Sándor Albert
Université de Szeged, Hongrie
albert@lit.u-szeged.hu
« Apprenez l’allemand…! » En quelle mesure la langue détermine-t-elle nos pensées – et inversement ?
“You should just learn German!…” To What Extent Does Language Define Our Thoughts – and Vice Versa?
Abstract: In his article, the author poses several questions concerning Being and Time, Martin Heidegger’s most important work, which is also considered to be untranslatable. How strong are its ties to the German language? Can its translations into other languages express the thoughts of the German philosopher in an equivalent manner? To what extent does language define our thinking, and do these thoughts depend on the language in which they are expressed? In his article, the author mentions and poses (but never answers) philosophical questions, such as those of the relationship between language and thinking, translatability/untranslatability, reading, understanding, interpretation, etc.
Key Words: Language; Thinking; Translation; Philosophical Text; Understanding; Interpretation.
Dans la longue Annexe attachée au texte de sa traduction, le premier traducteur de la version intégrale de Être et temps de Martin Heidegger, François Vezin,raconte une anecdote en rapport avec un vieil ami de Heidegger, Jean Beaufret, qui avait consacré plusieurs livres à faire connaître son œuvre en France. Selon cette anecdote, en tant que professeur de khâgne à l’École Normale Supérieure de Paris, Jean Beaufret aurait donné le conseil suivant à ses étudiants : « Si vous voulez lire Sein und Zeit, apprenez l’allemand ! » (cf. Vezin 1986, p. 515).
On ne connaît pas les raisons pour lesquelles l’idée que les œuvres de Heidegger (et plus particulièrement Être et Temps) ne sont concevables qu’en allemand se maintientde nos jours avec autant de constance ; elle induit en tout cas que, pour qui veut étudier cette œuvre, la connaissance parfaite de l’allemand est absolument nécessaire.Nous ne voudrions aucunement nous engager dans la discussion, fort infructueuse et académique, des problèmes concernant le niveau et la profondeur de la connaissance d’une langue étrangère (comment les déterminer ?, comment les mesurer ? etc.) puisque, d’une part, celle-ci conduirait trop loin et nous détournerait du sujet du présent article. Nous sommes persuadés que la lecture – et la compréhension – de la philosophie de Heidegger n’est point une simple question de connaissance de l’allemand.
« La philosophie de Heidegger est-elle concevable dans une langue autre que l’allemand ? » De façon curieuse, cette interrogation n’est pas posée par un professionnel (universitaire, spécialiste de Heidegger ou philosophe du langage), mais par l’écrivain bilingue (franco-espagnol) mondialement connu, Jorge Semprun (1923–2011), dans son roman autobiographique L’Écriture ou la vie. C’est ainsi qu’il continue :
Je veux dire, le travail retors de torsion et de distorsion que Martin Heidegger a pratiqué sur le langage est-il pensable dans une autre langue que l’allemand ? […] Mais la langue allemande l’a-t-elle vraiment supportée ? Heidegger ne lui a-t-il pas porté un coup dont elle mettra longtemps à se remettre, dans le domaine du moins de la recherche philosophique ? […] Une pensée philosophique peut-elle être vraiment profonde, vraiment universelle – même lorsque son champ d’application vise à une extrême singularité – si elle ne peut s’articuler qu’en une seule langue, si son essence échappe à toute traduction, la déjouant radicalement dans son expression originaire ? (Semprun 1994, pp. 125-126)
Ce sont des questions d’une importance capitale, du point de vue de la philosophie du langage aussi bien que de celui de la théorie de la traduction. En effet, si c’est vraiment le cas, et que Heidegger n’est Heidegger qu’en allemand, le professeur parisien a alors bien raison, aussi cette constatation (si elle s’avère vraie) aurait-t-elle de lourdes conséquences philosophiques, influant sur toute activité traduisante.
