Bertrand Westphal
Université de Limoges, France
bertrand.westphal@wanadoo.fr
Atlas et catégories génériques. Une hypothèse de travail
Atlas and genre classifications. A working hypothesis
Abstract: The comment on the relationships between literature and geography has been brought further into details through the recently elaborated geocriticism. One of the future key-aspects of this approach might be the study of the link between literary texts and maps, literature and cartography, whose observation has broken through in most Anglophone areas since above twenty years. The purpose of this paper is to start a reflection upon cartography as a possible literary genre, given that many similarities appear between self-styled true maps (but true to what?) and fictional texts.
Keywords: Cartography; Genre Theory; Geocriticism; Comparative Literature; Postcolonial.
Sur le plan thématique la carte connaît aujourd’hui une étonnante (?) faveur en littérature. Je citerai un peu plus loin Kartography (2005) de Kamila Shamsie. L’œuvre de cette romancière pakistanaise n’est pas isolée. En 1986, Nuruddin Farah avait publié Maps, où il était question de l’importance des représentations cartographiques dans l’une des régions les plus troublées du monde : la Somalie, son pays d’origine. Le cartographe est lui aussi présent sur la scène littéraire actuelle. Je me contente ici de citer Thomas Pynchon et Mason and Dixon (1997) ou encore Bea González, romancière canadienne d’origine galicienne, qui en 2005 a publié The Mapmaker’s Opera. La carte est aussi une source d’inspiration pour les peintres. Sans revenir à Vermeer, on évoquera Jasper Johns, qui en 1961, a composé une carte des Etats-Unis : Map – cette même carte que travaille aujourd’hui Kathy Prendergast, dont je reparlerai, ou encore Alighiero Boetti (Mappa del mondo, 1991), Guiillermo Puitca (People on Fire, 1993) et d’autres. La carte et le cartographe sont indéniablement à la mode.
Ce n’est cependant pas au thème que je consacrerai ces quelques lignes, mais au genre de la carte – pour peu qu’on la place en regard du livre, de la littérature. Deux considérations pourraient ouvrir cette réflexion, qui – autant le confesser d’emblée – est elle-même la prémisse d’un raisonnement qui, à l’heure actuelle, est en tout point… inabouti.
La première considération s’inspire d’un constat de José Rabasa, professeur de littérature et d’histoire latino-américaines à l’université de Berkeley. Dans L’Invention de l’Amérique. Historiographie espagnole et formation de l’eurocentrisme (1993), José Rabasa s’est en effet livré à cette déclaration toute simple : « Pour autant que je sache il n’existe pas d’histoire des atlas en tant que genre[1] ». Voilà qui surprend, mais qui est confirmé par les spécialistes ce cartographie. Dans Die Macht der Karten. Eine Geschichte der Kartographie vom Mittelalter bis heute (2006), Ute Schneider estime qu’« une histoire mondiale de la cartographie, abordée selon l’optique privilégiée des influences et des transferts internationaux, est à plus d’un point de vue souhaitable, mais semble difficile à envisager compte tenu, notamment, de l’état actuel de la question des cartes et de la recherche historique qui les concerne[2] ».
