Roumiana L. Stantcheva
Université « St. Kliment Ohridski », Sofia, Bulgarie
R.Stantcheva@europe.com
Les parfums urbains et l’imaginaire poétique européen
Urban Fragrances and European Poetic Imagination
Abstract: Modernist poetry demonstrates a tendency toward jettisoning verbosity. Its message is polysemantic. Usually music is pointed to as a guarantor of this tendency. The perfume: invisible, nonmaterial, and free from exact meanings, but exciting and loaded with connotations, is revealed here as being similar to music. The symbolist poets, who attract our attention, make us include the perfume as another means of expression, which is able to enter into synesthesia. Aromas have a (scarcely studied) power to create polysemantic messages, which symbolists tend to search for. By analyzing the usage of “perfumes” by a number of poets, we trace a significant element of European poetic imagination. The well-known Charles Baudelaire, Paul Verlaine, as well as Maurice Rollinat and Tristan Corbière, have been compared in this article with the Romanian poet George Bacovia and the Bulgarian poets Hristo Smirnenski and Dimitar Podvarzatchov. All of them are attracted by urban themes and by the strength and ambiguous meanings of various fragrances and smells. The presence of smells in the work of these poets is so systematically pursued that it attains an almost independent meaning. The analyzed poems lead us into the mysterious unity of the senses, used as a means of refining expression, in the direction of aesthetism. The urban space of the modern time is characterized by random and unexpected meetings, as well as the clash of wealth and poverty, illustrated primarily by smells and fragrances. The critical gaze of the poets toward life and the modern city and their sympathy with the poor (expressed by characterizing the city with disgusting smells, dust, and mud) are parallel to the search for beauty in the surrounding, and oftentimes ugly, world. Through the analysis of selected French, Romanian, and Bulgarian symbolist poets, we also add new concreteness to the notion “European Literature.”
Keywords: European Literature; Symbolism; Synesthesia; Fragrances; Urban Life.
L’unification politique de l’Europe donne des soucis aux critiques littéraires. Le terme de « Littérature européenne » ne possède plus de contenu très clair. Désigne-t-il toutes les littératures du continent, ou bien celles de l’Union Européenne, ou encore celles de l’Occident uniquement : qui va décider aussi, auteur par auteur, qui en ferait partie? Intéressée comme je le suis par les littératures des deux extrémités du continent, notamment par la littérature française et par les littératures du Sud-est européen[1], je vais essayer d’explorer une voie concevable pour tenter de faciliter le dialogue à propos de cette notion et « le territoire littéraire européen ». Il a toujours existé des relations entre les différentes parties de l’Europe avec des moments forts pour ces contacts et pour ces interférences. L’histoire du symbolisme en a participé. Ce phénomène littéraire a été international. Il a commencé à se manifester en France et en Belgique à la fin du XIXe siècle. Il s’est imposé ensuite, par étapes, sur l’ensemble du continent européen, jusqu’à la seconde guerre mondiale. Il a aussi connu des adaptations nationales, particulières.
Notre intérêt portera en premier lieu sur la pénétration dans la poésie du thème urbain et de quelques éléments emblématiques complémentaires : des senteurs et des parfums, agréables et désagréables, depuis les effluves des fleurs des jardins aux odeurs des rues, boueuses ou poussiéreuses, jusqu’à la sueur et les maladies des passants.
La poésie moderniste montre une tendance de se libérer de l’éloquence en ne racontant plus d’anecdotes. Elle tend à une concentration des moyens d’expression. Le message se veut polysémique. D’habitude c’est la musique qui est prise en garant de cette tendance. En sociologie, ce phénomène se voit commenté comme un mouvement du champ littéraire vers une autonomie et différentiation, dont parle Pierre Bourdieu dans son livre Les règles de l’art. Genèse et structure su champ littéraire. L’analyse de Bourdieu mentionne en premier lieu la musique, préférée par les modernistes, car elle ne possède pas une seule signification propre et spécifique[2]. Les poètes qui nous intéressent ici, nous incitent à ajouter le parfum comme un autre moyen d’expression qui sait entrer en synesthésie et émettre rien que de vagues connotations. Les arômes possèdent une force, peu étudiée, de créer des messages polysémiques, recherchés en principe par les symbolistes.