Par ailleurs, de nombreux philosophes du langage partagent l’opinion de Jean Beaufret et de Jorge Semprun. « On ne peut philosopher que dans une certaine langue, et la structure de la langue dont on use influence profondément la position même des problèmes philosophiques », écrit Étienne Gilson (1987, p. 271). Déjà Herder a déclaré que c’est la langue qui délimite toutes nos pensées et que même la pensée est déterminée par la langue dans laquelle elle est conçue. Dans la même veine, on pourrait encore citer Gérard Granel qui écrit dans l’introduction de sa traduction française de Was heißt Denken? de Heidegger : « une langue ne correspond pas à une pensée, et par conséquent […] elle ne l’aide ni la trahit, mais […] elle est cette pensée même » (Granel 1988, p. 16). Arnold Gehlen, un des représentants les plus connus de l’anthropologie philosophique bourgeoise du XXe siècle, expose à peu près la même idée, affirmant que le mûrissement syntaxique et flexionnel du langage démontre indubitablement que la réflexion fonctionne originairement dans le langage[1]. János Székely, célèbre poète et philosophe transsylvanien d’expression hongroise, est aussi du même avis :
Tout le système notionnel, voire tout l’appareil logique de notre réflexion vient à notre esprit de l’extérieur, du côté du langage. À vrai dire, notre réflexion n’est pas de nature notionnelle, mais de nature langagière. Chaque communauté culturelle a créé ses notions suivant des points de vue différents (elle utilise des mots avec une signification différente) qu’une autre : ce qui est possible dans l’une n’est pas forcément présent dans l’autre communauté culturelle. Nous savons bien que, par exemple, l’univers notionnel et conceptuel de la langue chinoise ne peut pas être (ou ne peut être que très approximativement) traduit en les langues européennes. Les mots (les concepts) de la langue chinoise sont le résultat d’une abstraction, suivant des parcours bien différents de ceux des langues européennes ou encore des nôtres[2]; aussi en Chine des pensées tout à fait différentes peuvent-elles être conçues, la réflexion quand à elle y prend aussi une direction tout à fait différente, par conséquent, toute l’image du monde y sera différente. (Székely 1995, p. 38)
La question qui se pose dès lors est celle de savoir si la réflexion et la formulation des pensées seraient donc si fortement liées à une langue concrète. Seraient-elles indéchirablement « ancrées » dans les structures grammaticales et logiques d’une langue particulière ? Les structures syntaxiques et le vocabulaire de la langue utilisée détermineraient-elles à ce point-là la position même des problèmes philosophiques ? Si ces constatations (ou plutôt suppositions) sont vraies en général, elles ne sont qu’encore plus vraies en particulier, dans le cas bien spécifique de Heidegger car pour lui, comme nous le savons bien, le langage est « la maison de l’être ». Traduire Heidegger en d’autres langues serait ainsi une entreprise désespérée et vouée à l’échec dès le début… À ce sujet, il est intéressant de citer le philosophe hongrois László Sziklai qui écrivait en 1989, à propos de la parution en hongrois de Être et Temps:
Le problème primordial et direct de la présentation hongroise de Sein und Zeit a été la traduction : comment Heidegger est-il possible en hongrois ? Mais, à l’arrière-fond, apparaissent aussi les problèmes du statut de l’allemand de Heidegger et tous les dilemmes inhérents à la langue allemande. […] Je pense que, d’une façon paradoxale, Heidegger n’était pas un philosophe allemand, mais un Allemand qui est philosophe.[…] Je suis persuadé que c’est sa langue maternelle, l’allemand qui était la maison unique de son être philosophique, sa seule maison de l’être. (Sziklai 1995, pp. 129-130)
Il apparaît donc que nous sommes obligés d’admettre l’hypothèse selon laquelle Être et Temps n’aurait pas pu voir le jour en aucune autre langue que l’allemand : aussi ne peut-on le lire et le comprendre qu’en connaissant parfaitement l’allemand. Par conséquent, si nous arrachons cette œuvre de son enveloppe langagière et que nous la traduisons en d’autres langues, le résultat ne sera plus Être et Temps mais quelque chose de bien différent : un texte altéré, faux et sophistiqué, véhiculant des pensées tout à fait différentes de celles que son auteur voulait exprimer. Les linguistes sont clairs et unanimes à cet égard :
Toute langue représente une structure unique. Elle représente une conception du monde qui lui est propre et qui n’a de correspondance exacte dans aucune autre communauté linguistique. Dans ces conditions, toute traduction devient impossible. (Malmberg 1977, p. 248)
