est respectée et écoutée par le Conseil et le chef en raison de son âge qui fait d’elle une égale des hommes. Elle mène son enquête au sein du clan car en tant que femme elle ne peut quitter les alentours du village. Elle interroge les mères des dix initiés et partage leur case comme leur souffrance puisqu’elle-même a perdu son mari, le guide spirituel. Lorsqu’elle se rend compte de l’échec de sa quête, elle se rapproche de son amie d’enfance Eleke, guérisseuse du clan, qui elle-aussi a perdu son mari Mutimbo, la nuit de l’incendie. Celle-ci lui apprend que les Bwele savent ce que sont devenus les douze hommes et que le chef des Mulongo doit rencontrer leur reine, mais aussi qu’une des mères sera capable de mener à bien leur recherche. Ebeise la reconnaît dans la personne d’Eyabe. Elle aide cette dernière à échapper au jugement du Conseil et à quitter le village « à la recherche du pays de l’eau, dernière demeure de [leurs] fils… »(Lsdlo 114). Elle reste au village, et quelques jours après le départ du chef et son escorte, alors que le clan n’a ni Janea, ni guide spirituel, ni guérisseuse –celle-ci vient de mourir- et que le Conseil ne parvient à se mettre d’accord, elle échappe à une nouvelle attaque des Bwele qui détruisent le clan Mulongo pour les capturer et les vendre aux Occidentaux. Seule, avec Ebusi qui a perdu l’esprit, avant de la quitter elle enterre vingt-sept corps dans son village vidé de tous ses habitants dont même le sanctuaire a été détruit, accompagnée d’Ebusi, pour suivre le chemin que le chef et Eyabeont emprunté. Elles parviennent tout comme eux à un marécage dans lequel elles s’enfoncent mais sont sauvées par des habitants au sein de la communauté desquels elles retrouvent Musinga, Mukudi le fils d’Ebusi et Eyabe.
Eyabe est la véritable enquêtrice du groupe, celle qui est parvenue jusqu’à la côte sur les traces du groupe des douze disparus, comme le reconnaît son mari, le détective du Janea, lorsqu’elle revient à Bebayedi, le village caché dans les marais : « Tu ferais un excellent pisteur, avec un peu d’entraînement »(Lsdlo 223). Sauvée de la vase par les habitants de ce lieu quelques jours après avoir quitté son clan, elle a retrouvé Mutimbo qui lui a fait le récit de son enlèvement avec les onze autres hommes par les Bwele et de leur marche de nuit vers un lieu inconnu. Cependant le vieil homme ne connaît pas la fin de leur périple car il a été mortellement blessé au bout de trois jours et demi après avoir refusé d’avancer puis abandonné sur le chemin où il a été découvert par les chasseurs du village lacustre. Deux jours après l’arrivée d’Eyabe, Mutimbo meurt et, après le temps du deuil, elle reprend son voyage accompagnée d’un enfant mutique – Bana-, seul survivant de son peuple qui a trouvé refuge dans ce village. Elle parvient jusqu’à la côte où elle fait le récit de son voyage à un homme -qui l’écoute et dont le lecteur ignore l’identité-et du lien qui s’est forgé entre elle et l’enfant. C’est ensuite autour de l’homme qui est l’un des disparus de raconter leur agression et leur longue route jusqu’à la côte chez les Isedu auprès desquels il souhaite rester. À la fin de son récit, Eyabe le nomme Mukudi : il est le fils d’Ebusi. Avec l’aide de l’enfant qui se révèle être une multitude comme le symbolise le nom qu’il s’est donné –Bana signifiant les enfants en mulongo-, Eyabe, surnommée Inyi « principe féminin, la puissance qui incarne le mystère de la gestation, la connaissance de ce qui doit advenir »(Lsdlo 159) par l’enfant puisqu’elle a agi « au nom de toutes celles dont les fils n’avaient pas été retrouvés […] »(Lsdlo 159), s’approche de l’océan dans lequel elle se jette pour libérer son fils et les autres jeunes. Cet acte lui permet de voir Bana avec les neufs visages des jeunes initiés qui lui dévoilent qu’ils ont choisi de quitter leurs corps pour être enfantés à nouveau par leurs mères qui ne les ont pas reconnu dans leurs rêves et ont refusé de les accueillir. Par la suite, elle retourne à Bebayedi où elle va former – avec les survivants de son clan et les autres membres de cette communauté qui ont échappé à la capture – un nouveau peuple. Elle va faire le récit des péripéties de son voyage et transmettre les connaissances acquises auprès des personnes qu’elle a rencontrées afin de créer une nouvelle mémoire pour un nouveau clan accueillant tous leurs ancêtres.
