Hugo Francisco Bauzá
Academia de Ciencias, Buenos Aires, Argentina
L’art funéraire romain et l’imaginaire européen
Roman Funeral Art and the European Identity
Abstract: Perpetuated by the Romance peoples, the motifs of Roman funeral art can guide us in our research on the foundations of European imagination. An analysis of these motifs can contribute to a unified, yet also manifold, perspective on this imagination.
Keywords: European eschatology, Roman culture, funeral art.
L’art funéraire romain, en sus de fournir un témoignage d’idées, d’expériences et d’impressions – tant au sujet de la vie terrestre que de la vie après la mort – se présente comme un guide capable d’orienter notre recherche des fondements de l’imaginaire européen. En dépit de la diversité de leurs contenus, ses épitaphes offrent des touches communes qui servent de toile de fond à la culture européenne. Leur étude mérite donc d’être prise en considération si l’on souhaite articuler une Europe plurielle, autrement dit, un organisme unitaire, au sein duquel différents peuples, différentes identités peuvent s’intégrer de façon harmonieuse.
Que nous dit l’imaginaire sépulcral des Romains ? En quoi ressemble-t-il au nôtre ? Dans quelle mesure une étude comparative permettrait-elle de nous aider à comprendre une réalité européenne dans laquelle la recherche d’unité pourrait coexister avec la diversité historique, culturelle et religieuse des peuples qui la compose ?
Il s’agit de mettre en évidence, à travers l’art funéraire, l’existence d’un discours de l’imaginaire, une sorte d’unitas multiplex, « reliant la société de l’Antiquité et la nôtre, parce qu’il y a une science unique de l’Homme, dont la grammaire universelle est l’étude des images symboliques, c’est-à-dire de l’imaginaire dans son fonctionnement »[1].
Bien que le nom d’Europe renvoie à un passé vieux de plusieurs millénaires, dont les racines se perdent dans la mythologie, ce n’est qu’au Moyen-Âge que l’idée de l’Europe se convertit en une notion historico-politique désignant une réalité déterminée (auparavant, il ne s’agissait que d’une référence géographique). Dans cette réalité, les concepts de liberté politique – marqué au sceau des Grecs – et d’état de droit[2] – prôné par les Latins – prédominent.
En accord avec l’anthropologie, qui estime que dans un état de civilisation donné existe une certaine idée universelle de culte identique des morts, la découverte, dans le cadre physique de ce qui fut l’Empire romain, de nombreuses tombes portant des inscriptions proches de celles que nous trouvons dans les cimetières modernes nous permet de concevoir l’existence d’une idéologie commune. L’étude de cette affinité d’inquiétude face à la mort, qui, je le répète, relie l’Europe actuelle à l’Antiquité gréco-latine, nous aidera peut-être à consolider l’unité d’un imaginaire européen, ouvert et pluriel, capable d’embrasser les diversités.
L’objet de notre étude est de mettre l’accent sur l’identité des divers peuples qui composent cet imaginaire, à partir d’attitudes similaires face à la mort. La lecture des pierres tombales nous offre ainsi un dialogue entre antiquité et modernité au sujet de la notion d’imaginaire de différents peuples unis par leur appartenance à l’Europe. Il s’agit en tous cas de la recherche d’une identité existentielle au travers d’une géographie funéraire. On remarque aussi dans l’art funéraire une dimension identitaire qui unit les différentes cultures : le contraste entre le caractère fugace de la vie humaine et le désir des hommes de perpétuer leur séjour terrestre au moyen de formes mémoratives variées.
L’épitaphe romaine se présente comme une conversation naturelle entre le défunt et celui qui contemple sa tombe ; par le biais de cette prétendue conversation, le mort, tout en informant au sujet de l’au-delà, invite les lecteurs à profiter de leur condition de vivants (il en va autrement dans la cosmovision hellénique puisque pour les Grecs la mort est symbole d’éternel présent). Ce ton caractéristique de la conversation se manifeste, par exemple, dans une inscription sépulcrale datant du IIIe siècle de l’ère chrétienne. Il s’agit d’une déclaration poétique : suscipe quapropter carmen ferale Boniti « reçoit de Bonitus ce funèbre poème », dans laquelle le vivant parle au défunt ; cette formule d’adieu nous rappelle le carme que, à titre d’hommage, Catulle[3] dépose sur la tombe de son frère en Bitinie.