Cependant, non seulement les arguments des philosophes du langage soutiennent de manière spectaculaire la position de Jean Beaufret mais aussi les traductions existantes en d’autres langues de Être et Temps. Le professeur parisien, mort en août 1982, n’a malheureusement pas pu voir la parution de la première traduction intégrale en 1986 de Être et Temps. C’est à lui que le traducteur, François Vezin, dédie son œuvre qui paraît justifier, rétrospectivement, la fameuse thèse de son maître. Cette traduction a suscité de nombreuses critiques de la part de plusieurs philosophes français : certains en ont une opinion accablante et fulminante (Froment-Meurice 1987), alors que d’autres lui consacrent une analyse minutieuse et approfondie (Jacerme 1987). Un spécialiste de la philosophie de Heidegger, Christian Dubois, émet une critique « anéantissante », écrivant à propos de la traduction intégrale proposée par François Vezin qu’« on préfère ici ne pas la caractériser » et qu’ « [i]l reste donc au lecteur à trouver la traduction d’Emmanuel Martineau (Éd. Authentica, 1985)[…] qui est à notre avis la seule qui lui permettra de comprendre, quelque chose, en français, à Être et Temps… » (Dubois 2000, p. 343). L’opinion d’Étienne Gilson, déjà cité, est tout de même bien plus nuancée : « La pensée de Heidegger est si profondément enracinée dans le langage qu’il serait puéril de lui reprocher son obscurité. Il ne la cherche pas, mais elle lui est inévitable »,c’est de la sorte qu’Étienne Gilson conclut ses remarques sur la traduction française de cette œuvre de Heidegger. Il ajoute encore : « Il m’est imparfaitement compréhensible en allemand, et il m’est tout à fait incompréhensible en français. La faute n’en est pas à ses admirables traducteurs, mais à la nature même de l’entreprise » (Gilson 1987, p. 365).
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La situation ne paraissant pas trop prometteuse, nous trouvons mieux de retourner au point initial et de recommencer nos réflexions depuis l’origine. Tout d’abord, nous sommes d’avis que le mythe de l’intraduisibilité de Heidegger est nourri en premier lieu, sans qu’on en connaisse les raisons exactes, par les spécialistes de la philosophie de Heidegger. Bien évidemment, les mauvaises traductions elles aussi en sont responsables, elles ont considérablement contribué à augmenter et à maintenir ce mythe d’incompréhension mystérieux, voire mystique. Si on l’examine le problème de plus près, deux propositions sous-jacentes se cachent derrière la phrase apparemment humoristique de Jean Beaufret « Apprenez l’allemand ! » : la première suggère que Être et Temps n’est concevable qu’en allemand alors que la deuxième implique que les traductions de cette œuvre en d’autres langues sont d’emblée complètement incompréhensibles. Par la suite, nous chercherons à démontrer que ces deux propositions implicites ne sont que partiellement vraies.
Commençons par la première, celle qui s’efforce de faire croire au lecteur de Heidegger que la connaissance parfaite de l’allemand lui rendra Sein und Zeit totalement compréhensible. Ce n’est point le cas, loin de là ! Dans son livre Le langage Heidegger, Henri Meschonnic écrit : « Ce qu’il en fait [de la langue allemande, S.A.] est si spécifique qu’on a même parlé de ‘langue heideggérienne’. L’intraduisible semble son aspect le plus apparent » (Meschonnic 1990, p. 296). Marc Froment-Meurice quant à lui raisonne ainsi dans la Préface de sa traduction française de Qu’est-ce que la métaphysique ? de Heidegger :
En fait, presque tous les mots fondamentaux de Heidegger sont « intraduisibles », ce qui ne veut pas dire qu’un lecteur allemand soit plus favorisé pour comprendre. Au contraire : car un terme comme Dasein est, dans l’usage heideggerien, intraduisible en allemand ; Heidegger accomplit au sein de sa langue maternelle ce déplacement le plus souvent minime qui la rend comme étrangère à elle-même. (Froment-Meurice 1985, p. 29)
Lors de l’analyse de l’exemple de Dasein, il conclut que Heidegger, en déplaçant l’accent sur la deuxième syllabe du mot (sur le Sein), accomplit un glissement sémantique apparemment anodin, « de telle sorte que même un Allemand a le sentiment de lire Sein und Zeit comme … du chinois » (cf. Froment-Meurice 1987, p. 75). Rien d’étonnant de voir que les remarques d’autres spécialistes – telles que, par exemple, celle-ci : « tout comme le grec logos ou le chinois tao, disait un jour Heidegger lui-même à Jean Beaufret, Dasein est intrinsèquement intraduisible » (Martineau 1985, p. 8) – sont susceptibles de décourager le lecteur, même s’il est en possession d’une connaissance parfaite de l’allemand. Parmi les procédés préférés de Heidegger, nous pourrions rappeler l’« étymologisation » menée jusqu’au niveau des phonèmes aussi bien que la préfixation-préverbialisation du même mot de base, comme par exemple befragen, Befragte, erfragen, Erfragte, Gefragte (tous formés du verbe fragen) ou berufen, aufrufen, ausrufen, anrufen, hinrufen, nachrufen (formés du verbe rufen), ou encore la synonymie entre Ding et Sache ou Grund, Wesen et Boden (étant très proches sur le plan de leur signification lexicale), etc. Autant de procédés qui ne facilitent point l’affaire du lecteur du discours philosophique heideggerien.