Le cadre nouveau de la ville rime avec les émotions d’un moi lyrique moderne, symboliste, aux sentiments ambigus, anxieux, inquiets. Les parfums complètent les perceptions visuelles et auditives, plus ordinaires. Les fleurs des jardins remplacent les paysages romantiques, les bois et les prairies. Ce nouveau cadre urbain a été commenté à plusieurs reprises à propos des poètes symbolistes roumains, par exemple. Je voudrais pourtant insister sur une perception moins étudiée- le sens olfactif. Car ce qui est relatif à l’odorat ne concerne pas seulement les arômes agréables, mais aussi des exhalaisons désagréables comme l’odeur de transpiration et de la pourriture. Les villes modernes du XIXe et de la première moitié du XXe siècle abritent et des jardins aux parfums de roses et de lys, de camélias et de chrysanthèmes, et des lieux dont les odeurs sont repoussantes.
Les exemples seraient nombreux. Nous allons néanmoins nous limiter à ceux qui ont su mélanger les odeurs, les senteurs et les parfums des villes, françaises, roumaines ou bulgares, en établissant des correspondances qui paraissent attester et illustrer l’émergence et la persistance d’une tendance, d’une inspiration partagée, européenne et poétique. Quels en ont été les précurseurs ?
Les précurseurs
Les poètes qui ont pratiqué et contribué à établir une théorie de la synesthésie sur le continent européens se sont aussi intéressés au symbolisme des parfums. Un des premiers en Europe, c’est Arthur Rimbaud (1845-1875) qui, dans son poème, intitulé Voyelles, attribue des connotations visuelles et aussi olfactives à chacune des voyelles : « A noir, E blanc, I rouge, O bleu: voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes: / A, noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bobinent autour des puanteurs cruelles, / Golfes d’ombres… »[3]. De pareilles associations sont alors spontanées et individuelles. Elles seront recherchées et amplifiées de même par d’autres poètes symbolistes.
L’esthétique antérieure, classique et romantique, privilégie l’ouïe et la vue dans la sensibilité poétique. Par contre, l’odorat, le toucher, le goût, n’étaient pas considérés comme suffisamment nobles pour entrer dans la haute littérature.
Partons cependant des principes esthétiques, énoncés par Nicolas Boileau (1636-1711) dans son poème célèbre L’Art poétique, en 1674. Boileau donne des conseils aux poètes en reprenant les conceptions d’Horace (65 – 27 av. J.C.) Celui-ci soulignait l’aptitude des mots pour remplacer les réalités trop déplaisantes. Ce conseil est repris par Boileau. Il recommande aux écrivains d’être modérés. Cette pondération est un héritage de l’Antiquité. Une autre idée importante c’est la célèbre phrase d’Horace ut pictura poesis[4], reprise aussi par Boileau. Mais la poésie ne ressemble pas seulement à la peinture. L’écriture y parait conçue et pour les yeux et pour l’ouïe par le biais de ce qui est lu, entendu, écouté par le public. Pour notre propos nous retiendrons surtout la préférence pour deux sens. Les autres sens ne sont même pas mentionnés dans son art poétique. Ils n’étant gratifiés ni même d’une mention. La beauté ne surgie que de la vue et de l’ouïe dans l’art. Dans l’Art poétique de Boileau, nous pouvons relever les rares passages qui commentent les moyens d’expression liés aux sens. Dans le premier chant, nous lisons : « Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée / Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée. »[5] Dans le second, il est dit qu’« Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille, / Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille. »[6] Par la suite, dans le troisième chant, il est noté que : « Le comique (…) / N’admet point en ses vers (…) / De mots sales et bas charmer la populace. »[7] Et, enfin, dans le quatrième chant, nous lisons : « En mille écrits fameux la sagesse tracée / Fut, à l’aide des vers, aux mortels annoncée ; / Et partout des esprits ses préceptes vainqueurs, / Introduits par l’oreille, entrèrent dans les cœurs. »[8] Il s’agit toujours, d’entendre des nobles pensées, et c’est un art équilibré, policé, beau qui est recommandé.
Entre le XVIIe et le XIXe siècle, à l’époque des Lumières, puis au temps du romantisme des libertés et des licences inédites sont introduites. Mais ce sont les symbolistes qui vont bouleverser les conceptions esthétiques, en privilégiant deux idéaux : la liberté de l’expression et la liberté des sens. Le corps, auparavant tabou, va entrer dans la poésie : tous les sens sont dignes d’être évoqués s’il s’agit de mieux connaître le monde. L’odorat, le toucher, le goût, viendront compléter l’ouïe et même remplacer la vue, ces sens qui avaient été privilégiés depuis l’Antiquité. La beauté est décelée partout, même dans ce qui parait laid et déplaisant à première vue.