Deux fois millénaires, ces épitaphes latines constituent en même temps un registre précis de coutumes, un livre d’histoire, voire même une référence – même sommaire – aux courants philosophiques et théologiques en vogue sous l’Antiquité. Winckelmann et, après lui, Goethe, soulignent que sur ces pierres tombales s’opère la « mystérieux » union de marbre et d’esprit.
La civilisation romaine ne disposait pas de cimetières au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; ces derniers en effet tirent leur nom du grec koimentérion « lieu pour dormir » et sont des sites réservés au repos éternel[4]. À Rome, la loi interdisait d’ensevelir les corps à l’intérieur de l’enceinte : les enterrements se déroulaient donc au bord des chemins (coutume dont la via Appia constitue un parfait exemple). Tabou ? Superstition ? Peur des Mânes des défunts ou simple peur des miasmes, c’est-à-dire des effluves malins qui émanent d’un cadavre ? Quiconque parcourait la via Appia ou toute route semée de sépultures ne pouvait laisser d’éprouver la sensation de recueillement, de sacralité et d’apprentissage de l’avenir – le memento mori du Moyen-âge – que nous éprouvons aujourd’hui lorsque nous visitons un cimetière.
Inhumations et crémations des défunts, autant de pratiques obligées (sepelires mortuos est l’un des éléments-clés séparant l’homme de l’animal). Priver un mort de sépulture était considéré comme un crime, le cas d’Antigone qui offre sa vie pour enterrer son frère Polynice constitue, dans le cadre de la culture hellénique, un rappel pathétique de cette croyance.
Cette coutume a d’ailleurs perduré tout au long de la tradition occidentale et s’est même vue renforcée par le christianisme. « Ensevelir les morts – remarque Franz Cumont[5] – est resté dans l’Église une oeuvre de miséricorde. L’abandon suprême était le pire des châtiments que dans les imprécations on souhaitait à ses ennemis » ; nous tenons des précédents du monde classique : chez Virgile, par exemple, lorsqu’il décrit dans la katábasis les tourments que subissent ceux qui n’ont pas reçu de sépulture (Éneide, VI 620) ou chez Horace dans son œuvre contre Canidia (Epode, 5). Ces coutumes étaient profondément enracinées et leur la transgression sévèrement punie. La crémation tout autant que l’inhumation exigeait par ailleurs l’énonciation de formules rituelles afin d’éviter que l’âme du défunt n’erre pour l’éternité.
Un parcours de l’art funéraire de la Rome antique nous fournit plusieurs modèles de conduite de la société occidentale face à la mort. Tout d’abord, cet art insiste sur la notion de famille qui, mutatis mutandis, constitue la cellule première autour de laquelle s’assemblent les peuples qui, à partir de la diffusion de la latinité, forment l’imaginaire sociopolitique de l’Europe.
Certaines épitaphes, fidèles en cela à la tradition ancestrale, témoignent de cette dimension familiale – notion-clé pour la latinité – lorsqu’elles indiquent que les os de l’époux reposent auprès de ceux de son épouse. C’est ce même espoir, lui aussi fondé sur un acte d’amour, que l’on remarque dans les mots que, de la rive des morts, Cynthia adresse à son Properce bien-aimé : « Nunc te possideant aliae: mox sola tenebo: / mecum eris, et mixtis ossibus ossa teram[6] », « Que d’autres te possèdent maintenant, plus tard je t’aurai pour moi seule : / tu seras avec moi, et, mélangés, je déferai mes os auprès des tiens».
Dans les premiers textes épigraphiques que nous conservons – tels ceux de la famille des Scipion, recueillis par Alfred Ernout[7] –, la volonté s’impose de souligner les traits personnels du défunt, ses liens familiaux, le contexte historique durant lequel il vécut et, avant tout, d’exalter ses vertus, les qualités pour lesquelles on le juge digne d’éloges. Cet aspect commémoratif ou célébratoire n’aspire qu’à soustraire le défunt à l’oubli, lui-même une forme de mort : la mort définitive.