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Comme nous l’avons dit plus haut, les spécialistes de la philosophie de Heidegger ont eux aussi largement contribué à propager et à nourrir le mythe de l’intraduisibilité du philosophe allemand. Jean Beaufret médite ainsi sur le terme heideggerien Gelassenheit :
Le mot Gelassenheit est intraduisible. Il a été traduit cependant par : sérénité. La traduction ne convient pas trop, car si l’on voulait de là retourner en allemand, sérénité conduirait bien plutôt à Heiterkeit. Un lecteur plus attentif avait proposé un tout autre mot : acquiescement, où le quies latin répond davantage à l’apaisement que comporte en effet Gelassenheit. Mais là encore acquiescement se traduirait plutôt par Zustimmung, Einwilligung. […] Quand je lis Gelassenheit, je me dis à moi-même – tacitement, bien sûr – encore un autre mot, venu du latin au français en passant pas l’italien […], le mot : désinvolture. C’est un mot difficile à entendre. Si on voulait le repérer dans la langue allemande, peut-être arriverait-on quelque part entre Unbefangenheit et Ungeniertsein. […] Serions-nous alors aiguillés vers Unbefangenheit ? Oui et non, si désinvolture peut répondre à Gelassenheit. […] Gelassenheit, c’est en effet aussi Umfängnis. (Beaufret 1986, p. 138)
Et cela continue ainsi sur plusieurs pages. Le parcours de réflexion de Jean Beaufret mérite tout de même un examen plus attentif. En un premier temps, il convient de consulter les dictionnaires bilingues et observer les significations lexicales des noms cités. D’après le dictionnaire, les noms Gelassenheit, Unbefangenheit, Ungeniertsein, Ungeniertheit, Umfängnis, Heiterkeit, Zustimmung et Einwilligung peuvent être traduits en français par les noms tels que sérénité, désinvolture, acquiescement, etc. Ainsi, sur le plan du code (de la langue au sens saussurien), on peut facilement démontrer une parenté sémantique entre les mots cités ci-dessus : ils dessinent un vaste champ lexical et notionnel. On peut alors conclure que, entre les éléments de ce champ notionnel, il n’y a que des différences sémantiques très subtiles, parfois même imperceptibles : la stylistique traditionnelle avait l’habitude de les qualifier de « nuances stylistiques ».
Du point de vue de la traductologie, une phrase de Jean Beaufret mérite pourtant une attention particulière. Il dit: « Si on voulait le [il s’agit du mot désinvolture, S. A.] repérer dans la langue allemande, peut-être arriverait-on quelque part entre Unbefangenheit et Ungeniertsein. » Cette phase donne en effet à réfléchir. Renvoierait-elle au cas où « le lieu » d’un mot français se situerait entre deux mots allemands ? La formulation, certes, n’est pas tout à fait exacte, puisque la signification d’un mot ne peut jamais être repérée entre les significations de deux autres mots, mais il doit s’agir là plutôt de ce que le mot de langue-source contient une partie des significations lexicales (ou mieux vaut dire : des connotations) de deux mots différents de la langue-cible. Cependant, malgré la formulation hésitante de Jean Beaufret, tout lecteur connaît bien ce sentiment. Le traducteur l’éprouve lui aussi très souvent mais il doit trouver unseul équivalent-cible dans sa langue maternelle, même s’il sait d’avance qu’une partie des significations (connotations) sera inévitablement perdue et que ces pertes seront parfois bien graves. Il ne peut pourtant pas traduire en fonction de la conception selon laquelle la signification d’un terme-source est quelque part entre les significations de deux termes-cible.
