Jean-Louis Backès
Université de la Sorbonne-Paris IV, France
Jlbackes@wanadoo.fr
Apories de la doctrine classique
Aporias of the Classical Doctrine
Abstract : The classical theory of literature was initiated by Boileau, whose Art poétique Dryden translated with a strange method: proper names were translated by proper names. So all literary genres were supposed to appear in the literature of every language, and to be represented by an emblematic poet. Still surviving in schools and colleges, the classical theory has never made a choice between a systematic but limited construction, such as is to be seen in Aristoteles’ Poetics, and an loose system with a would-be synthetic point of view. This indetermination seems to be the cause of several dead ends in the theory.
Keywords : Rhetoric; Poetics; Literary genres; Romance; Lyric poetry; Heroicomic poem.
Il est tentant d’entendre par « doctrine classique » l’ensemble des notions qu’on utilise depuis deux siècles environ dans le discours sur la littérature. Loin des écoles, des chapelles, des mouvements, au-dessus du romantisme, du réalisme, du symbolisme, cette doctrine d’allure scolaire guide quiconque décrit, commente ou juge les textes et les événements littéraires.
Une de ses bases est, comme on sait, la croyance en l’existence de trois grandes catégories qui coiffent toutes les autres, trois genres littéraires si généraux qu’ils semblent devoir échapper à la qualification de « genres » : le roman, le théâtre et la poésie, ou, pour le titre en termes plus grandioses, l’épique, le dramatique et le lyrique. Faut-il attaquer de front ce principe de classement ? L’entreprise ne mènerait pas loin. Avouons-le : la tripartition a des avantages ; elle permet, dans les bibliothèques, dans les programmes universitaires, dans l’étude de l’histoire littéraire, un classement assez commode. Les critères sont assez simples ; les exceptions, les « inclassables » apparaissent comme peu nombreux ; et l’on peut toujours s’en arranger : est-il bien grave que A quoi rêvent les jeunes filles figurent dans un volume de poésies, alors que les œuvres complètes de Musset comportent des tomes spécifiquement réservés au théâtre ?
Les difficultés commencent lorsque l’on entreprend d’exiger une plus grande rigueur, lorsqu’on cherche à construire l’opposition entre les trois genres fondamentaux sur le jeu de catégories aussi abstraites que possible : subjectif, objectif, subjectif-objectif, par exemple, [1] ou bien lorsqu’on remet en question le mot de « genre », et que l’on envisage des « catégories génériques », des « modes », des « attitudes fondamentales »…[2] L’aporie n’est alors pas loin.
Si elle menace, c’est en grande partie parce que la distinction n’est pas toujours claire entre la volonté de répandre une théorie valable universellement et le souci de prendre en compte l’histoire de la réflexion sur la littérature. Dans sa vulgate, la doctrine classique se réclame de l’autorité d’Aristote. Or Genette[3] l’a bien montré, se référant, comme Wellek[4], à Irene Behrens[5] : la tripartition des genres ne remonte pas à Aristote, quoi qu’on ait pu en penser. Il est clair que la référence au Stagyrite, si elle était assurée, donnerait au principe une valeur intemporelle et vénérable. On aurait affaire à l’un de ces invariants dont les sciences humaines sont si constamment friandes. Mais il faut y renoncer.
La question est de savoir si Aristote, qui a fait la théorie de l’épique et du dramatique, a songé à penser le lyrique. Un examen assez simple fait apparaître un fait incontestable : il est question, dans la Poétique, de différents genres poétiques que nous sommes tentés aujourd’hui de ranger dans cette catégorie du lyrique. Des termes techniques, probablement clairs pour les Grecs, mais parfois pour nous un peu obscurs, font leur apparition, selon la rencontre, au détour d’une phrase. C’est le hasard qui les amène, ou les écarte ; on s’étonne, par exemple, de ne pas trouver le mot « ode ». C’est que la démonstration n’en avait pas besoin. Il se trouve au contraire qu’elle pouvait utiliser, au passage, les notions de « dithyrambe », d’« hymne », d’« élégie », pour nous relativement familières, ou celles de « nomos » et de « phallika », dont le sens nous échappe quelque peu, parce que nous manquons d’exemples.
Il semble évident que ces mots désignent des genres traditionnels, des genres qui existent avec une fonction pédagogique : l’apprenti poète s’exerçait dans des cadres relativement déterminés, en fonction de modèles. Il faudrait peut-être envisager, comme dans la tragédie, la comédie ou l’épopée, un cadre institutionnel : les spectacles dramatiques d’Athènes sont des commandes de la cité et l’on devine l’existence d’une manière de cahier des charges ; la récitation épique suppose des rituels, perpétués par les familles d’aèdes et de rhapsodes. Dans quelles circonstances chantait-on le dithyrambe ? qu’en attendait le public ? que souhaitaient les autorités ?
