Author Archives: Dan Chira
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Réversion des espèces et réduction à l’absurde. Paraboles antiutopiques animalièresRéversion des espèces et réduction à l’absurde. Paraboles antiutopiques animalières
Réversion des espèces et réduction à l’absurde. Paraboles antiutopiques animalières
Species Reversal and “reductio ad absurdum” Dystopian Animal Parables
Abstract: An important device of dystopian literature has been the animal parable. Various authors such as Bernard Mandeville, Jonathan Swift, Émeric de Vatel, Han Ryner, Anatole France, Karel Capek, George Orwell and Pierre Boulle, among others, have used the figures of bees, ants, dogs, horses, insects, penguins, farm animals, apes, etc., as metaphors for human moral and social behavior. Besides satirically targeting the evils of human societies, such race reversals convey deep collective anxieties. Using animals as (counter)models for humans implies an inversion of the biological hierarchy on Earth. A utopia led by animals is in fact a dystopia in which man is possessed by the beast inside.
Keywords: Dystopia; Race Reversal; Animal Parable; Bernard Mandeville; Émeric de Vatel; Han Ryner; Anatole France; Karel Capek; George Orwell; Pierre Boulle.
En continuant en quelque sorte la censure religieuse imposée par le Concile de Trente sur toute pensée « pélagienne », la critique que des auteurs comme Gabriel Daniel (Voyage du monde de Descartes, 1690) ou Gilles Bernard Raguet (Nouvelle Atlantide de François Bacon chancelier d’Angleterre, 1702) font des constructions théoriques et utopiques prépare ce que Raymond Trousson appelle « le procès de l’utopie » et Jean-Michel Racault « la faillite de l’utopie » au siècle des Lumières. Des doutes sur la possibilité logique d’existence des sociétés idéales avaient été déjà formulés auparavant, comme ceux exprimés par Ludovico Zuccolo dans son Aromatorio, overo della Republica d’Utopia (1625). Des lieux infernaux, des cités du mal, avaient été déjà opposés aux utopies optimistes et eudémoniques de la Renaissance, des auteurs comme Joseph Hall et Artus Thomas ayant produit, comme nous pensons l’avoir démontré[1], l’acte de naissance des utopies négatives au XVIIe siècle. Et c’est pendant ce même siècle que le terme d’utopie avait acquis la signification péjorative courante, de projet impossible, illusion, mirage.
Mais c’est au siècle des Lumières que se mettent en place les contestations ouvertes, ayant pour cible directe la mentalité utopique. Plusieurs dystopies, des topies négatives « réalistes », démontrent que le paradis social promis par les utopistes ne saurait être atteint, que l’idéal utopique est voué à l’échec. Des essais comme Various Prospects of Mankind, Nature, and Providence de Robert Wallace (1761)[2] et des romans comme Le philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland de l’abbé Prévost (1731), The Prince of Abissinia: A Tale de Samuel Johnson (1759), Asem. An Eastern Tale d’Oliver Goldsmith (1765), l’Histoire des Galligènes, ou Mémoires de Duncan de Charles-François Tiphaigne de la Roche (1765), Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788), ou l’« Histoire de Sainville et de Léonore » dans Aline et Valcour, ou le Roman philosophique du Marquis de Sade (1795), sont des considérations théoriques et des expériences narratives qui remettent en question la possibilité de l’homme de construire des communautés parfaites, à cause des particularités de la nature humaine même.
Dans cette étude, nous nous pencherons sur des contre-utopies qui, utilisant des registres de lecture qui se réclament du féerique, du fantastique, ou tout simplement de l’absurde, produisent la preuve que les modèles sociaux construits sur des principes utopiques ne mènent point aux résultats proposés par les réformateurs, mais à leur contraire, à leur échec. Toute une classe de ces antiutopies sont de paraboles animalières, qui revisitent le genre de la fable. Citons en exemple les récits de la duchesse de Montpensier (Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans), La relation de l’Isle imaginaire (1659), Bernard Mandeville, The Fable of the Bees (1714), Jonathan Swift, le quatrième des Voyages de Gulliver (1726), Samuel Brunt, A Voyage to Cacklogallinia (1727), Émeric de Vatel, Les Fourmis (1757), Pierre-Jules Hetzel [P.-J. Stahl], Vie et opinions philosophiques d’un pingouin (1842), Han Ryner [Henri Ner], L’homme-fourmi (1901) et Les Surhommes (1929), Anatole France, L’île des Pingouins (1908), Joseph et Karel Capek, De la vie des insectes (1921), Lao She, Mao Cheng Ji (1933, traduit en anglais comme Cat Country, a Satirical Novel of China in the 1930’s, 1970), George Orwell, Animal farm; a fairy story (1945), ou Pierre Boulle, La planète des singes (1963)[3].
Le désigné allégorique de ces récits est l’Europe ou la civilisation humaine en général. S’agissant de satires ésopiques, ils visent en transparence « notre » monde, le présentant dans de termes critiques et ironiques, sous leurs aspects ridicules et méprisables. Ces caractéristiques sociales, politiques, économiques, etc. sont pour la plupart réalistes. Néanmoins, même si les lecteurs sont conscients de la convention allégorique, le fait d’être attribuées non à des hommes, mais à des animaux, oiseaux, insectes, etc., leur confère, à l’intérieur du monde fictionnel, une dimension fantastique. La « consistance ontologique » égale des animaux intelligents et des hommes pose ces récits comme des antiutopies féeriques. En définitif, les chevaux raisonnables de Swift ne sont point différents des singes évolués de Pierre Boulle : ils appartiennent à des races sinon extraterrestres, du moins extra-humaines.
La Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1723) et Les Fourmis d’Émeric de Vatel (1757) sont des fables utopiques qui se penchent sur les espèces d’insectes avec la vie collective la mieux organisée, capable de reproduire, de manière métaphorique, la complexité de la société humaine. Dans l’espace de La ruche mécontente (le titre sous lequel le texte est paru initialement en 1705), Mandeville conçoit une « expérience de pensée » à l’encontre des principes utopiques courants. Pour ce faire, il imagine deux manières successives d’organisation sociale de la ruche : un État actuel, relativement chaotique et dynamique, qui est une allégorie de l’Angleterre contemporaine de l’auteur, et un État futur, produit par la volonté des dieux, qui y imposent une moralité parfaite et austère.
Dans son état actuel, la ruche présente des traits équilibrés, elle est un mélange de bien et de mal qui devrait reproduire une image « neutre » de la monarchie constitutionnelle anglaise, c’est-à-dire ce que nous appelons le mundus : « Jamais abeilles ne furent mieux gouvernées, / Plus inconstantes, ou moins satisfaites. / Elles n’étaient pas asservies à la tyrannie, / Ni conduites par la versatile démocratie, / Mais par des rois, qui ne pouvaient mal faire, car / Leur pouvoir était limité par des lois[4] ». Toutefois, en assumant les observations des critiques courants de l’Angleterre, Mandeville penche la balance axiologique et morale du côté négatif : aussi, la ruche est-elle viciée par des escrocs, des avocats sans scrupules, des médecins imposteurs, des vilains, des coquins, etc.
C’est à partir de ce jugement que commence l’« expérience de pensée » : comme un deus ex machina, Jupiter décide de « redresser » la ruche en enlevant tout le mal et la malhonnêteté des âmes de ses habitants. Les abeilles deviennent d’un jour à l’autre vertueuses, pieuses et justes. La ruche commence à pratiquer tous les principes mélioratifs et réformistes prêchés par les utopistes de l’âge classique : probité, sincérité, austérité, modestie, compassion, pacifisme, etc. Les riches renoncent à leurs avoirs et privilèges, les fonctionnaires se mettent au service exclusif des citoyens, le gouvernement abandonne ses politiques coloniales et militaristes, l’exploitation et les guerres sont abolies. La ruche devient l’État idéal, l’utopie !
Et pourtant, dans peu de temps, la ruche commence à dépérir. Les palais, les monuments, les grands domaines, les manifestations opulentes d’une « société de l’ostentation » sont en ruine. L’éradication de l’instinct de propriété et de toutes ses formes immorales d’application fait cesser la majorité des activités économiques et commerciales. La crise financière s’approfondit, les prix baissent, le chômage monte, la pauvreté, présentée comme une vertu, se généralise. Les structures de l’État s’effondrent, sa force militaire est diminuée et finalement la ruche est envahie et conquise par des nations étrangères. L’utopie morale est, comme on dit aujourd’hui, « insoutenable ».
De son temps, le texte de Mandeville a été reçu comme un scandale. L’auteur pose que le luxe, le vice, l’avarice, la cupidité, sont des valeurs qui soutiennent la bonne marche de la société et que leur annihilation mène à l’extinction de la communauté et de la civilisation humaine. En fait, il oppose deux modèles de bonheur et bien-être collectif, que François Grégoire a identifié comme l’idéal ascétique chrétien de renoncement aux tentations du siècle, et le nouvel idéal capitaliste introduit par ce que Max Weber appelle l’éthique protestante[5]. La Fable des abeilles procède à une démonstration par l’absurde, en montrant que l’application du premier modèle mène à l’auto-implosion d’une humanité qui prospère et avance selon les valeurs du second modèle.
Dans ce sens, Jean-Michel Racault observe que « la fable de Mandeville ne se place pas sur le terrain des vérités couramment admises, mais sur celui du paradoxe. L’auteur subvertit les notions reconnues du bien et du mal ; il prétend montrer l’utilité sociale des vices et de la corruption, la nécessité de l’injustice sociale, de l’inégalité et de l’argent. Cette axiologie inversée s’oppose tout à la fois aux normes morales communes et aux idéaux utopiques traditionnels […] C’est à ce titre d’abord que la Fable des Abeilles peut apparaître comme une anti-utopie[6] ».
L’ébranlement des structures étatiques, sociales, morales et spirituelles traditionnelles, la « crise de la pensée européenne » à la fin du XVIIe siècle rendent vétustes les utopies classiques et ouvrent la voie à leur critique contre-utopique, ressentie comme une nécessité. Le texte de Bernard Mandeville constitue, selon Raymond Trousson, « une véritable mise en procès de la perfection utopique qui ignore les instincts, les intérêts, l’émulation, la concurrence ; les paradis vertuistes ne sont ni viables ni souhaitables parce qu’ils font bon marché de la dynamique humaine et sociale […] À l’idéalisme utopique s’oppose ici une réaction fondée sur l’hédonisme. La cité utopique ne peut être obtenue que par la mutilation de la nature humaine ; travaillons au bonheur, sans doute, mais pour l’homme tel qu’il est, non tel qu’on le rêve. C’est donc le réalisme qui, par le biais même de l’utopie, porte le premier coup à l’optimisme utopique des Lumières[7] ».
Dans ce type de textes, le mécanisme allégorique de la fable fait des animaux des simples porteurs des traits humains que l’(anti)utopiste trouve bon de satiriser. Dans La relation de l’Isle imaginaire de la duchesse de Montpensier (1659), les chiens ont institué une « manière de République », en fait « yne vraye Monarchie, yn Roy, yne Reyne & toute leur maison », qui évoque en caricature les camarilles qui se confrontent pour le pouvoir : « ce sont les Leuriers qui regnent maintenant : Il m’a mesme parû qu’ils ont disputé long temps auec les Espagneux : mais ce party estoit le plus foible, puis qu’il n’estoit soustenu que des Bichons, & que les chiens courans, les dogues, les Turcs, les chiens d’Artois, les mastins, & toute autre espece auoient recõnu les Leuriers comme leurs veritables Princes[8] ».
Des oiseaux intelligents du Voyage to Cacklogallinia de Samuel Brunt (1727) aux arbres pensants du Voyage de Niels Klim dans le monde souterrain de Ludvig Holberg (1741), toutes les espèces animales et même végétales peuvent fonctionner comme des miroirs pour la civilisation européenne. Dans le premier de ces textes, le narrateur se confronte, dans le continent austral, à un monde renversé, où la race dominante est celle des oiseaux. Les autres animaux, les humains inclus, y sont des bêtes, et le surnom du protagoniste, Probusomo, est interprété à l’inverse, devenant d’un « homme probe » un « monstre de la nature ». Cela n’empêche que le royaume des oiseaux soit une société cupide et sans scrupules, colonialiste et violente, prête à s’élancer à la conquête du vieux monde et de la Lune, image caricaturale de l’Angleterre expansionniste, mais aussi de la France (du « coq gaulois ») de l’époque.
S’intégrer dans des communautés animales, celle des fourmis par exemple, une autre espèce à côté des abeilles ayant une forte organisation sociale, rend l’homme conscient de sa position relative dans l’univers. Dans la petite fable morale Les Fourmis (comprise dans le recueil Poliergie, ou Mélange de littérature et de poésie, 1757), Émeric de Vatel met en parallèle la civilisation humaine avec celle d’une fourmilière. Miniaturisé par la magie d’un sage brahmane, le narrateur se voit intégré aux problèmes et soucis d’une communauté de fourmis, futiles et ridicules par rapport à ceux des humains[9]. Cette comparaison est une bonne occasion de mettre en perspective, depuis une vision déiste, les prétentions de grandeur de notre civilisation. Face à un Dieu incommensurable et à un univers infini, l’homme n’est qu’une minable créature, qui ne saurait assumer le rôle de « roi de la création ». À l’instar du Micromégas de Voltaire (1752), le télescopage de la perspective permet à Émeric de Vatel de donner une leçon de modestie anthropologique par le rabaissement de notre race aux dimensions physiques et à la condition biologique des insectes, c’est-à-dire par une réduction à l’absurde.
Le même mécanisme de comparaison reste en action dans le petit roman L’homme-fourmi de Han Ryner [Henri Ner] (1901). Une fée inverse les positions d’un homme et d’une fourmi, leur faisant embrasser à chacun la condition de l’autre. La fourmi devenue homme n’a pas de problèmes à adopter le mode de vie d’un fonctionnaire, son esprit de subordination l’intégrant à merveille dans l’engrenage bureaucrate de la civilisation humaine. En revanche, l’homme-fourmi trouve bien plus difficile d’accepter le rôle de simple pion dans une société insectoïde matriarcale parfaitement hiérarchisée. On remarquera chez Han Ryner la critique de souche moderniste de la civilisation technologique massificatrice, qui broie les individualités pour les intégrer dans un idéal utopique totalitaire.
Les frères Joseph et Karel Čapek s’inscrivent aussi dans ce schéma avec leur pièce de théâtre De la vie des insectes (1921). Un narrateur-témoin, le Vagabond, assiste, on ne sait pas très bien si c’est en état d’ébriété ou de délire fatal, à plusieurs scènes du monde minuscule, où les insectes prennent la forme des hommes. La communauté des papillons y connote l’inconstance dans les mœurs amoureuses. Les prédateurs constituent un petit enfer des péchés dans un registre insectiforme : les cafards sont des avares prêts à se sacrifier pour leur « capital » (une boulle de crottin), les cigales sont des profiteurs des biens d’autrui, les scorpions – des assassins violents, les parasites – des meurtriers cachés, les fourmis – des fanatiques militaristes. Furnicaria est d’ailleurs l’allégorie de ce que d’autres (anti)utopistes du début du vingtième siècle appelaient Meccania ou le Super-État. La métaphore contre-utopique la plus cynique est celle des éphémérides, insectes d’un jour qui font l’éloge de l’immortalité ! La même satire désenchantée de l’idéal de longue vie, tel qu’il était incarné à l’époque par le Retour à Mathusalem de Bernard Shaw (1921), revient dans une autre pièce de Karel Čapek, L’affaire Makropoulos (1922).
Les auteurs modernes n’ont pas hésité à reprendre le mécanisme sémiotique des fables antiutopiques. Des exemples en sont la Vie et opinions philosophiques d’un pingouin de Pierre-Jules Hetzel [P.-J. Stahl] (1842) et L’île des Pingouins d’Anatole France (1908). Pour mettre en scène l’allégorie animalière, ce dernier s’inspire du corpus de voyages merveilleux médiévaux celto-chrétiens, dont ceux de saint Brendan et de saint Malo. Dans les immrama irlandais, des héros plus ou moins païens ou christianisés, comme Bran, Mael Duin, les frères Hui Corra ou les moines Snegdus et Mac Riagla, entreprennent une expédition sur mer qui les mène finalement à des îles de féerie, l’Île des femmes (Tir nam Bán), l’Île des éternellement jeunes (Tir na n-Og), la Terre Promise (Tir Tairngirne), ou même le Paradis terrestre situé sur une île en plein océan[10].
Anatole France christianise la figure de Mael Duin et en fait un moine, saint Maël, qui, à l’instar de saint Patrick en Irlande, devient l’apôtre d’une île sur laquelle il est jeté par une tempête. Seulement, le peuple local que le bon père, presque sourd et aveugle, s’empresse de baptiser en masse, n’est pas humain mais aviaire. Le baptême de cette population de pingouins pose donc un grand problème théologique, celui de l’efficacité du baptême sur des animaux (oiseaux) sans âme et donc sans possibilité de salut. Pour résoudre le problème, une grande assemblée est convoquée au Royaume des Cieux, présidée par le Seigneur en personne.
Parmi les solutions proposées par les docteurs et les saints de l’Église, l’une rappelle les races monstrueuses du Moyen Âge: que Dieu transforme les Pingouins en des créatures amphibies, mi-hommes mi-oiseaux, avec une âme moindre, néanmoins immortelle. Les mappemondes T-O médiévales situaient ces monstres sur les marges de l’oïkoumènê, dans les zones les plus éloignées de l’Europe mais aussi du centre (la Jérusalem), indiquant ainsi la distance axiologique et anthropologique qui les sépare de nous. Proches de l’origine du monde (dans l’espace et dans le temps), ces figures étaient ce qu’on peut appeler des créations incomplètes, restées au stade intermédiaire entre bête et homme. Toutefois, le Seigneur décide que sa miséricorde lui impose une solution complète, celle de transformer les Pingouins en hommes. De plus, il donne à saint Maël le pouvoir miraculeux de transporter l’île, des régions polaires, dans la proximité de la Bretagne.
Cette intrigue surnaturelle permet à Anatole France d’expérimenter, comme tout utopiste qui se respecte, le concept d’une population prélapsaire. Déliés par le baptême du péché originaire, élevés au rang d’hommes, les Pingouins bénéficient d’une seconde naissance sur un échelon phylogénétique supérieur. Ils peuvent commencer l’histoire à zéro et bâtir une société idéale, exempte de vices. Malheureusement, il semble que la nature humaine est viciée dans son gène puisque, à peine devenus hommes, les Pingouins répètent les gestes d’Adam et Ève au Paradis : ils développent des tendances et des fantaisies sexuelles, ils commencent non seulement à s’habiller mais aussi à goûter le luxe et l’ostentation, ils découvrent la propriété privée et sèment ainsi le grain des inégalités, des violences, des guerres, etc.
L’histoire de Pingouinie (recueillie dans des traités comme Gesta Pingouinorum !) est une allégorie de l’histoire de la France et de la civilisation européenne. Mise à part l’origine fantastique de la nation, qui donne le caractère antiutopique du récit, la description des périodes historiques est passablement réaliste, suivant de près les grands cycles historiques : temps anciens, mythiques (dont le merveilleux est expliqué de manière positiviste), Moyen Âge, Renaissance, Révolution et Empire napoléonien (Trinco), République, controverses entre royalistes et républicains, affaire Dreyfus (Pyrot) et Zola (Colomban), agitations socialistes, etc. Ces tableaux historiques permettent à l’auteur de critiquer et d’ironiser plusieurs figures et les mœurs de ses contemporains, faisant de Pingouinie une satire dystopique.
Le final, qui se présente comme une prévision des « temps futurs », pousse cependant le pessimisme au delà du réalisme satirique. Le progrès industriel, économique, financier et commercial finit par rendre insurmontables les différences entre milliardaires et ouvriers. L’État entre dans une vrille de décadence, le chômage, la pauvreté et la famine montent de manière vertigineuse, les crimes et les épidémies deviennent endémiques, l’anarchie et les attentats ruinent les villes. « Le commerce, l’industrie dépérirent : la civilisation abandonna ces contrées qu’elle avait longtemps préférées à toutes les autres. Elles devinrent stériles et malsaines ; le territoire qui avait nourri tant de millions d’hommes ne fut plus qu’un désert[11] ». Ce pessimisme anthropologique décadentiste est renforcé par l’introduction du thème nietzschéen de l’éternel retour : après des siècles de barbarie, les Pingouins reprendront le chemin du lent progrès de la civilisation, parcourront les mêmes étapes historiques et finiront condamnés à la même catastrophe. L’« expérimentation pingouine » échoue donc, accusant l’humanité d’être incapable de forger une société vraiment utopique.
Le monde des animaux est un miroir déformateur et critique de la société humaine. George Orwell donne un texte exemplaire dans ce sens dans la Ferme des animaux (1945). Tout d’abord on peut signaler un renvoi oblique à Thomas More : le type de production familiale, physiocrate, attentive à la flore et la faune, mis en pratique par les animaux révoltés remplit l’idéal d’agriculture du chancelier anglais. Toutefois, l’allégorie directe vise le monde moderne, plus précisément l’idéal de société communiste promu par les socialistes anglais et transformé en réalité en Union Soviétique. De même que la ruche de Bernard Mandeville, la ferme d’Orwell permet l’expérimentation imaginaire d’un modèle social sur lequel les opinions de l’auteur ne semblent pas très claires au début.
Aussi, faut-il noter que les raisons de la révolte des animaux sont bien motivées du point de vue moral : de même que les capitalistes exploitent la classe ouvrière, les hommes (Mr. Jones en premier) utilisent les animaux comme des esclaves. Le discours que Sage l’Ancien, le cochon idéologue, tient à ses « camarades » animaux est une diatribe impeccable contre l’exploitation. Depuis cette perspective, la « révolution » des animaux contre le fermier ne peut attirer que l’adhésion et la sympathie des lecteurs. Les principes conducteurs de la nouvelle communauté animale sont des plus généreux et « humains » : « jamais un animal n’en tyrannisera un autre. Quand tous sont frères, peu importe le fort ou le faible, l’esprit profond ou simplet. Nul animal jamais ne tuera un autre animal. Tous les animaux sont égaux[12] ». Dans la fable d’Orwell, la séparation utopique communiste entre le bien (les ouvriers) et le mal (les exploiteurs) est ainsi renvoyée allégoriquement à la distinction entre les animaux et les hommes.
Néanmoins, ces auspices favorables pour l’utopie animale ne se confirment pas. Malgré l’expropriation de l’homme, en tant que parasite, et la redistribution des possessions aux animaux, la richesse individuelle et le niveau de vie de chacun chutent rapidement et tous commencent à souffrir de faim. Certains types de travaux, basés sur des artefacts humains, deviennent impossibles et l’indigence générale s’accroît. Pour contrôler leurs semblables, les cochons, soutenus par les chiens, font table rase des généreux principes de la fraternité et introduisent le mensonge, les boucs émissaires, la terreur, les procès, les condamnations à mort, etc. La fable d’Orwell vise d’une manière assez transparente l’évolution de l’État soviétique, démontrant qu’une société communiste n’est pas soutenable. Un des fermiers avec lesquels s’allient les cochons a le mot juste concernant la fraternisation des riches contre les pauvres, à travers les espèces : « Si vous avez affaire aux animaux inférieurs, nous c’est aux classes inférieures[13] ».
Mais il y a quelque chose de plus inquiétant que cet échec du « phalanstère » animal. Les espèces animales de la ferme, les cochons, les chiens, les chevaux, les moutons, les poules, etc. construisent un tableau de la nature humaine, dans toutes ses typologies. Toutefois l’allégorie animalière ne reste pas un simple signifiant pour le monde humain, elle devient une catachrèse et acquiert sa propre densité fictionnelle, irréductible à la transparence satirique. Ainsi, à la fin, voit-on les cochons s’appropriant de plus en plus les habitudes et les tares des hommes et finissant non seulement par fraterniser avec l’ennemi humain, mais par se transformer en hommes : ils se mettent à marcher à deux pattes, à s’habiller, à utiliser les lits et les linges, la vaisselle et les habits de table des hommes, etc. Atterrés, « les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre[14] ».
Ce qui est déroutant dans ce final n’est pas la transformation des cochons en hommes, ce qui est une parabole morale parfaitement raisonnable de la corruption inévitable de tout exploiteur, mais la suggestion que le riche est de la même espèce que le cochon, que l’homme est habité par une bête. De même que chez Swift, l’impasse angoissant sous-liminal de La ferme des animaux est d’attribuer l’utopie à des animaux. Faire des Huyhnhnms les artisans d’une société déiste et rationaliste, faire des cochons les maîtres d’une communauté socialiste, d’une utopie sociale quelconque, c’est renverser la « grande chaîne de l’être » et poser comme « couronne de la création » des espèces habituellement considérées comme inférieures à l’homme. Attribuer le rôle de porteurs de l’idéal à des bêtes est une démonstration par la réduction à l’absurde : ceux qui bâtissent des utopies sont pris en otage par le monstre intérieur.
Ces textes dépassent la critique des systèmes sociaux utopiques et s’en prennent à la nature humaine même. Combiné avec le vecteur du temps qui se fait jour dans les (anti)utopies modernes, le schéma du mundus inversus produit, chez Pierre Boulle par exemple, une réversion visant la phylogenèse de notre race. Dans La Planète des singes (1963), il semble que l’humanité aura épuisé et même détruit, par ses explorations génétiques ainsi que par son armement autodestructif, son potentiel d’évolution et devra passer le relais à ses cousins simiens. La planète des singes est une antiutopie qui double l’« ailleurs » astral négatif avec un « ailleurs » temporel tout aussi négatif, à savoir un futur apocalyptique de notre planète et de notre espèce.
Bien que l’intrigue soit empruntée à l’arsenal de la littérature de science-fiction, La Planète des singes est beaucoup plus proche dans l’esprit des intentions de l’antiutopie swiftienne. Le cadre technologique (les voyages interastraux à des vitesses relativistes) est plaqué sur les réminiscences des voyages de l’Âge des explorations. L’espace cosmique est ressenti comme un océan, sur lequel de petits navires de loisir pratiquent la navigation « à voiles » (des parachutes utilisant la pression des rayons cosmique). Le récit est offert par un manuscrit retrouvé littéralement dans une bouteille, jetée dans l’immensité de l’univers au gré du hasard. Et le protagoniste du récit, le cosmonaute de fortune (de fait, un journaliste embarqué dans une mission d’exploration) Ulysse Mérou, est un navigateur errant ayant perdu son point d’attache, la Terre qui devrait être son Ithaque.
L’équipage du professeur Antelle découvre, dans le système de Bételgeuse, une planète similaire à la Terre, qu’ils appellent en conséquence Soror. Mais, à l’instar de Houyhnhnmland, ce monde est un monde à l’inverse. Avec la précision sémantique des caricatures médiévales, où les chevaux chevauchent les hommes et les poissons cuisent les chefs dans des poêles, sur la planète étrangère les rôles entre les humains et les simiens sont inversés. Le protagoniste assiste à une chasse où les gorilles tuent à coup de feu et font attraper dans des filets les spécimens d’une humanité non encore sortie de la condition animale. Les humains capturés sont utilisés dans des expériences de laboratoire comme celles de Pavlov : « Il s’agissait ici d’expérimenter sur les hommes les réflexes qu’il avait étudiés sur les chiens[15] ». Et ceux-ci remplissent à merveille le rôle des animaux enfermés dans des cages.
Dans l’imaginaire traditionnel, le singe est une caricature de l’homme, de même que le diable est une caricature de Dieu. Construire une civilisation des singes est donc un dispositif idéal pour satiriser la société humaine. Et, en effet, comme tout voyageur (et journaliste !) (anti)utopique, Ulysse Mérou a l’occasion de visiter une citée simiesque et d’en juger divers aspects, comme le gouvernement, le niveau technologique ou l’organisation sociale triadique, comprenant les trois races dominantes : les gorilles, les orangs-outans et les chimpanzés. Mais, bien que ce triumvirat ironise trois typologies de la nature humaine (les maîtres brutaux, les conservateurs « pompeux, solennels, pédants, dépourvus d’originalité et de sens critique, acharnés à maintenir la tradition, aveugles et sourds à toute nouveauté, adorant les clichés et les formules toutes faites[16] », et les gens intelligents et ouverts), la mise du roman est plus profonde que celle d’une simple satire.
Après tout, le monde de Bételgeuse reproduit assez bien le monde terrestre, il n’est pas soumis aux procédés de séparation et d’extrapolation (anti)utopique qui en feraient soit un miroir positif, soit un miroir négatif de la Terre. À part un petit retard dans le développement scientifique (les simiens ne sont qu’au stade du lancement de satellites dans l’espace, alors que les Terriens auront déjà inventé le voyage interstellaire), la planète des singes est au même niveau historique que le mundus terrien. Cette similitude est une parade pour mieux mettre en relief le noyau de la vision antiutopique : le renversement des races.