Tout traducteur de Heidegger sait d’expérience qu’il n’est pas possible de traduire Heidegger sur le plan du discours. La traductologie ne cesse de répéter que le traducteur ne traduit pas des langues, mais toujours des textes concrets, aussi l’opération traduisante se déroule-t-elle non pas sur le plan de la langue, mais bien sur celui du discours. Pourtant, Heidegger semble être la seule exception à cette règle générale : il ne peut être traduit que sur le plan de la langue. Si l’on traduisait Heidegger sur le plan du discours, le texte-cible serait inévitablement surinterprété[3]. János Székely, déjà mentionné ci-dessus, dans son article En lisant Heidegger, analyse justement cette problématique à propos du fait qu’en 1988, Wegmarken a paru aussi en langue roumaine. Dans son article, il constate que les traducteurs roumains ont traduit et commenté cette œuvre avec une minutieuse et remarquable précision et avec une compétence pour ainsi dire herméneutique – opération à la suite de laquelle le texte roumain est devenu plus clair et plus compréhensible que l’original allemand. Pourquoi ? Parce que les traducteurs roumains ont traduit quelques-uns des termes concis et compliqués de Heidegger, dont le sens est bien évidemment également concis et compliqué, par des phrases entières, et les termes sont ainsi devenus plus clairs et beaucoup plus explicites dans la traduction (cf. Székely 1995, pp. 28-29). Nous savons aussi que les possibilités des traducteurs sont délimitées par les cadres de la langue concrète utilisée et que le traducteur ne peut pas trop souvent modifier les cadres donnés de la langue-cible. La toute première phrase des Belles infidèles de Georges Mounin, devenue désormais une boutade, exprime à merveille cette situation paradoxale : « Tous les arguments contre la traduction se résument en un seul : elle n’est pas l’original » (Mounin 1955, p. 7).
Les solutions proposées par François Vezin dans sa nouvelle traduction de Être et Temps illustrent éminemment comment un principe, fût-il foncièrement pertinent, s’adapte mal à la pratique. Le principe est pourtant juste : Vezin traduisait d’après la conception « sourcier »(close to text), sachant bien que le français qui est une langue essentiellement analytique répugne en particulier aux mots composés (ayant parfois sept ou huit éléments) que le traducteur est souvent obligé de remplacer par une proposition entière. François Vezin sait, lui aussi, que les structures morpho-syntaxiques de sa langue maternelle (le français) déterminent en large mesure ses possibilités. Mais la question se pose tout de même : convient-il de créer des constructions terriblement longues et compliquées, rigoureusement calquées sur la structure morpho-syntaxique des constructions allemandes originales, ce qui risque de rendre celles-ci incompréhensibles pour un lecteur français ? Faut-il nécessairement violer sa langue maternelle ? Les constructions-monstres créées par Vezin, telles que le ne-plus-avoir-devant-soi-que, l’avoir-devant-soi-sans-plus-quelque-chose, l’être-en-avance-sur-soi-déjà-en-un-monde ou les « affreux néologismes » comme la temporelléité, l’ouvertude, la disposibilité ou la conjointure rendent le discours heideggerien totalement étranger au public français et accomplissent parfaitement la fameuse « traduction aliénante » (foreignizing translation), selon l’expression de Lawrence Venuti (cf. Venuti 2004).