Une seconde considération émerge à la lecture de l’essai de cette même Ute Schneider. Alors que les cartes du Nouveau Monde comportèrent de nombreux espaces vierges, symbolisés par des taches blanches, les cartes de l’Afrique, selon un paradoxe seulement apparent, demeurèrent longtemps chatoyantes et/ou couvertes de texte. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’elles intégrèrent des taches blanches, qui, au demeurant, ne tardèrent pas à être coloriées, comme l’ont remarqué Jules Verne dans Robur-le-Conquérant, puis Joseph Conrad dans Heart of Darkness. Selon Ute Schneider la différence de traitement s’explique par le fait que la culture européenne classique était restée muette sur le Nouveau Monde[3], alors que l’Afrique faisait l’objet de récits anciens, voire antiques (sources du Nil, légende du Prêtre Jean, etc.). On remplissait donc les cartes africaines en s’inspirant du mythe, à défaut d’avoir une connaissance immédiate du terrain. Mais il y a autre chose. Cette évolution traduit un passage fondamental, qui ici se manifeste clairement. Les taches blanches se substituent au récit, au moment exact où la science (géographique) se sent en mesure de les résorber, d’imposer une toponymie minimaliste – « noms de pays », comme aurait dit Proust – et d’imposer une réalité apparemment objective au détriment d’une représentation textuelle, visuelle, parfois picturale. La cartographie mériterait décidément que l’on dressât son histoire, car cette histoire en dirait long sur les relations entre le réel et la fiction
Dans le vide relatif qui caractérise le questionnement générique sur les cartes, on posera le principe éventuel d’une exploration des confins où littérature, mappemondes et atlas se rencontreraient[4]. Si Gerhard Mercator était fasciné par Atlas, pour lui « roi de Maurétanie », c’est parce qu’il était à la fois philosophe, mathématicien et astronome. En 1572, le premier Atlas fut placé à la croisée des disciplines. Ce positionnement n’avait rien de fortuit. Compte tenu de l’interdisciplinarité qui prévaut au sein de l’entreprise cartographique, peut-on raisonnablement estimer que, sous un angle donné, le travail du cartographe va jusqu’à illustrer un genre qui présenterait des affinités avec la généricité littéraire ? Ce lien, même si on admettait qu’il s’est aujourd’hui distendu à l’heure du GPS, a-t-il jamais existé ? Et s’il a existé, pourquoi se serait-il distendu ? L’exemple des cartes africaines montre en tout cas que l’impact du texte a imprimé aux mappemondes une certaine littérarité, du moins par le passé. S’interroger sur les possibles croisements génériques entre cartes et littérature suppose une approche double : il s’agirait de pointer ce que le texte cartographique présente de littéraire (délicat problème de la literaturnost), mais déterminer aussi la connexion entre le texte et l’image – cette dernière constituant depuis le Moyen Age l’essentiel de la carte.
Commençons par ce qui a priori paraît le plus simple : la relation entre le textuel et le visuel. Il est inutile de développer ici une question vaste et qui, de fait, n’est pas simple du tout, en cela qu’elle témoigne de pratiques hétérogènes dont le croisement est souvent aléatoire. En rhétorique, plusieurs types de couplages entre texte et image ont été conçus à travers les âges. L’ekphrasis, dont l’étude revient au goût du jour, consiste grosso modo à rendre par le texte une image qui, indirectement, éclairera celui-là. Cette figure ne concerne pas la carte, qui inclut plutôt du texte dans de l’image que le contraire. A vrai dire, elle ne la concerne plus, car jadis certaines cartes étaient bel et bien textuelles. Ainsi était la Périégèse de Denys d’Alexandrie, sa « description de la terre habitée », que Christian Jacob, qui en a établi le texte en français, résume de la sorte : « Le monde habité se réduit ainsi à une litanie de noms propres, comptines à mémoriser et à réciter, itinéraire à parcourir par la voix et à suivre à l’oreille, sur le rythme régulier, métronomique, des ‘pieds’ de la poésie[5] ». Point de carte au sens habituel du terme, au sens alors des cartes d’Anaximandre de Milet ou d’Eratosthène de Cyrène, point d’image, mais du texte qui fait « naître dans l’esprit du lecteur la vision de ce qui est refusé au regard