Dans ce miroir angoissant, homo sapiens est remplacé par simius sapiens. Les arbres phylogénétiques en sont modifiés et la branche qui, à partir des primates, monte vers le sommet de l’évolution, est celle des singes. L’humanité y fait figure de Yahous swiftiens : les humains n’ont pas d’intelligence et de raison, ils n’ont pas l’usage de la parole et utilisent uniquement des glapis, ils vont nus, mangent de la chair crue, en un mot, appartiennent au règne animal. Ce qui est encore plus inquiétant dans cette vision, c’est que même les visiteurs de la Terre ne sont point sécurisés dans la condition humaine : fait prisonnier et soumis à des tests visant son intelligence, Ulysse Mérou se retrouve dans la position gênante, voire déprimante, de savourer ses « réussites », alors que le professeur Antelle régresse carrément et irrémédiablement à la condition de bête sans conscience de soi.
Assimilant cette leçon sur la fragilité de la condition humaine, le protagoniste réussit tout de même à assumer et manifester sa nature d’être intelligent. Provocant la perplexité de tout un public de savants simiens, aidé par le couple de chimpanzés compatissants Zira et Cornélius, il clame son droit d’être traité comme un égal des singes. Même plus, selon le schéma des utopies de voyage, il fait devant ses hôtes la présentation de sa propre civilisation et de sa hiérarchie raciale inverse. Et comme tout narrateur naïvement convaincu de l’excellence de son propre monde, il finira par être projeté dans une « position dystopique » et sera obligé de fuir la planète.
La méfiance des singes envers le narrateur s’accroît lors des découvertes faites par Cornélius et Zira, qui démontrent que, dix milles ans auparavant, la race dominante de Soror était celle humaine. Les fragments de mémoire collective extraits du cerveau d’une femme utilisée comme cobaye relèvent que, à un certain moment de l’histoire, il y a eu un renversement des races, les singes sont devenues intelligents et ont repris à leur compte la civilisation des humains, reléguant ceux-ci dans la forêt et leur imposant la condition de sauvages et finalement de bêtes. Cette révélation est terrifiante autant pour Ulysse que pour ses hôtes, parce qu’elle infirme la théorie « neutre » et rassurante de l’évolution parallèle, sur la Terre et sur Soror, de deux branches distinctes de primates, les hommes et les singes, et la remplace par la théorie selon laquelle les deux races sont en rapport de concurrence et de succession.
Ulysse est atterré non seulement à l’idée de dégénérescence de sa race, mais aussi à celle de son remplacement par le maillon qui la précède dans la chaîne de l’évolution. La possibilité que les hommes soient détrônés par les robots par exemple (une perspective qui sera exploitée par des séries de films comme Terminator ou Matrix), confesse-t-il, est tout de même moins angoissante, puisque « les machines seront toujours des machines », alors que dans le cas des singes « il s’agit de créatures vivantes possédant un certain degré de psychisme[17] ». Les singes de Soror, à leur tour, commencent à redouter la possibilité que la « race reversal » ne soit à nouveau réversible, qu’Ulysse ne devienne une sorte de Messie des bêtes humaines, en leur infusant ses gènes et en réactivant leur conscience et leur esprit.
La leçon sur la condition humaine que la planète Soror donne à Ulysse n’est pas finie, deux autres surprises attendent le protagoniste et les lecteurs. Le premier coup de théâtre se produit au retour des trois rescapés (Ulysse, Nova et Sirius leur fils) sur la Terre. De même que les héros des immrama irlandaises qui se heurtaient à un important décalage temporel lors de leur retour des îles des femmes de féerie, Ulysse découvre que, à cause des effets relativistes du voyage à la vitesse de la lumière, la Terre est plus vieille de quelques sept cent ans. Et que, dans cet intervalle, la même mutation que sur Soror a eu lieu et que la civilisation humaine a été remplacée par une civilisation des singes. Le deuxième coup arrive à la fin du roman, quand les deux lecteurs incrédules du manuscrit d’Ulysse se révèlent être eux aussi des singes, membres d’une civilisation galactique simienne.
Le noyau antiutopique du roman de Pierre Boulle vise, de même que chez Swift, la position de l’humanité en tant que dernier échelon de la « grande chaîne des êtres ». Dans un monde renversé, le protagoniste n’arrive plus à affirmer, de manière spontanée et auto évidente, la « noblesse » de sa condition humaine. Comme chez les sceptiques libertins qui demandaient ironiquement si les bœufs ont un Dieu en forme de bœuf, chez Pierre Boulle l’homme ne peut plus soutenir l’axiome théologique qu’il a été « créé à l’image de la divinité[18] ». Déconstruisant le mythe narcissique de l’humanité comme « couronne de la création », les habitants de Soror affirment, rappelant toujours le relativisme libertin et déiste, que « le singe est, bien sûr, la seule créature raisonnable, la seule possédant une âme en même temps qu’un corps[19] ».
Et enfonçant encore plus profondément le clou du sarcasme, les lecteurs du manuscrit d’Ulysse manifestent leur incrédulité face au récit, invoquant une « vérité » qui est pour eux apriorique et indiscutable : « Des hommes raisonnables ? Des hommes détenteurs de la sagesse ? Des hommes inspirés par l’esprit ?… Non, ce n’est pas possible ; là, le conteur a passé la mesure[20] ». Pierre Boulle reprend et approfondit la misanthropie noire de Swift. Les prétentions de l’homme de représenter la pointe de lance de l’évolution biologique sont bafouées par un renversement humiliant des rôles, qui le rabaisse à la condition de bête. Le traitement allopathique, par le remède contraire, de l’orgueil des hommes convaincus d’être des anges est de les réduire à des bêtes.
Le succès que le livre a connu à travers de ses mises-à-l’écran autant dans les années 1960-70 (Planet of the Apes, 1968 ; Beneath the Planet of the Apes, 1970 ; Escape from the Planet of the Apes, 1971 ; Conquest of the Planet of the Apes, 1972 ; Battle for the Planet of the Apes, 1973) que dans les années 2000 (Planet of the Apes, 2001 ; Rise of the Planet of the Apes, 2011 ; Dawn of the Planet of the Apes, 2014), témoigne de son pouvoir de fascination, du fait qu’il exploite un fantasme angoissant et obsessif, plus viscéral que la leçon de modestie raciale. Quelle est cette angoisse ?
Les abeilles, les fourmis, les chiens, ou les races extraterrestres peuvent bien offrir des modèles ou de contre-modèles à notre civilisation, toutefois la description de ces sociétés ne nous touche que comme une allégorie. Avec les chevaux intelligents de Swift, les choses deviennent plus compliquées, puisque, dans les traités de logique de l’époque classique, l’exemple stéréotype pour faire la différence entre la bête et l’homme était justement le cheval. Le cheval représentait la classe « animal », l’homme la classe supérieure « animal rationale ». Or, Swift en renversait les positions, retirant à l’homme la qualité de l’intelligence en tant que différence spécifique et la ré-attribuant au cheval.
Le roman de Pierre Boulle reprend le procédé de réversion dans le contexte moderne de l’anthropologie darwinienne et de la psychologie des profondeurs. Dans le schéma évolutionniste, les singes sont l’espèce la plus proche de celle humaine, ils représentent la bête en nous, la couche inférieure de notre cerveau mammalien sur laquelle s’est développé le cortex de homo sapiens. Ils sont le meilleur symbole de notre inconscient racial. En inversant les positions entre l’homme et le singe on connote une prise en possession de l’individu rationnel par son inconscient animal. Une société des singes suggère une communauté en proie à l’ombre collective, possédée par les pulsions tératologiques que l’homme civilisé est supposé maîtriser.
Une (o)utopie des singes est donc une contradiction dans les termes. Proposer les singes comme porteurs d’une société meilleure, c’est inverser la direction de ce que la « vulgate » de la science biologique nous présente comme l’axe de l’évolution. Une civilisation idéale, quelqu’en soit l’excellence, portée par de singes, supposerait que, pour l’atteindre, l’humanité devrait non pas évoluer, mais régresser à des stades pré-humains. L’anxiété viscérale darwinienne de nous voir écartés par une espèce plus compétitive est, dans le cas des singes, aggravée par l’angoisse que c’est la race humaine elle même qui provoque son propre échec, par la déchéance de sa position de « animal rationale ». Imaginer une (o)utopie des singes est la démonstration parfaite du procédé antiutopique de réduction à l’absurde.
Mais vaut-il mieux être ange plutôt que bête? Han Ryner (pseudonyme d’Henri Ner) donne, dans Les surhommes, roman prophétique (1929), une réponse sarcastique à ce souhait. Partant du thème nietzschéen du surhomme, il imagine un futur où l’humanité aurait évolué, par quelques-uns de ses individus, vers des conditions supérieures à celle actuelle. Les mutations commenceront lors d’une catastrophe globale, dans l’esprit de ces théories bizarres de Michel Savigny sur l’évolution à travers des réincarnations et métamorphoses des êtres vivants[21]. L’apparition d’un deuxième soleil (« le soleil fou ») dans notre système provoquera le réchauffement de notre planète à des températures presque invivables, qui déclencheront un bouillonnement général de la biosphère.
Dans cette atmosphère apocalyptique, les épigones de Savigny, les « hexagrammistes », jouent le rôle de prophètes et de prêtres de l’avènement d’une humanité nouvelle. Les options d’évolution sont multiples, les uns désirent l’immortalité, d’autres des ailes connotant une vie d’amour, et d’autres une intelligence et des pouvoirs accrus. Or, voilà que, dans un futur lointain, les élus auront donné naissance, par réincarnation, à trois variantes de « surhommes » ou « kéroubims » : 212 Immortels, des êtres métalliques, rétrécis, vivant isolés dans des cavernes pour se protéger des accidents ; 62 Suranges, des êtres ailés, proférant l’amour et la compassion, par des émanations d’énergie animique ; 147 Suréléphants, des « dieux » de la taille des mammouths, à deux trompes et quatre bras, à peau rugueuse et épaisse, d’une force supérieure à tous les êtres.
Le reste de l’humanité, quelques 8 milliards d’individus, demeurera dans sa condition antérieure, en tant qu’esclaves des « Dominateurs » ou Maîtres éléphantins. Le « soleil fou » responsable de cette évolution ressemble à un astre noir de l’inconscient collectif, qui sépare en l’homme le Surange ailé de la bête pachydermique. Malheureusement, le message d’harmonie et d’amour des Suranges ne saurait s’imposer face à la force brute et la volonté de pouvoir des Suréléphants. « La Ligue pour le plus profond amour des Dieux », inspirée par les premiers, ne peut empêcher les violences des Maîtres, qui, partagés en deux partis, ceux de l’Est avec la capitale à Eor et ceux de l’Ouest avec la capitale à Oor, se combattent farouchement, provocant la mort de millions de leurs sujets humains.
Le problème métaphysique des Suréléphants sont le Vide et l’Ennui, « deux noms d’abîme et de bâillement » : « L’ennui semble émaner de l’ennuyé et à la fois irradier de toutes choses vers l’ennuyé. C’est une faim qui tord les entrailles et c’est un froid qui endolorit et engourdit[22] ». Les surhommes de Han Ryner héritent donc du nihilisme moderniste, de l’Apocalypse selon Nietzsche. Pour s’assouvir de la pression du néant et de la nausée, les Suréléphants ne se contentent pas de dominer les humains, ils soumettent les Immortels aussi et tentent de capturer les Suranges.
Et quand cette tentative échoue, Marbal, le plus hardi des Dominateurs, fait le projet d’une future réincarnation dans un « Surdieu ». Cet être sera fait d’énergie pure et possédera un corps électrique, il ne se nourrira plus de fruits et d’enfants humains mais de matières allégées, de flammes, il voyagera partout dans l’espace, dans tous les systèmes solaires qui lui plairont, et maîtrisera le temps, replongeant dans le passé, modifiant le futur, explorant les formes alternatives d’existence. Malheureusement, l’image du Surdieu n’est qu’une rêverie compensatrice des Suréléphants, qui restent embourbés dans la matière. La « Surutopie » (pour garder l’obsession linguistique de l’auteur pour le « supra ») semble vouée à un échec criant : Quoi de plus ridicule et tragique que de voir le surhomme nietzschéen incarné dans un Superpachyderme ?
Bibliographie principale
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[Gilles Bernard Raguet], Nouvelle Atlantide de François Bacon chancelier d’Angleterre, Traduite en François, & continuée, Avec des Reflexions sur l’institution & les occupations des Academies Françoise, des Sciences, & des Inscriptions, Par M. R., À Paris, Chez Jean Musier, MDCCII (1702).
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This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Corin Braga, Les antiutopies classiques, Paris, Classiques Garnier, 2012.
[2] Robert Wallace, Various Prospects of Mankind, Nature, and Providence, London, Printed for A. Millar. 1761.
[3] Pour quelques uns de ces textes, voir Bruce Shaw, The animal fable in science fiction and fantasy, Foreword by Van Ikin, Jefferson (N.C.), McFarland & Co., Publishers, 2010.
[4] Bernard Mandeville, La fable des abeilles, Paris, 1998, p. 29.
[5] François Grégoire, Bernard de Mandeville et la « Fable des Abeilles », Nancy, 1947, p. 94-95.
[6] Jean-Michel Racault, De l’Utopie à l’Anti-utopie. Le procès de l’attitude utopique dans quelques utopies narratives françaises et anglaises à l’aube des Lumières, Paris, 1981, p. 150.
[7] Raymond Trousson, « L’utopie en procès au siècle des Lumières », », in Jean Macary (éd.), Essays on the age of Enlightenment, Genève, 1977, p. 316-317.
[8] [Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, Melle de Montpensier], La relation de l’Isle imaginaire, & L’Histoire de la princesse de Paphlagonie, [Bordeaux], 1659, p. 45-46.
[9] Émeric de Vatel, Les Fourmis, in Pierre Versins (éd.), Outrepart : Anthologie d’Utopies, de Voyages extraordinaires et de Science fiction, autrement dit, de Conjectures romanesques rationnelles, Paris, Éditions de la Tête de feuilles, 1971.
[10] Voir Corin Braga, La quête manquée de l’Avalon occidentale. Le Paradis interdit au Moyen Âge 2, Paris, 2004, Chap. « Les immrama », p. 113-169.
[11] Anatole France, L’île des Pingouins, Paris, Calmann-Lévy, 1964, p. 433.
[12] George Orwell, La ferme des animaux, Traduit de l’anglais par Jean Quéval, Paris, 2008, p. 16.
[13] Ibidem, p. 148.
[14] Ibidem, p. 151.
[15] Pierre Boulle, La planète des singes, Paris, 1963, p. 66.
[16] Ibidem, p. 105.
[17] Ibidem, p. 144.
[18] Ibidem, p. 79.
[19] Ibidem, p. 87.
[20] Ibidem, p. 182.
[21] Voir Mariano Martín Rodríquez, Postface à Han Ryner, Les surhommes, roman prophétique, Saint-Martin de Bonfossé, 2016, p. 127.
[22] Han Ryner, Les surhommes, roman prophétique, Saint-Martin de Bonfossé, 2016, p. 80.
Simulacra and Phantasms in Wunderkammern: Collections as Sites of UtopiaSimulacra and Phantasms in Wunderkammern: Collections as Sites of Utopia
Simulacra and Phantasms in Wunderkammern: Collections as Sites of Utopia
Abstract: Reuniting “machinamente artis et naturae”, collections and museums represent “an effort to analyze the objects and the forces of the world, as well as an attempt to relieve their effects, without missing any reference point”[1]. We are, in the present work, particularly interested in the utopian structure of Wunderkammern (or Cabinets of Curiosities), which gather objects of different substance (natural forms, statues, mechanical objects, paintings, tools, buildings, mechanisms) for the sole purpose of creating an illusion of possessing a perfected, unspoiled version of the world seen in simultaneity. This ambition may also be linked to the domain of simulacra (since most of the objects found in these Cabinets were fashioned in order to serve the purpose of the space they inhibited, which makes domains of artifacts often lacking real referents (fantastic animals, myths, phantasms). The present paper attempts to link these phenomena to the concept of utopianism.
Key words: Utopia; Wunderkammer; Cabinet of Curiosities; Simulacrum; Artifacts; Statues; Automaton; Museum; Collection.
There is a “utopian agenda of directly reconnecting the present to an originary past” and it often relies on mystification. Donald P. Eziosi mentions in this respect his personal experience as an archeologist contributing to “the literal erasure and bulldozing of many centuries of Ottoman Islamic history – so that, in effect, modern Greece and ancient Hellas could be made to seem contiguous and hence continuous.”[2] The same agenda is visible in the space of the museum inhabited by artifacts leading the visitors to understand that all antiquities “exist in a blank medium”, “a history that contains nothing but buried traces of a single sectarian identity- an identity that in effect id reconstituted out of an ethically cleansed sandbox of time”. We are led to believe that the lost traces of those who used these artifacts “have existed in an intact and undiluted or unaltered state through time”, which is both unsettling and disconcerting. Eziosi emphasis on the lack of history that characterizes these museal displays: it is conveniently preplaced by “an evacuated, abstract time which allows antiquity and the present be sewn together in a seamless fabric with no holes.”[3] His thesis is interesting in the sense that he attempts to discuss human individuation as related to its dependence of objects. “’We seem no more separable from the world of artifice we carpet ourselves into than we are from the bodies we grow into’ if, in other words, ‘objects pursue us in our pursuit of objects to sustain and focus our pursuit of ourselves,’ that is because we are not separable from that world outside the fantasies that sustain us as distinct and non-deponent.”[4] He believes that the existence as an individual is a manner of existing in a state of being that is merely defined by a series of contradictions. We thus experience a “tension between the self as unified, coherent, bounded, solid, continuously selfsame, and invariant in all its variations, and the self as fragmented, incoherent, dispersed, conflicted, fluid, migratory and heterogeneous”[5], which makes art history and museology solely thinkable and comprehensible by holding that “the fantasy of the self as selfsame is not a fantasy” since
The fundamental beliefs about the nature of time, history, memory and identity that have underlain and made possible the art historical and museological practices we know today themselves depend upon very particular dialogic or dialectical relationships imagined to exist between ourselves as social subjects and the object worlds we build ourselves into.
In 1821, the architect John Soane manuscript entitled Crude Hints towards an History of My House in L(incoln’s) I(nn) Fields, which attempted to describe the initial state of his house-museum to a future historian who would have found it in ruins. Soane rebuilt his house in order to obtain “a great assemblage of ancient fragments which must have been placed there for the advancement and knowledge of ancient Art”.[6] The museum would have to predetermine the manner in which time and destruction would work upon its facade, turning the ruined aspect of a building into a predictable product. In Eziosi’s own words, the building should have appeared as if it had built itself. Furthermore, its decay should have contained clues for its future restoration, “instructions both as to how it might reconstruct or resurrect itself after its death, and as to how its future fragments might encode the intentions or desires of the original Artist.”[7] He thus surpasses the intention to equate his work to the work of a god and tries to operate upon his work as nature would. Soane’s houses were more than architecturally challenging buildings: they also built a narrative, a story involving a monastic figure that would haunt the destroyed ruins of his once great parlours.
Death and ruin are two major themes in the museum’s environment. As Donald P. Eziosi mentioned,
Soane’s museum resembles a memory machine or a modern florilegium – a garden of aphorisms, fragments of wisdom, generating ethical knowledge through aesthetic example (to use two terms which for Soane were in fact mirror images of each other). Its aim was to foster the development of a humane environment based on exemplary fragments providing ancient precedents for the “union of architecture, painting and sculpture”; in other words, to “re-member” a lost or dis-membered unity. In projecting the entire edifice as a mass of future fragments, he aimed to have those future fragments of the building serve functions identical to those served by those now residing in the building.[8]
The concept of art understood under the umbrella of art history is linked to “an unquenchable desire to imagine art as a universal, pan-human phenomenon, as the essential mode of human symbolisation”[9], which leads to the cliché of art as a universal language and, moreover, a language “exemplified (and legible) in the artefacts of every people. The science “for rendering the visible legible” is, according to Donald P. Eziosi, museology, on a one hand, art history and criticism, on the other. Still, our belief in these notions becomes problematic considering that “for some time we’ve been living in an age when virtually anything can properly be displayed as ‘content’ in a museum, and when virtually anything can cogently be designated and plausibly serve as a museum.”[10] This lead to a schizoid concept of the museum, one in which it is “the temple of art” or “the shrine of and for the self, intended to ‘cure’ (i.e., discipline) individuals and transform them through study and contemplation into citizen-subjects of the new nation-state”, the other is the exhibition, “the shrine of the object, the sacred fetish, which was intended to transform citizen-subjects into avid consumers, to induce individuals to conceive of their lives using the bizarre fantasy-language of capitalism, to imagine oneself and others as commodities in every possible sense of the term.”[11] Conversely, these two manners of conceiving the museal space share the manner in which they make visible what is normally hidden, and congruent in space and time what was normally separated by centuries, social class, culture.
I follow the idea that museums are predilect spaces inhabited by a sense of a utopian vision of the world, which often imposes itself through simulacra. Reuniting “machinamente artis et naturae”, they do, in fact, represent “an effort to analyze the objects and the forces of the world, as well as an attempt to relieve their effects, without missing any reference point”[12]. I am, in the present work, particularly interested in the utopian structure of Wunderkammern (or Cabinets of Curiosities), which gather together objects of different substance (natural forms, statues, mechanical objects, paintings, tools, buildings, mechanisms) for the sole purpose of creating an illusion of possessing a perfected, unspoiled version of the world seen in simultaneity. This ambition may also be linked to the domain of simulacra (since most of the objects found in these Cabinets were fashioned in order to serve the purpose of the space they inhibited, which makes domains of artifacts often lacking real referents (fantastic animals, myths, phantasms).
There is a type of ironic approach in the usage of “simulacrum” as a concept or in the act of conceptualizing the term itself. Deleuze and Guattari[13] adopt a rather victimizing aspect regarding the act of conceptualizing itself, as they refer to the risks involved by the exposure of words and concepts to the falsehood of interpretation or to the improper act of being created inside domains foreign to the realm of philosophy. In order to illustrate this situation of this worrying unbalance, they resort to the Platonic acceptation of the simulacrum. We follow a most common definition of the term: simulacra are all things having lost reality or any type of connection to their prototypes (“a copy of a copy whose relation to the model has become so attenuated that it can no longer properly be said to be a copy. It stands on its own as a copy without a model”[14]). It is possible, in this respect, to read their What Is Philosophy? approaches to the notion of the simulacrum through metatextual lenses. Deleuze and Guattari do not explicitly open another way in discussing the question of reality in the postmodern context, in the sense that they do not develop an alternative reading to the ominous Baudrillardian vision of reality corrupted and usurped by signs. They do, however, express a series of meaningful insights we found useful in the context of our very research.
Philosophy is “the art of forming, inventing and fabricating concepts”[15], thus, the philosopher assumes a permanent job in creating, fabricating, forming new concepts. This is a prime condition of survival: philosophy is based on and justified by a never-ending process of concept-creation: “Concepts are not waiting for us ready-made, like heavenly bodies. There is no heaven for concepts. They must be invented, fabricated, or rather created and would be nothing without their creator’s signature.”[16] However, in time, philosophy seems to have aborted its mission and other domains come to pick its abandoned pace. Deleuze and Guattari thus turn to Platonism in order to interpret the situation in which the crisis of philosophy relies: “if each citizen lays claim to something, then we need to be able to judge the validity of claims”, which means that establishing an order is imperious. The validity of claims should be evaluating through the lenses of Ideas, of philosophical concepts. The rivalry reaches its peak when faced with the fight between the philosopher and the sophist, the issue of their antagonism being the manner in which we may distinguish between what is real and what solely pretends to be so. Adopting a concept and reinterpreting it accordingly is never enough: Nietzsche would therefore determine the duty of philosophy by writing that “[Philosophers] must no longer accept concepts as a gift, nor merely purify and polish them, but first make and create them, present them and make them convincing. Hitherto one has generally trusted one’s concepts as if they were a wonderful dowry from some sort of wonderland,”[17], a consequence of this vision laying in the lack of trust invested in borrowed or inherited concepts. An immutable quality of the authentic concepts, born and bred in the melting pot of philosophy, is the fact that those who last are those who bear their creators’ signature: Aristotle’s substance, Descartes’s cogito, Leibniz’s monad, Kant’s condition, Schelling’s power, Bergson’s duration [durée]. We are thus entitled to wonder whose signature this concept of the simulacrum is. Is it properly assimilated by the domains that now use and abuse it or is it just a term of great impact, a barbarian word which, borrowed, taken as it is, stolen even from a legitimate domain, serves theories and purposes, estranged of its initial state? Is the simulacrum a simulacrum in itself?
Deleuze would see simulacra as a type of aggression: the copy is similar to the Idea due to the loyalty that resides in its accomplishment. The simulacrum is a brutal image, separated from the Idea while claiming that it follows the Idea per se: a false pretense, meant to cover the fragmentarism of an intrinsic unbalance. Since the platonic acceptation of this term primarily refers to an occultation of the more benign sense of representation, we believe important, necessary even to map the manner in which this tension between the mimetic copy and the copy that lost its original survives.
We believe that the narratives preoccupied by this sensible antagonism are justified by theoretical approaches towards art and the manner in which we perceive ourselves as individuals in the context of art’s developments. The story of Frankenstein’s monster would not have been possible in a century which denied the magical potentiality of one’s own image, and neither would Dorian Gray’s cursed portrait exert the type of fascination it throughout the decadent fin de siècle. Both these narratives are obliged to the emblematic myth of Pygmalion and to the never-ending possibilities of artifacts and curiosities sheltered by museums and Wunderkammern starting the 1700s.
In The Pygmalion Effect: From Ovid to Hitchcock, Victor Ieronim Stoichiţă gives two concise definitions to simulacrum. One describes it as “an artificial construction, lacking its original, reproduced as existing in and through itself”, not necessarily copying and object of the world.[18] The other claims that it is a “fabricated object, an artifact that can, at best, produce an effect of similitude, masking the absence of the model through an excess of its own hyperreality”[19]
The myth of Pygmalion is used as a focal point, following a border phenomenon of the image seen as existing. Its starting point is The Sophist, where Plato makes the distinction between eistatike, the art of the copy, and phantastike, the art of the simulacrum. This distinction is followed by the one mirroring the eikon, an image following the laws of mimesis, copying something that exists, and the phantasma, an image invested with autonomy, a vague and obscure notion, transiting the history of representation while challenging the triumphal mimetism. In Difference and Repetition, Gilles Deleuze claimed that the true bet of the platonic philosophy was not the mimesis, which was arguably easier to conceive, but this “other image”, an image “which’s main feature consists not in likeness, but in its own existence”. The modern triumph of the simulacrum, in Jean Baudrillard’s terms, is the manner in which we stop questioning the reality of the real and accept all simulations of reality. From an aesthetical history point of view, however, the simulacrum, Stoichiţă will add, “proclaims the victory of phantasm-artifacts and signifies the estrangement from conceiving the work of art as imitation of a preexistent model.”[20]
The simulacrum prevails, through and through. Due to the obscure notion it embodies and in the context of its protheism, we find it stubbornly placed amidst mimetic images, becoming a constant throughout the centuries. According to Victor Ieronim Stoichiţă, the attraction of these types of images is an essential component of the occidental aesthetics, its founding myth (Pygmalion in love with a product of his own skill and imagination) being a myth of surpassing, obliterating even, all limits. Images, as David Freedberg noted[21] are capable of rousing, infuriating, inciting affections as well as cruelty, possessing a magical force which leads to fascination as well as to fear. The statue of Galatea becomes the premises of phantasms surrounding the avatars of an imaginary woman, objectifying desire as well as danger, and so does the story of Helen of Troy’s Döpplegänger, which led to a war lasting for a decade, a war over something that was solely fashioned in order to celebrate perfection. The one that was stolen was not the human being, but a statue of an autonomous beauty. Pygmalion is not attracted by a real woman, but by one perfected by art, which is a transgression in relation to the unapproachable status of the untouchable art.
The pictural representations of Pygmalion show him surrounded by curiosities, an artist preoccupied by the “principles that governed the cummulative taxinomies of Wunderkammeras”, which followed the “reversibility between nature and art, between animated and inanimated”[22]. The phantasm of Elena’s Dooplegager, often confused with Galatea, was kept alive during the XVIIth century due to texts such as Giambattista Marino’s La Galeria, who imagined her as a talking statue. This motif is no stranger to the fascination for simulacra that ruled the principles of art galleries and cabinets of curiosities, all of them insisting to claim a form of antique mythical legitimacy. The talking statue motif (derived from the statues’ eulogy in Imagines by Philostratus or Descriptiones by Calistratus) “underlines the threedimensional nature of sculptural objects as well as their capacity to filling out the space inahbited by someone else, in the same manner livingt beings would”[23]. The museum, programmaticaly manifesting a prohibitive attitude towards experiencing the object of art throughout the tactile, does nothing but to confirm a triumph of the image over the thing in itself, “a consequence of the consecrating the unreal part of itself.”[24] As they solely exist as separated from the rest of the world due to this clearly delimited status, images are intangible: to touch the work of art is, according to Stoichiţă, to downgrade it, “to see it as a merely functional object and to fundamentally endanger its very essence, that belongs to imagination solely.”[25] The image, once isolated in the space of the museum, becomes its very phantasm, entertaining a type of utopian parallel reality. In this respect, the talking statue is an irruption of the museal utopia, allowing itself to exist in a an autonomous regimen.