Le symbolisme naît en France et en Belgique, pendant les années 1880. Il s’est ensuite diffusé presque immédiatement dans presque chacune des littératures nationales en Europe, à partir des années 1886-1892. Les écrivains se sentent attirés par la possibilité de se servir des mots, des sons et de la langue comme d’un instrument de musique. Le plus apprécié dans cette perspective c’est Paul Verlaine, car ses « sanglots longs des violons de l’automne » suscitent des sentiments de tristesse et de mélancolie, sans raconter une anecdote, juste en se servants de bribes de réalité et en jouant surtout sur les sonorités des rimes, le rythme du vers, la musicalité des mots. La musique du vers exploite une tendance ancienne qui posait que « la sagesse » pouvait être introduite par l’oreille, comme le disait Boileau. Par contre les images, la cohérence du discours vont reculer.
Le maître c’est Charles Baudelaire (1821-1867). Sa conception des correspondances, dans Les Fleurs du mal, est à l’origine du modernisme européen. Beaucoup avant Verlaine, il annonce la nécessité de la synesthésie en poésie. C’est aussi Charles Baudelaire qui introduit des thèmes nouveaux : la ville, la laideur. Chez Baudelaire, les parfums, en particulier urbains, tantôt frais, tantôt capiteux, tantôt écoeurants ont souvent une présence éloquente. Il n’est que de citer les deux derniers tercets de Correspondance (1857) :
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens[9].
La direction est indiquée mais elle contient, en germe, de développements futurs. L’un lie la recherche poétique à la musique et à la synesthésie. Dans ce cas la polysémie musicale est transmise à la parole. Elle ne renvoie plus à un sens précis, elle suggère.
Le parfum, invisible, immatériel, privé de significations précises, mais émouvant, lourd en connotations, se révèle semblable à la musique. Il est intéressant pour nous de suivre cette deuxième voie, liée aux senteurs. Les sens des poètes s’aiguisent vers des sensations différentes. Plaisirs et souffrances peuvent s’exprimer, grâce aux parfums. Une réalité invisible sert les nouvelles découvertes poétiques. Les effluves, mais aussi les relents de la ville vont encourager l’intérêt des poètes pour la souffrance, la boue, la misère, voire pour une poétique de la misère. La musicalité, la synesthésie, les allusions suggérées par les parfums, vont devenir des points de départs, qui ne se trouvent pas en concurrence, mais sont souvent liés entre eux. Baudelaire donne l’exemple d’une démarche aussi complexe : justement la synesthésie, réalisée à l’aide des parfums, lie les deux tendances principales, l’une plus idéale, l’autre trop attachée à la rue. La confrontation/fusion du beau et du pourri, de la beauté et de la corruption chez Baudelaire est exprimée d’une manière provocatrice dans son poème Une Charogne :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux (…)
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir …)[10]
La même association entre la beauté et, cette fois-ci, la boue se rencontre dans Moesta et errabunda :
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate (…)
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs ![11]
Baudelaire, inventeur de l’esthétique de la laideur (par ailleurs reprise en partie à Edgar Allan Poe) l’approfondie. La boue et la poussière sont mentionnées à plusieurs reprises dans ses poèmes. Les villes sont souvent désignées par l’intermédiaire d’images fortes : le « chaos », « l’horreur » qui « tourne aux enchantements », le « vomissement confus de l’énorme Paris », en particulier dans Le Cygne, Les Petites vieilles, Le Vin des chiffonniers, pour ne citer que ces poèmes des Fleurs du mal.
L’explication de pareils thèmes nouveaux, ainsi que de l’emploi de nouveaux moyens d’expression pour les suggérer, se trouve aussi bien dans des raisons sociales qu’esthétiques. Les raisons sociales sont plus visibles et mieux connus : il s’agit des conflits, dus à l’inégalité, capté par le regard sensible du poète qui, souvent, éprouve les ennuis des pauvres. Les raisons esthétiques seront du domaine de la dynamique interne de l’art, qui vise le changement et la nouveauté.