sensoriel : une image mentale, forgée non d’après les témoignages des sens, mais grâce aux mots bien choisis du discours[6] ». Chez Denys, la carte est composée d’une suite de noms, d’un agencement rectiligne et non planaire. Elle refuse de s’épandre sur toute la surface du parchemin ou de la cire ; elle se réduit à une ligne, qui tente d’établir un ordre dans le chaos du monde. Plusieurs cartes de l’Antiquité tardive ou du Moyen Age, qui proposaient des itinéraires, ont investi ce pli entre ligne et plan. Au IVe siècle, la fameuse Tabula Peutingeriana, un parchemin long de 6,75 mètres pour 34 centimètres de large, décrivait l’Empire romain de l’Ibérie jusqu’à l’Inde en insistant sur la toponymie et sur le réseau routier dont l’Urbs était le cœur. La ligne était toujours présente, mais elle se matérialisait dans l’image, qui néanmoins restait ancillaire. La mappemonde de Hereford, qui date de 1290 environ, confirme encore cette vision des choses. Il y est écrit : « Omnia legenda quam pingenda ». Il s’agit a priori de reproduire le lisible plutôt que de peindre. Commentant cette étrange maxime, José Rabasa note que « toute représentation picturale exige une légende explicative. Donc, au lieu d’offrir un mode permettant de déterminer le sens des terres, le texte écrit doit approfondir le mirage et projeter le désir[7] ». Il en va comme si on projetait ensemble le réel et le désir, le réel comme désir. Sur les cartes de Matthew Paris, un moine bénédictin anglais du XIIIe siècle lui aussi, c’est l’image qui avait pris le dessus. Mais les enluminures sommairement commentées qui renvoyaient aux principales villes menant de Londres à Douvres et à l’Apulie et de l’Apulie en Terre Sainte étaient disposées en colonnes selon l’ordre que l’on réserve d’habitude au texte. Entre le IVe et le XIIIe siècle, la hiérarchie s’était inversée. L’image avait imposé son primat au texte, pour les cartes tout du moins. N’oublions pas qu’on lisait encore les cartes à voix haute à l’époque de saint Ambroise, contemporain de l’artisan de la Tabula Peutingeriana ; on ne se contentait pas de les regarder.
Eu égard à cette évolution, l’ekphrasis paraît moins appropriée que l’allégorie pour rendre compte du rapprochement entre cette aire visuelle et cette ligne textuelle, car dans l’allégorie, constate José Rabasa, « l’espace littéraire est transposé en représentation visuelle [8]». Pendant des siècles, les cartes furent soumises à ce mécanisme de visualisation. Selon une autre définition, celle de Bernard Dupriez, l’allégorie est une «image littéraire dont le phore [le comparant] est appliqué au thème [le comparé], non globalement comme dans la métaphore ou la comparaison figurative, mais élément par élément, ou du moins avec personnification »[9]. Le comparé est ici un territoire, un extrait du vaste monde géographique à saisir. Le comparant, lui, peut varier. Les situations ne sont néanmoins pas toutes équivalentes. Dans certains cas, l’allégorie cartographique est classique et va jusqu’à la personnification. Nous avons tous gravée dans l’esprit Europa Regina, la carte de l’Europe de Johannes Bucius (1537), popularisée ensuite par Sebastian Münster (1580), où le continent prend la forme d’une femme couronnée, dont la tête correspond à l’Espagne et le bas de la robe à la Russie. L’Asie, elle, avait pris la forme de Pégase, le cheval ailé, chez Heinrich Bunting (1581). D’autres exemples existent, tels que le Leo Belgicus de Michael Aitzinger (1583), lion pacifique qui représente les Pays-Bas du Sud, après la scission des provinces du Nord d’avec l’Espagne. Plus récemment – à partir de la fin du XIXe siècle -, des cartes allégorisées proches de la caricature ont représenté l’Ecosse, l’Angleterre, l’Italie garibaldienne, le Danemark[10], etc., en vue de lectures hautement politisées. L’allégorie cartographique est souvent dans le nom des lieux. Les continents sont en soi des personnifications. C’est ce qu’explique notamment la carte d’Erbstorf, au XIIIe siècle. Europe serait comme il se doit la fille d’Agénor, tandis qu’Asie serait une ancienne souveraine de l’Orient. Conformément à la tradition, Afrique tirerait son nom d’Afer, un des fils d’Abraham, un de ceux qui n’étaient pas issus d’une « promesse » divine (… dès l’origine, la discrimination