Tout au long du roman, la quête initiatique des personnages décrite est basée sur les échanges oraux qui permettent de porter à la connaissance du lecteur la vérité sur la partie encore ignorée de l’esclavage avant que les captifs n’arrivent au port négrier sur la côte africaine. Elle illustre le travail d’investigation de Léonora Miano qui est partie à la recherche d’informations concernant la traite et son organisation depuis l’intérieur des terres jusqu’à la côte à l’image d’une historienne, et a trouvé des réponses dans la tradition orale qui a gardé en mémoire « les pratiques qui entourent la servitude, la garde de l’esclave, sa vente et son acheminement vers les côtes[4] ». L’écrivaine a pour cela utilisé un rapport de mission intitulé La Mémoire de la capture[5] réalisé par Lucie-Mami Noor Nkaké qui a complété ses lectures à propos de la Traite transatlantique. Pour décrire son roman, elle indique qu’« [il] s’est agi de bâtir un projet esthétique permettant de lever les silences et de faire revivre des êtres dont l’Histoire ne semble avoir gardé nulle trace » et qui sont « [d]es êtres chassés du souvenir de leur propre descendance[6] ».
Dans son œuvre, les témoins de la capture sont réduits au silence par des actes physiques (Mutango a la langue coupée, Mutimbo est laissé pour mort, le sanctuaire du clan est détruit, les membres du conseil sont bâillonnés avant d’être abandonnés à une mort certaine) ou psychologiques en les transformant en esclaves par le recours à des traitements occultes afin de les acclimater à leur voyage et d’éviter les révoltes ou les suicides.
Certains des personnages tentent malgré les difficultés et en dépit de la déficience du langage de transmettre leur savoir. Mutimbo l’exprime ainsi lorsqu’il est rejoint dans le village de Bebayedi par Eyabe :
J’ai cru mourir mille fois, sans avoir l’occasion de revoir personne de chez nous, quelqu’un à qui raconter… Quelqu’un qui le dirait aux autres. (Lsdlo 120)
Après avoir raconté à une femme de son clan, la capture du groupe des douze hommes par les Bwele et l’organisation de leur voyage à travers les terres en direction de la côte, le vieil homme meurt. Eyabe sait alors la vérité mais elle ne revient pas sur ses pas pour prévenir les siens, au contraire elle poursuit son périple « vers le pays de l’eau » pour retrouver son fils. Arrivée à son but, elle devient à nouveau réceptacle de la parole, celle de Mukudi, un des jeunes initiés disparus :
[…] remercie les maloba de lui avoir permis de revoir Eyabe, mais cette chance ne lui a été donné que pour une raison : relater, avant de se taire à jamais, les événements survenus la nuit du grand incendie, les jours qui ont suivi. (Lsdlo 190)
Mais il a honte de ne pas avoir suivi ses frères incapable qu’il était en raison de sa faiblesse physique (il refusait de s’alimenter) de se rebeller et ne peut tout raconter comme l’auteur le souligne en employant le champ lexical de la parole (Lsdlo 201-203) : « dire », « expliquer », « trouvé les mots », « voix profonde », « parlait ». Il conserve tout dans sa mémoire sans pouvoir partager ses souvenirs. Lorsqu’Eyabe est dénoncée par une captive, elle fait l’expérience de ce qui lui a été raconté au sujet de ce moment de passage entre deux mondes :