L’image que nous venons de dresser est imprégnée par cette complexité : chez le même écrivain nous trouvons un élan vers l’art pur, doublé souvent par une sensibilité sociale. Les éléments novatoires chez Baudelaire entremêlent deux efforts contradictoires. D’un côté, la synesthésie (dont le parfum devient un nouvel élément de prédilection) comme moyen de raffinement de l’expression et de retrait vers l’esthétisme. D’un autre côté se dégage l’approche critique envers la vie et la ville moderne, sa compassion pour les pauvres (la ville étant caractérisée souvent par des parfums exécrables, par la poussière et la boue).
Poètes maudis et décadents
Ces principes ont été repris par des nombreux poètes du Sud-est européen. Ils ont lu Baudelaire mais ils s’inspirent plutôt d’auteurs ultérieurs comme Tristan Corbière (1845-1875) et Maurice Rollinat (1846-1903). L’idée de Verlaine de présenter certains poètes comme les poètes « maudits » a fortement impressionné l’imagination des cercles intellectuels et cultivés, aussi bien en France, qu’en Roumanie et en Bulgarie notamment et a aidé la diffusion de ces poètes. Chez Tristan Corbière, montré par Verlaine justement comme un poète maudit, la ville de Paris est, tout comme chez Baudelaire, un sujet, un topos important. Et, à l’exemple de Baudelaire, les parfums, et surtout les odeurs déplaisantes, se répandent, exhalées par la sueur, la pourriture, les chairs décomposées. Dans Paris diurne nous pouvons lire :
Vois aux cieux le grand rond de cuivre rouge luire,
Immense casserole où le Bon Dieu fait cuire
La manne, l’arlequin, l’éternel plat du jour.
C’est tremper de sueur et c’est poivré d’amour[12].
Maurice Rollinat est un autre maître incontestable pour plusieurs poètes du Sud-est européen, dont Bacovia. Le poète roumain mentionne son nom dans ses poèmes. Rollinat semble partager la même attirance pour les parfums. Dans son poème Les Parfums (intertextuellement lié avec un poème baudelairien homonyme) Rollinat met en contraste les arômes de la nature et les parfums des femmes.
Ces doux asphyxieurs aussi lents qu’impalpables
Divinisent l’extase au milieu des sophas,
Et les folles Iñès et les pâles Raphas
En pimentent l’odeur de leurs baisers coupables[13].
Ce même poète a pourtant écrit un autre poème, intitulé Les Deux poitrinaires, ainsi qu’une Ballade du cadavre et un autre, titré – La Putréfaction. Un autre poème, encore, s’intitule Le Cimetière. Rollinat devient réputé avant la publication de son recueil de vers principal. Il a récité et chanté ses propres poèmes ainsi que des poèmes de Baudelaire et d’autres poètes, sous l’accompagnement musical. Son recueil « Névroses », publié en 1883 lui apporte le succès. Il est considéré, et avec toutes les raisons, parmi les poètes décadents. Rappelons ici la parenté connue du décadentisme à l’œuvre Baudelairienne, fait explicité aussi par les poèmes de Rollinat. D’un autre côté, il s’agit pour les décadents d’une sensibilité de satiété de la modernité et de désespoir, qui manquaient chez Baudelaire, un explorateur premier.
Un poète roumain
George Bacovia (1881-1959) s’exprime dans ses poèmes emblématiques pour le symbolisme roumain, en s’inspirant de Tristan Corbière et de Maurice Rollinat. La présence littéraire de Rollinat a eu la force de traverser le continent et de se faire son modèle. Le thème de la névrose, considéré emblématique pour le poète roumain, crée des liens compliqués du type « thème à variation ». Bacovia en a employé à plusieurs reprises le titre Névrose et un autre titre similaire comme Nerfs, et ils sont parmi ses poèmes caractéristiques. Certains poèmes de Bacovia possèdent un noyau thématique qui ressemble aux recherches artistiques de Rollinat. Pourtant les démarches de chacun des poètes varient nettement vers un style propre. On peut mettre en parallèle Névrose de Bacovia et La Neige de Rollinat, poèmes qui se basent sur une situation similaire – les deux amoureux qui se sentent malheureux, malgré l’entendement réciproque, à cause de la tristesse apportée par le soir et la neige. Le message des deux poèmes, pareillement conçus sur le plan de l’anecdote, est très différent, chaque fois. Chez Rollinat, dans La Neige, l’accent est mis sur le paysage, dont la dernière strophe :
Et la neige âpre et l’âpre nuit
Mêlant la blancheur aux ténèbres,
Toutes les deux tombaient sans bruit
Au fond des espaces funèbres[14].