s’installe). En tout état de cause, l’Afrique n’est pas une personnification féminine. Pas davantage que l’Amérique, qui doit moins son nom à Amerigo Vespucci qu’à Martin Waldseemüller. Dans sa mappemonde de 1507, ce cartographe installé à Saint-Dié, dans les Vosges, attribua le prénom du navigateur florentin – en le féminisant – au continent que Vespucci « inventa » après que Colomb l’eut découvert. America inspira de nombreuses allégories aux XVIe et XVIIe siècles, aussi bien sur les cartes que dans les gravures – celle de Stradanus (Jan van der Straet) représentant Vespucci debout face à America étendue nue dans un hamac, sur un rivage exotique, a fait l’objet des commentaires éclairés de Michel de Certeau[11] et de José Rabasa. La relation entre carte, femme, pouvoir masculin et colonial, que l’allégorie a souvent explicitée, a du reste suscité de nombreuses œuvres d’art au cours de ces dernières années. On signalera à ce propos les tableaux « cartographiques » de l’Irlandaise Kathy Prendergast, notamment.
L’allégorie est une mise en image, parfois énigmatique, d’un texte. Stricto sensu, la littérature a plusieurs fois inspiré les cartographes. Elle a de même inspiré les découvreurs du XVIe siècle et encore les explorateurs du XIXe siècle. Ulysse était le génie tutélaire de bien des navigateurs ; Colomb se disait influencé par Jason, celui que Sénèque avait mis en scène dans sa Médée. Les exemples abondent. Lato sensu, la cartographie transmue en texte et en image une lecture du monde qui jamais n’est univoque. Le cartographe n’est pas une instance anonyme, hors du monde, comme on l’estime tacitement en observant une carte. Il est un auteur, un artisan, parfois un artiste qui modélise une vision rêvée de l’environnement humain, une manière d’alchimiste qui couvre de dorures des territoires inconnus. Il livre une œuvre, au même titre que l’écrivain. Apparemment, il se fixe l’objectif de couler le monde dans son produit ; il vise à le transposer « tel quel », selon un référent naturel, alors que l’écrivain, comme tout artiste élaborant une représentation imaginative, le transfigure. Mais, en vérité, le cartographe enclenche une dynamique globale, où l’artifice et le naturel s’alimentent l’un l’autre, s’interpénètrent, se confondent quelquefois. Tout en prétendant reproduire un modèle supposé – le réel « objectif » que la vision géographique subsume sous elle –, il crée un territoire. Parfois ce travail – cet accouchement – est marqué du sceau de l’imaginaire. On évoquerait ainsi les exemples célèbres de pures « créations » cartographiques, toutes ces îles fictives qui ont illustré les mappemondes les plus sérieuses, comme l’île flottante de saint Brendan, devenue San Borondón dans les eaux espagnoles, qui fut cartographiée par Leonardo Torriani à la fin du XVIe siècle, voire photographiée comme un monstre du Loch Ness minéral en 1958, à en croire le quotidien madrilène ABC. Mais le lien que la représentation cartographique entretient avec ne se réduit pas à ces exemples extrêmes : c’est l’ensemble du monde qui entre dans la subtile allégorie qu’elle dresse. C’est que la carte est susceptible d’être lue comme un livre – l’atlas est au demeurant un livre. En elle, la distance qui sépare le référent de sa représentation est censé être nulle ou infime. Il s’agit d’un leurre qu’aucun cartographe n’avaliserait d’ailleurs. Que l’on songe aux multiples variations caractérisant les systèmes de projection. Même les cartes photographiques établissent une « réalité » plurivoque. L’objectivité est un mythe que seule le discours idéologique nourrit. Et on le sait : le réel est l’autre du discours[12]. La carte n’instaure pas de langage absolu ; elle uniformise la différence selon un langage qui est propre à chacun de ses auteurs. Comme dit Michel de Certeau, « refuser la fiction d’un métalangage qui unifie le tout, c’est laisser apparaître le rapport entre des procédures scientifiques limitées et ce qui leur manque du ‘réel’ dont elles traitent. C’est éviter l’illusion, nécessairement dogmatisante, propre au discours qui prétend faire croire qu’il est ‘adéquat’ au réel[13] ». Et, justement, la cartographie n’est pas adéquate au réel, ne serait-ce que parce que le « réel » ne ressortit pas à un modèle unique, à une hiérarchie imposée.