In The Lure of Antiquity and the Cult of the Machine. The Kunstkammer and the Evolution of Nature, Art and Technology, Horst Bredekamp wrote that these moving statues and automatons were perceived as half or almost living. He thus begins the chapter that focuses on the confrontation between sculpture as the prerrogative of nostalgia for the art of the Greek and Roman antiquity and the inovation of machines, which threatened to take the place of the work of art by reproducing an episode in Benvenutto Cellini’s life who had to execute a serie of silver statues as part of a comission for King Francois I. The artist wasn’t able to complete but a single statue, representing Jupiter. Since the king was going to visit his workshop after dark, Cellini found an ingenious way of turning the defavorable situation into an advantageous one. He lit the torch in the god’s hand, allowing his face to look particularly uncanny. This effect was further amplified by placing the statue on a moving plinth, that created the impression of aliveness. Bredekamp believes that “the mechanial impulse which enlivened the statue helped its creator win the competition: the modern art, turned into machina, overshadowed the effulgence of the antique”[26]. Although one may envision this conflict as a predecessor for the fame automatons knew throughout the 18th century, it will, however, oscilate, the relationship between the modern automatons and the sculptural art of antiquity being more complex and ambiguous than it seems. The hyerarchy that placed one above the other was fragile, easily challanged. Another crucial moment in mapping this very relation, seen by Bredekamp as both a “confirmation and a manner of further potentiating the manipulative effects obtained by Cellini” is the 1731 engraving by Charles Nicolas Cochin, La Charmante Catin. The work depicts a feminine society captured by a moving doll, actuated by a clock mechanism, bathed in candle light. Reminiscent of the fascination exercited over the women in the engraving are Vaucason’s automatons, compared by Voltaire with the works of Prometeus. Morover, the automatons were seen as a bindingt between art and the human reproduced as an artifact (Bredekam quotes Julien Offray de la Mettrie who, in 1748, affirmed that, considering the remarcable progress of automatons created by Vaucason, it was only a matter of time before the human being would be artificially reproduced by a skilled artisan.”[27]. The 1770s are abundant in similar figures, allowing the fascination for the artificial being to open a new phase in the history of art, but not necessarily diminishing the respect still shown to statues of antiquity.
As a matter of fact, new collections of antiquities appear throughout Europe, original works often being replaced by copies, since the new intention of these collections was encapsulating an ideal, utopian artificial environment, where one would be safe from all historical determinisms, and artistic, as well as natural wonders would coexist in a scattered, yet fascinating harmony.
In From my Life: Poetry and Truth, Johann Wolfgang von Goethe depicts such a collection, seen in Mannheim. He was impressed by the manner in which these splendid statues of Antiquity were scattered all over the place, as if they formed a forest or an ideal gathering. As Humphrey Trevelyan notes in Goethe and the Greeks[28], “there were in fact few works of the great period of Greek art among them, hardly any indeed that are now recognized as being Greco-Roman art”[29], however, they impressed and imposed themselves as rare an unique due to what, authenticity aside, they attempted to express. We notice that Goethe underlines the statues’ arrangement, the way in which light and motion work together in creating the impression that they were more than just vestiges: they possessed a supplementary dimension due to an extrinsic mechanical. Whilst “the sculpture and the android are the embodiments of two shapes which are not only diametrally different, but diametrally opposed”, since sculpture imposes “the unattainable pretenses of a remote past”, while the android contains “the hope of human and machine intertwined”, as a pretext for a new stage of artistic creation, Bredekamp quotes Etienne Bonnot de Condillac who, in the 1754 Treaties on Sensations depicts a potential connection between the two. Condillac imagined a statue “organized inwardly like a man but animated by a soul that had never received an idea or a sense impression. He then unlocked its senses one by one. The statue’s power of attention came into existence through its consciousness of sensory experience; next, it developed memory, the lingering of sensory experience; with memory, it was able to compare experiences, and so judgment arose. Each development made the statue more human and dramatized Condillac’s idea that man is nothing but what he acquires, beginning with sensory experience.”[30]
Embodiment of existence lacking content, the statue, once endowed with the capacity of sensorial transformation, soon becomes a living human being. The story is somewhat related to that of Pygmalion but, as Bredekamp notes, its movements are those of a mechanical being, one that educates itself. The statue Condillac described combines autonomous movement with the marble epidermis, the Antiquity and the world of machines[31]. From the point of view of the epoch, Condillac’s statue was a hybrid structure, an “intermediate posture” between sculpture and automaton and might, thus, be considered a leitmotif. Despite their intentionality and their antagonist shape, both antique sculptures and androids owned the common denominator of having been created, of being the result of effort, of labor. “In both of them one may see the effort of creation, by shaping brute matter, a mediating instance which, from the intermediate zone between the natural state and the human intervention, allowed the elucidating the relationship between the human being and the environment”[32]. Moreover, their occurrence, as well as their history was essentially awoken by a theoretical curiosity: how would they answer to the question regarding the manner in which one might define the balance between human artifacts and the nature.”[33]
The concept of “natural history”, as found in Pliny the Elder’s works, was in fact turning to the state of data contained by things and species in nature, never once regarding their actual evolution. His exhaustive efforts in describing everything lacked “any notion of historicity of the natural world, the pure description of matter, its particularities and its possible uses being favored above everything else.”[34] Christianity canonized this concept of a nature lacking history as it followed the Mosaic outlook on chronology, according to which the world has indeed been made in no more than six days. Immanuel Kant, however, challenges this view upon an unhistorical, purely physiological nature, by dividing naturalis historia into a descriptive component and a historical one, claiming that we generally tend interpret the notions of depiction of nature and history of nature as if they had the very same meaning, when it is, as Bredekamp comments, “obvious that a knowledge of things as they are today always makes room for a desire of knowing how they once were and through which type of transformations did they pass before reaching their current shape.”[35]. Bredekamp believes that the Kantian vision upon a concept of natural history regarded “in time”, distinguished from the descriptive, classifying one, which imposed a spatial perspective, was based on visual experiences conducted in the Wunderkammer two hundred years before his contribution. Here, “situated in two focal points converging as well as diverging nature and human creations”, both the antiquities and the innovative automatons played a decisive part: they imprinted a certain dynamic to the perspective upon nature”[36]. Even though it was not endowed with the capacity of actually dictating the meaning of this perspective, one’s glance was able to dower natural history a more profound meaning”[37]
The consequence of simultaneously displaying antique sculptures and automatons in collections would then be the avant la lettre historicity of nature. In natural sciences professed during the Renaissance, antique statues find themselves “in a plosive context, as they embody the confusion which distinguished divine creation from the human one”. Having been found in the round they are, therefore, classified as fossils, because they too were often found buried in the ground, owing their shape to both human creation and the nature’s participation in transforming the matter (a principle no different from John Soane’s “as if” ruined museum). The Renaissance established the principle of collecting as a manner of possessing a small-scale version of the universe, Quiccheberg[38]’s descriptions of early modern collections always maintaining the ambition of covering a whole continent, a whole area, also being interested in escapes into the unknown and the exotic, which documents a need to encompass the whole world, horizontally. This is why, Bredekamp concludes, the Wunderkammer intersects the vertical hierarchy in which the Naturalia, the Artificialia and the Scientific succeeded one another and the horizontal plateau that would embrace the whole world”[39]. One may say that the Wunderkammer was simultaneously, “a microcosm and a manner of blurring time”, not unlike the modern museums Donald P. Eziosi described.
The objects conserved in Wunderkammern (or Cabinets of Curiosities) marked representations of the world itself: the cosmos is often represented as a machine, its moving no different from that of a clock’s mechanism. In 1647, Descartes uses the metaphor of a God as a mechanikos or a mechanapoios, which leads to the conclusion that the curiosities displayed in these Wunderkammern influenced this vision. Moreover, John Locke, in his Essay Concerning Human Understanding expressed the idea that the intellect is “a closet that is wholly sealed against light, with only some little openings left to let in external visible resemblances or ideas of things outside. If the pictures coming into such a dark room stayed there, and lay in order so that they could be found again when needed, it would very much resemble the understanding of a man, as far as objects of sight and the ideas of them are concerned.”, thus linking knowledge to filling a collection of objects, of structuring knowledge through artifacts.
The 18th century is especially interested in the sculptural art, in sculptural metaphors, which link creation and mechanics, unifying natural and artificially fashioned images in an effort of filling a void of ambition: the ambition of conquering all history and displaying it simultaneously. As Susan Pearce writes, “objects, like language and the manipulation of the natural world which gives living space, shelter and food, constitute one of the fundamental ways in which we construct ourselves, both as societies and as individual social animals”[40] which is why the manner in which collections are conceived becomes a fictional disposal of obsessions, fears, desires organized, not unlike the literary depictions of utopian societies. We can see, Pearce adds, “that the collection bears not a continuous or a one-to-one relationship to the source material, but rather a metaphorical relationship to this material, of which it can only be said to be representative in a very particular way.”[41]
As a rule, F. Hr. Michael writes “museums take as their object a reality different from that of which they themselves are a part”[42] because they both “engage in the construction of realities not present in the here and now.”[43] They both gather fragments and create whole different, circular structures based on a different manner of viewing things. In this respect, the topos of the Wunderkammer may be a starting point in finding utopian thinking in art that affirms itself autonomously (like the statue Pygmalion fashioned and fell in love with). The collector sees himself as a Promethean force that reunites incompatible domains, furthering the fantasy of “creating artificial life”[44], having as a guide mark “imitating nature and life to the point of illusion”[45].
This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Horst Bredekamp, Nostalgia antichităţii şi cultul maşinilor. Istoria cabinetului de curiozităţi şi viitorul istoriei artei [The Lure of Antiquity and the Cult of the Machine. The Kunstkammer and the Evolution of Nature, Art and Technology], Editura Idea, Cluj-Napoca, 2007, p. 46.
[2] Donald P. Eziosi, “Haunted by Things: Utopias and Their Consequences,” in Thinking Utopia: Steps into Other Worlds, ed. Jörn Rüsen, Michael Fehr, and Thomas W. Rieger, New York, Berghahn Books, 2004, p. 153.
[3] Ibidem, p. 151.
[4] Ibidem, p. 153.
[5] Ibidem.
[6] John Soane, Crude Hints towards an History of My House in L(incoln’s) I(nn) Fields apud ibidem, p. 154.
[7] Ibidem, p. 155.
[8] Ibidem.
[9] Ibidem, p. 162.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem.
[12] Horst Bredekamp, op. cit., p. 46.
[14] Brian Massumi, “Realer than Real”, Copyright no.1, 1987, pp. 90-97.
[15] Gilles Deleuze, Felix Guatari, What is Philosophy?, Columbia University Press, New York, 1994, p. 2.
[16] Ibidem, p. 5.
[17] Ibidem.
[18] Victor Ieronim Stoichiţă, The Pygmalion Effect: From Ovid to Hitchcock, Chicago, The University of Chicago Press, coll. “The Louise Smith Bross Lectures”, 2008; Efectul Pygmalion: De la Ovidiu la Hitchcock, Editura Humanitas, Bucureşti, 2011, p. 6-7.
[19] Ibidem, p. 5.
[20] Ibidem, p. 7.
[21] David Freedberg, The Power of Images. Studies in History and Theory of Response, University of Chicago Press, 1991.
[22] Victor Ieronim Stoichiţă, op. cit., p. 133.
[23] Ibidem, p. 134.
[24] Ibidem.
[25] Ibidem.
[26] Horst Bredekamp, op. cit., p. 7.
[27] Ibidem, p. 10.
[28] Humphrey Trevelyan, Goethe and the Greeks, Cambridge University Press, 1981.
[29] Ibidem, p. 38.
[30] According to Josefina Zoraida Vázquez in “The Background and Influence of Naturalism”, https://www.britannica.com/topic/education/The-background-and-influence-of-naturalism#ref302966.
[31] Horst Bredekamp, op. cit., p. 12.
[32] Ibidem, p. 13.
[33] Ibidem.
[34] Ibidem.
[35] Ibidem.
[36] Ibidem.
[37] Ibidem.
[38] Samuel Quiccheberg, The First Treatise on Museums, Samuel Quiccheberg’s Inscriptiones, 1565, Getty Publications, 2013.
[39] Horst Bredekamp, op. cit., p. 37.
[40] Susan Pearce, “Collecting as Medium and Message,” in Museum, Media, Message, ed. Eilean Hooper-Greenhill, Routledge, New York, 1995, p. 15.
[41] Ibidem, p. 17.
[42] Michael Fehr, “Art – Museum – Utopia: Five Themes on an Epistemological Construction Site,” in Thinking Utopia: Steps into Other Worlds, ed. Jörn Rüsen, Michael Fehr, and Thomas W. Rieger, New York, Berghahn Books, 2004, p. 170.
[43] Ibidem.
[44] Horst Bredekamp, op. cit., p. 48.
[45] Ibidem, pp. 48-49.
Betraying Reality: Defamiliarization’s Effect on Fantasy WorldsBetraying Reality: Defamiliarization’s Effect on Fantasy Worlds
Betraying Reality: Defamiliarization’s Effect on Fantasy Worlds
Abstract: This study investigates the relationship between reality and fantasy worlds by applying the concept of defamiliarization, seen as a defining element for the construction of the marvellous imaginary. Using Viktor Shklovsky’s and Darko Suvin’s theories as a starting point, my paper focuses on the manner in which a completely new perception of space is created through the transfer of known and possible reality onto secondary universes. Fantasy constantly betrays and reconfigures images attached to reality, aiming at building ontologically valid and autonomous worlds. These universes grant new meanings to reality and even help recuperate lost or forgotten ones. Defamiliarization, as a key ingredient, delivers the nature of fantasy worlds, which I will explore by using relevant findings in the study of the utopian genre.
Keywords: Fantasy worlds; Defamiliarization; Degrees of Defamiliarization; Tzvetan Todorov; Darko Suvin; Utopian Genre; Imaginary Geography; Portals.
Is fantasy merely a product of combinatorialist imagination? Do secondary worlds consist of elements that combine, on a basic level, possible images of reality? Despite being able to find roots for the marvellous imaginary in combinatorialism, my analysis[1] on the enchanted wardrobe, through which Lucy enters Narnia, contains sufficient arguments in favour of the idea that fantasy worlds are the result of a complex process creating imaginary objects and situations (such an imaginary object is the portal). Toma Pavel criticizes the “firm commitment to reality”[2] of combinatorialism stating that:
The ontology of fictional worlds is not by neccessity combinatorialist, even if various periods or trends have adopted a conspicuous combinatorialist stand: chimerae were indeed reducible to real elements, just as Archimboldo’s portraits decompose into fruit and vegetables; and do not eighteenth- and nineteenth-century realist novels programmatically limit their ontology to kinds of beings belonging to the actualworld? But even these examples show thar more complex varieties of combinatorialism go beyond space-time points and use as building blocks natural kinds, social types and roles, and so on. Obviously, space-time points are insufficient for realist and irrealist fiction alike.[3]
To take the combinatorialist stand means to interpret fantasy worlds as a simple rearrangement of images that have a real background and seeing reality as the sole reference point for fictional worlds of this kind. But the premise of theories on the morphology of fantasy worlds should attempt to avoid a clear-cut opposition between reality and fiction and, therefore, it represents the starting point of my endeavour. If the portal designates the area in which contradictions between the primary (real) world and the secondary (marvellous) world are dismantled, then any theoretical attempt to establish a dominance of the real world over the fictional world comes at a dead end mostly due to the fact that reality itself is a possible world in the universe of possible worlds. Such an approach distances itself from the classical logic of non-contradiction and engages with quantum logics and its principles. Several researchers have studied fantasy applying the opposition between the actual and the secondary world. But ideas like those of Nelson Goodman[4] and Hilary Putnam,[5] based on ontological relativism, postulate a multiverse of possible worlds.[6] Moreover, a similar perspective can be found at the core of Lubomír Doležel’s Heterocosmica,[7] in which the semantics of fictional worlds are detailed and explained.
Secondary worlds are not erected through a simple game of combinations as this would, yet again, showcase reality as the sole reference point and end any efforts to discuss fantasy through the possible worlds’ theory. A consistent answer to the question of how fantasy worlds are created can be found in defamiliarization, despite the fact that from a fictional point of view these worlds emerge through narrative modalities as described by Doležel. A necessary step in my analysis will consist of revisiting the origins of the term defamiliarization and testing its applicability on fantasy literature.
In his essay “Art as Technique,”[8] Viktor Shklovsky coins the terms practical and poetic language, in order to reveal his concept of ostranenie (defamiliarization). If practical language places, in a metonymical manner, objects into categories, poetic language will recreate, through metaphors, the real structure/wrapping of objects, aiming at transmitting an intense aesthetic experience. The fine line linking the two language types and, implicitly, imaginary categories is perception, as “the purpose of art is to impart the sensation of things as they are perceived and not as they are known.”[9] In the case of practical language we are dealing with an automatism of perception, while poetic/artistic language increases the duration and the difficulties of perception, which will infuse the text (and can even become of aesthetic value in itself).[10] At this point we can suggest that Shklovsky managed to reformulate, in a more complex manner, Samuel Coleridge’s definition of the relationship between primary and secondary imagination in his work Biographia Literaria.[11] Primary imagination is closely connected to an initial perception of objects and will enable their inclusion into the known world. But secondary imagination will rearrange what senses usually deliver by placing objects in a different ontological regime. In order to clarify the junction between immediate and artistic perception, Shklovsky introduces the concept of defamiliarization. This term is seen as a technique through which familiar objects are described in an unfamiliar manner or as how they are seen on a first sight. Defamiliarization implies a new perception of objects that are placed in a different semantic regime and overhaul the automatism of perception.
Shklovsky makes use of defamiliarization in order to explain how literary language can function in general and uses Tolstoi’s works to illustrate this. Defamiliarization can also describe how portals obtrude and could even help exploring fantasy literature. In fact defamiliarization is, in the case of fantasy, a complex process of edifying the marvellous and pseudo-mythical imaginary. Furthermore, defamiliarization transforms the primary (possible) world into a secondary world placed on a higher ontological level.
The concept of defamiliarization has a long history. Bertolt Brecht and Darko Suvin[12] have engaged with the term and we can find echoes of the notion in Jaques Deridda’s[13] différance. Brecht uses defamiliarization in theater as “Verfremdungseffekt” or the effect of alienation. Moreover,
Brecht had adapted the Formalists’ idea to theatre, proposing that estrangement should be an explicitly political act, which draws the audience’s attention to the fact that the spectacle they are witnessing is an illusion, stimulating the crowd to become aware of their situation as passive receivers, an awareness they might then extend to reflection about their similar situation in the manipulated illusion-world of bourgeois domination.[14]
In science fiction, Darko Suvin (following Viktor Shklovsky and Bertolt Brecht) deals with two major concepts that have found a place in literary theory: novum and cognitive estrangement. Novum is for Darko Suvin the similarity between real-life science innovations and the ones writers of science fiction literature produce in their works and “thus, if the novum is the necessary condition of’ SF (differentiating it from naturalistic fiction), the validation of the novelty by scientifically methodical cognition into which the reader is inexorably led is the sufficient condition for sf.”[15] How does Darko Suvin connect cognitive estrangement to novum? As science fiction is “a literary genre whose necessary and sufficient conditions are the presence and interaction of estrangement and cognition, and whose main formal device is an imaginative framework alternative to the author’s empirical environment,”[16] cognitive estrangement represents the manner in which the reader perceives and interiorizes the innovative content of such narrations. He or she will, therefore, question and shed new light upon images of familiar reality.
Both Bertolt Brecht and Darko Suvin define defamiliarization according to rational and scientific principles.[17] But fantasy consists par excellence of a magical imaginary and “der Verfremdungseffekt” and cognitive estrangement cannot serve as proper tools for investigating secondary worlds of miraculous nature. Despite the fact that some researchers have scarcely mentioned defamiliarization as an effect of fantasy and discussed how “our own world is viewed through the distorting lens of the magical world which makes us see it in a new light,”[18] the full potential of this concept has not yet been tested on fantasy, as it was the case with Suvin’s cognitive estrangement and its impact on the interpretation of science fiction. What kind of novum do secondary (magical) worlds contain and how does defamiliarization operate in building such worlds?
Defamiliarization signalizes an essential mutation in the perception of possible objects, as they are isolated and extracted from known reality in order to become objects of magical nature. This shift aims, first and foremost, at the way in which the automatic perception of a possible object is replaced by a new perception. The latter will confer the object never before seen or inexistent qualities. Being perceived in an unfamiliar manner and seen/known for the first time, the possible object is inserted into a different regime of the imaginary (unreal, magical and mythical, all traits of fantasy).
A rather handy example can be found in the toffee tree encountered in The Magician’s Nephew by C. S. Lewis. In their journey towards the terrestrial paradise, Polly and Digory plant toffees and, to their surprise, a toffee tree will grow. We are dealing with a fine process of defamiliarization through which the significance of a tree is “genetically” modified. Moreover, narrating a fact that is virtually impossible in the logic of reality becomes, paradoxically, coherent in the same logic. Out of seeds can grow trees and C. S. Lewis defamiliarizes this process enabling the unfamiliar perception and a first encounter with such a fact. The author merges two incompatible objects in reality (the tree and the toffee) and creates the magical toffee tree. The existence of the latter in the logic of reality is impossible, but at the same time, it is coherent in the same logic. Toffees become seeds and they will grow into a toffee tree. It’s as simple as that.
My toffee tree example showcases how defamiliarization does not operate in fantasy with just one possible object, as it is the case in realist prose. On the contrary, in the emergence of the magical and mythical imaginary there are always two objects that will function as an autonomous imaginary element. In this regard, the process of defamiliarization occurs simultaneously for both elements and is followed by a reciprocal exchange of meanings between the two. Such a semantic transfer is mediated by the perception of both objects and their step-by-step alteration, until both elements engulf the other one’s nature. In other words, one element receives the significance of the other one and will be seen/known as the other one, whilst the traits of the second object are rendered in the same manner. The autonomous imaginary object, created through intertwining two possible objects, is perceived as complete on the level of the secondary world. This is how the sense of wonder comes to light as a third perception, clearly attached to the imaginary object and created through the transfer of meanings and qualities of two objects. Let’s take Peter Pan’s shadow and its defamiliarization. In J.M Barrie’s book, Mrs. Darling sees Peter’s shadow as a cloth to be folded and acts accordingly.
The Degrees of Defamiliarization
The sense of wonder is the most important result of defamiliarization and it is essential for the relationship between the reader and the secondary world created by the fantast, as it is built through the extraction of possible objects out of their real categories and their rearrangement as imaginary elements. The sense of wonder measures the distance between an initial perception of possible objects and their status on the level of secondary worlds, as they are in fact transformed by the inner laws of fantasy fiction. Defamiliarization gradually cancels the primary nature of objects and modifies the reader’s perception, by enabling a completely new perception. This could help explain how readers and viewers alike display a certain fascination for fantasy novels and movies. Reality is defamiliarized to such a degree that all what is common, through gradual transformations, becomes a secondary world. Perceiving the latter triggers the sense of wonder. Moreover, if we were to look at the secondary world as a whole, it becomes clear that it is the product of an extensive process of defamiliarization, inspired by the contemporary reality of the fantasts. In The Lord of The Rings and The Chronicles of Narnia, both J. R. R. Tolkien and C. S. Lewis defamiliarize a world devastated and crippled by World War II. This procedure increases the distance between the immediate perception of this world and what it stands for in the imaginary realm. Both authors build metaphorical totalitarian regimes (the White Witch’s eternal winter in Narnia, Middle Earth threatened by Sauron) and manage to depict such clashes in a never before seen/experienced manner. Tolkien and Lewis transfer a post-war reality onto symbolical landscapes filled with moral and Christian values. This will, in the end, enable the reader to perceive totalitarianism and its propagating evil in a totally new perspective. Lewis Carroll, on the other hand, defamiliarizes in Alice’s Adventures in Wonderland schizophrenia, enabling it to become the negative reason in Wonderland, but also a functional principle for reassembling backwards known reality. This is one of the clearest examples of how defamiliarization operates in fantasy, as the author modifies and reduces everything the reader finds familiar to the absurd, mostly by overturning laws of physics and logic.
The imaginary world, from this standpoint, is the ultimate product of defamiliarizing everything normal, known and possible. That is why critics, who often see in fantasy a territory of the impossible and set a clear contradiction between reality and the secondary world, encounter theoretical limits mostly due to bracketing ties between the imaginary construction of reality and that of the secondary world. Shklovsky explores in his essay how Tolstoi, in realist prose, is a master of defamiliarization, as he subtly transforms the perception on common situations and their narratives. There is a difference between Tolstoi’s technique and the one fantasts use in their works: the degree of defamiliarization in fantasy reaches its maximum. A first degree of defamiliarization is found in realist fiction, as it recreates veridical stories and reality’s illusion. Following this line of argumentation, the second degree of defamiliarization is represented by fantastic fiction, mostly due to the fact that it depicts fine ruptures of the realist imaginary. The distance between the perception of reality and of the fictional world increases by far in science fiction. Societies and worlds of the future emerge mostly due to technological progress and, despite being probable and possible imaginary worlds, they drift away from the reader’s known reality. Worlds of science fiction are the result of a third degree of defamiliarization, similar to Darko Suvin’s[19] concept of cognitive estrangement. These levels of defamiliarization depend on how known objects and situations are described to the reader in an unfamiliar manner, in order to be perceived as such. Hence, not only distancing from reality as a reference point is relevant in this equation, but also how the perception of reality is gradually altered and how reality itself is transformed through the construction of fictional worlds. That is why the fourth degree of defamiliarization can be found in fantasy, as it entirely transforms the imaginary of reality. Fantasts create fictional worlds that the reader sees as true, just as he or she believes in reality. Such an effect is obtained through acute defamiliarization of what is normally perceived as real and common and by enabling distance between the perception of possible and imagined objects, starting with the possible ones. The difference between fantasy and realist fiction lays in the degree it defamiliarizes reality. Therefore, fantasy does not stand on the opposite side of reality, as known by the reader, but it passes through several stages of defamiliarization in order to install a secondary world. Such secondary worlds return to reality and charge it with new significance, while also dismantling the automatism of perception regarding the familiar and the known.
Fantasy Worlds through the Lens of the Imaginary Geography
Although defamiliarization is the main operator in the assembly line of imaginary characters, objects and situations, it also indicates the manner in which these worlds emerge, but without pointing to their nature. The degree of defamiliarization marks, first and foremost, a transfer of significances and perception, it establishes the distance through which images are understood and perceived, in order to give birth to a completely new perspective. A wardrobe taken from its real category, described in an unfamiliar manner and transformed into a portal towards another realm, not only changes how wardrobes can be seen, but it also influences the reader’s vision upon what lays beyond the edges of reality and behind the wardrobe. Through Wonderland, Neverland, Narnia and Fantasia, authors mythify the known world, send the reader on a quest, change his or her perception on familiar elements of life and offer thresholds through which one can endlessly travel back and forth in order to revive the world he or she inhabits. This pathway of perception, from material to an ethereal world, releases familiar images from the blockage of the real. It would explain the fantasy complex, defined by Ruxandra Cesereanu in her study “The Fantasy Complex. Close Reading: The Hobbit & The Lord of the Rings”[20] as the readers’/characters’ attachment and tendency towards story-telling and preference for secondary worlds. Defamiliarization illustrates how fantasy fiction is created, but could also detail its effects on the reader (also triggered by the fantasy complex). Yet again, it does not address the structure of imaginary spaces. The latter can be interpreted either through methods found in the imaginary geography, or through models found in theories on possible worlds and fiction. The first method would reveal the nature of fantasy worlds and the spatial typologies they display, and the latter can shed new light on how these worlds come to life.