Chez Bacovia, dans Névrose, le poème est plus concentré. Il use du refrain, une démarche typique pour ce poète, mais, surtout, il s’attarde sur le comportement des deux amants : la bien-aimée joue au piano une marche funèbre, puis s’écroule sur le clavier en délire. A son tour, son amant est contaminé par le même sentiment d’anxiété maladive :
Elle pleure, et râle, et délirant
S’écroule sur le clavier…
Râlant, le piano expire,
Il neige sur un charnier[15].
Bacovia est un poète qui a su imaginer un monde poétique très spécifique, qui lui appartient, en noir et blanc surtout. Dans cet extrait précédent, nous trouvons un contraste qui l’illustre, entre le clavier, noir par définition, et la neige, d’une blancheur désespérante.
En ce qui concerne les parfums, ils sont plus rarement explicités chez ce poète. Mais nous pouvons sentir l’atmosphère de décomposition, car un topos préféré chez lui est le cimetière. Par exemple dans le poème Fournaise [Cuptor] : « On a quelques morts dans la ville, mon amour, / Et les cadavres doucement se décomposent… »[16]
À travers pareilles comparaisons, entre poète français et poètes du Sud-est européen, nous pouvons poursuivre les résonances qui circulent sur le contient. Les poètes symbolistes du Sud-est, qui viennent sur la scène plus tard, continuent, dans une certaine mesure, les tendances venues de Baudelaire, du symbolisme et du décadentisme, mais apportent et entremêlent beaucoup d’autres éléments, venus du canon local, de leurs impulses personnels, de la pression du contexte culturel, social et politique sur place, du développement ultérieur des arts (dans ce cas les tendances de l’expressionnisme). Bacovia (avec son recueil de poèmes le plus célèbre Plomb, 1916), est considéré le symboliste roumain le plus accompli, mais aussi un poète de frontière, réalisant une transition vers l’expressionnisme, l’avant-garde et le modernisme tout court. Il accomplie dans son œuvre poétique la soudure entre des effets de sons, de décor graphique simplifié (noir, blanc, gris plomb), thèmes du symbolisme et du décadentisme : la ville, le parc, le cimetière, la pluie, les poitrinaires, l’extase du désespoir et de la névrose. Il détint donc une place spécifique dans le paysage de la poésie roumaine, tout en restant proche des recherches des symbolistes et des décadents[17].
Les exemples bulgares
Que pouvons-nous retrouver de tout cela chez deux poètes bulgares de cette même époque? Nous allons parler tout d’abord de Hristo Smirnenski (1898-1923). Il est parmi les poètes qui ne sont pas faciles à être définis. Dans ses vers et dans ses proses, on trouve des tableaux dans des registres symbolistes, on peut lire de même une sensibilité aiguë pour la ville moderne avec ses tares, voire des poèmes exaltant la révolution prolétaire. Du temps de sa vie, Smirnenski publie seulement deux recueils de poèmes, en 1918 et en 1922, tandis que la grande partie de ses vers reste dispersée dans les journaux. La critique littéraire bulgare, et en particulier Svetlozar Igov, présente les années 1920 comme un moment important pour l’effort des poètes du pays de surmonter le symbolisme. Le critique parle d’un « réalisme des objets » : « En contrepartie de l’imagerie symboliste “de l’au-delà” et des visions fantasmatiques, un réalisme des objets se manifeste – Smirnenski dans ses Nuits hivernales, Daltchev, Bagriana, Marangozov, Latchézar Stantchev, les poètes des années 1940. (…) Mais ces nouvelles directions ne se réalisent pas uniquement comme antithèse du symbolisme, – note Igov, – mais aussi comme synthèse de ses acquis – non seulement pour la maîtrise du vers, mais aussi dans la sauvegarde du lyrisme de la confession individuelle, tout en lui conférant de nouvelles nuances »[18].