Ce qui n’était pas dans les récits, parce que cela ne se raconte pas, ce sont ces regards débordants de détresse. Ces regards de défi aussi, ces regards qui disent qu’un jour viendra, mais que la nuit sera longue. Les récits ne rendaient pas compte du renflement au ventre d’une femme capturée, de la posture de garçons encore à circoncire. La parole ne permettait pas non plus de se représenter les chaînes. (Lsdlo 211)
Ces pensées semblent être celle de Léonora Miano qui explique la difficulté pour l’écrivain de saisir ces événements tragiques à la fois peu étudiés en raison du manque de témoignages qu’ils soient écrits ou oraux et des tabous qui entourent la capture. De même, il est compliqué de se référer à des images pour décrire les situations ou les vêtements et accessoires ; en effet, celles-ci posent un problème d’interprétation :
Elles ne reflètent pas la réalité de l’esclavage, mais les idées ou les sentiments de leurs auteurs au sujet de l’esclavage ou encore les idées sur l’esclavage qu’on voulait imposer à leurs destinataires. Elles traduisent des opinions et des interprétations, révèlent des mensonges et des essais de justification, expriment des souhaits et des craintes. Elles nous renseignent moins sur les événements et les personnes, que sur les représentations et les symboliques.[7]
Certains documents iconographiques avaient des fins publicitaires pour vanter la qualité des bateaux utilisés dans le transport des marchandises ; dès le XVIe siècle, des portraits avec des jeunes noirs sont réalisés, les tableaux avaient pour visée de mettre en valeur la propriétaire d’un esclave dont la couleur de peau soulignait en contraste avec la sienne la blancheur de la femme mais rappelait aussi le statut de l’esclave et celui du maître en présentant l’esclave avec son collier comme le Portrait de la princesse Rakoczi et de son négrillon[8] exposé au Musée d’Aquitaine dans les salles permanentes de l’Époque Moderne illustrant Bordeaux au XVIIIe siècle, le commerce atlantique et l’esclavage. Au moment des luttes pour l’abolition de l’esclavage, ce sont des gravures qui suscitent la pitié et témoignent des conséquences de l’esclavage à l’exemple de Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes de Moreau le jeune[9] ou les dessins de presse notamment les caricatures comme Un planteur entêté de Charles Jacquier[10] qui sont des supports employés pour émouvoir les Occidentaux et obtenir gain de cause auprès des politiques. Les images ne sont pas objectives mais subjectives, par conséquent à l’opposé du travail de Léonora Miano qui ne cherche pas à accuser quiconque, en Afrique ou en Occident, mais à donner à voir et à entendre ceux qui sont restés dans l’ombre.
Eyabe, suite à sa capture, pense qu’elle ne pourra plus témoigner à propos de ce qu’elle sait. Elle s’interroge aussi sur les raisons de cet échange commercial entre les peuples africains et les Occidentaux :
Ses yeux glissent sur les effets entassés sur des nattes, aux pieds des étrangers. Il y a là un amoncellement de barres métalliques, des objets apparemment en bois qu’elle imagine être les armes à foudre, des bracelets eux aussi en métal, d’un éclat plus vif que celui des barre. Combien en faut-il pour un enfant ? Combien pour un homme fait ? (Lsdlo 211)
Ce questionnement sur la valeur d’un être humain est celui de l’écrivaine, mais aussi de nombre d’entre nous- Africains, Antillais ou Occidentaux- face à ce génocide voilé[11].