The imaginary geography uses different methods than the ones found in humanistic geography. The key issues are places (topoi) seen as fictional spatial-temporalities that are directly linked to their creator’s (writers’) real world. Among such imaginary places we find antiutopias, dystopias, eutopias and utopias, each being characterized by certain traits Corin Braga[21] has established. These fictional territories are not always clearly separable and can be interpreted in various ways. In short, dystopias and eutopias isolate negative and positive elements from society and transfer them from the primary world onto the secondary world. They showcase a possible and probable version of society in which the authors live. Antiutopias and utopias, on the other hand, invert positive and negative elements that exist in society, in order to depict impossible and improbable worlds. Such spaces display supernatural and miraculous images, as they represent pure dimensions of the utopian genre. This classification of places comes close to Tzvetan Todorov’s[22] trichotomy in which the uncanny, the fantastic and the marvellous are defined, yet such a trichotomy does not serve Corin Braga as a theoretical model. The uncanny, the fantastic and the miraculous can be found in a pure state, but they usually comprise of binary structures. For example, the fantastic regards the feeling of hesitation between accepting the miraculous and its rational decryption, efforts that lead to the category of the uncanny. If we were to merge Corin Braga’s classification of utopian genres with the three aesthetic categories developed by Todorov, then utopias and antiutopias are marvellous, while eutopias and dystopias are uncanny. At the centre lays the reader’s hesitation (triggered by the fantastic) that enables him or her to oscillate between utopia and eutopia, but also between antiutopia and dystopia. Finding rational explanation for the existence of a positive or negative place, perceiving it as possible and probable, turns it into an uncanny place or a eutopia and dystopia. However, if the imaginary place is accepted as irrational and perceived as highly improbable and impossible, we are dealing with a marvellous place, a utopia or an antiutopia.
How defamiliarization operates in the trichotomy of the uncanny-fantastic-marvellous and in the utopian genres is extremely important and must not be ignored. The reader’s hesitation between accepting the marvellous and interpreting it as the uncanny is the effect of the second degree of reality’s defamiliarization, as hesitation becomes the perception of the fantastic linking the two categories. If the narrative events are explained in rational terms and understood, on the level of the imaginary, as uncanny, then we are dealing with a third degree of defamiliarization. The forth degree of defamiliarization and the most intense one refers to the reader’s acceptance of the marvellous without any attempts to find rational explanations. There is a fine parallel between the defamiliarization’s effects found in Todorov’s trichotomy and the ones visible in the texture and perception of positive and negative spaces. These are not part of realist fictions, belonging to the first degree of defamiliarization, nor of fantastic ones attached to the second degree of defamiliarization. The reader’s hesitation comes, in this case, also from the fact that these space do not fit per se in the four categories of the utopian genre. Moreover, hesitation indicates a certain distance from reality and characterizes the effect of the second degree of defamiliarizaton. Revealing the imaginary place, as possible and probable through rational assertion and implicitly pinpointing to dystopia or eutopia, releases the uncanny and is the effect of a third degree of defamiliarization. If the negative or positive place is accepted as marvellous, being impossible and improbable, then we are dealing with an antiutopia or utopia. This represents the effect of the fourth stage of defamiliarization. Concepts like possible and probable, impossible and possible have not served my purpose, despite questioning how these categories engage with each other. Such manifestations can be silenced, as the degrees of defamiliarizing reality showcase their qualities. The reader does not necessary label utopia and antiutopia as impossible or improbable, but will rather look upon such realms through the lens of reality’s radical defamiliarization. Imaginary places do not contradict reality, but for the reader they protrude in a continuous and circular manner, as such places shed new light on reality. Furthermore, everything that is subject to defamiliarization is being interpreted from a perspective that pierces through the standard perception of reality.
Corin Braga’s and Tzvetan Todorov’s endeavours point to how secondary worlds in fantasy could be marvellous, utopian and antiutopian, as the effect of a fourth degree of defamiliarization. Yet, as J. R. R Tolkien[23] explains, the fantast recreates a secondary world in order to be perceived by readers just as real as the world they inhabit. According to Todorov’s trichotomy fantasy renders the miraculous due to their acceptance as autonomous places and because they are not questioned by rational thought. In my opinion, fantasy realms are not utopias or antiutopias, despite being subject to a fourth degree of defamiliarization. They do not encompass negative or positive elements of society, in spite of using metaphors for good and evil visible in the fantasts’ contemporary world. Such imaginary places do not openly scrutinize reality, but rather rewrite it as a palimpsest to the point in which reality will be transferred into alternative universes.
Fantasy fictions display both negative and positive spaces engulfed by mythical conflicts. The secondary world is usually composed of an eutopia (a paradisiac space) and a dystopia (as the infernal space). Yet, neither eutopia, nor dystopia can be defined as imaginary places in classical terms. The definition of dystopia and eutopia refers to how such places metonymically convert society’s good and evil, in order to replace the negative and positive images in the real world with their heightened effects. However, fantasy fiction uses metaphors of good and evil and reveals them as protective magicians (Gandalf) or wicked witches (Jadis). Metonymy and metaphors are the key items differentiating dystopias and eutopias, in their classical definition, from fantasy worlds. Despite being supernatural and the effect of the fourth degree of defamiliarization, fantasy worlds (and their imaginary) do not receive the status of utopias and antiutopias. Such worlds merely select negative and positive elements from society in order to illustrate them in a mythical, hyperbolical and metaphorical manner. Fantasy eutopias and dystopias (the attached fantasy term is necessary) can be considered subgenres of standard eutopias and dystopias. Such conventional spaces are encountered in science fiction and realist prose that depict better or, on the contrary, politically and socially absurd versions of worlds the writers inhabit. An immersive fantasy fiction leads the reader into a secondary world where eutopias and dystopias are purely metaphorical and reflect a mythical conflict based on symbols of good and evil present in real societies.
In portal-quest fantasy,[24] imaginary spaces have slightly different traits, as the portal linking a primary world to a secondary world changes their perception. The primary world is configured in a realist manner in most portal-quest novel and portrays a familiar space for reader and characters alike. The portal defamiliarizes this space and transfers it onto an imaginary world consisting of metaphorical eutopias and dystopias that are for both readers and characters an initiation. Such eutopias and dystopias are the consequences of mythifying good and evil in the primary world. Characters, after their initiation and the recreation of their identity, return to the primary world, but only after they confront their inner fears/contradictions. Hence, the portal not only delimitates and links the two universes (one familiar and the other one a product of defamiliarization), but turns into the proper tool for interpreting the traits and functions of positive and negative spaces in portal-quest fictions. Portals carry good and evil onto a mythical level, with the purpose of solving conflicts existing in the primary world. Being perceived as unfamiliar, images of good and evil are understood in their depth, they are questioned from a completely new perspective and will reconfigure the ontic dimension of characters entering the fantasy world. Having defamiliarization as a key process in building the nature of fiction, fantasy constantly betrays and reconfigures images attached to reality. It aims to create ontologically valid and autonomous world that grant new meanings to reality and even help recuperate lost or forgotten ones.
This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] See Marius Conkan, “On the Nature of Portals in Fantasy Literature”, Caietele Echinox, vol. 26/2014, pp. 105-113.
[2] Thomas G. Pavel, Fictional Worlds, Cambridge, Harvard University Press, 1986, p. 95.
[3] Ibidem, p. 96.
[4] Nelson Goodman, Ways of Worldmaking, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1985.
[5] Hilary Putnam, “Is there still anything to say about reality and truth?”, in Peter J. McCormick (ed.), Starmaking. Realism, Anti-Realism, and Irrealism,Cambridge, The MIT Press, 1996.
[6] See Corin Braga, “Mondes fictionnels : utopie, science-fiction, fantasy”, Caietele Echinox, vol. 26/2014, pp. 38-40.
[7] Lubomír Doležel, Heterocosmica: Fiction and Possible World, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1998.
[8] Viktor Shklovsky, “Art as Technique”, in David H. Richter (ed.), The Critical Tradition: Classic Texts and Contemporary Trends, Boston, New York, Bedford/St. Martin’s, 2006, pp. 775-784.
[9] Ibidem, p. 778.
[10] Ibidem, Viktor Shklovsky defines the relationship between perception and poetic language: “The technique of art is to make objects ’unfamiliar’, to make forms difficult, to increase the difficulty and length of perception because the process of perception is an aesthetic end in itself and must be prolonged. Art is a way of experiencing the artfulness of an object; the object is not important.”
[11] Samuel Coleridge, Biographia Literaria, The Project Gutenberg EBook, 2004.
[12] Darko Suvin, Metamorphoses of Science Fiction, New Haven, Yale University Press, 1979.
[13] Jacques Derrida, Scriitura şi diferenţa, trans. Bogdan Ghiu and Dumitru Ţepeneag, preface by Radu Toma, Bucureşti, Editura Univers, 1998.
[14] Edward James and Farah Mendlesohn (eds.), The Cambridge Companion to Science Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 118.
[15] Darko Suvin, op. cit., pp. 65-66.
[16] Ibidem, pp. 7-8.
[17] See Edward James and Farah Mendlesohn (eds.), op. cit., p. 118: “The specific difference between sf and other estranging genres, such as fantasy, is that sf’s displacements must be logically consistent and methodical; in fact, they must be scientific to the extent that they imitate, reinforce and illuminate the process of scientific cognition.”
[18] Jon Helgason, Sara Kärrholm and Ann Steiner (eds.) Hype: Bestsellers and Literary Culture, Lund, Nordic Academic Press, 2014, p. 122.
[19] Darko Suvin, Metamorphoses of Science Fiction, ed. cit.
[20] Ruxandra Cesereanu, “The Fantasy Complex. Close Reading: The Hobbit & The Lord of the Rings”, Caietele Echinox, vol. 26/2014, pp. 83-98.
[21] Corin Braga, “Lumi ficționale. O taxinomie a genului utopic”, in Corin Braga (ed.), Morfologia lumilor posibile: utopie, antiutopie, Science-Fiction, fantasy, Bucharest, Tracus Arte, 2015, pp. 13-62.
[22] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970.
[23] J. R. R. Tolkien, “On Fairy-Stories”, Web: http://www.rivendellcommunity.org/Formation/Tolkien_On_Fairy_Stories.pdf, accessed on 20. 06. 2016.
[24] Farah Mendlesohn, Rhetorics of Fantasy, Middletown, Wesleyan University Press, 2008.
The Betrayal of UtopiasThe Betrayal of Utopias
The Betrayal of Utopias
Abstract: The following paper focuses on the idea of betrayal and explores the possible situations in which utopias are either the subject or, conversely, the object of betrayal. Therefore, the research will analyse the relationship between utopia and: reality, readers, myth, ideology and anti-utopia.
Key Words: Betrayal; Utopia; Ideology; Anti-Utopia; Illusions of Perfection; Myth.
When I think of the phrase “betrayal of utopias” two perspectives come to mind: firstly, there is the context in which utopias betray (and inevitably the question regarding the object of treason), followed, of course, by a second perspective which this phrase contains within itself, namely that utopias become the object of betrayal. In the following pages, we will review the possible meanings of the earlier mentioned phrase, pushing the discourse’s limits to the point where it forms a mini-geography (of utopias) betrayal.
First of all, utopias (can) betray reality. Whether we refer to utopia as a literary genre or we choose to relate to its meaning of historical project or, as stated by Colombo as “the project of the entire human history”[1], utopia takes elements from reality, carefully selecting, cutting and stripping them of the original meaning of mimesis. Utopia does not copy reality precisely, but cuts out elements which are positively (in the cases of utopian societies) or negatively (in the cases of dystopian societies) connoted. In other words, reality is “simplified”, “illegitimately reduced” and ultimately “falsified”[2]. This simplification is not done randomly or by following literary aesthetic principles; instead, it is based on the positive-negative criteria. All nuances are abolished by the very nature of utopia. Any elements that overpass the limitations of the utopian world, any characters which appear atypical for the world created by the utopist (the marginalised or artists – are just two possible examples) are completely ignored. In utopian fiction life is often colourless, devoid of any reference to the past or the future, with dull characters, humans that are, according to M.L. Berneri, “uniform creatures with identical wants and reactions and deprived of emotions and passions for these would be the expression their own individuality.” [3] This uniformity is reflected, of course, in all aspects of the utopian life, from one’s clothes to the individual program, from moral behaviour to intellectual interests. [4] Psychological introspection, as well as any other inward reflections are elements that cannot be found within the utopian novel; the characters are just tools, without any depth, existential dilemmas or subjectivity. The emphasis is clearly placed on the characteristics of the discovered world, characteristics seen from a general, overall perspective within which the characters’ individual traits, behavioural nuances or subtle differences of temperament or personality have no real place or purpose. This is one of the reasons why critics accused utopia of smoothing and levelling down the forms, bringing upon the cancellation of any type of individuality. “The character bearing the values of the perfect society”.[5]
In other words, “utopia is the description of an imaginary world outside of our space or our time, or in any case, outside historical and geographical space and time. It is the description of a world constituted on principles different than those at work in the real world.”[6] The stand point from which this dull, equal-to-itself world is presented by the utopist is that of the all-knowing. Utopia appears as “a world of dogmatic certainty, of the ultimate and absolute social truth”; “the utopist knows all the answers” and wants to cancel any questions that might be interpreted as criticism brought to the society built within the utopia.[7]
Secondly, utopia seems to betray readers. By definition, the term “utopia” comes from the Greek o-topos meaning “non-place”, “nowhere place”[8]. The creator of utopias “(il) attend de son lecteur qu’il croie serieusement et durablement au possible qu’il decrit, meme si le cadre geographique n’est pas convaincant”[9]. I dare make this interpretation due to the fact that utopias work differently than other fictional writings. As stated already, following this idea in the second part of the study, utopia goes beyond the fictional boundaries, offering the landmarks of a possible ideal and shaping individuals’ relation to history.
The tendency to transform the existing society in accordance to the ideas, rules and vision imagined by the utopist in fictional writing is huge. Often what starts as a fictional utopia ends up becoming a political programme. First of all, utopia has a useful function which tempts the collective unconscious to give credit and believe the projection of an ideal society. Appearing as a response to some “deeply rooted tendencies within the human spirit” (“curiosity about the future” and “the need for hope”)[10], utopia becomes a “sanctuary in which entire social classes find sanctuary”.[11] Furthermore, utopia functions as an alternative to the real world. Utopia takes part in raising the reader’s awareness about the world in which he lives, determining a critical attitude towards it. Thus, “almost all utopias implicitly criticise the civilisation within which they are born”[12] and have the great mission “of creating the space of the possible”[13], encouraging readers to surpass passivity and look upon the existing reality in a detached way. In other words, utopia is “the symbolic thought which suppresses the natural inertia of man, giving him a new ability, that of always shaping his universe differently.”[14]
The world presented in utopias brings about the reader’s appetite for change, and it creates the illusion that perfection is possible; however (and here we have yet another nuance of utopia’s betrayal towards its readers), the utopian world is by definition a mental concept which cannot be implemented but which, throughout history, has given rise to multiple efforts of converting the utopian ideas into legislative programmes, in a committed and conscious attempt, of turning them into reality. Utopia, by its very essence, is an (perfect) imaginary world which cannot exceed its fictional status. It cannot be translated into reality. All the efforts of turning utopias into reality have ended up becoming dystopias. Reality never fits over the utopian dream, considering the fact that the nuances, the irrational, the uncontrollable and unexpected do not have a place within utopias which, as already discussed, simplify and falsify reality, placing themselves in a position of parallelism with reality. Social utopia, legislative programmes, the attempts to bring to reality that which seemed Ideal have failed: all political models implemented throughout history are dystopias, namely unjust societies: empires, monarchies, principalities, aristocracy, oligarchy, tyranny, dictatorship (…), democratic bourgeoisie”[15].
Thirdly, utopia betrays myth. As we shall discuss in the following pages, utopia is a form of demythisation. Even though apparently they both describe the relation between man and the world he lives in, myth and utopia are placed by literary theorists in two distinct categories, which sometimes intermingle, but which have totally different goals and endings. As Polak argues, the main difference “lies in the world-view and philosophy of life which each reflects in its assessment of the relationship between human and superhuman power. The myth is absolutistic and sacred; the utopia open, indeterminate, and relativistic.”[16] Focusing upon defining the terms of myth and utopia and especially upon the relationship between them, I shall refer to the studies of Mircea Eliade, Georges Sorel, Karl Mannheim and Fred Polak.
When raising the question regarding what myth was, Eliade defines it as an explanatory narrative of a founding, suitable in archaic societies, in which it fulfils a fundamental social and religious role. Within such societies myth is alive; it is the living faith of a community claimed from mythical times, characters and facts.[17] Accepted in the general sense as a “fable” or “fiction”, Eliade understands myth as “an exemplary and significant narrative”. Bringing together in its sacred historical structure primordial time, as well as a founding, “myths describe the various and sometimes dramatic outbursts of the sacred (or supernatural) in the world.”[18] This sacred element makes myth be considered as true, in archaic societies (all the stories about the world resting on a founding myth: the cosmological myth, the myth of the fall, the myth of the eternal return), thus leading to an immediate consequence within the social sphere: myth fulfils a dominant function within the society that embraces it, by offering patterns of thought and action or by acting as a catalyst for contradictory social unrest. The truth value of myth is self-evident in archaic societies, making a clear distinction between the truth of myth and the falsehood of the invented fiction, archaic man considering even himself as the result of facts related to mythical time: “Just as modern man reckons himself a product of history, the archaic man proclaims himself as the outcome of a particular series of mythical events”[19].
Myth becomes an integral part of everyday life because “by living the myths, we step outside the profane, chronological time, and we enter a qualitatively different time, a sacred time, both primordial and infinitely recoverable.”[20] Leaving aside the discussion regarding the archaic myth and focusing on the social myth, Raoul Girardet identifies an equality between archaic and modern political myths. Political myths are constructed using the same techniques and structure as the archaic myths because, as stated by Raoul Girardet, “they are characterised by the same essential fluidity and imprecise outlines”[21]. Both the archaic myths and political ones appeal to the same unconscious impulse, and moreover, as explained by Claude Lévi-Strauss[22], they have the same configuration. Thus, in order to paraphrase Strauss, there is a mythical latency within each individual, the myth being an archetypal image of the world embedded into the human unconscious.
Also focusing upon the concept of myth, George Sorel makes a useful observation, which adds to that of Eliade, due to the fact that it emphasises the historical evolution of the concept. For Sorel, as a mental projection, the myth’s main feature is its revolutionary spirit.[23] According to him, myth is based on a mobilising and accelerating attribute which can push crowds to extreme actions such as a total and sudden change of government. The social myth is always a collective will that is preparing to fight and destroy that which already exists; it is authentic to the extent to which it fulfils an uplifting effect. Myth is an energy stimulator of exceptional strength, with a direct influence in the birth of any kind of crusade or revolution. Myths call for action while utopias, according to Sorel, are the product of intellectual, rational, work that compare, from a theoretical standpoint, governance models, measuring at the same time the good and evil from within them: “The social myth is thus an expression of a mentality which infuses force into its wishes through the formula of Sorel’s well known “direct action”. Sorel is thus the creator of the suggestive “propulsive idea”, the refined propaganda, coupled with drastic over action. He maintains that only those ideas are true which are fruitful and that the social myth contains truth insofar as it can inspire and mobilise the masses to action.”[24]
If for Sorel myth is revolutionary and propellant, for Mannheim[25], utopia is the one which encompasses all these features. From his standpoint, utopists are the ones meant to overthrow the existing order. Utopists have the role of attacking and correcting the existing order in a dynamic way. Discussing the concepts of myth and utopia in relation to ideology, Mannheim places myth closely to ideology. Constructing its structure on a mythical scheme, ideology has the role of manipulating the masses. In my opinion, this type of manipulation is privileged because of two mythical levels theorised by Strauss. He identifies two levels of the myth: the structured level of myth which is based on a common foundation for all myths, and the probabilistic level characterised by variability and the need for approval, certification and validation. When referring to the social myth, I think that the probabilistic level is the one making the shift from the myth describing the beliefs of humanity regarding its great truths to the mental construct that departs from its object, mythicizing it. The distinction between the mythical levels can be interpreted as a way to introduce within the mythical act propaganda and manipulation. Thus, in the internal logic of mythical discourse, the new contents are based on that which is already entrenched in the collective mentality. The archaic myth, which bears the quality of the living reality, generally accepted by the community, is being added a mental projection of a reality separated from its original context. The approval, certification and validation of these new contents are privileged due to a structure rooted in the collective mentality, structure which inherits all the qualities of archaic myth: the feeling of sacredness, authenticity and irrationality. Every social / political myth is built on the syntax of an archaic myth (that of the saviour, of the ideal city etc.) the difference being that, as the expression of an ideology, it has different purposes and effects. For example, the modern myth of the leader rests on the image of the Saviour, the Hero or, depending on the case, of the revolutionary Reformer.
A scheme that explains and summarises the relationship between myth and utopia as synthesised by Halpern[26]:
|
Sorel |
Mannheim |
Myth |
Revolutionary |
Reactionary |
Utopia |
Reactionary |
Revolutionary |
Ideology |
Revolutionary-reactionary |
Reactionary |
Returning to the starting point of this research, utopia betrays myth due to the fact that “utopia is the oldest form of demythologisation”. Considering myth, in its turn, as a living faith of a community (following Eliade’s line of thought), as a way of transforming and taming the unknown and incomprehensible, having a sacred and irrational character, totally lacking in transparency, Polak relates to myth as to one of the great stories of the world: „Myth explains the unknown and the feared, and establishes contact between man and the supernatural, forming the bridge between the here and the beyond. It is therefore sacred. Mythical “explanations” are not rational. Other categories than those of logic are used, and other conceptions of space and time.”[27] The mythological imaginary is expressed in a poetic and aesthetic manner. Utopia is aimed, according Polak, at deconstructing the effervescence of the embedded myth. Utopia may, in fact, be considered one of the oldest and purest examples of demythologising. The development of a utopian consciousness implies and presupposes a shrinking of the mythological consciousness. The appearance of the utopia on the scene of history represents the Copernican revolution in the image of the future, shrouded in mythological origins. [28] Thus, although they are both images of the future utopia and myth function, in theory, as opposites. Utopia denies the truth and the absolute value of myth, clearing the mythical thinking of meaning. The distance between myth and utopia seems to be, once outside the narrative grammar, greater than what our research has covered so far. If Eliade understood myth as the explanatory narrative of a founding, and Georges Sorel and Karl Mannheim classified myth, namely utopia, within the domain of elements that mobilise and generate revolutionary action, Polak’s perspective integrates and somehow surpasses the theories of the above mentioned authors. He focuses upon the syntax of the two concepts, and interprets the relationship between the two as a nullifying one. The logic of past events, contemporary or immediate, offered by myth, is cancelled by the relativity of utopia; furthermore, the absolute nature of myth is also cancelled by the indefinite and open character defining utopia. Myth becomes questionable and loses its sacredness along with the utopian projection. The mythical effervescence undergoes a process of relativisation, of liberation from prejudice or prefabricated labels and unconditionally accepted. The utopist does not limit himself to collecting the pre-mounted stories of a community and keeping their truth value and sacredness.
In my opinion, Polak’s observation goes towards the cancellation of the mythical thinking by way of the utopian project, but does not get to the point of attacking the ideological charge which can be inserted into myths (as seen in Strauss) or into utopias (as Mainnheim highlighted). Utopia empties the myth of its own load, while in its turn (and this is the moment when the betrayal takes place) descends into ideology, only to be later on overtaken and deconstructed by anti-utopia.
More relevant than the discourse regarding myths is an analysis of ideological discourse and of the mechanisms by which it manages / tries to direct the collective consciousness of a population. I believe that (anti-) utopia has an essential role in this direction. If myth is a founding and legitimising narrative, utopia manages by “responding to some deeply rooted needs within the human spirit: curiosity about the future and the need for hope”[29], to bring to light various socio-political issues (I am referring mainly to the social utopia), historical contents, events or evaluations, reconstructing them and moving them away from their origins. Utopia does not explain events or the way institutions function, but it attacks them, managing to move the content towards a zone of influence meant to leave its mark upon the collective consciousness. The social utopia is always a dialogue between an imperfect reality, often altered, amendable and a mental image composed of elements considered to be ideal by the utopist. The transformation of objects from reality (concrete objects, landmarks which can be located and quantified) into their ideal correspondent (in the utopian writing) contains a social, ideological underlayer. As noted by Raymond Trousson[30], utopia is, due to its dynamic role of challenging the existing reality, a social reaction of groups that are not in power, born out of the “diagnosis of the social and economic situation”. This subversion of the utopian discourse is also observed by Vita Fortunati in the study “Fictional Strategies and Political Message in Utopias”[31]. Apart from the social underlayer, Vita Fortunati brings an additional feature to the utopian discourse. Like Trousson, he argues that the utopian literature has imposed a certain form of literary expression which observes from a critical standpoint the social institutions and political power; this however has offered the utopist the possibility of free speech when it comes to subversive topics. Ideas about time and place of the writer which might be interpreted as heretical or aggressive can now be expressed freely in the utopian writing.[32]
As already stated, “utopia is an object of philosophical contemplation” [33]. Created as a positive alternative to the idea of reality in the mind of the utopist, utopia has the role of nourishing people’s need to dream. Whenever there is the intention to implement it within reality, when one tries to bring this ideal fictional concept into practice, utopia suddenly becomes dystopic: “the moment when they deliberately invented plans for the total transformation of a society is where utopia stopped fulfilling a useful function” [34] All attempts to translate utopian projections into reality have failed.
For example, 19th-century utopia translates into literature the ideologies of the time (either the official ones, which manifest institutionally, or the marginal ones, which seek a subversive way of establishing themselves as official). The history of 19th-century utopia overlaps the birth of socialism. As Maria Luisa Berneri observed, it is difficult to distinguish between the schemes belonging to the utopian thinking and the social reforms. In other words, “The thinking and acting of the 19th and 20th centuries are governed by an Idea (understanding Idea from a Kantian standpoint). This Idea is that of emancipation. She, of course, argues differently, according to what we call philosophies of history, great tales within which events are being ordered: (…) the Marxist tale of emancipation from the exploitation and alienation through the socialisation of labour, the capitalist tale of emancipation from poverty by means of technical and industrial developments”.[35]
Both the legislative projects belonging to the first part of the 19th century (imagined by Saint-Simon, Robert Owen, Joseph Fourier) and their attempts to build micro-societies with their own forms of government, as well as the socialism imagined by Marx and Engels degenerated into dystopias. All strategies conscious or not, of manipulating the collective mind and turning these ideological utopian projections into reality have failed. The degree of success of bringing to reality a utopian projection is null: “In a universe subjected to increasing entropy, one finds that there are many more ways for planning to go wrong than to go right, more ways to generate dystopia than utopia. And crucially, dystopia – precisely because it is so much more common – bears the aspect of lived experiences.”[36]
Thus a first nuance of betrayal is its transformation into ideology.
A perspective that should be brought into discussion at this point of the research is Boehm’s theory that argues that the starting point of any ideology is “autonomism”, that is the liberation of the human being from the superhuman legislator.[37] Boehm’s perspective does nothing more than to move the centre of power from the figure of a divine Saviour to that of an almighty Leader. In its turn, ideology rests on the effervescence of the embedded myth and on a mythical scheme. On a mental level, the image of the Leader rests on that of the Saviour; this offers the certainty of security and thus a fast accepted subordination. Mysticism becomes ideology when the figure of the Saviour is no longer embodied by a superhuman being, but by a human being who is (self) proclaimed master of the world, thus becoming the sole object of his cult.
Another indicator of the transformation of utopia into ideology is, according to Sorin Antohi, the moment when contents are obscured and mystified due to persuasive purposes. Therefore, ideology would be only that part of a utopian project that has a subversive scope, socially involved and deliberately manipulative and mystifying. We can say that Antohi considers that ideology is nothing but the rewriting of utopia in terms of “deformation” and “occulting”[38] of the interest of some classes.
A second aspect of utopia – the object of betrayal is the (literary) anti-utopian. 19th-century literary utopias attracted as a response anti-utopias. The authors of utopias imagined ideal versions of their images of reality, worlds which, overtaken by anti-utopia, ended up self-destructing. Anti-utopia makes a mockery out of the utopian imaginary, deconstructing it. Therefore, literary anti-utopia appears as a critical reaction to utopia, on the one hand, as well as a reaction to the utopia which degenerated into ideology, on the other. Anti-utopia takes the often ideologized utopian world, and deconstructs it:
(…) whether writers used the utopian form to dispute and promote varieties of socialism among themselves, as with Bellamy, Morris and Wells; or whether they used it to attack socialism in one or other of its manifestations, as with Zamyatin, Huxley and Orwell. The anti-utopia can indeed be thought of as an invention to combat socialism, in so far as socialism was seen to be the fullest and most sophisticated expression of the modern worship of science, technology and organization. In that sense, both utopia and anti-utopia in the past hundred years have come to express and reflect the most significant political phenomenon of modern times, the rise of socialism as an ideology and as a movement.[39]
The results of this transformative process – utopia betrayal – of the utopian imaginary into an anti-utopian one is seen, by the “ideocratic and anti-humanist utopist” [40], as a cure because it saves the imaginary from the illusions of perfection. It also represents a denial of ideology, which is, in its turn, a great gain for anti-utopian pessimism. In other words, the anti-utopian project contributes to the great release of the collective imaginary from under the tutelage of the socialist ideology and the illusions generated by it. Therefore, anti-utopia denies the ideological discourse, encouraging the human consciousness to a state of acute awakening.