Si le mot « lyrique » est absent de la Poétique, c’est sans aucun doute parce que l’auteur évoque divers genres que nous considérons comme lyriques, mais ne se propose pas de les soumettre à un système. Il en énumère certains, mais la liste, que le lecteur peut constituer, reste incomplète.
A partir de cette simple observation, une généralisation est possible. Il apparaît que la définition d’un genre peut se faire de deux manières.
On peut procéder en regroupant divers textes qui offrent entre eux une analogie, l’un d’entre eux pouvant servir de modèle. Au XIIIe siècle, par exemple, on voit apparaître en Italie des poèmes qui ont tous en commun de figer en deux quatrains suivis d’un sizain la forme AAB, forme mélodique et métrique extrêmement courante comme strophe de canzone ; ce nouveau poème accapare le nom de « sonnet », qui avait jusqu’alors une acception beaucoup plus large ; on peut nommer l’initiateur de cette pratique, Giacomo da Lentini. Au XXe siècle, en France, on propose aux lecteurs un « roman catholique », sans qu’il soit toujours possible de savoir si les livres qui entrent dans cette catégorie y figurent à cause de la confession à laquelle appartient leur auteur ou parce qu’ils mettent en avant une thématique sui generis.
L’essentiel est que le nouveau genre se distingue, comme d’une foule, de l’ensemble complémentaire, donc de la totalité, relativement chaotique, des ouvrages qu’il ne reconnaît pas comme siens. En dehors de lui, règne, par force, la confusion.
Il existe une seconde manière de définir un genre : on part de la notion la plus générale possible, celle de littérature, et on pratique les dichotomies, trichotomies et autres divisions, jusqu’à ce que soit atteint un niveau suffisant de spécificité. Dans le dramatique, on distingue la tragédie et la comédie ; dans la comédie, la comédie de caractère, la comédie de mœurs, la comédie d’intrigue et la farce. Exemple très simple d’un schéma qui peut être considérablement compliqué, tout en gardant sa forme fondamentale, celle d’une arborescence. Ici, en principe, tout objet littéraire doit trouver la catégorie qui lui convient. La confusion a été réduite à rien. Le classement est complet. Et l’on doit ne plus pouvoir s’égarer dans les rayons d’une bibliothèque.
Il reste toujours, en pratique, des zones un peu obscures, des hésitations, des ambivalences. Ces cas particuliers sont à considérer comme exceptionnels. Le système est, par définition, total et totalitaire.
Une analogie serait instructive : comment s’organise un recueil poétique ? Lorsque les documents permettent de suivre le travail de mise en ordre des poèmes, généralement préexistants, on observe que, le plus souvent, quand on n’a pas eu recours à un critère formel, comme l’ordre alphabétique ou la chronologie des dates de composition, l’organisation générale dépend d’une série de décisions locales : tel poème se trouvera mieux en tête de section ; tel autre, au contraire, à la fin ; deux textes ne peuvent pas ne pas se suivre, soit parce qu’ils se ressemblent, soit, au contraire, parce qu’ils forment un intéressant contraste. Il n’est pas courant qu’un recueil obéisse à un plan aussi strict que celui qui commande à un discours. Les six grandes parties des Contemplations sont clairement articulées les unes aux autres selon un mouvement qui suit l’évolution d’une pensée. Mais, dans le détail, chacune d’elles semble remplie un peu au hasard, sauf à de certains endroits, où joue une logique.
La théorie naïve des genres, telle qu’elle avait cours sans doute chez les poètes et musiciens de la Grèce archaïque, semble relever d’une série de décisions particulières, indépendantes les unes des autres, et non d’un système dont la cohérence serait requise et contrôlée à tous les nouveaux.
Il n’en va pas de même pour la Poétique d’Aristote, qui propose bien un système. Mais ce système ne prend en compte qu’un certain type de texte, celui qui raconte. Faut-il rappeler que le philosophe commence par disqualifier, pour définir le poétique, le critère du vers ? Il a, sur ce point, été assez mal compris. On a voulu croire qu’il écartait les plats versificateurs. On n’a pas toujours observé qu’il privilégiait ce qu’il appelle « muthos », c’est-à-dire le récit. Sa Poétique est d’abord une théorie du récit.