Le caractère laconique et synthétique de ces épitaphes est notoire et provient tout autant d’exigences concrètes – la taille du marbre – que du tempérament du peuple romain, qui se manifeste dans la concision de sa langue.
Je transcris à titre d’exemple l’inscription trouvée dans le sarcophage de Lucius Cornelius Cneus Scipio découvert en 1871 et qui se trouve aujourd’hui au Vatican. Je le cite en suivant la reconstitution faite par A. Ernout (p. 19) :
Magna sapientia / multasque virtutes
Aestate quom parva / posidet hoc saxsum.
Quoiei vita defecit, non / honos honore.
Is hic situs quei numquam / victus est virtutei.
Annos gnatus XX is / l(oc)eis m(a)ndatus:
Ne quairatis honore / quei minus sit mand(at)us.
Ces quelques lignes mettent en relief la sagesse, la vertu et l’honneur (ce dernier mot, répété trois fois), autant de qualités qui rendent le défunt digne de survivre dans le souvenir. Dans la même ligne de pensée, plusieurs sarcophages exhibent la formule me fama loquetur « mon renom parlera pour moi ».
Face à cette volonté valorisatrice, les épitaphes de nos cimetières modernes, au lieu de se référer à un renom après la mort, mentionnent le nom du défunt, quelques traits de personnalité, une note de douleur et les dates de naissance et de décès (dans le cas des sépultures chrétiennes, on inscrit seulement celle du décès car, pour ce credo, la mort physique implique la naissance à la vie éternelle).
D’autres épitaphes, comme celle que l’on attribue à Virgile, nous fournissent un portrait synthétique du défunt avec toute la concision du distique élégiaque, le mètre classique de ce type d’inscriptions :
Mantua me genuit, Calabria rapuere, tenet nunc
Parthenope; cecini pascua, rura, duces.
« Mantoue m’a donné la vie, la Calabre me l’a prise, à présent Parthénope / me retient ; j’ai chanté les prés, les champs et les chefs. »
Le nom du défunt est toujours mis en relief en vue de le rendre à la vie, ne serait-ce qu’en l’invoquant. Cependant, on le condamne parfois à la damnatio memoria, c’est-à-dire à l’oubli. C’est le cas d’un homme qui assassina sa femme. Celui qui érigea le sépulcre de la pauvre infortunée – sépulcre qui se trouve aujourd’hui au Musée Gallo-Romain de Lyon – passe délibérément sous silence le nom de l’assassin (CIL, XIII, 2182).
Nous remarquons par là, à travers les enterrements que pratiquaient les Romains de l’Antiquité et ceux que l’on pratique aujourd’hui, outre le respect dû aux morts, un désir d’en perpétuer le souvenir.
De nombreuses épitaphes latines furent par ailleurs conçues comme autant de messages prétendument laissés par les défunts en vue d’être gravés sur leurs tombes. Elles contiennent l’idée que celui qui visite les sépulcres lise ces inscriptions et que, par le biais de cette lectio à haute voix – comme elle se pratiquait autrefois –, les Mânes du mort recouvrent un souffle de vie, comme si, more Orphico, un charme démiurgique opérait, capable de lier le monde des vivants à celui des morts ; comme si, par le biais du pneûma, ce charme atteignait la réalité métaphysique. C’est dans ce sens que je fais appel ici à l’inscription que la tradition attribue à Saint Augustin pour être apposée sur sa propre tombe :
« Ta bouche lit ces mots, mais c’est moi qui les pense,
et ta voix, maintenant, devient un peu ma voix »[8]
Ainsi, le chant funèbre, loin d’être douloureux, devient chant de plénitude.
Que serait devenu le saint d’Hippone sans la voix humaine qui le fait revivre ?
J’applique à cette interprétation l’idée que Rainer Maria Rilke développe dans ses Sonnets à Orphée sur la relation entre inspiration et expiration. Le poète aspire la réalité puis la transpose dans un poème. Celui-ci se transforme en un souffle qui nous renvoie de façon taumaturgique au monde invisible. De même, la lecture de l’épitaphe – à haute voix, je le rappelle – fonctionnerait comme l’expiration rilkéenne qui ranime l’esprit du défunt ou, tout au moins, réactualise son souvenir.
