Argument
L’élargissement et la création d’une Europe commune posent le problème des identités multiples, de la différence dans la multiplicité. Si on parle aujourd’hui de la transformation du monde en un « village global », il faut toutefois se rendre compte que les informations que nous avons sur les autres ne sont plus des perceptions directes, comme dans le village traditionnel, mais des images élaborées par les milieux médiatiques (réclames, presse, cinématographie, télévision, Internet etc.). Les recherches sur l’imaginaire sont importantes pour la compréhension du mode de production et de fonctionnement des images au niveau des groupes sociaux, de l’inconscient collectif, à une époque où l’extension sans précédent de la culture visuelle rend possibles les manipulations subliminales, idéologiques, politiques.
C’est dans le cadre de ces préoccupations que le Centre de Recherches sur l’Imaginaire de l’Université Babes-Bolyai a organisé à Cluj, les 22-24 septembre 2005, le colloque international « Les imaginaires européens ». Il s’est proposé d’approcher, de manière « prismatique » et interdisciplinaire, les imaginaires des peuples de l’Europe, tantôt sur une dimension « horizontale » (les visions collectives de soi-même et de l’autre en tant que groupe social, ethnique et national), que sur une dimension « verticale », visant les divers couches et domaines de l’imagination collective (imaginaire historique, géographique, politique, médiatique, littéraire et artistique, etc.). En même temps, les analyses sont focalisées aussi bien sur les images, les symboles et les mythes de nos cultures, que sur les figures figées, les clichés, les stéréotypes et les préjugés de nos sociétés.
Une fois réunis pour ce volume des Cahiers de l’Echinox, les textes des conférences sont venus se ranger de façon dirait-on « naturelle » dans quatre grandes sections. La première envisage le concept même d’un continent européen, depuis le mythe antique de l’Europe ravie par Zeus jusqu’aux visions unificatrices de Victor Hugo et Denis de Rougemont et au grand processus actuel d’intégration communautaire. Aux questions concernant l’identité européenne, l’imaginaire européen, la littérature européenne, la réponse qui s’est esquissée serait, dans la formulation de Jean-Jacques Wunenburger, que le mythe de l’Europe repose sur une Europe des mythes et qu’il est plus exact de parler d’une constellation d’« imaginaires européens ».
La deuxième section réunit plusieurs études d’imagologie, portant sur les images de soi et de l’autre. C’est le domaine qui, historiquement, a été le plus vulnérable aux stéréotypes et aux clichés, maniés à leur tour par des politiques et des idéologies hostiles. Les analyses de la formation de l’image européenne de l’autre au Moyen Age et à l’Age des Reconnaissances (de l’Orient, du Nouveau Monde, de l’Afrique noire, etc.) fournissent autant d’exemples de préjugés imaginaires que le font aussi les concepts de Balkanisme et de Byzantinisme aujourd’hui.
La troisième section est dédiée à l’imaginaire social. C’est un champ de travail très large, qui va des images de l’autre en tant que minorité ethnique (comme l’image des Tziganes que l’Europe actuelle a tant de problèmes à gérer) et sociale (comme la figure du « traître » dans la Belgique d’entre les deux-guerres) et des cultures suburbaines contemporaines jusqu’aux figures du pouvoir politique et aux fantasmes sexuels manipulés par les réclames et les médias.
Finalement, la quatrième section débute par une extraordinaire stratigraphie de l’imaginaire culturel européen. Elle continue par des analyses qui remontent jusqu’aux fondements indoeuropéens de notre imagination symbolique et aux grands mythes comme l’Atlantide et le Pays de Coccagne, pour aboutir aux visions de plusieurs auteurs modernes des littératures polonaise, portugaise, russe, anglaise ou française.
Tout compte fait, nous espérons bien que ce volume, plus qu’un puzzle gigantesque dont la plupart des pièces restent encore à être mises en place, puisse se constituer en une véritable fresque en raccourci, en un portrait en miniature de notre grande famille européenne.
Corin Braga