Et le système qu’elle construit a la même rigueur théorique que la doctrine des quatre éléments, telle qu’Empédocle l’a définie, et telle qu’elle a dominé pendant plus de vingt siècles le savoir occidental. Cette doctrine repose sur le croisement de deux dichotomies : au sec s’oppose l’humide, au chaud s’oppose le froid. Le feu est le sec chaud ; l’air, le chaud humide ; et ainsi de suite. La théorie aristotélicienne du récit joue de deux dichotomies : à « raconter » s’oppose « donner à voir » ; aux gens de qualité s’opposent les croquants[6]. La tragédie donne à voir des gens de qualité ; la comédie donne à voir des croquants. L’épopée raconte la geste de gens de qualité.
Comme on sait, la quatrième case est à peu près vide. N’y figure qu’un texte pour nous presque fantomatique, le Margitès, attribué à Homère. Aristote se tire d’affaire en suggérant une évolution historique qui se superpose à sa classification formelle : la tragédie aurait évincé l’épopée ; la comédie aurait écrasé un récit caractérisé par l’usage de l’iambe, rythme plus familier que le grandiose hexamètre des aèdes. Au XVIIIe siècle, Fielding inverse la perspective ; modèle du « comic romance », c’est-à-dire du roman moderne, le Margitès annonce l’avenir.
En attendant que se manifeste cette interprétation, conséquence de l’apparition du roman picaresque, la quadripartition d’Aristote demeure un peu déséquilibrée : elle comporte une catégorie presque inexistante, et elle ne prend pas en compte un nombre important de poèmes.
Ces poèmes trouveront leur place dans une autre classification, d’esprit tout à fait différent, qui semble avoir été mise au point par les professeurs d’Alexandrie, donc dans le monde grec, bien que les témoignages les plus clairs qui nous soient parvenus soient dus à deux auteurs latins : Horace, avec son Art poétique, et Quintilien, avec son Institution oratoire. Quintilien est très clair ; il importe pour lui de classer ; aussi a-t-il distingué, parmi les auteurs, quatre grandes catégories : les orateurs, les poètes, les historiens et les philosophes. On note en passant que le couple formé par les orateurs et les poètes peut servir, et a servi jusqu’à une époque récente, à donner une idée de ce qu’est la littérature.[7]
Les textes poétiques, chez Horace comme chez Quintilien, sont classés en fonction de considérations métriques. La définition d’un genre le « réduit en fait à une forme », comme le dit Genette[8] à propos de l’ode. Les modernes éprouvent une certaine gêne devant cette domination d’un critère purement mécanique. Mais il faut bien l’admettre : si « élégie » et « épigramme »[9] sont rapprochées et tendent à former, malgré tout, un seul genre, c’est parce qu’elles utilisent l’une et l’autre le distique formé d’une hexamètre dactylique et d’un pentamètre du même.
Sans entrer dans le détail, observons qu’on a affaire là à un véritable système, dont le principe, il est vrai, apparaît moins simple que celui du système aristotélicien : on oppose l’épos, ou hexamètre dactylique[10], au distique dit élégiaque, aux différentes formes de vers iambique, et enfin aux poèmes « lyriques », dont les strophes utilisent des mètres très variés. Dans la pratique, les difficultés sont assez nombreuses. Le classement est malgré tout commode, autant que la trichotomie de la doctrine classique.
En fait, si on a souvent l’occasion d’hésiter dans l’utilisation de ce système, c’est parce que les considérations métriques entrent en conflit avec les repérages, moins sûrs, en termes d’atmosphère ou de tonalité. Pourquoi l’idylle de Théocrite est-elle dans la même catégorie que les grandes épopées ? Les satires d’Horace vont-elles relever de l’iambe, sous le prétexte qu’elles ressemblent aux poèmes d’Archiloque, alors qu’elles utilisent l’hexamètre dactylique ? L’élégie n’est-elle pas d’abord un poème triste ?[11]
Les arts poétiques de la Renaissance perpétuent cette confusion ; certains genres, comme le sonnet, sont définis par le mètre. Pour d’autres, on utilise des critères plus flous. Cette situation se retrouve dans le second chant de l’Art poétique de Boileau, chant consacré aux poèmes brefs.
On sait que le troisième chant reprend le système d’Aristote, et présente la tragédie, la comédie et l’épopée, sans souffler mot de la quatrième case. Ce détail paraît d’autant plus étonnant que Le Lutrin, épopée héroï-comique du même Boileau, aurait quelque titre à y figurer. Mais Horace, dans son propre Art poétique, ne faisait pas allusion à l’existence possible d’un récit jouant sur des croquants.