Lorsque Eyabe se jette à l’eau, elle retrouve les neufs jeunes, au nombre desquels son fils, qui lui font le récit de ce qu’ils ont vu suite à leur embarquement et que nul autre ne peut transmettre :
Quand on nous a fait pénétrer dans le ventre du bateau, d’autres captifs se trouvaient là, venus de contrées dont nous n’avions pas connaissance. Nous avons été séparés, pour qu’il n’y ait pas d’entente entre nous. […] Il fallait que quelqu’un vienne. Qu’on nous entende… (Lsdlo 224-225)
Eyabe peut alors revenir auprès des quelques membres de son clan qui ont trouvé refuge à Bebayedi pour leur rapporter les paroles des disparus et leur raconter le chemin de l’esclavage. Avec les autres habitants de ce village, ils vont créer une nouvelle mythologie et une nouvelle langue riches de leurs expériences et de leurs cultures respectives :
Cette population, dont le nom signifie « genèse », a été créée dans le texte, en hommage aux premiers habitants du village lacustre de Ganvié, dans l’actuel Bénin. Pour échapper à la capture, des individus d’origines diverses ont érigé un village dans un marais. Ils y ont inventé un nouveau mode de vie, une culture nouvelle.[12]
Cette renaissance est personnifiée par Mukudi qui ne veut plus être nommé ainsi après avoir été désocialisé suite à sa capture. Tout d’abord séparé des siens, puis déplacé dans un lieu inconnu lors de marches forcées de nuit, on lui a ôté tous repères spatiaux puis identitaires :
On leur avait rasé la tête, la barbe pour ceux qui en portaient une – les vieux-, afin de leur donner l’allure des captifs de guerre, au cas où ils seraient vus. On les avait dépouillés de leurs amulettes, de leurs parures, de leurs vêtements. (Lsdlo 122)
Arrivé au village côtier, il a été comme les autres soumis au domptage dans un centre de traitement occulte, un bâtiment blanc, où les Isedu les ont gardés plusieurs jours avant de les transférer sur le bateau des hommes aux pieds de poule. Le récit de cette expérience rappelle les témoignages des informateurs présentés par Mamadou Camara Lefloche dans sa communication Traditions orales, traitement occulte et domptage de l’esclave au Rio Pongo[13] évoquant des guérisseurs, des féticheurs et des pratiques visant à métamorphoser chaque individu pour qu’il soit soumis afin d’éviter les révoltes.
Lorsqu’Eyabe a vécu cette expérience pour lui faire accepter sa condition d’esclave, puis sa rencontre avec les neufs jeunes hommes, elle a compris les réactions de Mukudi et a su le convaincre de redonner vie aux siens par le biais de la parole :
Un grand nombre des nôtres ont péri, […] mais tous ne sont pas morts. Là où ils ont été emmenés, ils font comme nous. Même à voix basse, ils parlent notre langue. Lorsqu’ils ne peuvent la parler, elle demeure le véhicule de leur pensée, le rythme de leurs émotions. (Lsdlo 227)
Cette démarche est celle de Léonora Miano qui à travers l’écriture de ce roman a redonné vie aux êtres réduits au silence.
Par son œuvre de fiction, Léonora Miano a voulu dépasser les tabous et les représentations subjectives – la trahison des images et la déficience des langues – entourant l’esclavage. Elle s’est inspirée des récits d’esclaves qui ont servi de témoignages notamment aux États-Unis pour adapter ce genre à la littérature francophone. En effet, il est encore rare de trouver dans la culture littéraire ou cinématographique en langue française des références directes à ces événements, à la différence de la culture américaine à l’exemple du film anglo-américain Twelve Years a Slave de Steve McQueen (adaptation des Mémoires de Solomon Northup). Or l’écrivaine camerounaise a été nourri à la fois par la littérature africaine mais aussi celle de Césaire et des écrivains africains-américains ; tout comme par le jazz, sa littérature transpire de ces influences multiples de l’expérience des Afrodescendants et des Africains. Dans La Saison de l’ombre, elle n’a pas souhaité les opposer les uns aux autres mais plutôt renouer par les mots les liens détruits par l’arrachement de la capture et de l’esclavage entre les membres d’un même clan. C’est une écrivaine engagée qui à travers son écriture ou la création de l’association Mahogany cherche à rapprocher les Subsahariens et les Afrodescendants qui « se connaissent mal et ne savent pas se parler, se rapprocher. »Elle est persuadée que « [s’]ils sont confrontés à ces carences, à ces impossibilités, c’est, au moins en partie, en raison d’un déficit de transmission concernant leur histoire[14] ».