Les épitaphes romaines ne rapportent pas l’existence de tourments outre-tombe mais soulignent, en revanche, l’absence dans l’au-delà des petits délices du monde terrestre. On y voit ainsi la nostalgie de ce qui est irrémédiablement perdu – il s’agit, en l’occurrence, de trénoi contenus. La solitude à laquelle la mort condamne est aggravée par le silence qui règne dans le monde des ombres et qui contraste avec l’effervescence et le bonheur du monde des vivants. Il s’agit d’un tópos dont l’origine remonte, en Occident, aux poèmes homériques, dont la nekyia de l’Odyssée est une parfaite illustration. Cette évocation confère aux ombres une sorte de survie tant que dure le souffle de la voix. Pour cette lecture, le désir du défunt est de perdurer à tout prix. Pendant la durée du sortilège de la voix, les nomina recouvrent le statut de numina.
Le souvenir du mort se perpétue également dans le cippus, un pilastre ou partie de colonne érigée en souvenir d’un défunt. De nombreux pilastres portent la formule D. M. « Aux Dieux Mânes », celle-ci se référant ici aux âmes des défunts, et parfois le dessin de deux herminettes ou marteaux de tailleurs de pierre, les Asciae. Ce symbole provenant de Dalmatie et lié au rite de l’inhumation s’est répandu dans le monde romain et son sens, quoique obscur, semble renvoyer au tópos de l’au-delà.
Il ne faut pas voir dans l’évocation et l’exaltation des plaisirs terrestres de la part des morts la défense d’un épicurisme à outrance mais plutôt une invitation subtile à jouir des plaisirs de la vie : la chaleur du foyer, l’amour du pays natal, les succès personnels, plaisirs qui ne sont guère différents de ceux auxquels aspire l’homme actuel. Il s’agit de biens que la mémoire conserve précieusement et dont on espère que le souvenir durera après la mort. Certaines épitaphes font parfois même allusion aux plaisirs sensuels : déguster un bon repas, goûter les plaisirs que procure le nectar de Bacchus.
La fréquence dans les épitaphes de la formule S T T L (sit tibi terra levis « Que la terre te soit légère ! ») nous renvoie à la croyance – ou tout au moins au désir – des vivants que le défunt vive en paix dans l’au-delà. Cette foi en une vie après la mort apparaît dans la formule de salut de certaines épitaphes – et que nous trouvons aussi dans certaines compositions poétiques[9] – : ave atque vale « salut et adieu ».
Dans la culture latine, nombreuses sont les croyances relatives au sort des âmes après la mort, comme elles le sont aussi pour l’imaginaire moderne. Dans l’Antiquité, ces croyances varient en fonction des traditions et de l’adhésion ou non à certains cultes religieux. Ainsi, Cicéron, dans les Tusculanae (I 12, 27), prônant l’idée de l’immortalité de l’âme, invoque-t-il le fait que l’on y croyait depuis l’antiquité et, en ce qui concerne les Romains, l’orateur considère que cette coutume devait être profondément enracinée puisque le droit pontifical y consacra de nombreuses prescriptions ainsi que l’obligation de respecter certaines cérémonies, dont la violation constituait un crime inexpiable.
Le contenu des épitaphes latines qui évoquent la vie après la mort tout en articulant la relation entre ce monde et l’autre témoigne d’une pensée symbolique. Voilà qui est aujourd’hui fondamental puisque ce troisième millénaire qui vient de commencer semble s’orienter vers le modèle d’Hermès en tant que dieu médiateur – le psychagogós des Grecs –, plutôt que vers celui de Prométhée[10], tourné vers un progrès indéfini et clé de voûte du XIXe et du XXe siècle, mais vide car manquant de racines ancrées dans la tradition.