Conclusions:
Following the given analysis, I shall summarise the ideas which constitute the basis of my research.
If I have reached valid conclusions regarding the 19th century utopia it is mainly due to the authors of utopias / anti-utopias from this period. The argumentative process and conclusions are based on fictional writings such asFederico Confalonieri, Il viaggio di un abitante della luna sul globo terrestre, Silvio Pellico, Breve soggiorno in Milano, Carlo Dossi, La colonia felice, Antonio Ghislanzoni, Abrakadabra. Storia dell’avvenire, Paolo Mantegazza, L’anno 3000. Sogno, Jerome K. Jerome, The New Utopia; H. G. Wells, Time Machine, When the Sleeper Wakes, The Island of Doctor Moreau; Edward Bellamy, Looking Backward; Samuel Butler, Erewhon; E. M. Forster, The Machine Stops; Jack London, The Iron Heel; Paolo Mantegazza, L’anno 3000 etc., but on the legislative projects of Saint-Simon, Robert Owen and Charles Fourier, Karl Marx, Friederich Engels.
I covered the meanings of the phrase betrayal of utopias by exploring, in the first part of the paper, situations in which utopia betrays, and in the second part possible circumstances that portray utopia as the object of betrayal. At first, my interpretation was directed towards the betrayal of utopias, covering, as in a game of interpretation, the situation in which utopia betrays: reality (falsifying it and levelling it with the air of a dogmatic certainty); then the readers (utopia offers them the illusion that it could become reality; at this point utopia turns into a legislative project, in the end turning, without exception, into dystopia); and then that myth. I analysed its relation with myth (and also ideology) focusing on how the latter imposes itself as a form of demythologisation.
In the second part of the paper, the emphasis was placed on the mechanisms through which utopia becomes the object of betrayal. Thus, it was concluded that when the utopian contents are obscured and mystified due to persuasive purposes, it degenerates into ideology, leaving anti-utopia (and here one comes across the second time when utopia is being betrayed) to take over the often ideologized utopian projection, deconstructing it. With the beginning of the 19th century, utopias attract as a response anti-utopias which succeed in clearing the collective mind of illusions of perfection, namely of ideological discourse.
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This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Arrigo Colombo, L’utopia. Rifondazione di un’idea e di una storia, Bari, Edizioni Dedalo, 1997, p. 1; the author develops a theory which classifies utopia as “a part of the science of social and political design, a complex science involving politology, sociology, economy, macrohistory, the science of prediction”, participating in “the reconstruction of the historical project”, in “its process of becoming” with the ongoing tensions.
[2] Massimo Baldini, Il linguaggio delle utopie. Utopia e ideologia: una rilettura epistemologica, Rome, Edizioni Studium, 1974, p. 52.
[3] Maria Luisa Berneri, Journey through Utopia, London, Routledge and Kegan Paul, 1950, p. 4.
[4] Ibidem, p. 5.
[5] Expression belonging to the researcher Vita Fortunati, La letteratura utopica inglese. Morfologia e grammatica di un genere letterario, Ravenna, Il portico, 1979, p. 42.
[6] Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Gerard Monfort Saint-Pierre-de-Salerne, 1988, p. 3.
[7] Masimo Baldini, Il linguaggio delle utopie. Utopia e ideologia. Una rilettura epistemologica, Roma, Edizioni Studium, 1974, p. 108.
[8] Raymond Ruyer, p. 3.
[9] Ibidem.
[10] Massimo Baldini (dir.), Il pensiero utopico, Roma, Città Nuova Editrice, 1974, p. 9.
[11] ***Ibidem, p. 49.
[12] L. Mumford, Storia dell’utopia, Bologna, Calderini, 1969, p. 2.
[13] E. Cassirer, Saggio sull’uomo, Roma, Aemando, 1969, p. 133.
[14] Ibidem.
[15] Arrigo Colombo, ibid., p. 18.
[16] Fred Polak, The Image of the Future, translated by Elise Boulding, London, Elsevier Scientific Publishing Company, 1973, p. 171.
[17] Mircea Eliade, Aspecte ale mitului, trans. by Paul G. Dinopol, București, Ed. Univers, 1978, p. 5.
[18] Ibidem, p. 6.
[19] Ibidem, p. 12.
[20] Ibidem, p. 18.
[21] Raoul Girardet, Mituri și mitologii politice, trans. by Robert Adam and Dan Stanciu, București, Symposion, 1977, p. 89.
[22] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques IV: L’Homme nu, Paris, 1971, p. 560.
[23] George Sorel, Considerazioni sulla violenza, Laterza, Bari, p. 83.
[24] Fred Polak, The Image of the Future, London, Elsevier Scientific Publishing Company, 1973, p. 172.
[25] K. Mannheim, Ideologia e utopia, Bologna, Il Mulino, 1970, p. 194.
[26] B. Halpern, “Myth and Ideology in Modern Usage”, apud. Massimo Baldini, Il linguaggio delle utopie. Utopia e ideologia. Una rilettura epistemologica, Roma, Edizioni Studium, 1974, p. 17.
[27] Fred Polak, Ibid., p. 171.
[28] Ibidem.
[29] Massimo Baldini (dir.), Il pensiero utopico, Roma, Città Nuova Editrice, 1974, p. 9.
[30] Raymond Trousson, „Utopie et utopisme” in Nadia Minerva (ed.), Per una definizione dell’utopia: Metodologie e discipline a confronto, Ravenna, Longo, 1992, p. 32.
[31] Vita Fortunati, „Fictional Strategies and Political Message in Utopias”, in ibidem, p. 18.
[32] Ibidem.
[33] Kumar Krishan, Utopianismul, translated by Felix-Gabriel Lefter and Dan Pavelescu, București, ed. DU Style, 1998, p. 96.
[34] Ibidem, p. 97.
[35] Jean-François Lyotard, Postmodernul pe înțelesul copiilor, Cluj, Biblioteca Apostrof, 1997.
[36] Michael D.Gordin, Helen Tilley and Prakash Gyan, “Introduction: Utopia and Dystopia beyond Space and Time,” in Utopia/Dystopia: Conditions of Historical Possibility, ed. Michael D. Gordin, Helen Tilley, and Gyan Prakash (Princeton, NJ: Princeton University Press, 2010), 2, http://www.questia.com/read/120636533/utopia-dystopia-conditions-of-historical-possibility, accesed on: 5 July 2015.
[37] A. Boehm, “Forza e debolezza delle grandi ideologie”, apud Massimo Baldini, Il linguaggio delle utopie. Utopia e ideologia. Una rilettura epistemologica, Roma, Edizioni Studium, 1974, p. 161.
[38] Sorin Antohi, Civitas imaginalis, Iași, Polirom, 1999, p. 85.
[39] Krishan Kumar, Utopia and Anti-Utopia in Modern Times, New York, Basil Blackwell, 1987, p. 49.
[40] The given linguistical structures belong to Jean-Jacques Wunenburger, who uses them as interrogations, in the introduction of his volume Imaginarul sau criza imaginarului, translated by Tudor Ionescu, Cluj-Napoca, Ed. Dacia, 2001, p. 3.
L’utopie contre la nature humaine : les origines d’un argumentL’utopie contre la nature humaine : les origines d’un argument
L’utopie contre la nature humaine : les origines d’un argument/
Utopia versus Human Nature: The Origins of an Argument
Abstract: One of the standard arguments against utopian writings is that, in their depictions of ideal communities, they don’t fully take into account the constraints of human nature. This paper argues that a version of this seemingly perennial argument goes back to those mid-eighteenth-century France authors that took a stance against political writings which called into question established principles such as monarchical sovereignty or private property. By defining a civilized human nature, a second nature that was radically detached from its ancestral, egalitarian roots, these authors tried to argue that utopian fictions and radical political theories were equally flawed, since they misrepresented the functioning of modern societies and advocated for an impossible return to an antiquated, primitivist way of life.
Key Words: Utopia; Political Theory; Human Nature; French Enlightenment.
Dès son début, l’utopie s’est trouvée dans un rapport paradoxal avec la nature humaine. Au début de l’époque moderne, lorsque les explorateurs de la société « découvraient » des sociétés humaines qui semblaient fonctionner selon d’autres règles que celles européennes, l’utopie réinventait à l’écrit ce saisissement de l’Européen devant la diversité de la nature et des institutions humaines. Les auteurs des utopies suggéraient de façon subversive que les institutions, les coutumes et les lois inhabituelles qu’ils décrivaient dans leurs textes relevaient finalement de la nature humaine, découlant de celle-ci. Lorsque More décrivait la religion naturelle de Utopiens, il menait l’hypothèse d’une société se développant dans l’absence de toute révélation chrétienne jusqu’à ses conclusions logiques ; lorsqu’il décrivait leurs institutions politiques, More suggérait que la nature humaine pouvait s’accomplir et prospérer davantage si celles-ci reposerait sur des lois plus justes que celles existant en Europe. Si dans les textes utopiques on aurait lieu de parler d’un rapprochement de la nature humaine et de l’utopie, voire d’une redéfinition de la nature humaine par le biais de l’utopie, sur le plan de la réception de ces textes, l’utopie et la nature humaine semblent être diamétralement opposées. Pendant plus de deux siècles, les commentateurs occasionnels des écrits utopiques insistent sur le fait que les utopies servent de modèles éthiques pour les sociétés européennes, mais soulignent en même temps qu’ils ne sont des modèles politiques que subsidiairement. Face à la nature humaine corrompue, ils ne sont en tout cas que des modèles idéaux et intangibles. Cette interprétation est subordonnée succinctement à un lieu commun de l’époque, selon lequel l’utopie décrirait une forme parfaite de gouvernement. Ainsi, tout comme dans la République de Platon, les utopies modernes auraient présenté des États purement théoriques, irréalisables, mais en même temps indispensables à ceux qui gouvernaient ou à ceux qui s’initiaient aux secrets de la politique ; tel est le propos de Gabriel Naudé dans son petit traité, Bibliographia politica, lorsqu’il glose sur l’Utopie de More, La Cité du Soleil de Campanella et sur Mundus alter et idem de Joseph Hall :
Ces Autheurs ayant formé ces illustres desseins avec la mesme intention que Galien a descrit la santé parfaite, Fernel la temperature cu corps produite par une esgale harmonie de qualités contraires justement balancées les uns avec les autres, Xenophon le Prince, Ciceron l’Orateur, S. Paul un Evesque, afin qu’ayant continuellement devant les yeux ceste veritable, premiere & originelle image de perfection, l’on peut plus aisement recognoistre & corriger ce qu’il y avoit de vitieux & defectueux en la copie.[1]
Vers la moitié du XVIIIe siècle, ce rapport entre utopie et nature humaine se modifie considérablement. L’utopie continue d’être vue comme une esquisse théorique d’une forme de gouvernement impraticable, mais cette fois-ci on lui reproche justement le fait qu’elle ne tienne pas compte de la façon dont fonctionne la nature humaine. Un lecteur de nos jours pourrait trouver cet argument familier, étant fréquemment invoqué lors des discussions concernant les contraintes de l’utopie. Si dans la version plus récente de cette critique on met en opposition les désirs et les intérêts individuels et le désir d’uniformisation et d’homogénéisation d’un projet utopique générique – en France, à la fin du XVIIIe siècle, les termes qui s’opposent sont autres : la nature humaine moderne, de l’homme civilisé, versus la nature humaine originaire, de l’homme qui vit librement, seul ou dans des groupes restreints. Pour la première fois, utopie et civilisation se trouvent confrontées. On peut parler d’une double évolution : dans la première partie du XVIIIe siècle, en France, une partie des utopies s’inspirent des modèles classiques, exotiques, voire primitivistes d’une société plus ou moins égalitaire (la Bétique dans Télémaque de Fénelon, l’Égypte antique dans Sethos de l’abbé Terrasson, la société antique inventée par Morelly dans le Naufrage des isles flottantes), tandis que les critiques de l’utopie affirment fermement que les projets utopiques ignorent la nature humaine dans sa forme civilisée, en superposant des modèles révolus ou inadéquats à la réalité contemporaine des États modernes.
En simplifiant légèrement cette transition dans la réception de l’utopie, on pourrait dire qu’au début, les utopies sont critiquées parce qu’elles ne prennent pas en considération les éternels vices et carences humains, et que plus tard leurs auteurs sont accusés de ne pas comprendre la différence fondamentale entre une société qui se développe aux aubes de l’histoire humaine et une société moderne. En témoignent deux articles publiés à trois décennies de distance dans deux périodiques qui circulaient en France à cette époque-là. Le premier, paru dans le Journal de Trévoux en 1718, est occasionné par l’apparition d’une nouvelle traduction du texte de More, trois ans auparavant, sous la signature de Nicolas Gueudeville. L’auteur anonyme de l’article souligne dès le début le caractère impraticable du projet politique de l’Utopie (« Cet ouvrage est fait sur l’idée de la Republique de Platon ; on y répresente une Monarchie où tout le monde doit être heureux, mais dont personne ne sçauroit approcher »[2]), paraphrasant ensuite ponctuellement, et parfois ironiquement[3], le contenu de l’Utopie. Les conclusions de l’article ne laissent aucun doute sur les opinions de l’auteur concernant les propositions de More (qu’il décrit dans les termes suivants : « ce systême politique, également reprehensible dans plusieurs maximes, & impossible dans la pratique »), mais les termes utilisés à cette occasion restent importants pour notre démarche :
Ainsi vivent les Utopiens dans une union parfaite, exempts des passions violentes, de l’avarice, de l’ambition & de la volupté, sans envie, sans desirs aïant tous leurs biens en commun, & étant tous animez du même amour pour la Patrie, du même zele pour le bien de leurs freres, & de la même vûë de se rendre la vie commode, tranquille & heureuse.[4]
Face à cette accentuation implicite du caractère conventionnel du texte utopique et de son repli dans une vision morale excluant le rôle des passions dans la société, la réponse donnée par L’année littéraire, journal édité par Élie-Catherine Fréron à partir de la sixième décennie du XVIIIe siècle et dédié à l’œuvre de Morelly, Code de la nature, ou de véritable esprit de ses lois, peut paraître surprenante. Le texte de L’année littéraire ne reprend pas les critiques habituelles adressées à l’utopie, se concentrant plutôt sur les prétentions philosophiques du traité de Morelly et suggérant à cette occasion que tant le style, que la façon d’argumenter de l’auteur laissent à désirer. Il se focalise également sur l’idée centrale du volume, concernant les préjudices causés dans la société par le principe de la propriété privée. Or, nous pouvons voir tout au long de l’article l’importance que prend l’idée de nature humaine, ainsi que la différence théorique entre une société originaire, sans institutions, égalitaire, et une société moderne qui a modifié irrémédiablement ses traits en instituant des lois et en dépassant cette étape primordiale de son développement :
Il est évident que si tous les hommes n’aspiroient qu’au bien général de la Société, sans avoir égard à leur utilité particulière, le paix & le bonheur regneroient dans le monde, ou du moins les principaux sujets de troubles en seroient bannis. Il n’est question que de sçavoir si cet état est naturel, s’il est possible ? L’exemple des Sauvages prouve l’un & l’autre. Ces peuples pourvoyent à leurs besoins communs par la chasse & par la pêche, & ils ne connoissent ni le partage des terres, ni le desir d’amasser. S’ils se sont maintenus dans ce genre de vie durant tant de siècles, c’est que les Législateurs n’ont point pénétré dans leurs contrées pour renverser l’ordre que la Nature y a établi. Chaque peuple de la terre, au moins à sa naissance, a été gouverné comme le sont aujourd’hui les Sauvages de l’Amerique ; mais à mesure qu’ils se sont accrus, les sentimens d’union fraternelle se sont affoiblis. Les Nations qui sont restées les moins nombreuses, ont le plus constamment conservé cette forme simple & naturelle de gouvernement.[5]
Les arguments employés par Morelly dans L’année littéraire montrent également combien le concept de nature (et implicitement celui de nature humaine) devient malléable (ou imprécis) vers la moitié du XVIIIe siècle. L’article suggère que, si tant est que cette nature humaine, tolérant l’égalité et l’absence de la propriété, ait existé au début de l’histoire, elle est plutôt conservée dans l’esprit de la religion chrétienne ; autrement dit, la critique de Morelly à l’adresse de la religion est tournée contre Morelly même – aucun projet conçu par un philosophe ne saurait ré-instituer, donc, cette impulsion de l’égalité et de la compassion à l’instar des préceptes religieux. Cependant, quelle que soit la position du texte par rapport aux propositions radicales de Morelly, il utilise un schéma fréquemment rencontré dans les écrits polémiques de l’époque : la nature humaine est théorisée du point de vue historique ; on retrace son évolution et, en quelque sorte, on la définit comme un ensemble de traits adaptables. Puisque la nature humaine se transforme, selon les critiques des projets politiques les plus radicaux parus en France au XVIIIe siècle, l’éthique et la politique doivent garder le rythme des changements. En partant de ces prémisses, dans la France des Lumières, les auteurs des utopies sont accusés d’appliquer des modèles qui convenaient mieux à l’état naturel, pré-civilisé, de l’homme qu’à des sociétés civilisées qui sont ordonnées selon d’autres principes et valeurs. Ainsi, dans L’année littéraire, Morelly peut être accusé pour deux raisons apparemment opposées : il n’accorde pas assez d’attention à cette nature originaire de l’homme, lui imposant des règles artificielles (et, en effet, l’article prend en dérision l’une des dispositions de la dernière partie du Code de la nature, selon laquelle la couleur des vêtements serait établie par la loi, en fonction de la profession) et il essaie de rétablir une égalité et une uniformité originaires au sein d’une société qui ne saurait fonctionner selon de tels principes.
Nous pourrons arguer qu’une telle approche du texte utopique, de la perspective de son inadéquation à la nature moderne de la société, est plus susceptible d’apparaitre dans un article portant sur un traité dont le titre est Code de la nature, ou de véritable esprit de ses lois. Mais les choses ne se passent pas ainsi. Gregory S. Brown a montré que cette accusation de l’inadéquation à la nature humaine était un des lieux communs apparaissant dans les textes qui analysaient des utopies aussi bien que des propositions de réforme politique dans trois des périodiques français de l’époque : Correspondance littéraire, L’année littéraire et Journal encyclopédique[6]. Néanmoins, cet appel à la nature humaine de l’homme civilisé est loin d’être un simple lieu commun. Il existe deux phénomènes plus génériques qui transforment le vocabulaire utilisé ultérieurement pour parler des projets de réforme politique et des textes utopiques en France. D’une part, comme le suggérait il y a 50 ans Roger Mercier dans sa thèse de doctorat, La réhabilitation de la nature humaine (1700-1750), dans la première partie du XVIIIe siècle sont remises en discussion nombre de théories chrétiennes concernant la nature essentielle de l’homme. Ainsi, les passions, les intérêts et, finalement, même la raison sont redéfinis à partir d’une perspective qui prend en considération avant tout les rapports sociaux de l’être humain[7]. On discute, de ce point de vue, d’une « seconde nature » de l’homme, façonnée par l’expérience, l’éducation et les lois institutionnalisées à l’intérieur d’une société civilisée. D’autre part, à la même période, l’existence même de l’homme non-civilisé, du sauvage, est invoquée par les voyageurs, les auteurs de fiction et les philosophes pour mettre en discussion des modèles d’autorité sans une hiérarchie formalisée et du vivre ensemble en l’absence de la propriété et des inégalités économiques ; Christian Marouby a montré en ce sens le passage, au XVIIe siècle, d’une image du sauvage en tant que projection négative de l’homme civilisé à une image du sauvage libre, vivant non seulement en-dehors de la civilisation, mais également à l’abri des effets nuisibles de celle-ci[8]. Les discussions concernant la nature humaine tout au long du XVIIIe siècle comportent donc une contradiction : il existe deux natures humaines, l’une qui est liée à la civilisation, l’autre qui persiste en-dehors de celle-ci. Lorsqu’ils polémiquent, les auteurs des Lumières hiérarchisent implicitement les deux versions de la nature humaine et, occasionnellement, ils construisent leurs théories éthiques et politiques à partir de cette option.
On pourrait dire que, de ce point de vue, vers la moitié du XVIIIe siècle, les textes utopiques sont critiqués parce qu’ils entrent en contradiction avec une certaine vision de cette seconde nature qui prend naissance à l’intérieur d’une société civilisée. Il faut dire cependant que cette critique n’est pas dirigée seulement contre les textes utopiques. Les auteurs des Lumières accordent à toute une série de textes (voyages imaginaires, projets de réforme économique ou traités de théorie politique) une sorte de position marginale, les plaçant à la périphérie des sciences politiques. Nous pouvons déduire quelques-unes des raisons de cette marginalisation en regardant la façon dont ces textes sont décrits. Par exemple, l’index des quatre volumes de l’Encyclopédie méthodique, publiés entre 1784 et 1788 sous les soins de Jean-Nicolas Démeunier et avec le titre Économie politique et diplomatique, organise les articles en quatre catégories : « Géographie politique » « Économie politique », « Diplomatique » et « Administration théorique ». Dans la partie expliquant cette partition, les articles de la quatrième catégorie, dédiés à des œuvres extrêmement différentes (la République de Platon, l’Utopie de More, La République des philosophes de Fontenelle, l’Histoire des Sevarambes de Denis Vairasse, les projets politiques de l’abbé de Saint-Pierre, Le Miroir d’or de Wieland ou même La Physiocratie de Pierre-Samuel Dupont de Nemours), sont décrits en employant un vocabulaire typique pour la réception de l’utopie lors de ses deux premiers siècles d’existence : « Cette division comprend donc des romans politiques dont ce Dictionnaire offre des notices ; ouvrages qui ont pour but de présenter un systême de perfection applicable à des hommes tels qu’ils devroient être, & non pas tels qu’ils sont ; ouvrages où l’on découvre la perspective du bonheur que dans un lointain inaccessible, parce qu’elle semble ne convenir qu’à une aggrégation d’êtres sans passions, toujours éclairés par la raison, & toujours dirigés par la justice »[9]. La liste d’articles d’« administration théorique », accompagnée de brefs commentaires, nous suggère cependant plus clairement les critères implicites à l’aide desquels étaient jugées des œuvres pareilles : trois sur les onze textes rappelés sont considérés comme réalisables seulement à l’intérieur d’une société de petites dimensions (dans le cas de l’Utopie, on renvoie même à un monastère – « cette république ressemble plus à un monastère bien réglé, qu’à une société d’hommes libres »), tandis que dans le cas du traité de Pierre-Samuel Dupont de Nemours, ce qui semble problématique c’est le sens que le concept de nature reçoit dans La Physiocratie (« On peut mettre au rang des romans cet ouvrage d’un homme savant & vertueux, qui expose que l’intérêt & le devoir des hommes sont de suivre le gouvernement de la nature comme le plus simple & le plus avantageux, & de n’obéir jamais qu’à la raison & à l’évidence »)[10]. En ce qui concerne ce dernier volume, son inclusion dans la liste est d’autant plus importante et surprenante qu’il ne contient à proprement parler aucune utopie; bien au contraire, dans le discours introductif de Dupont de Nemours, les lois naturelles gouvernant l’existence humaine dissimulent la propriété privée dans sa forme moderne et les inégalités de statut. Cependant, la façon dont le traité conçoit ces lois naturelles le rapproche de ces textes théorisant un état naturel de l’homme qui, dans certains cas, est nettement supérieur à sa vie dans les sociétés modernes. Voici, par exemple, comment il est décrit, après un court inventaire des témoignages concernant la vie des sauvages de l’Amérique du Nord et de Sibérie, « état d’association primitive & naturelle » : « Cet état est heureux ; il est certainement préférable à celui des hommes qui vivent dans une société mal constituée, & dont les loix positives contrarient les Loix de l’ordre naturel. Mais par sa nature il n’est pas durable, & même il est loin encore du meilleur état possible de l’humanité »[11]. Dans certains cas, comme semble être celui de la réception de La Physiocratie, les divergences des idées concernant la nature humaine se manifestent également sous la forme d’une critique des conceptualisations trop abstraites, de la théorie, comme le remarque aussi Gregory S. Brown. C’est pourquoi, lorsque nous analysons les formes qu’emprunte la critique de l’utopie dans la seconde partie du XVIIIe siècle, nous devrions tenir compte de cette perméabilité du corpus de textes utopiques. On plaide parfois que même la théorie du contrat social, notamment dans la forme qu’elle prend chez Rousseau, devrait être incluse parmi les projets et les esquisses utopiques de l’époque. Cependant, cet argument est correct seulement dans la mesure où il tient compte de la tendance de certains auteurs des Lumières à mettre dans la même catégorie (qui ne porte généralement pas de nom, excepté dans l’Encyclopédie méthodique) des utopies et des projets de reforme administrative, des romans pédagogiques sur l’art de la politique et des traités invoquant des principes abstraits comme celui du contrat social. En réalité, au cours du XVIIIe siècle nous avons affaire dans une moindre mesure à des critiques adressées au genre utopique ou aux utopies en général, quoique certains textes particuliers soient présentés et analysés du point de vue critique dans des périodiques. Avant de devenir un argument contre l’utopie, l’opposition entre la seconde nature humaine et l’ordre abstrait de la théorie politique est invoquée pour des textes extrêmement divers, qui ne sont pas tous des utopies du point de vue formel. Ainsi, on pourrait dire que la critique de l’utopie est, au début, une critique de la théorie.
Nous pouvons apercevoir les contours de cette critique dans un des textes qui apparaissent immédiatement après la publication du Contrat social, l’Anti-Contrat de Paul-Louis Beauclair. Paru après 1765, le texte n’accuse pas Rousseau d’utopisme, bien au contraire. Vu les auteurs que Beauclair cite incidemment (Grotius, Barbeyrac, Warburton), il est clair que l’Anti-Contrat social se propose d’être une critique ponctuelle du droit naturel. Beauclair analyse, tour à tour, les concepts que Rousseau place au fondement de la communauté politique, soit en montrant les limites de l’approche du Contrat social (par exemple, dans la section dédiée à l’idée de volonté générale), soit en opposant de nouveaux termes à ceux employés par Rousseau, et suggère qu’une communauté moderne doit être construite sur d’autres valeurs que celles proposées par le philosophe de Genève. De ce point de vue, l’opposition construite par Beauclair entre la justice et la taille de la population (critères auxquels on peut reconnaître un état moderne) entre la liberté et l’égalité (valeurs et critères qui dans ce chapitre de l’Anti-Contrat social sont soit nocives, soit révolues) est suggestive :
Si l’on veut trouver les moyens de rendre une Société puissante & bien constituée ; les deux principaux sont la justice & la population. Car la liberté ou l’indépendance ne sauroit, en égard à la nature humaine, faire le bonheur d’un Etat, comme je l’ai déjà insinué. Elle ne sert qu’à entretenir l’orgueil des Citoyens, qui est la source des divisions & des débats. […] Quant à l’égalité, outre qu’elle n’est praticable que parmi les Sauvages, elle ne serviroit qu’à faire des fainéans & des hommes sans liaison.[12]
Certes, outre cette exposition conventionnelle des attributs de l’État, la véritable mise du débat est celle concernant la forme de gouvernement optimale. Beauclair cherche à y confirmer les arguments de Rousseau pour la démocratie, en suggérant que, dans leur forme moderne, les États européens ne peuvent plus être gouvernés démocratiquement[13]. Pour pouvoir contrebalancer la somme des intérêts privés, il faut, selon Beauclair, un monarque qui soit un garant de l’intérêt public. Pour arriver à cette conclusion, l’auteur de l’Anti-contrat social dresse une comparaison entre la communauté existant au début de l’histoire ou la communauté du sauvage (il parle en ce sens d’« usages » aujourd’hui relégués au fond de l’Amérique, ou dans quelques « déserts inaccessibles ») et les formes modernes de gouvernement. Beauclair affirme qu’entre les deux il existe une rupture qui n’est pas seulement historique, mais qui est également liée à l’apparition des nouvelles institutions et qualités humaines comme, par exemple, la propriété privée et l’intérêt particulier : « Cet heureux tems n’est plus ; ce siecle d’or, connu seulement chez les Poëtes, & parmi les Panégyristis de la vie sauvage, a fait place au siecle de fer »[14]. Beauclair ne fait en quelque sorte que reprendre une série d’arguments déjà présents dans les traités politiques à la fin du XVIe siècle et qui étaient dirigés contre la démocratie (dans sa forme classique, grecque) ou contre ce qu’on appelait à l’époque un « gouvernement mixte », une forme intermédiaire entre les trois types idéaux de gouvernement. Comme tout théoricien de la souveraineté monarchique, l’auteur de l’Anti-contrat social est prêt à reconnaître que la société peut être organisée également selon d’autres principes. Écrivant vers la moitié du XVIIIe siècle, Beauclair décrit un ordre social puisé dans la nature, mais il ne peut plus revenir à ses premiers attributs naturels.