Dans l’étude thématique sur les parfums urbains, nous cherchons à expliquer justement la fusion d’un lyrisme de type symboliste avec des images réalistes, souvent repoussantes.La ville est présente un peu partout dans les poèmes de Smirnenski. Les trottoirs sont peuplés d’un monde bigarré, présenté par l’antithèse entre ceux qui n’ont pas de l’argent même pour une cigarette, et d’autres qui gaspillent l’argent pour visiter les cafés, les théâtres et pour acheter des parfums[19]. Dans les œuvres lyriques de Smirnenski nous pouvons détacher quelques notions qui semblent emblématiques pour sa vision de la ville : les parfums dans l’air ; le trottoir et l’allée dans le parc ; de même la boue dans les rues, la tuberculose, la perspiration. Dans le poème de Smirnenski Soir d’hiver l’image dressée juxtapose « la tristesse noire du soir … de la capitale », « Les rayons bleu opaque des lampadaires électriques », « le rire libre et maladif des foules », « les vagues parfumées de femmes qui regardent les vitrines”, « et une fumée argentine, immatérielle et floue comme le souvenir d’un amour écrasé »[20].
La vie urbaine est dramatisée chez Smirnenski et rappelle une atmosphère baudelairienne : dans les poèmes Le Vieux musicien, Les Frères de Gavroche, La Gourgandine, La Fleuriste et autres[21]. Quelques vers, tirés du poème La Gourgandine, montrent le mélange de lyrisme et de note critique :
Ton corsage fleuri de cyclamens fanés,
toi-même une fleur flétrie,
tu rentre ivre, leurrée au logis
pour retrouver un hôte persistant : la Faim[22].
Dans le cycle de poèmes, portant le titre Soirs d’hiver, se détachent également la comparaison de la ville au cimetière, au caveau, la lumière des réverbères électriques, symbolisant un progrès douteux, puisqu’il permet autant de misère.
Un autre poète, journaliste et traducteur bulgare, Dimitar Podvarzatchov (1881- 1937), n’a publié de sa vie que des poèmes dans les journaux. Après sa mort, il obtient une aura de poète maudit bulgare, ce qui lui assure de nouveaux amateurs de son œuvre. On trouve dans ses poèmes des variantes de la représentation des parfums et, d’autre côté, des maladies qui le concernent comme poète, mais aussi dans sa vie réelle. Son poème Dans les rues introduit un autre parfum qui lui semble être important : « afin que je te réchauffe, je t’enveloppe de fumée de tabac ». Dans le poème Filet dorée se détache la femme éternelle « aux genoux parfumées (…) aux mensonges naïfs »[23]. Dans un autre poème encore, Dans la nuit, le poète revient à « la fumée de la cigarette triste », tandis que dans Parmi les journaux il renifle avidement, après une interruption de trois mois, passés à l’hôpital, insupportable pour lui, le parfum de l’encre des journaux[24]. Dans sa poésie on trouve une maladie, explicitée toujours dans un style décadent, mais aussi dénotant une souffrance réelle du poète : c’est l’Arythmie : « Quel est beau le boulevard bruyant ! / Sourie, mon copain, toi aussi ! / Mais le cœur – un camarade chétif – / tremblote dans une danse arythmique »[25]. Le ton général de l’œuvre poétique de Podvarzatchov garde un mélange de bonne humeur et d’angoisse, d’optimisme, lié à la ville moderne et de désarroi devant les malheurs. Tout comme chez Smirnenski, mais aussi comme chez Bacovia, ou bien chez les poètes français de date révolue, Baudelaire, Rimbaud, Rollinat, Corbière, la ville, la vie moderne, les parfums dessinent des images dans la zone médiane d’une esthétique partiellement symboliste et proche d’un engagement social très vif.
Conclusion
Les exemples montrés plus haut illustrent une tendance peu étudiée dans les littératures européennes. Même si quelques-uns des poètes cités font partie des noms emblématiques du symbolisme, ils gardent souvent un statut ambigu, entre symbolisme et réalisme. Cette nécessité de penser le monde environnant urbain a mené Baudelaire à s’exprimer par l’esthétique de la laideur. Est-ce l’impacte de la grande ville qui a provoqué les poètes ? Est-ce le thème de la ville, encore vierge ? Difficile à trancher court. L’effet de cette provocation urbaine se dégage pourtant clairement. Cet effet se réalise d’une manière convaincante grâce à l’introduction du parfum, fut-il agréable ou repoussant. Partant du fait de l’emploi du « parfum » par maints poètes, nous avons cerné autour de cette notion une sphère supplémentaire d’importance pour l’imaginaire dans la poésie européenne.
