Boyan Manchev
FAUT-IL CENSURER LES ÉCRITS NAZIS ?
CONSIDÉRATIONS P RÉLIMINAIRE
Abstract: The article discusses the problem of censoring Nazi writings, and the ethical problems raised by such texts.
Keywords: Censorship; Nazi writings; political discourse
Un cas particulier
Pour aborder le sujet, je procéderai d’un cas particulier. Il s’agit du scandale public qui a eu récemment lieu en Bulgarie et qui a été provoqué par l’initiative de la maison d’édition Jarava 2002 (prolongeant de son côté les activités de la maison d’édition Jar Ptica) ayant publié une dizaine d’écrits nazis et négationnistes plus ou moins « classiques » : de Mein Kampf à un ouvrage dédié au fameux négationniste Robert Faurisson.
Cet événement a provoqué un débat houleux dans les médias culturels en Bulgarie[1]. Le débat se réduisait en fin de compte à la simple question pragmatique : est-ce que la publication de livres nazis (et en général de textes qui propagent la haine raciale et religieuse et mettent en question les droits dits universels de l’homme ainsi que la dignité de différents groupes de gens) doit être permise ? La question supplémentaire était : est-ce que les éditions en question sont légales du point de vue de la législation bulgare et si non, n’est-il pas nécessaire que le pouvoir judiciaire engage des poursuites contre les éditeurs ? D’ailleurs, la police est intervenue plusieurs fois en confisquant les exemplaires en vente, sans sanctionner pourtant les libraires qui les distribuaient (en fait, le mot « libraire » n’est pas très exact parce que les livres étaient distribués exclusivement par les bouquinistes sur un marché à ciel ouvert sis place Slaveikov en plein centre de Sofia). Il faut dire que ces actions policières n’ont pas laissé l’impression d’être bien coordonnées, systématiques et ce qui plus est, leur base judiciaire n’était pas tout à fait claire (selon les critiques des publications ces dernières étaient illégales pour avoir transgressé les articles 162 et 164 du Code Pénal concernant la propagation d’intolérance religieuse, politique et raciale ; dans ce cas s’imposait la question de savoir pourquoi les actions du pouvoir n’étaient pas plus radicales ).
Lors du débat médiatique qui a pris les dimensions d’un scandale, deux « camps » se sont formés autour des deux réponses unilatérales possibles à la question : faut-il autoriser la publication de textes (néo)nazis. En fait, la formulation « deux camps » est un peu exagérée : dans ce débat il n’y avait qu’un seul camp, celui des critiques plus ou moins acharnés de la publication, une grande partie d’entre eux réclamant l’exercice du pouvoir répressif de l’État, dans toute la sévérité de la loi, contre les propriétaires de la maison d’édition Jarava. L’autre « camp » ne comprenait en effet que les éditeurs eux-mêmes – une minorité infime (deux personnes en fait) mais en même temps faisant grand bruit, grâce surtout à la presse à sensation ou à des médias prétendus sérieux qui ont profité du « scandale » et qui leur ont donné une tribune favorisant la libre expression de leur pensée. L’énergie critique s’est focalisée sur ces quelques personnages, ce qui, me semble-t-il (au moins), a mené à passer sous silence le fait de loin plus inquiétant que derrière cette redoutable minorité se cachait une majorité muette et invisible – la majorité des lecteurs de ces livres dont on ignore toujours le tirage, mais qui était sans aucun doute – à en juger par les signes d’un grand succès commercial – fort élevé – 10000 exemplaires ? ou même 20000 ?
De toute façon, derrière le bavardage arrogant des éditeurs-businessmen se cachait la majorité muette des lecteurs qui rendait possible ce grand succès commercial. Alors, s’il est sans doute problématique de qualifier les redoutables éditeurs de néo-nazis – ils sont avant tout, comme je viens de le dire, des businessmen d’initiative voire d’envergure qui ont réussi à découvrir une mine d’or non exploitée jusqu’à maintenant par l’économie de marché – que dire des lecteurs en question ? C’est là la grande question qui se pose et qui s’imposait naguère sans être explicitement formulée : est-ce que les nombreux lecteurs des éditions de Jarava étaient eux-mêmes des adeptes des idées national-socialistes et négationnistes?
Cette question concrète servira de point de départ à ces quelques considérations préliminaires sur le problème de la censure. Et on se dirigera ensuite vers quelques remarques marginales sur la psychologie de la lecture. Si on a recours à la célèbre notion de Wolfgang Iser d’acte de lecture, on peut se poser la question : quels sont les actes de lecture qui font la lecture de la littérature nazie non seulement possible mais même désirée ?