Si la carte était incluse dans le vaste registre des genres littéraires, plusieurs éléments de l’étude seraient fort révélateurs. Toujours selon Michel de Certeau, le roman remplit de prédicats le nom qu’il pose, alors que l’histoire reçoit le nom propre, selon une logique qui suppose « un raccourcissement maximum du trajet et de la distance entre les foyers fonctionnels de la narration[14] ». De cette compression résulte une absence d’échappatoire. Pour les cartes, le même phénomène est observable, mais la référentialité du nom est davantage problématique… comme pour le roman. Le cartographe nomme le lieu ; dans d’autres situations, il officialise un toponyme que le pouvoir a entériné. De ce point de vue, l’exemple de Martin Waldseemüller baptisant America en insérant le nouveau continent dans son planisphère est frappant. Il ne surprend personne que son œuvre, dont un seul exemplaire sur un millier a été sauvegardé, soit conservée comme une précieuse relique fondatrice à Washington, dans la Library of Congress. Comme les tragédies grecques, les cartes ont éprouvé du mal a traversé les siècles. Les noms des lieux aussi, du reste, qui suivent les fluctuations politiques et coloniales. Un couplage étroit entre cartographie et Postcolonial Studies existe, qui fait de la carte un document prisé en littérature. La dénomination cartographique attire toujours plus l’attention des théoriciens du phénomène colonial et de son dépassement, qui en signalent l’eurocentrisme radical. On l’a vu : les cartes sont orientées en fonction du point de vue dominant de l’Europe qui a opéré ce que Rabasa et bien d’autres perçoivent comme une naturalisation des catégories européennes (question annexe : n’en va-t-il pas de même des grandes taxinomies génériques colportées par l’histoire littéraire, dont l’axe fut européen au moins jusqu’à la moitié du XXe siècle ?). Le méridien zéro passe par Greenwich et l’Atlas de Mercator a forgé un modèle dont l’agencement n’a jamais été révoqué en doute, si ce n’est au lendemain de la chute des grands empires coloniaux. L’Europe est plus universelle qu’on l’imagine. C’est bien souvent elle qui a assigné aux lieux leur nom, quitte à se dupliquer dans New York qui fut Nieuw Amsterdam ou encore la Nouvelle-Orléans et à propager liturgie chrétienne et martyrologues jusqu’à Santa Cruz ou San Francisco. Ces toponymes appartiennent à un discours : ils ne vont pas de soi. Leur étude sémantique contribue à relativiser l’« évidence » d’une focalisation exclusivement européenne, que la colonisation, quelle que fut sa nature, a fini par imposer. Dans un roman intitulé Kartographie, Kamila Shamsie, écrivaine pakistanaise, prête à l’un de ses personnages la manie des anagrammes. L’un d’eux est réussi : le cartographe devient un « graphocrate[15] ». Avant l’Europe et la graphocratie qu’elle instaura, il y eut autre chose, d’autres couches, bien antérieures : la cartographie tait sa nature de palimpseste. En l’occurrence, toute création est substitution ; elle dissimule une perte ou un effacement. Comme Kathy Prendergast, on pourrait dessiner – ou peindre – un carte de l’Amérique du Nord reproduisant les toponymes incluant Lost (qui est aussi le titre de son tableau) : manifestement, ils sont nombreux.