De même, bien que de façon sous-jacente, persiste la notion vague selon laquelle les morts continuent à vivre dans leur tombe, croyance qui, pour les anthropologues, remonte à l’âge de pierre. C’est la raison pour laquelle, de nos jours encore, les tombes sont construites selon des règles précises, on dispose le corps suivant certains rites, on dépose des fleurs, on prie face aux sépulcres et les expressions de douleurs y sont publiques. Qu’il s’agisse de crémation ou d’inhumation, les épitaphes modernes révèlent la survivance dans l’imaginaire européen de rites et de traditions funèbres semblables à ceux de la Rome antique. Voilà qui témoigne d’un fonds commun qui unit les différents peuples d’Europe et qu’il serait intéressant d’approfondir en vue de parvenir à une intégrité substantielle de l’unité européenne.
Bien que sous l’Antiquité classique épicuriens, cyniques et certains stoïciens insistèrent sur le caractère absurde de bon nombre de ces rites, la tradition européenne n’a cessé de les mettre en pratique, encouragée en cela soit par d’autres courants philosophico-religieux – comme l’orphisme, le pythagorisme ou le christianisme – soit par le poids d’une tradition profondément enracinée dans le Latium et réticente à envisager la mort comme une instance définitive. Dans ce sens, F.Cumont signale que « les primitifs, déconcertés par la mort, ne peuvent se persuader que cet être qui se mouvait, sentait, voulait, comme eux-mêmes, puisse être privé de toutes ses facultés »[11]. Certains courants de pensée antiques considéraient que l’âme, souffle diaphane semblable au vent, survivait et, pour cette raison, devait être associée soit au corps du défunt soit à un nouveau corps grâce à la metempsícosis, comme le croyaient les pythagoriciens.
En marge de ce courant sotériologique, d’autres épitaphes, sans se référer à la finitude de l’existence, rapportent en revanche la sévérité de la mort. C’est ce qu’on lit dans l’inscription apposée sur un petit autel dédié à Cn. Cornelio Basso, gravé par son esclave (IIème siècle av. J. C.) et recueilli dans C.I.L. 6, 16169/B. 85 :
Decem et octo annorum natus uixi ut potui bene,
gratus parenti atque amicis omnibus.
Ioceris, ludas hortor: hic summa est seueritas!
« Mes dix-huit ans de vie, je les ai occupés aussi bien que j’ai pu, dans l’affection de tous, ma mère et mes amis. Crois-moi: plaisante, amuse-toi! Car ici où je suis, c’est tout à fait lugubre! »[12]
D’autres inscriptions sépulcrales ne constituent qu’un memento mori ô combien troublant, comme c’est le cas dans C.I.L. 11, 4010/B. 120:
Eus tu uiator, ueni hoc et quiesce pusilu.
Innuis et negatis? Tament hoc redeudus tibi.
« Eh! oh! le voyageur!
Arrête-toi ici un tout petit instant!
Tu fais signe que non? Tu ne veux rien savoir?
C’est pourtant bien ici qu’un jour tu reviendras! »
Ou encore dans une inscription trouvée sur une tombe anonyme de Bonn:
Vos qui transitis, nostri memores rogo sitis:
q(uo)d sumus, h(o)c eritis, fuimus quandoque q(uod) estis…
« Vous qui passez ici, ayez-en souvenance: ce que je suis, vous le serez, puisque je fus ce que vous êtes ».
D’autres inscriptions, en revanche, portent l’empreinte d’un existentialisme avant la lettre qui envisage l’homme comme un être pour la mort. C’est ce que déclare une épitaphe découverte à Tarragone (C.I.L. 2, 4426/B. 1489):
« Aspice quam subito marcet quod floruit ante,
aspice quam subito quod stetit ante cadit.
Nascentes, morimur: finisque ab origione pendet. »
« Considère comment ce qui était en fleur va se faner en un clin d’oeil. Vois comme choit brutalement ce qui était pourtant debout. En naissant, nous mourons. Notre fin est prévue depuis notre début. »
La conception de la mort comme finitude absolue apparaît tant dans les inscriptions sépulcrales que dans les graffiti des murs de Pompéi. L’une de ces inscriptions avertit : Discite, dum uiuo, mors inimica uenit « Sachez-le, cependant que je suis bien en vie, la mort arrive, hostile ».