Un autre exemple de critique de la théorie et, subsidiairement, de l’utopie, à l’époque des Lumières, c’est un article paru dans le Dictionnaire social et patriotique de Pierre Lefèvre de Beauvray. Intitulé « Rêves politiques », le texte mentionne parmi les œuvres encadrées dans cette catégorie floue, tant des utopies, que des livres appartenant aux domaines les plus divers, en commençant avec Les Œconomies royales du duc de Sully et jusqu’aux œuvres historiques de Boulainvilliers et la série de « testaments politiques » des ministres royaux. Par ailleurs, l’article s’ouvre avec quelques remarques sur De l’esprit des lois de Montesquieu, qui clarifie partiellement ce que Beauvray aurait pu comprendre par « rêves politiques ». Selon ce dernier, l’Angleterre décrite par Montesquieu est plutôt un modèle abstrait, ressemblant à la République de Platon, qu’un rapport des institutions anglaises. Dans ce court texte, il est évident que ce sont encore une fois les observations d’un philosophe concernant la nature de la monarchie qui sont prises pour cible par les critiques. La solution de Beauvray serait d’adapter la théorie à la nature humaine (« Tant que ce seront des Hommes, qui gouverneront & qui seront gouvernés ; il faudra moins chercher le Gouvernement le plus parfait, que le moins imparfait, c’est-à-dire, le plus proportionné à la foiblesse humaine »[15]). D’ailleurs, il est assez clair en lisant les autres articles du Dictionnaire dans lesquels Beauvray polémique plus d’une fois avec Rousseau, que le type de gouvernement « le moins imparfait » auquel il fait allusion c’est la monarchie (préférable à la démocratie car moins exposée au danger de l’anarchie, v. l’article « Démocratie »), et que cette préférence est ancrée dans une théorie de l’évolution organique de l’homme : de l’étape du développement primitif à celle moderne (v. l’article « Perfectibilité »). En s’appuyant sur les arguments du physiocrate Mercier de la Rivière de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Beauvray souligne l’irréversibilité de ce processus : puisque les principes de l’inégalité et de la propriété privée ont été adoptés par la société, il n’y a plus de retour possible au bonheur primitif (« Il n’est plus possible à l’Homme de rester toujours dans l’êtat de la nature, & de ne jamais passer à celui de Société, que de demeurer toujours enfant, & de ne jamais attendre à l’âge viril. Tel est l’imanquable effet de cette Perfectibilité, de cette irrésistible Loi, que M. Rousseau a reconnue lui-même »)[16]. Et alors, quels types de « rêves politiques » peut-on réaliser encore dans une société civilisée? Évidemment, pas ceux touchant aux principes de la propriété privée ou théorisant une société qui ne convient plus à l’homme civilisé. À la place de ces projets, Beauvray mentionne, dans l’article « Rêves politiques », quelques propositions pragmatiques-ironiques figurant dans les textes de l’époque (une de ces propositions appartient toujours à Beauvray, étant issue du roman épistolaire, Histoire de miss Honora, ou le Vice dupe de lui–même) : l’utilisation des infirmes en tant que soldats, la conversion des criminels en ouvriers travaillant pour le bien public, voire leur mutilation exemplaire, l’institution d’une banque nationale.
Dans ce conflit des interprétations relatives à la nature humaine, dont l’enjeu est presque toujours la définition de certains concepts politiques (souveraineté, contrat social, égalité, propriété privée, intérêt public), les utopies arrivent à être critiquées dans la France des Lumières dans quasiment les mêmes termes que les traités politiques qui mettent en doute la légitimité de la monarchie absolue. L’ancien lieu commun décrivant l’utopie comme un projet politique parfait (et donc irréalisable) ne disparait pas complètement. On lui ajoute cependant cette nuance extrêmement importante qui est également un trait définitoire de l’anthropologie des Lumières, de la nature essentielle de la société civilisée. Tout projet politique, comme toute utopie, entre dans une relation nécessaire avec l’historie de la civilisation. Dans ce cas aussi, on peut parler d’une modification de la nuance : les utopies classiques parues à la fin du XVIIe siècle posaient elles aussi ce problème de l’évolution de la communauté humaine. Dans des endroits écartés, loin de l’Europe civilisée, les utopies classiques mettaient en scène le drame de la constitution d’une société humaine en présentant l’histoire des institutions et des lois appartenant à cette communauté-là. Tout au long du XVIIIe siècle, cette comparaison entre deux civilisations (celle des Utopiens et celle des Européens) est remplacée par une comparaison à trois termes, les troisième étant les communautés primitives que les explorateurs européens décrivent favorablement à leur retour sur le continent. Un autre exemple en ce sens est le Naufrage des isles flottantes de Morelly, paru en 1753. Le texte prétend traduire un traité très ancien, attribué à un auteur indien, Pilpai (Bidpai), mais il est accompagné des notes de l’éditeur supposé, renvoyant plus d’une fois à la nature heureuse des sauvages qui vivent sans connaître la propriété privée, dans des sociétés plus égalitaires que celles européennes[17]. Qui plus est, dans une de ces notes, on suggère assez clairement que le modèle moral des sauvages est nettement supérieur à celui de l’homme civilisé : « Nous lisons tous les jours avec admiration ce qu’on nous dit de la sagesse des Peuples que nous nommons Sauvages, sans que cela influe sur nos mœurs, ni nos coutumes ; pourquoi ? c’est que nous sommes policés, & qu’ils sont raisonnables »[18]. Cependant, tous les textes utopiques qui apparaissent à cette époque n’incorporent pas cette version du primitivisme. Les tensions surgissant entre ces théories concurrentes de la nature humaine sont visibles, par exemple, dans une des utopies moins étudiées de la littérature française, Les rêves d’Aristobule de Pierre Charles Levesque, parue en 1762. Dans le cadre de cette fiction, construite selon le modèle conventionnel de la collection des rêves (pour comparer, v. par exemple Les songes du chevalier de La Marmotte de Jean-Baptiste Boyer d’Argens), il existe un épisode dédié à une communauté vivant en dehors de la civilisation et ne connaissant aucune institution de celle-ci – en réponse aux questions du narrateur, les habitants de ce « Monde Nouveau » témoignent vivre en dehors des villes, ne rien savoir sur l’agriculture, ne connaître aucune forme de gouvernement politique, n’avoir aucune notion d’art et des sciences, être complètement dépourvus de passions et de vices. Le dialogue pathétique qui clôt cet épisode est probablement suggestif de la crise que traverse l’utopie vers la moitié du XVIIIe siècle, en lien avec les théories relatives à la nature humaine :
Ah ! leur dis-je, que vous êtes heureux, vous ne connoissez aucun de nos maux !…. Ah ! s’écrierent-ils, que nous sommes malheureux ! Nous ne connoissons aucun de vos plaisirs ![19]
This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Gabriel Naudé, La bibliographie politique du Sr. Naudé, Paris, Chez la Vesve de Guillaume Pelé, 1642, p. 44 ; la version originale du texte apparait en latin, en 1633 ; pour les variations de ce lieu commun de la forme parfaite de gouvernement, v. mon article « La critique de l’état inexistant : le statut de l’utopie en France dans la première moitié du XVIIe siècle », Studia Universitatis Babeş-Bolyai. Philologia, no. 4, vol. 57, 2012, pp. 35-52.
[2] Mémoires pour l’histoire des Sciences & des beaux Arts, De l’imprimerie de S.A.S., à Trevoux, avril 1718, pp. 92-93.
[3] « Il rapporte ensuite les mœurs & les coûtumes de cette Nation ; mais ce n’est qu’aprés avoir debité plusieurs autres maximes de gouvernement plus propres à répaître l’imagination creuse des Philosophes speculatifs, qu’à instruire les politiques sensez », ibidem, p. 97.
[4] Ibidem, pp. 96-97.
[5] L’année littéraire, t. II, Amsterdam, 1755, pp. 94-95.
[6] Gregory S. Brown, « Critical Responses to Utopian Writings in the French Enlightenment: Three Periodicals as Case Studies », Utopian Studies, vol. 5, no. 1, 1994, pp. 48-71.
[7] Roger Mercier, La réhabilitation de la nature humaine (1700-1750), Villemomble, La Balance, 1960.
[8] V. notamment la deuxième partie de Christian Marouby, Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique, Paris, Seuil, 1990, pp. 95-191 ; cette transformation de la figure du sauvage au début du XVIIIe est traitée partiellement par Roger Mercier, op. cit., pp. 94-99.
[9] Encyclopédie méthodique. Économie politique et diplomatique, t. IV, Paris, Chez Panckoucke, Liège, Chez Plomteux, 1788, p. 815.
[10] Ibidem, pp. 839-840.
[11] Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Physiocratie, ou constitution naturelle du Gouvernement le plus avantageux au genre humain, Leyde, 1768, « Discours de l’éditeur », p. xxxv (les soulignements appartiennent à Dupont de Nemours).
[12] Paul-Louis de Beauclair, Anti-Contrat social, Vrin, Paris, 1981, p. 98 (je souligne).
[13] Ibidem, p. 133.
[14] Ibidem, p. 131 (je souligne).
[15] Pierre Lefèvre de Beauvray, Dictionnaire social et patriotique, ou Précis raisonné de connoissances relatives à l’économie morale, civile & politique, Amsterdam, 1770, p.
[16] Ibidem, art. « Perfectibilité », p. 406.
[17] Naufrage des isles flottantes, Messine, 1753, t. I, « Lettre à la même », p. xli : « Enfin, l’action entiére de son Poëme prouve la possibilité d’un systême qui n’est point imaginaire, puisqu’il se trouve que les mœurs des Peuples que gouverne Zeinzemin ressemblent, à peu de chose près, à celles des Peuples de l’Empire le plus florissant & le mieux policé qui fut jamais ; je veux parler de celui des Péruviens ».
[18] Ibidem, t. II, p. 14.
[19] Pierre Charles Levesque, Les rêves d’Aristobule, philosophe grec, suivis d’un abrégé de la vie de Formose, philosophe françois, Amsterdam, 1762, p. 73.
De l’intraduisible en traduction littéraire : expérience et réflexionDe l’intraduisible en traduction littéraire : expérience et réflexion
De l’intraduisible en traduction littéraire : expérience et réflexion /
On Untranslatability in Literary Translation: Experience and Reflection
Abstract: Literary translation is often described using metaphors of loss, infidelity, and betrayal. In-depth experience as a literary translator reveals the opposite: despite the gaps between languages, literary translation can best be described using metaphors of victory, triumph and fulfillment. This paper describes the overwhelming challenges of passages from one language to another, the concrete experience of translation, and, beyond images of loss, a vision of the translated text as an intimate echo of the original.
Keywords: Literary Translation; Language; Voice; Passages; Literature; Betrayal.
Trahison, infidélité, perte : les mots qui décrivent la traduction littéraire jettent souvent sur elle la suspicion, voire le discrédit. Les langues peuvent faire défaut, elles peuvent trahir ; le passage d’une langue à l’autre aussi. La réflexion qui suit est ancrée dans une longue expérience de la traduction littéraire : plus de quatre-vingts livres traduits de l’anglais au français avec Paul Gagné et, plus récemment, quelques livres traduits de l’espagnol, cette fois sans complice à mes côtés. Je n’oublie en aucun moment la défaillance des langues, de l’écart entre elles, de l’écart entre mondes, si vaste qu’on se demande comment on peut même prétendre combler tous ces écarts. La traduction littéraire est une question d’abîmes : abîmes nombreux, profonds, infranchissables au premier regard. Mais au-delà des possibles défaillances et trahisons, il sera question, avant tout, de la traduction littéraire comme victoire et comme plénitude. À partir de cette expérience de traduction, qui ouvre sur un espace de réflexion pour ensuite retourner vers l’expérience, comme le dit bellement Antoine Berman[1], je me permettrai la voix personnelle en principe interdite aux traducteurs. La méditation qui suit comportera trois parties : une première consacrée aux abîmes, une deuxième au livre à traduire, une troisième à la plénitude.
Des abîmes
La traduction littéraire fraie toujours avec l’échec, avec l’impossibilité. D’abord parce que c’est le cas de toute forme d’expression, même lorsqu’une seule langue est en jeu -on ne s’entend pas toujours, on n’entend pas toujours, même quand on tend l’oreille, ou qu’on croit la tendre. Entre la parole tenue, tendue, et l’oreille prêtée, s’ouvre déjà un abîme. Abîme des langues dans leur infinie richesse et leur navrante pauvreté devant ce que nous rêvons d’en faire, de leur faire dire, abîmes entre locuteurs même de bonne foi, abîmes entre sens et signifiants. Abîmes auxquels s’ajoutent tous ceux de la littérature à proprement parler, abîme notamment entre l’œuvre réelle et celle rêvée, dessinée en rêve ou en rêve éveillé.
Si la langue, toujours, a ses défaillances – ou plutôt est dépossédée, est défaillance –, si l’œuvre littéraire est le témoin singulier et exacerbé, entre autres choses, de cette défaillance –, que dire de l’œuvre à traduire, de l’œuvre traduite ? Là s’ouvrent encore d’autres abîmes : entre deux cultures, entre deux langues. Les textes littéraires sont profondément enracinés dans leur langue, qui est leur substance intime et parfois leur véritable sujet. Si la langue même est non seulement la matière mais aussi l’essence de la vraie littérature, alors comment traduire ? À quoi bon arracher l’arbre au sol dans lequel plongent ses racines, tirer de ses eaux natales le poisson étincelant pour qu’il agonise aussitôt dans l’air mortel ?
Si vous parlez plus d’une langue, je ne parle pas ici de se débrouiller pour commander au restaurant ou acheter un billet de train, si vous sentez en vous battre et vivre plus d’une langue, alors vous êtes plus d’une personne. Et, cela étant, vous avez été appelé, à coup sûr, à faire l’interprète, soit au sens littéral, lors d’un échange qui, sans vous, n’aurait été qu’un choc de sons, soit au sens figuré : à expliquer une culture à l’autre, à présenter, expliquer, faire passer. C’est à de tels moments qu’on sent carrément dans sa voix, dans sa chair, dans ses mains qui esquissent des gestes d’accompagnement, le manque, la béance entre ces deux langues et ces deux cultures. Et aussi la nécessité de côtoyer cet abîme, et l’allégresse qui vient de côtoyer cet abîme, le souffle court, l’esprit en alerte. L’allégresse qu’on ressent à l’abolir, ne serait-ce que partiellement et le temps d’un échange. L’allégresse de marcher, mieux, de danser sur cette corde raide.
Un livre
Un livre est posé sur la table. Des signes noirs sur des pages blanches. Il propose une incarnation singulière d’un bien commun, la langue, une langue. Déployés dans ses pages, un certain nombre de mots connus de tous créent, par une alchimie incompréhensible, une histoire, des personnages, des idées, des émotions. C’est du papier, de l’encre, presque rien. Objet inerte, qui vit du moment où quelqu’un le prend entre ses mains, l’ouvre et s’abandonne à lui, vit et jouit de faire corps, de faire esprit avec lui. Mais pour cela, il faut une certaine maîtrise (même si ce mot, j’y reviendrai, n’est pas tout à fait juste) de la langue dans laquelle il est écrit.
Un livre m’est proposé à moi traductrice, pour que je me charge de l’ouvrir aux autres, à ceux qui n’en possèdent pas la clé. J’ouvre ce livre, il s’ouvre à moi qui prends mon temps en m’attardant à chaque mot comme aucun autre type de lecteur ne le fait. Je navigue entre plaisir, admiration, terreur. À chaque ligne, le doute : comment faire ? La traductrice littéraire est donc celle qui tremble, qui exulte à l’orée de deux mondes, de deux modes d’expression.
L’œuvre à traduire est une porte ouverte à ceux qui comprennent sa langue. Mais elle est une porte fermée à ceux qui l’ignorent. Et voilà qu’on m’a chargée de la déverrouiller pour eux. Mon travail, mes heures, passeront à confectionner cette clé, sans savoir où elle se trouve au juste. La langue originale n’est pas la clé ; la langue d’arrivée non plus. L’œuvre traduite n’est pas la clé mais la nouvelle porte à l’usage d’autres lecteurs. C’est le va-et-vient entre les deux, ce sont les heures innombrables de ma vie, ce sont les mouvements de mon esprit et de mon corps entre les langues, qui font, qui sont la clé.
Il y a une clé, il n’y a pas de clé. L’œuvre est une porte ; elle est une main tendue ; elle est une nuit insondable. Et toute œuvre proprement littéraire est intraduisible, on le sait, à cause de la défaillance des passages, à cause de l’écart entre les langues, à cause de Babel en somme. Nous vivons après la chute, après la faille. La différence est toujours énorme, infranchissable.
Comme les dés, les sons et les sens sont jetés, d’une langue à une autre, par une main différente, une main capricieuse qui les réunit et les sépare de manière propre. « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? » peut résonner plus ou moins de la même manière en espagnol ou en portugais, mais pas en anglais déjà, et encore moins, j’imagine, en japonais. Ou encore le « vierge vers », s’il peut être « virgin verse » de manière tout aussi heureusement allitérative, perd toute idée de mouvement lié à la préposition qu’on peut qu’entendre, tout lien avec les images de la voile. Autre exemple : le système verbal d’une langue crée sa perception du temps, mais aussi des rapports entre les êtres. L’espagnol argentin a des pronoms personnels particuliers, le « vos » qui tient lieu du « tú », et qui commande ensuite une conjugaison particulière au présent de l’indicatif, de sorte que « De dónde sos ? » n’a rien à voir avec « De dónde eres ? », alors que le sens est identique. Le chanté de la langue appartient ici à deux mondes distincts ; la forme verbale indique une origine, un ancrage. Différence impossible à rendre en français.
Voilà deux petits exemples pour voir s’ouvrir l’abîme, pour montrer l’impossible, le deuil. Manières de dire et de voir, rythmes, souffle, références ; chaque langue est un monde à part, voire chaque langue contient déjà quantité de mondes à part. La traduction est, à la lettre, impossible : l’affirmation est entièrement vraie. Et en même temps, elle est complètement fausse.
Elle est fausse parce que toute personne qui a passionnément aimé un auteur en traduction sait que l’opération vaut d’être tentée. Si ce n’était pas le cas, imaginez combien nous serions seuls et abandonnés sur un unique et pauvre rivage. Le traducteur littéraire est ce héros, cette héroïne qui jette ses mots dans l’abîme pour que nous puissions habiter d’autres mondes que le nôtre.
De la plénitude
J’ouvre le livre, je me mets au travail. Des formes, de sons. De multiples petits choix qui se cristalliseront pour former, reformer une œuvre.
Mais si le sujet essentiel de la grande œuvre littéraire est la langue même, si la grande œuvre est une œuvre-langue, qu’en reste-t-il dans la traduction, lorsque pas un mot de cette langue ne subsiste, que ses mots ont été recouverts, remplacés par d’autres ? Qu’est-ce que le sens sans les sons, qu’est-ce qu’un côté de la feuille sans l’autre ? Mystère, gloire de la traduction : elle sauve, elle redonne naissance à l’original au moment même où elle le fait disparaître. Alchimie, migration, accueil, ouverture.
Et voilà la beauté de la chose : traduire, c’est se faire transparent sans se départir de sa singularité, c’est laisser l’autre parler à travers soi. Écouter avec les yeux, voir avec les oreilles, se maintenir en permanence dans l’entre-deux des langues et des mondes où la rencontre a lieu. Traduire, c’est me substituer à l’auteur-autre sans l’effacer, c’est m’effacer moi mais sans disparaître, permettre à l’autre de parler par ma voix, de laisser parler cet autre, de me laisser dire par lui, traverser par lui. Déployer ma voix pour lui rendre la sienne.
La traduction, c’est la rencontre avec la défaillance, mais aussi avec l’Autre. Rencontre d’un traducteur avec un texte, d’une langue avec une autre. Rencontre avec l’auteur en tant qu’autre, avec la langue de l’original, qui est souvent une langue seconde pour le traducteur, avec une culture qu’il connaît à fond ou non et qu’il doit de toute façon réinventer au profit de lecteurs qui, eux, n’en savent rien. Sa langue dite maternelle lui apparaît autrement lorsqu’il tente de lui imprimer les voies que suit l’original ; traduire fait découvrir ses possibilités et ses failles, les inflexions qu’elle accepte, celles qu’elle refuse. « Sa » langue, « sa » culture : les guillemets indiquent l’instabilité de toute position de maîtrise.
En somme, on traduit toujours après ; par définition, la traduction est seconde. En même temps, la traduction donne un nouveau texte, ouvert à de nouveaux lecteurs, et, ce faisant, elle devient inaugurale.
On a souvent parlé de la traduction comme d’un pont entre deux cultures, mais elle me semble plutôt être une barque qui navigue entre deux rives avec un traducteur à la proue tel un Charon qui conduit non vers le royaume des morts, mais vers la lumière, vers la seconde, la multiple vie des textes. Les traducteurs sont des voyageurs, des passeurs, ils ouvrent des chemins, ils éclairent d’une lumière neuve des zones inconnues. Est-ce parce qu’ils sont à cheval entre deux langues et deux cultures alors que la plupart des gens sont ancrés dans une seule, parce qu’ils sont au moins doubles, en somme, qu’on les associe à la duplicité, donc à la trahison ?
Traduire, en tout cas, c’est suivre le chemin ouvert par l’œuvre, en même temps qu’on trace, pour cette œuvre, un chemin tout neuf. On regarde devant soi, on regarde derrière. Janus à deux visages, Orphée, femme de Loth, Icare, au risque de la mort, au risque de la paralysie, au risque de la chute, on avance, on cherche. On trouve, ou on croit trouver. On a l’obligation morale et esthétique de trouver. Un monde singulier en dépend.
Traduire un texte, c’est lui donner une voix, un corps nouveaux. C’est lui faire franchir la barrière infranchissable des langues, faire faillir la défaillance. Tout amoureux sait qu’aucun corps, aucune voix ne peut remplacer ceux de la personne aimée. Et pourtant, je dois donner corps, donner voix, recréer, réinventer. Passages, métamorphoses, vie nouvelle.
Étranger-familier, loin-proche, même-Autre, dedans-dehors : la traduction littéraire n’a que des paradoxes à offrir. Les paradoxes même de la littérature.
Enfin, contrairement à ce qu’on a dit et répété, voire ânonné, traduire ce n’est pas trahir et la traduction n’est pas un moindre mal : elle est un grand bien. Toute personne, répétons-le, qui a aimé d’amour un auteur lu en traduction sait que la traduction, c’est la vie même de la littérature. La nouvelle vie d’un livre dans un autre espace, une autre langue. Passion, respect, infinie patience : la traduction est un métier d’ombre, mais qui tire les œuvres vers la lumière.
Chaque mot que j’écris en tant que traductrice appartient à deux langues en même temps – celle d’où l’œuvre vient, celle dans laquelle je la recrée – et exhibe la défaillance des deux. Mais aussi la plénitude des deux.
Devant notre langue dite maternelle ou celles que nous croyons savoir, nous nous pensons en position de maîtrise. C’est faux, ce sont plutôt les langues qui nous possèdent, mais nous le croyons quand même. Devant les langues inconnues, nous sommes de nouveau des enfants ignorants qui tiennent le livre à l’envers. Seule la traduction la remet à l’endroit.
Si écrire est un corps à corps avec la langue, si la traduction est ensuite un corps à corps avec ces deux langues, un corps à corps ayant comme scène la voix du traducteur comme incarnation et désincarnation de son corps, il va sans dire qu’il n’y a pas non plus d’union parfaite de tous ces corps. Et pourtant, pourtant… on se rencontre. Tard peut-être, dans certains cas, imparfaitement peut-être dans certains autres, avec violence dans d’autres encore, mais tout de même. On parle toujours de la perte en traduction, et oui, il y en a. Mais pas tant, vraiment pas tant. Le verre n’est pas à moitié vide, il lui manque quelques gouttes tout au plus. Le traducteur mobilise toutes ses connaissances, déploie toute sa sensibilité, met son corps et sa voix en jeu, pour que quelque chose passe, pour que beaucoup, que presque tout passe. De la défaillance des langues, oui : mais aussi de la traduction littéraire comme plénitude.
Note
[1]. Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Seuil, 1991. Les mots de ce grand théoricien de la traduction littéraire ne cessent de résonner en moi.
Gabriel Osmonde, les images et les mots de l’AlternaissanceGabriel Osmonde, les images et les mots de l’Alternaissance
Gabriel Osmonde, les images et les mots de l’Alternaissance /
Gabriel Osmonde, the Images and the Words of Alternaissance
Abstract: The work signed by Andreï Makine cannot be read without considering Gabriel Osmonde’s texts. Both works try to approach an essential truth linked to lost identity and to the fact that all writing is hiding someone else’s figure. In Alternaissance, Gabriel Osmonde multiplies the ekphrasis (descriptions of paintings, pictures, films and musicals) in order to emphasise the poverty of language, its failure when showing the simplicity of things. Nevertheless, this language is essential for escaping the tyranny of simplistic speech and getting away from all images that turn us into simple passive consumers. The writer’s mission is to invent a new language. The play Le Monde selon Gabriel, written under the name of Makine, is the key element that constitutes a bridge between two names, between two worlds, between two writings that make the image the basis of Makine-Osmonde’s aesthetics and ethics.
Keywords: Andreï Makine; Gabriel Osmonde; Identity; Pseudonym; Images.
Introduction
Lorsqu’en mars 2011, la journaliste du Figaro Astrid de Larmina décide de rencontrer Gabriel Osmonde, à l’occasion de la sortie de son quatrième roman, Alternaissance, c’est Andreï Makine qui se présente au rendez-vous et l’article qui s’en suivra, dans son édition du mercredi 30 mars 2011, « Osmonde sort de l’ombre », met fin à cette énigme littéraire qui pendant une dizaine d’années avait fait courir toute sorte de rumeurs. Des noms avaient été avancés, ceux de Pierre-Jean Remy, Michel Déon, Didier van Cauwelaert, Nancy Huston et même Michel Houllebecq.
Dans cet entretien, Andreï Makine s’explique sur son pseudonyme :
Makine n’est pas mon vrai nom […] Osmonde est plus profondément ancré en moi que Makine […] Alternaissance est sans doute mon roman le plus autobiographique.
Il explique ensuite :
Rester dans la posture d’un nanti de la littérature ne m’intéressait pas. J’ai voulu créer quelqu’un qui vive à l’écart du brouhaha du monde (pour) continuer à cheminer librement. Osmonde m’a permis d’aller plus loin, d’élargir le champ des questions, jusqu’à l’ineffable.
La vie littéraire de Gabriel Osmonde débute en 2001 avec Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir. Viennent ensuite Les 20 000 femmes de la vie d’un homme (2004), L’Œuvre de l’amour (2006) et enfin Alternaissance (2011).
Iconographie de l’auteur
Andreï Makine, dans plusieurs entretiens, affirme que le nom sous lequel il est connu n’est pas son vrai nom et que le pseudonyme de Gabriel Osmonde représente davantage sa personnalité et sa véritable identité. Le nom d’Andreï Makine serait une construction pseudonymique au même titre que celui de Gabriel Osmonde. Mais la première identité s’est développée à partir des mots et d’une reconnaissance sociale (prix Goncourt, entre autres) alors que la deuxième a cherché un ancrage iconographique pour suppléer le manque de reconnaissance.
Sur le site de Gabriel Osmonde, nous pouvons découvrir, dès l’accueil, une présentation succincte où sont nommés les quatre romans publiés sous le nom d’Osmonde, mais avec le sous-entendu que deux autres sont encore à découvrir :
Gabriel Osmonde est l’auteur d’une demi-douzaine de romans, dont Alternaissance, Pygmalion, 2011, L’Œuvre de l’amour, Pygmalion, 2006, Les 20.000 Femmes de la vie d’un homme, Albin Michel, 2004, Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir, Albin Michel, 2001.
Une biographie nous fait découvrir ce jeune écrivain :
Gabriel Osmonde naît le 31 mars 1968 à Paris. Il a fait des études de philosophie et de mathématiques. Auteur secret et lointain, Osmonde reste imperturbable lorsque certains journalistes inconscients attribuent ses œuvres à toute une kyrielle d’écrivains français. Ses auteurs préférés sont F. Scott Fitzgerald, Neil Williams, John Kennedy Toole et Houellebecq. Il apprécie Bergson et Jung pour ses archétypes. Après avoir séjourné en Gaspésie, donnant la préférence au soleil de l’Italie, il s’est installé à Rome où il travaille à son prochain roman.