Les cartes ont longtemps été mues par une étrange dynamique, qui plaçait des noms au centre et du texte en marge – un texte qui servait à combler les lacunes de la connaissance, qui rendait compte d’un fantasme davantage que d’une réalité qui restait à construire. La légende, en somme, dans tous les sens du terme : ce qu’il fallait lire, mais aussi ce à quoi on aimait croire. Ce texte marginal mériterait sans aucun doute un examen attentif, car il investit une zone de contact entre littérature à proprement parler et discours prétendument scientifique, qui poserait la réalité « objective ». La littérarité de la carte apparaît ici dans toute son évidence. Et il convient de se souvenir que l’Atlas de Mercator, qui introduisit le monde dans une projection géométrique, était encore ancré au partage des eaux. Certes, sous l’emprise du grand Néerlandais, la géographie s’est densifiée et l’image a continué conquérir la place d’un texte qui n’était plus indispensable, mais la legenda était toujours là. Comme l’a remarqué José Rabasa, la Tartarie est encore habitée par Gog et Magog et sa représentation cartographique « comble le manque de connaissance de ces régions, c’est-à-dire l’absence de pénétration coloniale[16] ».
Ces quelques considérations n’ont eu d’autre prétention que d’introduire un sujet qui pourrait s’annoncer passionnant. L’ouverture d’un tel chantier se justifie par le fait que la littérature, en régime postmoderne, me paraît déborder les limites que la pratique et la tradition génériques lui ont assignées : elle poursuit son expansion et expérimente de nouveaux voisinages (ici, la cartographie). Je crois que les comparatistes ont quelque chose à gagner à suivre cette évolution, ce débordement créateur.
Notes
[1] José RABASA, L’Invention de l’Amérique. Historiographie espagnole et formation de l’eurocentrisme [1993], trad. de l’américain par Claire Forestier-Pergnier et Etienne Saint-André-Utudjian, Paris : L’Harmattan, 2002, p.192 .
[2] Ute SCHNEIDER, Die Macht der Karten. Eine Geschichte der Kartographie vom Mittelalter bis heute, Darmstadt: Primus Verlag, 2006, p.8 : „Eine Weltgeschichte der Kartographie vor allem im Hinblick auf internationale Beeinflussungen und Transfers ist aus vielen Gründen wünschenswert, scheint jedoch nicht zuletzt wegen des gegenwärtigen Stands der historischen Forschung und Befassung mit Karten kaum leistbar“.
[3] Ce mutisme était tout relatif. Au Moyen Age, comme à l’époque des Grecs, on tendait à projeter au large des côtes atlantiques des terres, souvent insulaires, qui cristallisaient le résultat d’une manière de calcul de probabilité : en quelque sorte, on avait imaginé des lieux « réels »… que les navigateurs découvrirent – ou plutôt : « re-découvrirent » – ensuite, parfois des siècles plus tard. Tel est le cas des Antilles et des Canaries, entre autres (voir mon essai La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris : Minuit, 2007).
[4] John Brian HARLEY, The new nature of maps: essays in the history of cartography, Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 2001. Ce livre est un recueil d’articles posthume de J. B. Harley (qui mourut prématurément en 1991), promoteur reconnu d’une philosophie de la cartographie qui s’appuyait entre autres sur la rhétorique et la lecture de Michel Foucault et de Jacques Derrida (auxquels il faudrait ajouter Gilles Deleuze). Harley a déterminé une série de codes relevant d’ « images rhétoriques ».
[5] Christian JACOB, La Description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie ou la leçon de géographie, Paris : Albin Michel, 1990, p.12.
[10] Voir par exemple Nathaniel HARRIS, Mapping the World. Maps and their History, San Diego, CA: Thunder Bay Press, 2002, p.144-147.
[11] Voir Michel DE CERTEAU, L’Ecriture de l’Histoire [1975], Paris : Gallimard, coll. Folio, 2002, « Avant-propos à la seconde édition ».