Charles Baudelaire, Paul Verlaine, connus poètes modèles des tendances commentées, suivis de Rollinat et de Corbière, sont placés ici à côté du poète roumain George Bacovia et des poètes bulgares Hristo Smirnenski et Dimitar Podvarzatchov. Tous ces poètes sont attirés par le thème urbain, par la signification forte et pourtant ambiguë des parfums de différente nature. Le parfum est à ce point présent chez certains poètes qu’il nous semble d’une importance presque indépendante. Le parfum se transforme en moyen d’expression. Il peut être rangé parmi les éléments essentiels de la synesthésie où le son, la couleur, le toucher, le goût s’entremêlent.
Les provocations modernistes et les impulses, venus par la filière de la sensibilité sociale, s’amalgament chez les poètes étudiés d’une manière complexe. L’espace de la ville moderne, caractérisé par le fortuit, suggéré par le parfum, se dessine comme une image persistante.
Notes
[1] Quelques-unes de mes études à ce sujet portent sur : « Aspects esthétiques du goût littéraire décadent dans les Balkans (sur l’exemple roumain et bulgare) », in Etudes Balkaniques, 1999, 1-2, p. 108-114 ; « Stratégies modernistes du roman roumain et du roman bulgare des années 1920 et 1930 », in Neohelicon. Acta comparationis literarum universarum, XXXI, 2, 2004, Akademiai Kiado, Budapest, Kluwer Academic Publishers. Dordrecht, Boston, p. 63-75 ; « L’emploi du concept de modernité dans les littératures sud-est européennes: les cas Bulgare et roumain des années 1920-1930 », La modernité. Mode d’emploi, Sous la direction de F. Claudon et al., Paris, Éditions Kimé, 2006, p. 111 -122 ; « L’exotisme et le thème bohème chez les modernistes précoces du Sud-Est européen », in Revue des études sud-est européennes, Tome XLV (nos 1-4), 2007, p. 411-425 ; « Les littératures balkaniques et le modèle occidental », in Revue des études sud-est européennes, Bucarest, tome XLVI (nos 1-4), 2008, p. 277-284.
[2] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Ed. du Seuil, 1998.
[3] Arthur Rimbaud, « Voyelles », Pompidou, Georges, Anthologie de la poésie francaise, Paris, Hachette, 1961, p. 445.
[4] Isac Passi, « Urotzite na normativnata estetika » [Les leçons de l’esthétique normative], Etude introductive, Horace, Boileau, Poetitchesko izkustvo [Art poétique], Sofia, Naouka i izkustvo, 1983, p. 10, 13.
[5] Boileau, Œuvres, Publiées d’après les textes originaux avec des notices par Jacques Bainville, Tome premier, Paris, À la cité des livres, 1928, p. 243.
[9] Baudelaire, Charles, Les fleurs du mal. Edition établie et mise à jour (2006) par Jacques Dupont, GF Flammarion, 2006, p. 62-63.
[15] George Bacovia, Poème dans le miroir. Traduit du roumain par Emanoil Marcu, Edition bilingue, Cluj-Napoca, Editions Dacia, 1988, p. 35.
[17] Sa situation peut rappeler partiellement la place d’Edvard Munch dans la peinture (célèbre par son ouvrage Le Cri, 1895). D’après le commentaire sur son œuvre dans une monographie consacré au symbolisme : « On peut arguer que l’ “émotion brute” des œuvres de Munch fait de lui au moins autant un expressionniste qu’un symboliste ». – Lucie-Smith Edward, Le symbolisme, Thames & Hudson, 1999, p. 187. Un pareil égarement vers l’art visuel, que nous faisons ici, confirme pourtant la complexité des effets, que provoquent certains œuvres de lisière.
[18] Igov Svetlozar, Kratka istoria na balgarskata literature [Brève Histoire de la littérature bulgare], Sofia, « Zaharii Stoyanov », Universitetsko izd. « Sv. Kl. Ohridski », 2005, p. 376.
[19] Paraphrase de son poème « Nevoli » [Souffrances] : Smirnenski, Hristo, Œuvres, Sous la rédaction de Hristo Radevski, Vol. I. Sofia, Balgarski pissatel, 1958, p. 15.
[22] Hristo, Smirnenski, Let there be light! Qu’il fasse jour! [Edition en 4 langues], Sofia, Sofia-Press, s.a.