Ces épitaphes, dont le sujet n’est autre que le caractère tragique de l’existence, semblent annoncer le diptyque « berceau, sépulture », évoqué par Quevedo.
D’autres formules, toutefois, s’appuyant sur l’idée platonicienne du sêma, sôma – le corps sépulture (de l’âme) – proclament une mort libératrice qui permet aux hommes de troquer le poids de la matière contre une dimension spirituelle ; ce que nous voyons, par exemple, dans le distique recueilli dans C.I.L., 10, 4917/B. 1015:
Debita libertas iuueni mihi lege negata
Morte immatura reddita perpetua est.
« La liberté qui m’était due, jeune comme j’étais, et que me refusait la loi, m’a été rendue à jamais par une mort prématurée ».
Cette vision d’une mort libératrice offre un fort contraste avec l’idée d’une mort qui spolie, comme le montre la comparaison avec le papillon capturé par l’araignée :
Papilio uolita(n)s texto religatus aranist:
illi praeda rep(e)ns, huic data mors subitast. (C.I.L. 6, 26011/B. 1063)
« Un papillon saisi en vol par l’araignée qui l’entortille: l’un, c’est la proie inattendue, l’autre, la mort brutale » voilà ce qu’on peut lire sur un sépulcre de Scita, entre la via Salaria et la via Nomentana (Rome).
Le tópos de la mort annihilatrice trouve son expression poétique dans les vers de Lucrèce lorsque celui-ci, évoquant la peste d’Athènes, proclame la victoire de la mort immortelle[13].
D’autres inscriptions sépulcrales comportent des touches chtoniques dans lesquelles le défunt, une fois son individualité apollinienne perdue, devient terre et, naturellement, s’intègre au cycle vital grâce à la dématérialisation de son corps. Voilà ce que nous lisons dans l’épitaphe d’une enfant de dix ans qui divinise la terre à laquelle elle retourne :
Cinis sum, cinis terra est, terra dea est, ergo ego mortua non sum
« Je suis cendre. Cendre est la terre. Et la Terre est déesse! Je ne suis donc pas morte. »
Cette lecture porte le sceau de l’idée dionysiaque selon laquelle la Terre est le séjour auquel nous finissons par retourner. Au XXe siècle, Rilke adopte une position similaire dans ses Sonnets à Orphée qu’il compose telle une stèle funéraire en guise d’hommage à une jeune fille arrachée à la vie dans la fleur de l’âge.
Le poète conçoit son oeuvre poétique comme une stèle funéraire, tout comme Virgile[14] et Horace[15] conçoivent la poésie comme un temple de marbre[16]. Chez Rilke, la stèle se présente comme un souffle qu’il faut parcourir en plénitude à travers le souvenir. C’est dans le souvenir et sa transfiguration esthétique que résident la vie et la mort. Il en va de même sur les stèles sépulcrales lorsque le visiteur, à la lecture à voix haute de leurs inscriptions, leur insuffle son souffle vital.
L’examen de ces vieilles épitaphes et leur comparaison avec celles de nos cimetières modernes nous permet de constater l’existence de buts et d’inquiétudes identiques (natura omnes homines aequales genuit « la nature a engendré tous les hommes égaux »). Cet examen peut s’avérer utile pour fortifier l’union d’un imaginaire européen qui gagne sans cesse en vigueur, sans pour autant négliger la diversité des identités.
Notes
[1] Joël Thomas, « Avant-propos » dans Les Imaginaires des Latins, Actes du Colloque International de Perpignan, PUP, 1992, p. 6.
[4] Cf. les témoignages qu’ E. Vermeule nous fournit ad hoc, Aspects of Death in Early Greek Art and Poetry, Berkeley, University of California Press, 1979.
[8] Cité par Danielle Porte, « Préface » à Tombeaux romains. Anthologie d’épitaphes latines, s.l., Le Promeneur, 1993, p. 8.
[11] Op. cit., p. 15; cf. Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Libr. Orient. P. Geuthner, 1966, pp. 267-268.
[16] Aussi le poète R. M. Rilke dans les Sonnets à Orphée (en part. dans le I) parle d’élever un temple musical dans l’ouie où habite la totalité orphique.