Le risque de la lecture et son enjeu politique
Les développements qui vont suivre n’ont qu’un caractère de notes préliminaires et d’hypothèses de travail. Ils ne sont qu’un premier pas dans la voie de la réflexion critique qui nous incombe toujours à nous autres, gens du livre et de la plume (une autre minorité infime). Et de fait, mon exposé va procéder bien de la figure de ces gens du livre et de la plume. Peter Sloterdijk a lancé dans sa conférence « Règles pour le parc humain » qui a fait du bruit récemment en Allemagne l’opposition entre les notions de « humanisation » – procédure essentielle du devenir de l’homme – et de « bestialisation », le procès qui en prend le contre-pied et qui désinhibe l’homme en le faisant retourner au règne animal[2]. Dans le procès d’humanisation la culture du livre a occupé une place cruciale. Sloterdijk insiste sur la thèse que la lecture a été l’instrument privilégié de « l’humanisation ». Cependant, notre exemple témoigne de façon évidente du fait que la thèse de Sloterdijk ne peut pas être prise en tant que modèle universel, surtout si on envisage la notion de « humanisation » dans un sens « humaniste » (ce qui contredirait en effet les prémisses de Sloterdijk lui-même qui pose, au contraire, l’ humanisme dans la lignée du procès continu de l’humanisation). Dans la perspective d’une psychologie de la lecture on peut risquer une apostrophe à la thèse de Sloterdijk. La culture du livre impose un nouveau type de relation et de tension entre la sphère publique et la sphère privée. Dans un certain sens, la pratique de la lecture (surtout de la lecture littéraire) a toujours créé un espace d’indistinction entre le public et le privé qui a reçu à l’époque moderne la dénomination courante de « fiction ». Cet espace d’indistinction est un espace de risque, un espace dangereux. Il est un espace de risque du côté « personnel » (un espace plastique où l’être se risque et s’expérimente) mais aussi du côté « public ». Ce qui équivaut à dire que c’est, ni plus ni moins, un espace de risque politique. De là on pourrait essayer de retracer l’histoire du livre et l’histoire de la lecture en tant qu’histoire des pratiques restrictives dont le but est la neutralisation de ce risque politique fondamental (sans doute le point de départ d’un tel parcours devrait être cherché dans la position paradoxale de Platon exprimée dans le Phèdre où il expose sa position extrêmement critique envers l’écriture (et par conséquent envers l’émergente culture du livre), et cependant il l’exprime à travers l’écriture ; ce parcours aboutira bien sûr à nos jours, au cas significatif de Rushdie et au-delà).
En deux mots, l’histoire de la lecture peut être vue aussi comme une histoire de la censure.
La confrérie nationale – une communauté de lecteurs-amis
Dans cette perspective on pourrait considérer le projet national comme la plus radicale tentative d’apprivoisement du risque littéraire. L’idéologie nationale va mettre à sa base même le principe littéraire : elle aspire à créer une unité politique à travers la langue commune et surtout à travers la lecture des livres – une communauté d’amis-lecteurs. Le projet national forme un espace de fiction commun, c’est-à-dire public, un espace de fiction qui unit toute la communauté. Le canon de la littérature nationale consiste toujours en un nombre restreint de livres sacralisés dont la lecture (souvent à haute voix), l’exégèse admirative et parfois même leur apprentissage par cœur forment une vraie communauté dans le sens de communion.
Les autodafés nazis sont, dans ce sens, non seulement une violation excessive des principes humanistes mais aussi un phénomène inscrit profondément dans la logique des projets nationaux. En forçant la transformation de la fiction littéraire en mythe communautaire fondamental, l’idéologie nationale doit empêcher le fonctionnement de la littérature comme un projet alternatif et privé. Elle ne serait que l’émanation d’un seul individu, un paradoxal individu universel : la Nation. De ce point de vue les autodafés nazis sont l’accomplissement total d’un programme venu au monde avec le nationalisme, le programme politique du modernisme par excellence. De ce fait, on ne peut qu’adhérer à la thèse de Sloterdjik selon laquelle le nazisme occupe une position ambivalente dans l’histoire politique – il représente à la fois les tendances de l’humanisation et les tendances de la bestialisation.
Psychologie d’une lecture redoutable
Ceci dit, nous pouvons revenir à notre question de départ, et même à la question qui lui est préalable : faut-il censurer la littérature nazie aujourd’hui ? Et pourquoi jouit-elle d’un relatif succès ? À cause d’un nombre élevé de crypto-fascistes dans nos sociétés ?