Dans son compte-rendu sur la traduction de Être et Temps par François Vezin, Marc Froment-Meurice pose la question : si Vezin prétend que, chez Heidegger « le grand philosophe se double d’un grand écrivain », pourquoi lui fait-il parler alors un charabia qui serait indigne même d’un « petit » écrivain ? Et pourquoi avait-il besoin de transformer le philosophe allemand en champion de « l’inintelligence de la trivialité », en lui faisant dire des nonsens tout à fait idiots comme « Le Dasein écoute parce qu’il entend » ? Après avoir cité un certain nombre d’exemples concrets de maladresses de traduction, de contresens, de faux sens et de nonsens, Marc Froment-Meurice tire la conclusion finale négative :
Tout se passe comme si, pour Vezin et d’autres, le lecteur de Heidegger ne pouvait être qu’un mineur, incapable de sortir de lui-même de sa minorité. […] Quant à la traduction, cela est certain : ce n’est ni l’unique ni la bonne. Si Sein und Zeit, comme « tâche », reste une « aventure », Être et Temps dans la version Vezin est une déroute. Il n’en restera pas même de belles ruines. (Froment-Meurice 1987, pp. 76-77 et p. 82)
Cependant nous pouvons ajouter que, de toutes ces critiques négatives, il ne s’ensuit pas nécessairement que Sein und Zeit ne soit compréhensible ni ne soit lisible qu’en allemand. Nous pouvons conclure tout simplement que la version Vezin de Être et Temps n’est pas trop bien réussie. Aussi cette constatation (qui est la nôtre) peut-elle bien être un défi pour d’autres traducteurs, les invitant à essayer de donner une meilleure traduction de cette œuvre de base de Heidegger au public français. Il est curieux de voir que « la traduction pirate » d’Emmanuel Martineau est sortie presque la même année que la traduction autorisée de Vezin. La traduction de Martineau, parue en 1985, tâchede faire résonner cette œuvre dans une conception foncièrement différente de celle de Vezin, faisant valoir des points de vue d’interprétation et des principes de traduction radicalement différents. Cette nouvelle traduction de Être et Temps donnée par Martineau ne fait que consolider le paradoxe selon lequel ce sont justement les œuvres (poèmes, jeux de mots, comptines, œuvres philosophiques, etc.) qualifiées d’intraduisibles qui ont toujours le plus de traductions. Être et Temps a au moins huit traductions japonaises…
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En tout état de cause, sur la base d’une analyse comparative des différentes traductions de Sein und Zeit, nous sommes arrivés à la conclusion que les différents textes-cible (hongrois, russe, anglais, américain, espagnol, portugais, italien, roumain, chèque, néerlandais etc.) ne sont ni plus ni moins compréhensibles que le texte allemand original. Il est toutefois frappant de remarquer que presque tous les traducteurs de cette œuvre remarquent que la traduction ne peut jamais entièrement remplacer l’original et invitent le lecteur à l’étude simultanée de l’original et de la traduction. « L’idée d’une traduction qui prétendrait recouvrir le texte original, qui s’y substituerait en dispensant à y recourir, constitue le contraire même du dessein que nous nous sommes proposé » (Vezin 1985, p. 515). Autrement dit, François Vezin semble être pleinement conscient que pour le discours philosophique de Heidegger, la constatation (d’ailleurs vraie) qui prétend que « la finalité d’une traduction consiste à nous dispenser de la lecture du texte original » (Ladmiral 1979, p. 15) n’est pas valable. Tout au contraire : l’objectif principal de la traduction de tout discours philosophique est justement de reconduire le lecteur au texte original, d’éveiller sa curiosité à l’égard de l’étude du texte primaire, de lui rendre séduisant le parcours de réflexion du penseur et l’inviter à réfléchir sur les philosophèmes dont le philosophe en question se sert ou qu’il se crée pour exprimer ses idées, etc. Bien évidemment, la connaissance de la langue originale d’une œuvre philosophique n’est point un désavantage, mais plutôt un atout. Il est absolument avantageux, voire souhaitable, que le lecteur de Sein und Zeit connaisse un peu l’allemand. Mais, même s’il connaît l’allemand à la perfection, rien ne lui garantira qu’il comprendra toujours ce qu’il lira. D’autant plus qu’« entre comprendre et ne pas comprendre il y a un bon nombre de classes, dans lesquelles les 9/10e des gens séjournent très commodément » (Bouveresse 1999, p. 7). Le dictionnaire ne lui fournira aucune aide. Parce que, lors de la lecture de Sein und Zeit, il est plus important de connaître la philosophie de Heidegger, sa manière de penser et de réfléchir (son « Denkweg », son parcours de réflexion) que de connaître l’allemand. Et si le lecteur s’est bien familiarisé avec cette écriture philosophique et avec ce langage insolite qu’est le discours heideggerien, et qu’il lit et se documente de façon permanente, ce sera finalement une question presque secondaire de savoir en quelle langue il va lire et étudier Sein und Zeit. En définitive, n’importe qu’elle langue lui conviendra, à condition d’admettre que « toutes les pensées humaines sont traduisibles d’une langue à une autre » (Laplane 2005, p. 78).