L’Art poétique de Boileau a servi de base à tous les ouvrages scolaires qui ont été composés dans les siècles suivants. C’est lui qui fonde ce que nous avons appelé en commençant « la doctrine classique ». Il vaut la peine d’examiner comment, comme cette doctrine, il fait allusion à l’existence d’une évolution historique pour aboutir, en fait, à en nier l’importance. Notons d’abord qu’il été pris pour une reprise fidèle du texte d’Horace ; il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Notons surtout que les deux chants où sont décrits les genres, petits et grands, sont encadrés par deux autres, plus généraux, dont l’un est plus technique — on y parle, entre autres choses, de la césure et de l’enjambement — pendant que l’autre est consacré, pour ainsi dire, à la déontologie du métier poétique. Dans les deux cas, il y a place pour un récit : une histoire de la poésie française depuis Villon jusqu’à Malherbe (« Enfin Malherbe vint ») ; une histoire de la naissance de la poésie, grâce à Orphée, dans une humanité encore sauvage. La seconde est imitée d’Horace ; la première n’a pas de pendant chez le poète latin.
L’Art poétique a été traduit en anglais peu après sa publication. Dryden, qui s’est chargé de réviser le travail de Sir William Soames, a pris une décision étrange à nos yeux, celle de traduire les noms propres.
Waller came last, but was the first whose Art
Just Weight and Measure did to verse impart.[12]
Malherbe se dit en anglais Waller ; Ronsard se traduit par D’Avenant ; Spenser signifie Marot ; Ben Jonson, Molière. Quand on lit :
Let Dryden with new Rules our Stage refine,
And his great Models form by this Design,
on serait tenté de comprendre ces vers comme une traduction de ceux-ci:
Que Racine enfantant des miracles nouveaux
De ses Heros sur lui forme tous les tableaux.[13]
Si bizarre que soit le procédé, il est plein d’enseignements divers.
Tout se passe, dans ce texte, comme si les genres avaient une existence éternelle, comme si chaque littérature nationale devait posséder au moins un représentant de chacun d’eux. Cette manière de penser n’a pas vraiment disparu. C’est par elle qu’on en vient à présenter Pérez Galdós comme le Balzac espagnol ou Musil comme le Proust autrichien. C’est par elle qu’on a pu s’étonner, et s’inquiéter, que la France n’ait pas d’épopée. Boileau le dit :
Mais quel heureux Auteur dans une autre Eneïde,
Au bord du Rhin tremblant conduira cet Alcide ?
« Cet Alcide » est évidemment Louis XIV. L’ « heureux auteur » sera le Virgile français. On a cru, plus tard, que ce poète avait paru, qu’il avait chanté un roi, non pas Louis XIV, mais Henri IV, son grand-père. Qu’importe ? Voltaire était, enfin, l’incarnation nationale de la figure mythique. Il avait suffi d’attendre.
L’histoire est présente, dans ces divagations. En fait, elle suit toujours le même schéma. Il s’agit d’une révélation de la vérité, après une période d’erreur et de confusion. C’est bien ce que suggère l’Art poétique, à deux reprises. D’abord
Villon sçeut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débroüiller l’art confus de nos vieux romanciers.[14]
Les « romanciers » sont les auteurs dont les œuvres, mises en prose, puis imprimées au début du XVIe siècle, sont encore accessibles aux curieux. Il peut s’agir de Chrétien de Troyes, de Guillaume de Lorris, de Jean de Meung. Boileau connaît-il leurs noms ? Une chose est certaine : on verra durer longtemps l’idée que les troubadours se sont illustrés en chantant dans des « romances » les exploits des paladins. Non moins certaine, mais moins durable, est l’idée que leur art « confus » a besoin d’une sérieuse mise en ordre ; la promulgation de règles de versification et l’établissement d’une théorie qui distingue nettement les genres œuvreront dans le bon sens.
Le second récit, comme nous l’avons vu, évoque la naissance de la poésie.
Avant que la Raison s’expliquant par la voix,
Eust instruit les Humains, eust enseigné les Loix :
Tous les Hommes suivaient la grossière Nature.
Dryden a curieusement faussé le sens du passage.
Before kind Reason did her Light display,
And Government taught Mortals to obey,
Men, like wild beasts, did Nature’s Laws pursue.
On peut regretter que la notion de loi soit, dans cette traduction, liée à la nature, et non à la civilisation ; on peut regretter que soit effacé le rôle du langage, auxiliaire indispensable de la raison, et matériau de la poésie ; on peut regretter surtout qu’ait disparu le mot « grossier », qui caractérisait, dans l’autre passage, l’époque où se déployait l’art des « vieux romanciers ».
La traduction fait oublier que l’histoire de la poésie nationale et l’histoire de la civilisation suivent le même schéma, que Villon — en anglais, on dit : Fairfax — est un autre Orphée. Sous couleur de faire « un peu d’histoire », comme disent les guides touristiques, on sert au lecteur du mythe.