D’abord, il faut donner une réponse à la question : Quel est le principe de base, le garant transcendant pour ainsi dire, sur lequel une telle censure s’appuierait ? Ce sont, sans aucun doute, les droits universels de l’homme. Un principe universel qui prolonge les idées des Lumières et de la Révolution française – en principe, du point de vue structurel, le même principe qui a été posé à la base des projets nationaux. Alors, ce principe présuppose et exige à son tour une communauté de lecteurs. Le paradoxe c’est qu’aujourd’hui cette communauté manque de plus en plus (s’il a jamais existé) d’un canon commun. Mais une communauté est-elle possible sans un canon commun ? On peut dire plus brutalement : c’est la communauté qui manque aujourd’hui, à l’époque de la mondialisation (ou la globalisation), de plus en plus. Le paradoxe c’est qu’à l’époque de la mondialisation – un phénomène régi par la sphère économique – le seul horizon commun devient la « culture » de masse, ce qui n’est qu’un signe inquiétant d’un procès de « délittéralisation », ou bien de re-bestialisation, comme dirait Sloterdijk. Ce procès de bestialisation s’avère sans alternative à cause du simple fait qu’en l’absence de possibilité d’adhésion globale à un canon commun, le domaine de la violence reste le plus simple et le plus facilement partageable dénominateur commun possible.
Et c’est bien dans cette situation de dé-littéralisation qu’une inversion tout à fait paradoxale a vu le jour, et elle concerne justement le cas qu’on a cité ici en exemple. Il s’agit du fait que dans une période où la violence s’impose comme un horizon universel, des textes chargés de violence extrême ont un nouvel essor. D’abord, le seul fait que la violence liée normalement à la bestialisation est de retour dans le média même de « l’humanisation », le livre, mérite une analyse attentive. Est-ce que le nazisme pourrait renaître de la culture du livre qui autrement se trouve en plein déclin ? Et si non, quels sont les lecteurs invisibles, anonymes des écrits nazis et quelle est la raison de leur intérêt ?
La réponse est contenue dans la structure de la question même. D’abord et avant tout les lecteurs de ces livres sont des lecteurs, des lecteurs dans le sens qui a été investi ici dans ce terme : ils entrent dans un espace indéfini entre le public et le privé où couvent des risques fondamentaux. Sans doute, s’approprier le risque radical de s’exposer au mal radical (ou, au moins, à ce que le sens commun considère comme mal radical – ce serait la formule la plus exacte de ces lecteurs redoutables) – est un choix conscient et consciemment dangereux. Et peut-être est-ce avant tout et surtout le désir de retrouver la possibilité d’un tel risque radical, c’est-à-dire, d’une expérimentation radicale de soi-même avant tout autre (un désir qui est dans la plupart des cas de caractère compensatoire et de genèse traumatique), et en même temps et du même coup le désir d’une position critique radicale quant à l’aspect public, qui rend un tel choix possible.
Comment ne pas censurer les écrits nazis ?
Ce n’est pas pour déculpabiliser les lecteurs de livres nazis et même non pas pour répondre négativement à la question si ces lecteurs sont nécessairement des nazis (je suis bien conscient que parmi eux se cachent plusieurs crypto-nazis) que je dis tout cela, mais pour essayer d’analyser les raisons de l’effervescence inquiétante de cette littérature. Et cependant, j’ose insister sur le fait que ce phénomène ne pourrait être qualifié purement et simplement de phénomène néo-nazi, de signe de la renaissance des attitudes fascistes, parce qu’une telle qualification va simplifier beaucoup les choses, va créer une homogénéisation peu désirée et en fin de compte empêcherait la véritable analyse critique des causes du phénomène. D’abord, ces lecteurs ne peuvent pas être traités de simples nazis à cause du simple fait que le nazisme est un phénomène communautaire. Mais dans le cas bulgare au moins on ne peut pas parler d’une véritable communauté de lecteurs (dans le sens de la communauté monastique, universitaire ou nationale par exemple). Et la constatation d’une telle absence est aussi à la base de mon inquiétude au sujet de ce que c’est plutôt la censure que la libre diffusion de ces écrits qui pourrait ouvrir le chemin à la formation d’une telle communauté, exactement à cause du fait que la mise hors la loi pourrait créer un climat favorable pour la formation d’une communauté ésotérique de lecteurs, communauté qui partagerait le même danger, le danger de la lecture qui va être transcendé en tant que principe public, bien que restant souterrain – un vrai ferment communautaire, le principe d’une future confrérie, d’une communauté de confrères.
Mais alors faut-il accepter sans réserve la réédition et la distribution libre de cette littérature ?