Éléments bibliographiques
Beaufret, J. (1986). De l’existentialisme à Heidegger. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin.
Bouveresse, J. (1999). Prodiges et vertiges de l’analogie. Paris : Raisons d’Agir.
Dubois, Ch. (2000). Heidegger. Introduction à une lecture. Collection « Points ». Paris : Éditions du Seuil.
Froment-Meurice, M. (1985). « Notes préliminaires sur la traduction ». In : Martin Heidegger : Qu’est-ce que la métaphysique? traduit par Henry Corbin. Paris : Nathan, pp. 28-30.
Froment-Meurice, M. (1987). « Martin Heidegger ». La Nouvelle Revue Française, n° 410, pp. 73-82.
Gehlen, A. (1997). Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt. 13. Auflage. Wiesbaden, Quelle & Meyer.
Gilson, É. (1987). L’Être et l’Essence. Paris : Librairie philosophique J. Vrin.
Granel, G. (1988). Introduction à Qu’appelle-t-on penser ? de Martin Heidegger. Paris : Presses Universitaires de France, pp. 1-19.
Jacerme, P. (1987). « À propos de la traduction de Être et Temps ». Cahiers philosophiques, n° 32, pp. 33-90.
Ladmiral, J.-R. (1979). Traduire: théorèmes pour la traduction. Paris : Payot.
Laplane, D. (2005). Penser, c’est-à-dire ? Enquête neurophilosophique. Paris : Armand Colin.
Malmberg, B. (1977). Signes et symboles. Les Bases du langage humain. Paris : Éditions A. & J. Picard.
Martineau, E. (1985). « Avant-propos du traducteur ». In : Martin Heidegger, Être et Temps. Paris : Authentica, pp. 5-13.
Meschonnic, H. (1990). Le Langage Heidegger. Paris : Presses Universitaires de France.
Mounin, G. (1955). Les Belles Infidèles. Paris : Cahiers du Sud.
Semprun, J. (1994). L’Écriture ou la vie. Paris : Gallimard.
Székely J. (1995). A valódi világ. [Le monde réel]. Budapest : Osiris – Századvég.
Sziklai L. (1995). « A kezdet vége avagy a vég kezdete : Heidegger megjelent » [La fin du début ou le début de la fin : Heidegger a paru]. In : Egyszer volt – hol nem volt. [Il était une fois…]. Budapest : T-Twins, pp. 127-150.
Venuti, L. (2004). « Translation, Community, Utopia », in : Venuti, L. (ed.). The Translation Studies Reader. Second edition. New York and London : Routledge, pp. 482-502.
Vezin, F. (1986). « Au sujet de la traduction ». In : Martin Heidegger, Être et Temps, Paris : Gallimard, pp. 515-590.
Notes
[1] « Die syntaktische und flektierende Reifung der Sprache ist ein einwandfreier Beweis dafür, daß das Denken ursprünglich unmittelbar in der Sprache arbeitet » (Gehlen 1997, p. 277).
[2] Il s’agit, bien entendu, de la langue maternelle de l’auteur, le hongrois qui est une langue finno-ougrienne.
[3] Il y a une bonne vingtaine d’années, j’ai eu l’honneur de traduire un texte de Martin Heidegger (Mein Weg in die Phänomenologie) pour une revue philosophique hongroise. Avant d’envoyer la traduction, je l’ai présentée à un collègue travaillant au département d’allemand en lui demandant de la réviser. Il a rendu ma traduction avec ces mots : linguistiquement correct, mais ce n’est pas Heidegger… trop facile à comprendre.