L’auteur cherche une filiation littéraire et interpelle les médias qui ont tenté de découvrir le véritable écrivain qui se cache sous le pseudonyme. Ses références littéraires le situent dans un éclectisme qui a pourtant un léger penchant pour la littérature anglophone. Le nom de Houellebecq est ainsi mis en valeur, ce qui peut sembler tout à fait normal pour un jeune écrivain parisien. Mais lorsque l’on sait qu’il est question de Makine, la référence à Houellebecq ne peut pas être innocente et doit être perçue de façon ironique.
La création d’une identité a besoin d’un appui iconographique, d’une présence en dehors du texte, qui l’ancre dans une réalité ordinaire. Et c’est le rôle des photographies qui illustrent le quotidien de cet auteur : photos numériques, paysages sans personnages, sport de plage où l’on voit un homme de loin sur un char à voile, qui pourrait très bien être Makine.
Finalement, avec une touche malicieuse, le contact proposé annonce : « On vous rappellera ! »
Avant 2011, avant que le secret soit dévoilé, l’image de Gabriel Osmonde qui apparaissait à l’accueil était l’autoportrait du peintre symboliste autrichien Rudolf Jettmar.
Un jeune homme qui pouvait correspondre à la description suggérée dans la biographie, or l’image a changé après l’aveu sans que rien d’autre du site ne l’ait été. On a ainsi la photo d’Andreï Makine qui accompagne une description complètement en porte-à-faux avec les renseignements fournis. Le pseudonyme n’est plus là pour tromper et se constitue comme « acte de création scripturaire », selon la formule de David Martens[1].
Osmonde devient alors un personnage créé par Makine et, sachant que Makine n’est sûrement pas le véritable nom de l’auteur, un jeu s’établit entre le vrai et le faux, une sorte de « mentir-vrai » suggéré par le jeu des images. Nous pouvons appliquer à l’invention de Makine ce que David Martens écrit à propos de Cendrars :
si le pseudonyme est, le plus souvent, conçu comme le faux nom d’un véritable auteur, il est également possible de le concevoir, en vertu de sa structure en tant que dispositif scripturaire, comme le nom véritable d’un écrivain fictif.[2]
Les pseudonymes Makine-Osmonde visent avant tout, de manière paradoxale, à attirer le regard des lecteurs sur le texte. « Osmonde » semble vouloir éviter les discours de la double identité qui ont inondé les analyses des romans de Makine. En pratiquant l’osmose, il fond en un seul être les thématiques d’un bord et de l’autre de la frontière.
Andreï Makine avait déjà donné des pistes pour éviter sa déclaration, préférant sans doute qu’un malin journaliste trouve des passerelles entre les deux œuvres. Il avait écrit une pièce de théâtre au titre bien révélateur, en 2007, juste après L’Œuvre de l’amour et, sans doute, au moment où il commençait la rédaction d’Alternaissance. La pièce de théâtre, œuvre unique dans la production de Makine, avait pour titre Le Monde selon Gabriel. Il y est question d’un mur qui avance, auquel sont confrontés plusieurs personnages qui sont en train de représenter une pièce et qui sont dominés par le monde de l’image. Seul, au centre de la pièce, un prisonnier est là, regard critique des images imposées, il appartient au monde de la parole, il s’appelle Gabriel. Ce personnage, qui est l’alter ego de Makine, s’oppose aux messages simplistes qui s’affichent sur un écran géant et qui tentent d’éloigner les humains de toute réflexion, de leur éviter de penser à ce mur qui les entoure et qui, inéluctablement, va les broyer. Gabriel, l’homme des mots, représente la résistance au vide des ces images aliénantes. À ses côtés, un seul personnage échappe à cette aliénation, c’est le Noir, un balayeur Africain qui lui dit :
Le Noir : Bonsoir, chercheur de mots ! Je t’apporte ce qui t’aidera à rompre tes chaînes. Je te l’ai promis…
Le Prisonnier : Je te salue, homme vrai ! Alors, c’est une scie ou une hache ?
Le Noir : Non, c’est quelque chose de bien plus puissant (Il sort une fine fiole de verre transparent.) Ce sont mes larmes d’enfant… Je les ai retrouvées, intactes. Tu verras, leur amertume rongera le fer en une nuit… (Le Monde selon Gabriel, p. 110)
C’est à cet instant que la véritable révolte contre le simulacre prend forme, de cette rencontre entre les mots de celui qui pense, homme libre, poète, et la douleur de celui qui a vécu l’exclusion. Les larmes deviennent une semence, l’image d’une encre indélébile qui soude expérience et réflexion.
On pourrait proposer l’idée d’une œuvre double, créée à partir de deux pseudonyme, Makine et Osmonde, qui se répondent dans une tentative d’approcher une vérité essentielle liée à l’identité perdue, au traumatisme de l’enfance, celui de la perte des parents, de l’orphelinat, thème qui traverse l’œuvre de Makine et qui apparaît dans un chapitre d’Alternaissance, comme une image diffractée ayant besoin des mots, comme des cailloux que l’on lance à la surface de l’eau pour créer des cercles interminables.
Dès Le Testament français, la thématique des images apparaît. Le narrateur apprend, vers la fin du livre, ses origines à travers une photo :
une femme en grosse chapka aux oreillettes rabattues, en veste ouatée. Sur un petit rectangle de tissu blanc cousu à côté de la rangée des boutons – un numéro. Dans ses bras, un bébé entouré d’un cocon de laine… (Le Testament français, p. 307)
C’est ainsi qu’il apprend que sa mère, Maria Stepanovna Dolina, avait été accusée, après la guerre, de « propagande anti-kolkhozienne » et avait été envoyée dans un camp. Et le Testament français s’achève sur ces deux paragraphes :
Je rangeais la photo, je repartais. Et quand je pensais à Charlotte, sa présence dans ces rues assoupies avait l’évidence, discrète et spontanée, de la vie même.
Seuls me manquaient encore les mots qui pouvaient le dire. (p. 309)
Nous pouvons rapprocher cette scène d’une autre scène, très énigmatique, qui se trouve dans Alternaissance. La seconde partie du volume, qui en comporte XII, est consacrée aux souvenirs d’enfance du narrateur, elle a pour titre « À l’écart ». Ce chapitre clairement autobiographique résonne comme le « nous » flaubertien de Madame Bovary : il devient ainsi, par sa singularité, une espère de « punctum » selon la terminologie barthésienne :
Mes parents avaient eu le temps de me donner une leçon qui se révélerait vitale : il fallait éviter de définir qui nous étions. (Alternaissance, p. 53)
Mon père avait été condamné pour un crime spécifique à l’époque où nous vivions : « possession de livres interdits et idéologiquement nuisibles ». (id., p. 55)
Le reste de mon existence pourrait appartenir à quelqu’un d’autre. (p. 59)
À l’âge de 10 ans, le narrateur découvre une fillette assassinée et éprouve le sentiment d’un dédoublement essentiel. Il éprouve l’ivresse des choses essentielles sur le point de se révéler, comme un langage essentiel qui refuse la société : « Le langage trahit les vérités dérangeantes » (p. 65). Il en vient à formuler cette ivresse :
On peut s’éloigner de ce monde sans s’évader dans le désert. Notre regard suffit. Un autre monde peut naître au moment le plus ordinaire […]. (p. 76)
Ce regard est capable de capter les images les plus riches, les plus attrayantes, de ne garder de l’immense marécage du réel que les instants les plus intenses, mais il faut bien des mots pour en conserver la mémoire. Le narrateur va bientôt en découvrir la voie :
pour la première fois de ma vie, j’imaginai un langage capable d’exprimer cette lumière dans la forêt, le frémissement des pétales, le sourire de la femme qui pleurait en silence, et mon regard qui devinait dans cet instant une fugace éternité. Cette autre vie. (p. 87)
C’est après cette révélation que le narrateur, suite à l’explosion d’une mine, tombe dans le coma et qu’il est envahi par une série d’images qu’il voudrait pouvoir comprendre. Il parle de « besoin asphyxiant de mots ».
Petit à petit, le roman tisse la recherche d’une pensée capable d’expliquer les images qui s’accumulent pour signifier des instants uniques. Bientôt, ces moments hors du temps vont être appelés des « instants perliers ».
Alternaissance construit les étapes d’une révolution-révélation où l’être humain serait capable de s’éloigner des images qui l’attachent à ses deux premières naissances (la naissance biologique et la naissance sociale) pour créer les images fugaces, uniques, explosives, convulsives, d’une troisième naissance. Et c’est là la mission du narrateur, de créer une langue qui exprime l’Alternaissance.
Alternaissance
Alternaissance se situe en Australie. « Le sol australien, on le sait, est la patrie des exilés… » (p. 13). Ce roman présente un personnage à la recherche d’une nouvelle société qu’il trouve chez les « diggers » qui sont ainsi présentés : « les diggers sont des êtres en rupture de ban, pas seulement vis-à-vis de leur milieu social, mais face au monde tel qu’il est aujourd’hui et surtout tel qu’il menace de devenir demain » (p. 34). La philosophie des « diggers » consiste à penser qu’après une première naissance biologique et une deuxième naissance sociale, les êtres humains sont porteurs d’une vie intérieure bien supérieure mais qu’ils n’osent pas faire émerger :
Les deux naissances de l’homme, ce n’est que cela – il est un singe affublé d’un statut social. Il faut le convaincre qu’il y a autre chose en lui, son Alternaissance et que la vraie révolution serait de pouvoir la vivre. (p. 256)
Ce que le narrateur visite, c’est la Diggers Foundation :
[un] lieu où l’existence humaine était mise en scène, révélant son vrai sens, ou plutôt sa déraison. On pouvait observer ici l’anatomie de la société, disséquer notre condition de mortels, notre comédie de hâtifs et pathétiques prédateurs. Tout ce que je voyais depuis mon arrivée pouvait donc être nomme simplement : notre vie. (p. 21)
On peut penser au roman de Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, qui présente la secte des Élohimites, transposition des Raéliens, avec son gourou qui domine cette société hiérarchique. Mais dans Alternaissance il n’y a aucune hiérarchie, pas de gourou, ce n’est pas une secte, mais plutôt un monde à la manière de l’abbaye de Thélème où la devise est « Fais ce que voudras ». S’il est vrai que le roman, comme celui de Houellebecq, prétend réfléchir sur le monde contemporain et s’il se présente également comme une fable philosophico-religieuse, c’est du côté d’une renaissance spirituelle qu’il se situe, d’une croyance en la force intérieure de l’homme, au-delà de tout embrigadement politique, social, sentimental. Au cynisme de Houellebecq succède la foi en ces instants éternels qui doivent ouvrir sur un nouveau langage, celui de la langue de l’Alternaissance. Le dialogue final du livre marque cette utopie :
– Si nous parvenons à sortir cet homme de son sommeil, de cet état de conscience minimal comme disent nos collègues, il saura peut-être dire ce qu’il a véritablement vécu.
– Mais dire dans quelle langue ?
– Sans doute celle que parleront certains d’entre nous, au-delà de la mort. La langue de l’Alternaissance. (fin du roman, p. 479)
Si Andreï Makine présente le dernier roman de Gabriel Osmonde comme le plus « autobiographique » de ses textes, c’est bien que la fiction ne cesse de revenir sur les traces de l’enfance.
Le statut de l’image, dans l’œuvre de Gabriel Osmonde, évolue de livre en livre. Si dans les premiers textes l’image est essentiellement une image fixe, relayée par de nombreux personnages photographes, elle s’anime et devient filmique dans Alternaissance, constituant de petites scènes que les diggers utilisent pour divulguer leur enseignement et éloigner les humains du crétinisme qui les aliène. On retrouve également dans le dernier texte de Makine, Une femme aimée, un personnage qui tente de reconstruire la vérité de Catherine II à partir de fragments cinématographiques.
Murielle Lucie-Clément a montré dans sa thèse de doctorat sur les ekphrasis dans l’œuvre de Makine quelles étaient les fonctions des images : il s’agit essentiellement d’une représentation de l’interculturel, de rendre visible ce qui ne peut être dit que sous la forme d’images. Dans l’œuvre de Gabriel Osmonde, l’ekphrasis est sensiblement différente : l’image, quelle soit fixe ou en mouvement, permet aux représentations symboliques un ancrage qui en dénonce les limites. L’image est, sans cesse, confrontée à la langue. Comment décrire, par exemple, « le bonheur infini d’un instant » autrement que par le regard ? C’est la déficience de la langue qui est au centre du questionnement : « Il ne savait pas le dire » (Alternaissance, p. 38).
C’est en même temps une dénonciation du pouvoir des images. Les diggers reconnaissent que leurs films sont « schématiques, manichéens ». Ils se défendent en prétextant qu’il faut un message bref, clair, et, fatalement, tranché (Alternaissance, p. 270). Mais ce n’est qu’une étape et non pas le but à atteindre. La véritable révolution de l’esprit passe par les mots :
La seule chose qui manque maintenant, c’est de pouvoir exprimer cette nouvelle vie dont je leur parle. La dire avec des mots qui ne soient pas des concepts philosophiques. Oui, dans un langage vivant comme ces feuillages dorés, au bord de la mer […]. (Alternaissance, p. 445)
La recherche de Gabriel Osmonde se situe dans « la nécessité d’un nouveau langage qui puisse dire la révolution toute proche » (Alternaissance, p. 447).
Or, ce qu’il nous faudrait, ce n’est pas une nouvelle terminologie mais une langue qui, « tout en exprimant la Troisième naissance, la crée ». Mais l’écrivain d’ajouter : « Je ne crois pas que sans la création de cette langue nouvelle, le Ralliement soit véritablement possible » (Alternaissance, p. 447)Et toute la fin du roman est truffée de cet appel à une nouvelle langue : « transcrire la Troisième naissance dans une langue qui sera celle du monde transfiguré » (p. 450), « la révolution débutera et son déclanchement provoquera, très probablement, le surgissement de moyens d’expression pour cette nouvelle réalité » (p. 451), « Il nous faut une langue à part entière et qui sera la matière même de notre nouvelle façon d’exister » (p. 451). L’échec des diggers est finalement analysé ainsi :
Ce qui nous a manqué, c’est… la parole. Et vous le savez. Cette langue qui aurait dit le projet des diggers avec la simplicité de la vérité vécue. Des mots nouveaux, libérés de la pesanteur de la terminologie qui transforme la pensée vivante en blocs de béton comme font la philosophie et la religion : être, âme, éternité, illumination, aura, transcendance et tant d’autres abstractions mortes. (p. 476)
Conclusion
L’œuvre d’André Makine accorde une place privilégiée aux ekphrasis. Les descriptions de tableaux, de photos, de films, de pièces musicales permettent au texte de faire une pause qui devient un moment de réflexion sur les rapports entre l’est et l’ouest, entre le passé et le présent. Dans l’œuvre de Gabriel Osmonde ces ekphrasis font surgir des images qui soulignent la pauvreté du langage, sa déficience à montrer la simplicité des choses, des instants perliers. Or cette langue est essentielle pour échapper à la tyrannie des discours simplistes, pour fuir l’emprise des images qui nous transforment en simples consommateurs passifs, mais elle n’existe pas et la mission de l’écrivain ne peut être que celle de créer cette langue qui signifiera l’avènement à la Troisième naissance.
Le regard, chez Osmonde, acquiert par l’ekphrasis une importance capitale. Mais il ne s’agit pas uniquement pour le narrateur de rendre visible l’invisible, il s’agit surtout de montrer les dangers d’une image dépourvue d’un horizon de mots. Pour Gabriel Osmonde, les images ne s’opposent pas aux mots, elles les précèdent, elles les appellent, elles montrent le vide qui est créé par leur absence, et c’est là que l’écrivain doit intervenir. Gabriel, dans la pièce de théâtre, est enchaîné, mais sa seule présence rend possible une future libération. Les mots ne savent pas convoquer le sensible et c’est ce qui permet aux images d’imposer le simulacre, mais le Poète a le devoir de chercher des mots nouveaux, de créer un langage permettant d’accompagner les images et de leur donner un sens critiques. C’est la leçon de la pièce Le Monde selon Gabriel. C’est la leçon d’Alternaissance.
Les romans de Gabriel Osmonde partent d’un regard qui devient très vite le regard d’un autre qui se regarde lui-même et qui nous force à regarder le monde qui se crée à partir d’un sens sans cesse fuyant que seul le lecteur, en assumant son « alternaissance » est capable de faire advenir. Il me semble que souvent la littérature, par le jeu de l’énonciation, montre une double voix qui fait du nom de l’auteur un pseudonyme où, comme le dit Maurice Laugaa[3], « afflue le fantôme d’un autre nom ».
Les images, dans l’œuvre de Gabriel Osmonde, visent le plus souvent à montrer la déficience du langage ou à suggérer quelque chose de secret, un traumatisme enfantin, la perte des parents, l’orphelinat, mais justement la mission de l’écrivain est de montrer l’horizon d’une utopie qui est sans cesse à créer, et qui chez Andreï Makine est ancrée dans un passé énigmatique.
Bibliographie
Gabriel Osmonde
— 2001 : Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir, Albin Michel.
— 2004 : Les 20000 femmes de la vie d’un homme, Albin Michel.
— 2006 : L’Œuvre de l’amour, Pygmalion.
— 2011 : Alternaissance, Pygmalion.
Andreï Makine
— 2007 : Le Monde selon Gabriel, Éditions du Rocher.
Notes
[1] David Martens, L’Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie, Champion, Paris, 2010, p. 23.
[2] Op. cit., p. 26.
[3] Maurice Laugaa, La Pensée du pseudonyme, PUF, 1986, p. 204.
Trahison des images ou épiphanie de l’inaperçu? L’imaginaire chez Sylvie Germain Trahison des images ou épiphanie de l’inaperçu? L’imaginaire chez Sylvie Germain
Trahison des images ou épiphanie de l’inaperçu? L’imaginaire chez Sylvie Germain /
The Betrayal of Images or the Epiphany of the Unnoticed ? Sylvie Germain’s Imaginary
Abstract: Is it possible to divorce the pictorial image from the verbal image? Should we see them as signs, symbols or myths? Sylvie Germain’s work brings to the fore such relationships by various means; on the one hand, she sees images (both poetic and pictorial) as signs reworked from a very personal view of subjectivity and, on the other, she analyzes those images from the point of view of intersubjective archetypes, symbols and myths. The pictorial images which this author often resorts to are employed to both make up for possible lacks in the use of the verbal sign and to enrich those same signs. However, what if the originality of Chateauroux’s author laid actually in her ability to underline the impossibility of separating both media, the verbal and the pictorial? Can we say that images betray language or do they, instead, allow a metaphorical leap into the occult?
Keywords: Images; Imaginary; Ut pictura poesis; Ekphrasis; Deforming Mirrors; Occult.
Ne pouvant figurer l’infigurable transcendante, l’image symbolique est transfiguration d’une représentation concrète par un sens à jamais abstrait. Le symbole est donc une représentation qui fait apparaître un sens secret, il est l’épiphanie d’un mystère.
(Durand 1993 : 12-13).
… et la lumière fut (introduction)
Comme pour Magritte, dans son célèbre tableau, pour qui « ceci » n’était « pas une pipe », comme pour Alfred Korzybski[1] à l’origine de la sémantique générale, pour qui « la carte » n’était « pas le territoire », entre l’objet et sa représentation, si réaliste soit-elle, une barrière insurmontable surgit. De ce caractère arbitraire du signe, mais surtout, du caractère « non arbitraire » et « non conventionnel » voire « épiphanique » du symbole (Durand 1993 : 13), le langage poétique de Sylvain Germain se nourrit, comme on le verra, sans cesse. L’objet et la modalité de sa représentation (image poétique ou picturale), miroitant à l’infini entre les lignes, soulèvent un questionnement, un dialogue qui ne demande qu’à être entendu et dévoilé. Y aurait-il donc, un fil tissé par l’auteur entre signifiant et signifié, lui permettant de surmonter cette barrière de l’arbitraire, aux dires des sémiologues et linguistes[2], infranchissable ? Existerait-il un lien quelconque, voulu par l’auteur, entre verbe et image lorsque ces deux « moitiés » s’avèrent indispensables et constitutifs d’un ensemble symbolique[3] invitant tout lecteur à une « inépuisable éphiphanie[4] » (Durand 1993 : 16)? Le visible et le lisible dans la prose germainienne constituent-ils donc, le chemin d’accès à ce monde de « l’entre-deux » du monde imaginal[5], dont parlait Henry Corbin ? Sylvie Germain n’hésite pas à écrire :
« la lumière est le génie du processus du feu », dit Novalis. Il faut qu’elle sourde et qu’elle s’épanche pour que le monde advienne au visible et que confluent le visible et l’invisible. Pour que le monde soit pleinement monde, et qu’il se fasse et lisible et scriptible. (Germain 1998a : 23-24)
Ainsi nous oblige-t-elle à « regarder » :
[Il faut] regarder intensément et rêveusement le visible, pour voir vraiment, pour tout à la fois déployer et affûter sa vue et l’éblouir alors de visions −, non pas de fantasmagories, d’hallucinations, mais d’images bien concrètes saturées de matière, de couleurs, de présence, et par là même infusées d’invisible, poreuses et résonantes. (Germain 1998a : 20)
L’écriture et la création en générale, se concevant en tant que processus où la lumière semble jouer un rôle alchimique, thaumaturgique voire démiurgique évident :
Donner une carnation aux mots. Les pourvoir d’un volume, d’une couleur[6], d’une saveur, d’une texture et d’une tessiture. Les doter d’une capacité de réverbération, au sens sonore[7] et au sens lumineux. Tel est le travail qui incombe au romancier répondant à l’appel des personnages. (Germain 2004: 31)
Des mots, donc, à la couleur, de l’enchaînement horizontal et temporel sur la page papier à la verticalité volumineuse et spatiale sur la toile, de la matière scripturale en définitive à la texture picturale[8]. Voyons comment.
De « la poésie comme peinture parlante » ou de« la peinture en tant que poésie muette » ?
Le célèbre aphorisme attribué à Simonide par Plutarque va constituer l’axe de réflexion de départ pour pouvoir établir, ensuite, une esquisse de taxinomie concernant le rapport, ô combien complexe, que l’art entretient avec la littérature dans l’œuvre qui nous occupe. Sylvie Germain étant, tout autant, auteur d’essais sur Johannes Vermeer, Piero della Francesca et Georges de la Tour qu’auteur de romans où l’ecphrasis constitue un procédé récurrent, certes, mais pas le seul, permettant à l’écrivaine non seulement le déclenchement de l’engrenage narratif mais également l’expression d’un univers symbolique recréé, comme le suggère G. Durand, « dans le creuset d’une liberté[9] ».
Primo, lorsque le texte s’appuie inexorablement sur l’image, peut-on parler de déficience de la langue ? En tant qu’objet de référence, l’art suffit-il à combler les lacunes scripturales ? Si l’auteur, tout comme son personnage Joachym Brum, se veut appartenir à la race des « nomades immobiles », de « ceux pour lesquels un tableau est un pays aux étendues illimitées et aux visions profuses, et les mots, les mots surtout, sont miracles d’espace, de mouvement, d’échos » (Germain 1996a : 18-19), la peinture constitue, sans doute, un élément d’ouverture aux horizons incommensurables, dont les limites en apparence strictes du récit semblent s’emparer. Insondable espace de visibilité, offert par l’image qui ne fait qu’élargir l’univers d’un texte, déjà en soi, illimité et infini. Analysons, donc, dans les lignes qui suivent quelques exemples dans l’œuvre romanesque de S. Germain, prenant l’image picturale comme point de départ et nous permettant alors de reprendre la formule, « poésie comme peinture parlante ».
Certains tableaux ou styles picturaux sont évoqués simplement, dans la description des personnages. Ainsi, dans Hors Champ le sourire de Gladys semble à Aurélien « empreint de retenue et de grâce » à tel point qu’il « lui évoque celui des jeunes modèles de Léonard de Vinci. Un sourire », précise l’auteur, « un peu flottant, comme une brume rose et dorée qui s’évapore des lèvres à peine décloses et poudroie sur toute la surface du visage » (Germain 2009 : 46).
Or d’autres procédés sont bien plus intéressants : le recours, par exemple, à des termes rappelant des techniques picturales dans le titre même des chapitres et constituant une espèce de métadiscours, servant à introduire et à apporter de la couleur à l’intrigue. Enluminure, sanguine, sépia, fusain, et enfin, fresque permettent à l’auteur de L’Enfant Méduse (1991) de nous introduire dans la vie paisible d’une petite fille, Lucie Daubigné, au cœur des landes et des marais. Une vie soudain brisée par un inceste dont seule la force de ses « yeux, immenses et noirs » (Germain 1991 : 26) réussira à vaincre l’ogre du nom de Ferdinand, son demi-frère. Aussi bien le choix du prénom du personnage féminin parmi ceux offerts par l’onomastique chrétienne, que l’omniprésence de la figure méduséenne dès le titre du roman, ou l’importance accordée à la vue[10], au regard, à la lumière, tout converge aisément dans ce roman pour mettre en exergue la primauté octroyée à la matière visuelle. Les couleurs s’accentuant dans des tonalités rougeâtres virant vers le pourpre, voire même, vers un brun très foncé touchant le noir du charbon pour recréer la douleur, la violence et la haine ayant pris racine chez cette jeune fille[11]. Enfin, les couleurs semblent se délayer à l’eau dans la grande fresque murale clôturant le récit et ouvrant l’existence du personnage principal à une certaine sérénité dans un chapitre intitulé « patience ».
Par ailleurs, chaque expérience visuelle offerte au lecteur s’accompagne dans ce roman d’une légende : le terme devrait-il être interprété en tant que récit de la vie d’un saint, sainte Lucie[12], plus particulièrement? En tant que simple représentation d’un fait réel embelli par l’imagination? Ou enfin, et tout simplement, en tant que simple titre ou note explicative accompagnant une image ? Si l’on retient, entre autres[13], surtout cette dernière idée, sommes-nous en train de justifier l’insuffisance de l’image comme moyen d’expression ou plutôt la complicité recherchée de l’image au texte dans cet « essaim » symbolique germainien ?
L’auteur y répond clairement dans ce récit, à propos de Lucie : « il arrive parfois que les yeux des chats colorent et éclairent certains mots » mais « il arrive aussi que les mots se glissent au-dedans des choses, dans l’épaisseur d’un tissu, d’un pétale de fleur ou d’une chevelure » (Germain 1991 : 53). Visible et scriptible miroitent à l’infini dans une prose qui se veut kaléidoscopique. Michel Foucault souligne bien à propos du célèbre tableau de Magritte, combien d’un côté, on assiste à un « texte en image » mais aussi, de l’autre, à la représentation d’une pipe qui « prolonge l’écriture plus qu’elle ne vient l’illustrer et combler son défaut » (Foucault 1973 : 17). Sylvie Germain procède de façon similaire, car ses récits sont construits comme des textes en images : d’un côté, ses textes investissent l’image à différents degrés et donnent à voir et de l’autre, ses images prolongent l’écriture, soit en l’illustrant soit en la revisitant.
La dernière fresque introduite par le biais du procédé de l’ecphrasis et dévoilée dans la partie « légende » nous permet de constater le procédé d’illustration que nous venons d’évoquer, autrement dit, le procédé selon lequel un simple détail, même ancré dans la mémoire du personnage, suffit au rappel d’une scène picturale servant à illustrer le parcours d’un des personnages. En effet, ce « halo de lumière jaune paille qui baigne si doucement la scène » dans l’Annonciation aux bergers de Taddeo Gaddi que Lucie avait aperçu lors de sa visite à Florence quelques années auparavant dans une chapelle de l’église Santa Croce, est incorporé à la reproduction que « Lucie contemple » à présent. « Et Lucie », souligne l’auteur, « ne parvient toujours pas à s’expliquer ce qui, dans cette image, retient ainsi son attention et la met en arrêt au bord extrême de l’émoi », « d’autant plus intriguée » qu’il s’agit d’une reproduction contenue dans une carte postale que son ami Louis-Félix, ignorant son « intérêt particulier » porté « à cette fresque », vient de lui envoyer (Germain 1991 : 263):
Connais-tu cette fresque de Gaddi, L’Annonciation aux bergers ? La lumière surnaturelle qui s’irradie de l’ange ne te rappelle-t-elle rien ? Malgré la faiblesse de la reproduction, regarde bien ; nous avons vu tous les deux quelque chose d’un peu semblable. C’était il y a très longtemps, presque trente ans ! L’éclipse de soleil à laquelle nous avons assisté dans la cour de l’école. Depuis j’en ai vu bien d’autres, mais je garde toujours un souvenir ému de cette première vision. (Germain 1991 : 264)
C’est évidemment, la lumière annonçant la renaissance au monde de Lucie à la fin de sa vie dans cette « nuit de Nativité » (Germain 1991 : 281), qui lui apportait déjà paix et joie. Oxymore scriptural en définitive, clôturant le récit qui fait sans doute, écho au clair-obscur pictural annoncé dès les premières pages et tout au long du texte. Image poétique en définitive qui, non seulement sert à l’intrigue en apportant enfin réconciliation, patience et amour au personnage, mais aussi met en exergue le va-et-vient constant opéré de l’image au texte et le vaste réseau de sens que l’élément visuel permet à la matière scripturale et viceversa.