Bibliographie
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Miano L., Contours du jour qui vient, Paris, Plon, 2006.
Miano L., Tels des astres éteints, Paris, Plon, 2008.
Miano L., Afropean soul et autres nouvelles, Paris, Flammarion, 2008.
Miano L., Les Aubes écarlates, Paris, Plon, 2009.
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N’Diaye T., Le génocide voilé, Paris, Gallimard, 2008.
Niane D., Tradition orale et archives de la traite négrière, Paris, Unesco, 2001.
Ripoll R., « Écrire l’énigme de soi ou la quête d’une écriture qui se cherche », Absence, enquête et quête dans le roman francophone, dir. Tang Alice Delphine/ Bissa Enama Patricia, Bruxelles, New York, P.I.E.P. Lang, 2010.
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Sitographie
www.leonoramiano.com
http://mahoganycultures.com/qui-sommes-nous/
http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/09/26/leonora-miano-ceux-qui-restent_3484804_3260.html
http://www.leprogres.fr/art-et-culture/2013/09/22/leonora-miano-la-traite-negriere-a-redefini-le-monde
www.culturessud.com
http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20131023.OBS2280/leonora-miano-ce-que-l-esclavage-a-fait-a-l-afrique.html
[1] http://www.leprogres.fr/art-et-culture/2013/09/22/leonora-miano-la-traite-negriere-a-redefini-le-monde.
[2] La pagination de chaque citation tirée du livre de Léonora Miano est indiquée dans le corps même du texte à l’aide de ce code : « Lsdlo» pour le titre de l’ouvrage suivi d’un chiffre correspondant à la page d’où elle provient. Toutes les références renvoient à La Saison de l’ombre, Paris, Grasset, 2013.
[3] Voir : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20131023.OBS2280/leonora-miano-ce-que-l-esclavage-a-fait-a-l-afrique.html.
[4] Djibril Tamsir Niane, « La tradition orale, source de connaissance des relations entre Europe-Afrique à partir de la Côte », Tradition orale et archives de la traite négrière, Paris, Unesco, 2001, p. 7.
[5] Lucie-Mami Noor Nkaké, La Mémoire de la capture, Société africaine de culture & UNESCO, 1997.
[6] www.leonoramiano.com.
[7] Viktoria Schmidt-Linsenhoff, « Les Images de l’esclavage : problèmes d’interprétation et de publication », Tradition orale et archives de la traite négrière, p. 129.
[8] Portrait de la Princesse Rakoczi et de son négrillon, Collections Musée d’Aquitaine, Bordeaux © Mairie de Bordeaux.
[9] Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes de Moreau le jeune : Collections Musée d’Aquitaine, Bordeaux © Mairie de Bordeaux.
[10] Un planteur entêté de Charles Jacquier : Collections Musée d’Aquitaine, Bordeaux © Mairie de Bordeaux.
[11] Tidiane N’Diaye, Le Génocide voilé, enquête historique, Gallimard, Paris, 2008.
[12] Léonoramiano.com.
[13] Mamadou Camara Lefloche, « Traditions orales, traitement occulte et domptage de l’esclave au Rio Pongo », Tradition orale et archives de la traite négrière, Paris, Unesco, 2001.
[14] http://mahoganycultures.com/qui-sommes-nous/.