Ma réponse aura deux phases liées aux deux phases de la question :
1. Il est très difficile d’exiger sans aucune réserve l’interdiction de publier ces livres. Si la liberté d’expression est un principe universel, il ne doit pas être transgressé[3]. C’est cette transgression qui a vu son excès terrifiant dans les monstrueux régimes totalitaires du siècle passé.
2. En même temps, dans la mesure où il s’agit de la diffusion, la réponse serait « non ». La diffusion de la littérature en question ne peut et ne doit pas être libre. Il me faudrait ici retourner une fois de plus aux tendances déjà mentionnées de la bestialisation contemporaine. D’abord, il faut que je fasse la remarque que ce terme me semble lui aussi trop redoutable, étant inscrit dans une tradition combattue par Sloterdijk lui-même et fondée sur l’opposition radicale entre l’homme et l’animal qui présuppose toujours une définition essentielle, et de là essentialiste de l’homme. Je vais tout de même garder la figure de Sloterdijk d’un procès qui va à l’encontre du procès historique d’humanisation à travers la culture du livre, pour affirmer, sans trop grande originalité d’ailleurs, que les tendances en question procèdent surtout de l’ontologisation de l’économie de marché qui marque notre époque : après la chute du bloc communiste, en d’autres termes, après la fin de la période des grandes idéologies politiques, le principe économique reste la seule grande force motrice du monde contemporain.
De là ma thèse : s’il ne faut pas réduire le droit universel d’expression, il faut réduire le droit dit « de libre entreprise », en postulant qu’un produit (ce qui veut dire une chose faisant l’objet d’un commerce), en l’occurrence un texte, qui humilie les droits et la dignité de l’homme, qui propage des modèles de violence, ne peut pas être utilisé comme source de profit économique. La réédition de textes de ce type pourrait avoir lieu mais elle devrait être superviser par des organismes publics (universités, musées, instituts de recherches). Je doute fort qu’avec une telle régulation, même envisagée ici comme une hypothèse sans contours précis et bien utopique à cause de cela, le phénomène qui a servi de prétexte à cette brève réflexion ait pu jouir de son envergure actuelle (combien ont été les lecteurs de ces livres dans les bibliothèques ?). Et ce qui est encore plus certain, c’est que les businessmen de Jarava auraient perdu tout intérêt à cette affaire. Car aujourd’hui le nazisme n’est sans doute plus possible comme projet politique dans le sens traditionnel, c’est-à-dire moderne, du terme. Mais en même temps, il ne faut pas nous calmer trop et relâcher notre vigilance. Le fascisme, comme toutes sortes d’avatars du totalitarisme et d’autres projets monstrueux est toujours possible, surtout sous condition d’être et dans la mesure où il est source de profit économique. Pourrait-on dire dans cette perspective qu’avec le nationalisme nous étions en présence d’une idéologie qui créait le canon littéraire, tandis qu’aujourd’hui (oserais-je dire, avec la globalisation à l’américaine) nous avons les best-sellers qui créent l’idéologie ?
Alors, les néo-nazis, s’ils existent parmi nous, doivent devenir des lecteurs dans les bibliothèques. Ce qui est très peu probable. Le vrai danger aujourd’hui n’est plus le livre. Et dans cette situation, lui, le livre, retrouverait peut-être une nouvelle possibilité, sa chance nouvelle – de redevenir une expérience de risque où toutes les prétentions universelles peuvent être remises en question. Un espace critique sans aucune condition.
[2] Par exemple, on peut lire chez Sloterdijk la phrase suivante: « L’étiquette « humanisme » évoque – sous un aspect faussement anodin – la bataille permanente pour l’être humain qui s’accomplit sous la forme d’une lutte entre les tendances qui bestialisent et celles qui apprivoisent. » (Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 17).
[3] On peut s’appuyer aussi sur les paroles de Jacques Derrida au sujet du problème que soulève la publication d’écrits négationnistes, tel le livre de Faurisson : « Pourquoi devrions-nous interdire Faurisson ? C’est une question difficile, je ne vous cacherai pas, pour moi aussi. Je sais qu’il ne faut pas risquer de légitimer dans l’espace public la propagation d’un discours négationniste ou « appelant à la haine raciale ». Mais il faut impérativement laisser quiconque parler. Et écrire, dans l’espace public, et chercher à atteindre un destinataire. J’avoue mon embarras. Il faut à la fois respecter la liberté et ne pas provoquer les regroupements martyrologiques de gens qui se sentent censurés et risquent alors de dénoncer, à bon droit, la société démocratique dans laquelle ils vivent. » (Elisabeth Roudinesco, Jacques Derrida, De quoi demain… Dialogues, Paris, Fayard, 2001, p. 215).