Un autre exemple concernant, au premier abord, le simple procédé d’illustration, explicitement cité dans le récit, s’avère L’Origine du monde de Courbet. Lorsque Aurélien, dans Hors Champ, de plus en plus obsédé par son vide existentiel et son apparent simple « chagrin d’enfant », demande à son collègue Maxence quand il a éprouvé un « émoi particulièrement fort, magnifique dans son enfance », ce dernier lui répond sans hésitation, « la première fois que j’ai vu le sexe d’une femme, pour de vrai » (Germain 2009 : 67). Après son méticuleux discours sur cette femme exhibée devant lui gamin, Aurélien ajoute :
histoire vraie ou fantasme ? On dirait une mise en scène du tableau de Courbet, L’Origine du monde… (Germain 2009 : 69)
Certes, il s’agit bel et bien d’une mise en scène d’un référent artistique. Ainsi, dans un premier temps, Maxence débute son monologue sur l’identique émotion ressentie quelques années plus tard en regardant le fameux tableau, pour ensuite, souligner quelques différences essentielles : l’« obscénité » de la femme réelle laissant sa place à la « placidité » de la femme peinte ou bien, le décor présent dans son expérience s’opposant au vide total existant autour du sexe sur la toile. Car le tableau « lui, ne propose rien », continue Maxence :
autour du sexe étalé, aucun accessoire, ni corps ni visage ni jour, juste l’entrejambe, les bulbes des fesses en dessous et le gras du haut des cuisses, la masse tendre du ventre troué par le nombril, la courbe d’un sein au téton rose dressé, et pas d’autre lumière que la clarté nacrée de la peau nue. Ce n’est même pas une femme-tronc, mais une femme-bas-ventre. (Germain 2009 : 70)
Et Maxence de conclure, « pas de distraction, aucune échappée possible, le regard est happé, assigné à fascination, il est comme aveuglé » (Germain 2009 : 70). Autant dire que pour Maxence la toile devance la réalité, le regard se trouvant face à un « interdit » représenté, face au néant, face à ce « rien » qui pétrifie. Ce à quoi Aurélien rétorque :
et délivré. Le regard est affranchi de toute illusion, de toute idéalisation, de toute mythologie. (Germain 2009 : 70)
Fascination, donc, et liberté procurées par la toile s’opposant ou se complétant, selon les différents spectateurs. Quelques lignes plus bas, l’auteur nous raconte les impressions d’Aurélien, désireux de se trouver, même sur internet, face à une reproduction de cette peinture, qualifiée de « peinture à éclipses et à secrets » (Germain 2009 : 74).
Le qualificatif employé, « peinture à éclipses et à secrets », n’annonce-t-il pas déjà le procédé de revisitation et transformation auquel l’auteur soumet l’image ? De fil en aiguille, et tel un palimpseste, le lecteur découvre sous le détail d’une toile, un autre d’autant plus évocateur : L’Origine du monde laissant apparaître ainsi Le Désespéré, toujours de Courbet, puis, son Château de Blonay. Des simples parallélismes d’abord établis entre des détails de l’image – comme cette « nuée de poils quadricorne posée sur le pubis de la femme » de L’Origine du monde faisant écho « à la moustache et à la barbiche du jeune Courbet tel qu’il s’est représenté dans Le Désespéré »ou alors cette « fissure étroite et verticale du sexe féminin » se faisant « faille horizontale de la bouche du jeune homme »(Germain 2009 : 75) – cèdent leur place aux enchaînements des mots : « lèvres du dehors et lèvres du dedans »,« cavités », « et au sein de ces cavités, la langue, la vulve », « la nuit du corps » (Germain 2009 : 75). À nouveau le terme « cavité » permet le retour à l’image, avant de revenir aux mots : « des cavités, Courbet en a peint bien d’autres encore, amples et minérales, celles où naissent les sources, et aussi celles des fosses noires, abruptes, ouvertes dans la terre pour y déposer les morts, mi-déchets mi-engrais »(Germain 2009 : 75). Un va-et-vient continu qui permet un nouveau saut du mot « terre » au « paysage » pictural : « Il s’agit du Château de Blonay, panneau peint par Courbet pour servir de cache à sa sulfureuse Origine du monde ». L’ecphrasis s’impose alors :
Un ciel d’hiver, vaste, gris blême, la masse obscure du château dressée sur une colline noire, et au premier plan, des arbres nus sur fond de neige. Il contemple longuement le tableau, s’imprègne de ses tons froids, de son austérité, de son silence. (Germain 2009 : 76)
La mise en veille de l’ordinateur est l’occasion d’un nouveau passage de l’effacement de l’image, « l’écran [se laquant] de noir », à l’émergence des mots, et trahissant par là, l’image originale :« c’est en lui qu’il ranime l’image, et peu à peu celle-ci se transforme, elle s’étend, l’horizon recule, tirant une ligne bleuâtre entre le ciel blafard et la terre enneigé »(Germain 2009 : 76). Une recréation toute personnelle, mêlée de souvenirs, parfums, et amour maternel surgit alors.
Secondo, la peinture, peut-elle cesser d’être parlante pour devenir poésie muette ? L’image, cède-t-elle définitivement, sa place au verbe ?Eh bien non, pas tout à fait… L’image continue de renvoyer au texte et le texte, lui, à l’image, dans un entre-deux inépuisable. Ainsi, dans un premier temps, le rôle prépondérant semble être accordé à la parole, à la langue, à la littérature lorsque Tobie trouve refuge dans les images poétiques de Verlaine, Saint-John Perse ou surtout de Jules Supervielle, entre autres. « Saint-John Perse », précise l’auteur, « à cause de la sonorité soyeuse de son nom, et plus encore de l’ampleur de ses phrases, de leurs lourds flux de mots plus insolites les uns que les autres » (Germain 1998b : 84). Ou alors, « Verlaine dont certains vers flottaient en lui longtemps après qu’il les avait lus » (Germain 1998b : 85). Mais vite, l’encre se fait peinture et « le goût des mots » lui permettent l’accès et à des « secrets sommeill[ant] dans des pages abandonnées au silence », et à la découverte « d’autres paysages d’encre » (Germain 1998b : 85) chez Gottfried Benn :
Tobie avait ouvert le recueil et dès la première page il avait ressenti, non plus une émotion, mais un choc, un éblouissement noir. Et il avait lu, relu, – une lecture de l’ordre de la manducation tant il y avait là des phrases dures qu’il fallait mordre, broyer, pour en expurger l’âpre beauté, et d’images crues à déglutir. (Germain 1998b : 86)
Paysage d’encre qui se fait « touffe d’herbes urticantes dans les mains de l’enfant » (Germain 1998b : 87), paysage d’encre qui doit se mâcher pour mieux être digéré, paysage enfin, pétrifiant, aveuglant et permettant l’accès à une amère et abrupte beauté. Du texte-paysage ou du paysage à lire à l’image poétique où les synesthésies règnent en accord avec le parcours du personnage; et de l’image poétique à la littérature-musée : « chaque livre pouvant se révéler salle d’exposition de phrases et de termes encore non identifiés ». Les poèmes du recueil La Morgue se révèlent ainsi un musée à lire pour Tobie, mais aussi « salle de dissection du langage », le « ventre des mots » faisant surgir « des images » de plus en plus « étonnantes » (Germain 1998b : 88).
Tertio enfin, avec Éclats de sel s’ouvrant avec la description d’un hêtre aperçu, telle une toile, dès la fenêtre d’un train. Où situer ici l’objet, sa représentation et sa modalité de représentation (picturale ou scripturale) ? Examinons le texte :
Un hêtre isolé se dressait, là-bas, au milieu d’un paysage plat surplombé par un ciel en remous aux tons d’ardoise et de lavande. Il se tenait très droit au cœur de cette double immensité de terre rase et de froide lumière, de cette double nudité, et il portait très haut dans le bleu du silence sa cime globuleuse couleur d’ambre et de rouille. Un hêtre en sobre majesté qui conversait avec le vent, avec le vide, avec sa propre ombre, dans le déclin du jour. (Germain 1996a : 15)
Les termes utilisés dans la description n’offrent pas d’équivoque : « chromatisme pauvre », « ligne d’horizon », « trait austère » (Germain 1996a : 15)… Cette description à mi chemin entre le récit littéraire et la description artistique[14] joue le rôle de transition vers un sujet à nouveau appelant image et texte. Ludvík reprend « la revue d’art » et recommence la lecture d’un « article consacré à La Cène de Léonard de Vinci » (Germain 1996a : 16) :
Un second article proposait une étude de la construction de la Cène et analysait la dynamique des poses et des gestes des personnages ; cet exposé était illustré de reproductions, particulièrement des détails des mains. Celles écartées du Christ, délimitant un vide central, et celles des disciples, d’une telle expressivité qu’elles semblaient avoir pris la parole, s’étonnant, s’exclamant, s’entre-interpellant, quêtant du sens, soupesant le poids de l’instant. Un poids tragiquement lourd, car chargé de la révélation que le Maître vient de faire aux apôtres. L’un d’entre eux va le trahir. (Germain 1996a : 17)
Notons l’association des détails visuels[15] aux précisions langagières soulignant l’étonnement, l’exclamation, l’interpellation, la quête du sens ainsi que le soupèsement de l’instant de la part des disciples, après cette lourde révélation du maître. Mais notons également le rapprochement de la scène avec le récit biblique[16], de sorte que l’univers symbolique est convoqué tout aussi bien par le biais de cette « redondance de gestes » que de « relations linguistiques » ainsi que « d’images matérialisées par » l’« art » (Durand 1993 : 15). Sommes-nous loin de la définition durandienne du symbole, selon laquelle le symbole est « le signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe […] par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation » (Durand 1993 : 18) ?
Enfin, d’autres images trahissant le modèle pictural parsèment aussi ce roman. L’anthologie de poésie française de la première moitié du XXe siècle offerte à Joachym Brum par Ludvik quelques années auparavant lui revient, comme un boomerang. Il y retrouve, en guise de couverture et quatrième de couverture, deux tableaux de Paul Klee, « Ad marginem, au centre duquel flotte un soleil pourpre surplombé par un singulier petit oiseau accroché pattes en l’air et tête en bas » et « Le Fou de l’abîme, dont la face rouge sur fond nocturne esquisse un sourire drolatique tout en versant une grosse larme rouge » (Germain 1996a : 157). Des toiles qui s’enrichissent, à la fois, de sa propre « dédicace dont l’encre avait pâli », clin d’œil à nouveau à l’intime osmose texte-image :
Pour Joachym Brum, dont la pensée nomade sème les mots des poètes comme autant d’éclats de sel, de soleil et de lune. Avec respect et gratitude. Votre Ludvik. (Germain 1996a : 157)
Et la dédicace s’accompagne à nouveau d’une image-collage palimpseste au milieu des lignes :
Il feuilleta l’anthologie et découvrit un collage réalisé sur un carton du format d’une carte postale et servant de marque page […] Ce collage présentait un ciel démesuré, taillé dans les nuées de la Vue de Tolède du Greco, un paysage constitué de blocs rocheux aux pentes abruptes prélevés dans une fresque de Giotto, et, marchant à travers ce désert de roches et de ciel houleux, trois hommes immenses et filiformes, aux pieds énormes dont un talon cognait les nuages, la plante de l’autre pied pesant contre le sol. Les silhouettes méticuleusement découpées de statues de Giacometti. (Germain 1996a : 158)
« Encore un montage[17] confectionné par Ludvík », continue l’auteur, « qui se souvint qu’il s’amusait parfois à ce genre de jeu du temps de ses études, – disloquer des images, des textes, leur mettre la tête à l’envers, comme le petit oiseau du tableau de Paul Klee, les faire entrer en collision, en mouvement, en rotation » (Germain 1996a : 158).
Et si le processus de création singulier et original de Sylvie Germain consistait justement en cela ? Faire entrer en collision, en mouvement sans cesse texte et image, illustrant ou trahissant l’un l’autre, s’enrichissant respectivement et comblant ainsi les possibles lacunes de chaque support de communication ? Et si l’originalité de l’œuvre germainienne était justement de nous montrer l’indissociabilité de ces deux moyens d’expression, ainsi que leur mode de fonctionnement symbolique, dont le but serait la restitution de la mémoire personnelle et historique[18] ainsi que l’invitation à un voyage vers l’inaperçu ?
Clio ou la « muse au royaume infini » (conclusion)
Nous l’avons compris, en concevant l’œuvre germainienne comme un grand texte en images, les récits germainiens présentent différents degrés d’accessibilité à l’image. D’un côté, et dans un premier niveau, les récits romanesques ont recours à la comparaison, à un certain métadiscours pictural dans l’énoncé de chapitres, voire aux légendes-métaphores qui suivent… L’image picturale sert de tremplin au texte qui en résulte sans doute, enrichi. Et de l’autre, l’image picturale s’inscrit pleinement dans l’écriture, prolongeant le texte à l’infini et créant des labyrinthes référentiels à parcourir sans cesse. Soit alors la toile illustre le texte (ou est-ce le texte qui donne à voir la toile ?) par le biais de l’ecphrasis, soit enfin l’écriture la recrée en la multipliant à l’infini. Procédé complexe et non arbitraire sans doute, d’« emboîtements d’images », d’« inclusions de tableaux en fragments à l’intérieur d’autres tableaux », de « jeux de miroirs déformants » (Germain 1996a : 42), qui nous a permis de reprendre l’expression « poésie comme peinture parlante » dans les deux premiers cas, en réservant celle de « peinture comme poésie muette » pour ce dernier procédé, à notre avis, très proche du mode de fonctionnement symbolique.
Dans tous les cas, le visible s’enrichit d’invisible, l’aperçu d’inaperçu grâce à cette lumière picturale et poétique[19] particulière à l’œuvre de Sylvie Germain que seul un texte également poétique et riche de sens pourrait rendre lisible. « Peintre, poète, orpailleur de lumière » (Germain 1996b : 23) célèbreraient ainsi sans cesse dans l’œuvre germainienne cette « cérémonie de noces entre la poésie et la peinture, entre le chant et la lumière, entre la beauté et les couleurs, entre le visible et l’invisible »(Germain 1996b : 23). Comment alors dissocier texte et image, en évoquant la déficience de l’un ou de l’autre, dans une œuvre où la toile se veut « pays aux étendues illimitées et aux visions profuses », et les mots, des « miracles d’espace, de mouvement, d’échos » (Germain 1996a : 18-19) ? Dans une œuvre où l’idéal horatien de l’ut pictura poesis[20] tel qu’il sera repris par la pensée romantique[21] tendant, comme on le sait, vers la fusion des arts, est évoqué jusqu’à satiété? Dans cette œuvre, la théorie des correspondances baudelairienne permettrait-elle de combler la déficience du langage par la richesse de l’image[22] ou si l’on veut la polyphonie de la langue par la trahison de/ou à l’image ?
Telle Clio, cette « muse au royaume infini », l’auteur de Châteauroux se plaît à célébrer sans cesse « l’éternelle alliance entre la poésie et la peinture, par-delà (ou bien est-ce en deçà, ou encore, en marge) les remous du temps et les tribulations humaines » (Germain 1996b : 21).
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Notes
[1]. Voir Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, dont la première édition paraît en 1934. Voir également, A. Korzybski, Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Éd. de l’Éclat, 2007.
[2]. « Il faut noter », précise G. Durand dans une note de bas de page, « que les philosophes utilisent signe et symbole à l’inverse des théologiens et des linguistes. Pour ceux-ci c’est le signe qui est plénier, voire naturel, et le symbole qui est conventionnel. » (Durand 1993 : 12).
[3]. Tout en faisant allusion à R. Alleau et son ouvrage, De la nature des symboles, G. Durand souligne, « en grec (sumbolon) comme en hébreu (mashal) ou en allemand (Sinnbild), le terme qui signifie symbole implique toujours le rassemblement de deux moitiés : signe et signifié. » (Durand 1993 : 13).
[4]. « H. Corbin », précise G. Durand dans une note de bas de page, « a bien insisté sur ce pouvoir de répétition instauratrice de l’objet symbolique, qu’il compare à l’‘interprétation musicale’ : ‘le symbole […] n’est jamais expliqué une fois pour toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même qu’une partition musicale n’est jamais déchiffrée une fois pour toutes, mais appelle une exécution toujours nouvelle’ » in H. Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958, p. 13. Cité par Durand 1993 : 16.
[5]. Henry Corbin évoquait un « monde imaginal », en tant que « monde séparé de la matière mais non de l’étendue, un monde où toute chair se transforme en caro spiritualis (chair spirituelle) », mais aussi en tant qu’« ‘entre-deux’ », « situé ‘au confluent des deux mers’, la mer de l’intellect et la mer de la perception sensible, la mer des Idées pures et la mer des objets qui tombent sous les sens » in H. Corbin, Cahier 1 de l’Université Saint-Jean de Jérusalem I, Paris, Éd. André Bonne, 1975, p. 39, cité par Thomas 1998: 130.
[6]. Sylvie Germain montre ici clairement son opposition à la théorie de Lessing, ainsi qu’à La Fontaine, anticipant sur Lessing, avec un siècle d’avance, par sa formule : “les mots & les couleurs ne sont choses pareilles ; / Ni les yeux ne sont les oreilles”. (La Fontaine, Conte du tableau, vv. 226-227. Cité par Rensselaer 1991: 19).
[7]. Pouvons-nous y lire, ne serait-ce qu’entre les lignes, le célèbre aphorisme attribué à Simonide par Plutarque, selon lequel, « la peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante » ? Nous le reprendrons en tout cas, en tant que titre, dans notre deuxième partie. (Plutarque, De gloria Atheniensium, III, 346f-347c, cité par Rensselaer 1991: 7).
[8]. Lessing, souligne Rensselaer W. Lee, avait la conviction « que le moyen utilisé par la poésie [était] fondamentalement apte à rendre l’action des hommes, et non à décrire: des mots qui se succèdent dans le temps ne peuvent en effet produire dans une description qu’une addition de détails successifs, une image vague et confuse, alors que le peintre rendra ces détails tels qu’ils coexistent dans l’espace et produira une image claire que l’on peut appréhender en un unique instant de temps. » (Laocoon, XVI-XX) (Rensselaer 1991: 18). En fusionnant les deux arts, S. Germain n’hésite point à établir dans ses œuvres des passerelles entre l’objet, les modèles picturaux et la description poétique. Si trahison de l’image il y a, c’est certainement, comme nous verrons plus bas, une trahison à l’image recherchée par l’auteur, dans un dessein de contourner voire dépasser la simple description de l’œuvre d’art via la revisitation créatrice.
[9]. Pour G. Durand, « le rôle profond du symbole » n’est autre que « ‘confirmation’ d’un sens à une liberté personnelle ». C’est la raison pour laquelle, continue-t-il, « le symbole ne peut pas s’expliciter : l’alchimie de la transmutation, de la transfiguration symbolique ne peut, en dernier ressort, s’effectuer que dans le creuset d’une liberté ». (Durand 1993 : 39).
[10]. Voir Germain 1991: 190.
[11]. La peinture joue un rôle si important dans le roman que le personnage principal finit même « par arracher à ses yeux des images », en se mettant « à dessiner et colorier tout ce qu’elle voyait, tout ce qui grouillait au fond de ses prunelles ». « Tous ces dessins », continue l’auteur, « sont pleins de couleurs ardentes et contrastées, et elle cerne chaque figure d’un épais contour noir. ‘Ma fille, déclarait Aloïse à propos des dessins de Lucie, dessine comme les primitifs et peinturlure comme les Fauves. Ce pauvre chat écorché joue au fauvisme!’ » (Germain 1991: 200-201).
[12]. L’auteur s’attarde sur la double légende qui entoure cette sainte, après le récit des doutes que la mort d’Anne-Lise a fait surgir chez Lucie : « même les images saintes les plus naïves, même les beaux tableaux glorifiant les martyrs, ne laissent pas d’être inquiétants si on les examine attentivement. À commencer par sainte Lucie dont elle porte le nom. Une double légende auréole cette vierge et martyre de Syracuse. On dit qu’elle eut les dents et les seins arrachés, puis qu’elle fut condamnée au bûcher, mais comme les flammes refusaient de la consumer, on lui trancha la gorge. On dit aussi qu’elle s’arracha elle-même les yeux et qu’elle les envoya à son fiancé qu’elle ne voulait pas épouser, afin de se consacrer à Dieu seul. Mais la Vierge offrit de nouveaux yeux, plus beaux encore, à la jeune fille éprise jusqu’à la folie de son divin Fils. Les peintres ont choisi cette légende, et les tableaux montrent sainte Lucie tenant ses yeux sacrifiés sur un petit plateau comme s’il s’agissait de fruits ou de fleurs, tandis qu’elle pose un regard paisible et assuré sur l’éternité avec ses yeux seconds offerts par la Vierge Marie. » (Germain 1991 : 66) Aucun doute : le personnage de Lucie est façonné des légendes autour de la sainte, mais surtout construit, comme le lecteur pourra apprécier à la fin du roman dans le chapitre intitulé « patience », vers ce « regard paisible et assuré sur l’éternité » revisité par les peintres que l’auteur souligne dès ces lignes (Germain 1991 : 280).
[13]. Qu’il s’agisse d’un récit s’inspirant ou non de faits historiques, le rôle joué par l’imaginaire autour de la sainte est évident. La récurrence à l’onomastique de Lucie, renvoyant à la lumière tout aussi bien selon l’étymologie que par son association avec la fête chrétienne du 13 décembre, – en honneur de Lucie de Syracuse –, coïncidant avec l’avent et le début des festivités de Noël où le rapport lumière-naissance n’est pas dépourvu de sens, ne devrait-elle pas nous faire accepter ces trois interprétations du terme « légende » ?
[14]. De quel hêtre s’inspire l’auteur ? Aux dires d’Isabelle de Le Court, « un grand défi de la peinture du paysage consiste à faire passer dans le paysage le caractère, les idées philosophiques du peintre lui-même. » Et d’ajouter, « l’exemple exposé par Sylvie Germain comporte un chromatisme pauvre, s’approchant plus de Corot et Rousseau que de Daubigny ». Certes, comme souligne toujours le même auteur, ce n’est pas un hasard, « puisqu’Éclats de sel expose la vie d’un Ludvík perdant peu à peu toute forme d’optimisme, mettant en scène le poids de la solitude grandissante » (de Le Court 2008 : 113). Isabelle de Le Court propose ensuite un deuxième tableau dont l’auteur aurait pu s’inspirer, à savoir, « celui de Caspar David Friedrich, L’Arbre solitaire (1822) », avant d’en conclure que cette scène d’ouverture du roman est inspirée plutôt « d’un amalgame d’œuvres » (De le Court 2008 : 113).
[15]. L’auteur ne rejoint-elle pas ici la célèbre théorie des mouvements de l’âme de De Vinci ? « La peinture est un langage », souligne Gabriel Seailles, « elle n’a de sens que si vraiment elle parle ». « Il faut », continue-t-il en citant Le Traité de la Peinture de De Vinci,« que les personnages aient l’attitude propre à leur action, qu’en les voyant on entende ce qu’ils pensent ou disent (g 115)[…] que les mouvements répondent à l’acte, que l’acte exprime la passion de l’âme (§ 367) […] Le bon peintre a à représenter deux choses principales: l’homme et l’état de son âme (il concetto della sua mente) ; la première est facile, la seconde difficile, car il n’a pour cela que les gestes et mouvements des membres (§ 180) […] La chose la plus importante qui se puisse trouver dans la théorie de la peinture, ce sont les mouvements appropriés aux états d’âme de chaque être, comme désir, mépris, colère, pitié (§ 122). Pour ‘montrer ce que le personnage a dans l’âme’ ce n’est pas seulement le visage, ce sont les mains, c’est le corps tout entier qui doit parler (§ 368 ). » (De Vinci, L. (1882) Traité de la peinture d’après l’édition de Heinrich Ludwig, Das Buch von der Maïerei, in Drei Bänden, Wien. Cité par Seailles 1892 : 310-311).
[16]. Voir notamment : (Jn XIII, 21-30)/ (Mc XIV, 17-21)/ (Mt XXVI, 20-25)/ Lc XXII, 21-23).
[17]. Citons un autre exemple lorsque Ludvík « se rendit à la Maison de la Cloche de Pierre où se tenait une exposition de Jiří Kolář », trouvant des « poèmes-objets; de curieux poèmes en épaisseur, en relief, en couleurs. Des poèmes-images sédimentaires composés de strates, de plis et de replis, à l’instar de la mémoire, du cœur, des pensées et des songes » (Germain 1996a: 41-12). Et l’auteur d’insister : « ce qui intrigua le plus Ludvík ce furent les emboîtements d’images, ces inclusions de tableaux en fragments à l’intérieur d’autres tableaux, ces jeux de miroirs déformants, ces fines lacérations de la peau du visible dans les interstices desquelles affleurent d’autres sources plastiques » (Germain 1996a: 42).Loin de se limiter à cette référence artistique, l’auteur n’hésite point à élargir l’éventail des comparaisons en faisant appel également à Baudelaire, faisant à nouveau un clin d’œil aux rapports littérature et art, texte et image (Germain 1996a: 42-43).
[18]. Le nom de Judas, par exemple, dans Éclats de sel, renvoie à la Judée et au peuple juif, mais également à celui qui a trahi Jésus pour de l’argent, tel que le recours à La Cène de Léonard de Vinci le montre. N’y aurait-il donc pas un lien avec les accusations de déicide et les vénalités dont les Juifs ont été victimes au cours des siècles et que Sylvie Germain n’hésite point à évoquer dans son œuvre ?
[19]. Koopman-Thurlings le souligne également concernant les essais germainiens : « le rôle divin du peintre, qui en fixant la lumière dans ses tableaux établit le lien entre le visible et l’invisible et ouvre ainsi la porte vers l’infini, traverse comme un leitmotif Patience et songe de lumière. La même idée sera reprise dans Bohuslav Reynek à Petrkov, où Sylvie Germain établit le lien entre la lumière et la parole du poète qui font tous les deux naître le monde. » ( Koopman-Thurlings 2007 : 139)
[20]. Voir Horace, Art poétique, v. 361-365. Aux dires de Rensselaer W. Lee, le célèbre passage horatien souligne dans son contexte originel « que la poésie devrait être comparée à la peinture, qui comporte non seulement un style de détail exigeant un examen rapproché, mais aussi un style large, impressionniste, qui ne plaît que lorsqu’on regarde de loin » (Rensselaer 1991 : 13).
[21]. Aux dires d’Anne Larue : « L’Ut pictura poesis ‘première manière’, si l’on peut dire, s’achève avec Laokoon. Mais après sa mort, elle renaît de plus belle. Aussi curieux que cela puisse paraître, le champ est libre, après Lessing, pour une poétique ‘seconde manière’, qui prend des voies parallèles en Allemagne et en France, celle-ci plus éclairée en l’occurrence que celle-là. C’est dans l’Allemagne romantique, chez les peintres-écrivains comme Runge, Carus ou Friedrich que la fusion des arts prend son accent le plus juste ; mais un Baudelaire lecteur d’Hoffmann n’est pas étranger, en France, à cet esprit. Delacroix théoricien, quant à lui, n’est pas toujours très avant-coureur dans ce domaine : le peintre romantique français s’en tient souvent à l’Ut pictura poesis première manière, qui compare les arts entre eux et les classe suivant une hiérarchie. Mais il est aussi sensible à l’esprit de ce qu’il appelle ‘poésie’, et qui est un principe fédérateur unique de tous les arts : la porte s’ouvre sur une nouvelle étape. Alors que vers les années 1830 se développe en France la ‘fraternité des arts’ romantique, Delacroix, peu lecteur des idées allemandes – sinon par le biais de Staël – mais sensible à l’air du temps, jette les bases de ce qu’on pourrait appeler, en empruntant le terme au vocabulaire alchimique, ‘fusion des arts’. La fraternité des arts est un mouvement dont on a pu contester la réalité concrète, et qui traduit une aspiration d’union entre les artistes plutôt qu’entre les arts ; en revanche, la fusion des arts veut unifier les spécialités, au prix d’une sorte de transmutation poétique ». (Larue 1998: article en ligne sans nº de page).
[22]. Dans son Traité de la peinture, Léonard souligne que « la poésie consigne ses objets au moyen de lettres produites par l’imagination, tandis que la peinture, tirant ses objets de l’œil qui lui en a fourni les ressemblances, les donne réellement, tout comme s’ils étaient naturels » (Léonard, Trattato, I, 2. Cité par Rensselaer 1991:159).