Ce mythe relève d’un type bien connu, qu’on appelle souvent, à tort, « étiologique ». Ce mot grandiose introduit une confusion, car on s’imagine qu’il s’agit d’expliquer une réalité en en énonçant la cause. Le mythe de Prométhée explique-t-il ce qu’est le feu et comment il est produit ? En aucune manière. Il raconte une histoire en trois temps : les hommes, d’abord, n’avaient pas le feu ; maintenant, ils l’ont ; c’est que Prométhée l’a volé pour le leur donner. Entre l’état ancien et l’état actuel, qui est la négation du premier, s’interpose un héros, un personnage singulier, dont l’intervention renverse la situation. Si les éléphants ont aujourd’hui une trompe, c’est parce que le crocodile a tiré sur le nez, initialement fort bref, du héros symbolique que Kipling appelle simplement : l’Enfant d’éléphant.
Le héros est le plus souvent un héros civilisateur, qui arrache les humains à l’état de sauvagerie ; de la même façon, le monde est passé du chaos à l’ordre, et c’est pourquoi il a reçu le nom de « kosmos », qui veut justement dire « ordre ».
Dans les récits de Boileau, l’histoire s’allonge, et les héros se multiplient : entre Villon et Malherbe, il y a Marot ; avec Ronsard, on risque un retour au chaos. Mais c’est bien du chaos qu’on est parti, de l’ « art confus », de la confusion ; et, lorsqu’on a atteint la perfection, l’histoire s’arrête. Reste à imaginer la régression, la décadence, le retour à l’indéfini : les genres en viendront à se confondre. Boileau aura eu la chance de ne pas assister au déferlement du romantisme et de toutes les horreurs qui ont suivi. Il a, grâce au mythe, échappé à l’histoire. D’autres feront plus tard la même expérience, en se persuadant que l’on peut trouver chez Aristote, héros civilisateur, la théorie des trois grandes catégories génériques, que l’on prétend énoncée par Goethe[15].
Que ne ferait-on pour maintenir l’idée d’une poétique intemporelle, fondée en raison ? On se divertit fort à lire, de ce point de vue, la préface que Jean Chapelain, célèbre en son temps, et redouté, a donné, quand il était jeune, à l’Adone du « cavalier Marin ». Cet immense poème a été publié en italien, mais à Paris. La préface, en bon français, essaie d’établir le droit à l’existence d’une épopée où il ne serait pas question de guerre. Il faut montrer qu’Aristote a raison, mais que Marino n’a pas tort non plus d’avoir introduit dans un poème héroïque « une action faite en paix, accompagnée des circonstances de la paix, et qui n’a de troubles que ceux que la paix peut recevoir en elle ni d’enrichissements que ceux que la paix peut bailler. »[16] La solution du problème est, selon une technique usuelle depuis l’Antiquité, dans la définition d’un « mixte. » Il existe « trois genres de sujets auxquels tous les autres se réduisent. […] Sous le premier sont compris tous les faits héroïques, les révolutions d’états, les ruines ou établissements de familles illustres, les courageuses entreprises et choses semblables ; sous le second, les fourbes, les simplicités, les amourettes, les querelles et les réconciliations qui surviennent dans la vie civile et pacifique entre gens de basse condition sans que le bruit s’en épande au loin pour la vileté des personnes ; la troisième reçoit les actions mêlées de tous ces accidents, attribuées à des particulières personnes, grandes et illustres pourtant, qui ne tirent point d’autres conséquences après soi que des plaintes et des larmes, sans guerre et sans subversion d’état, ou au contraire. »[17]
Ces trois derniers mots demandent interprétation ; il faut entendre que le genre mixte pourrait montrer des croquants dans une situation tragique, en inversant les conditions dans lesquelles des personnes de qualité apparaissent dans la sphère de la vie privée, ce qui est le cas de l’Adone. Mais Chapelain n’a pas développé une hypothèse qui conduirait au Manteau de Gogol. Il s’est contenté de soutenir que le poème de Marino tenait le milieu entre le poème héroïque, c’est-à-dire l’épopée, et le roman, qu’il qualifie curieusement de « roman confus ».[18]
Une fois de plus, le roman évoqué est le roman médiéval, et surtout le roman tardif, flamboyant, foisonnant, dont Cervantès a fait, lui aussi, la critique. Il est curieux de se rappeler que ce roman, qui « amoncelle aventures sur aventures »,[19] a une variante comique, populaire, dans le roman picaresque, et que Chapelain est entré en littérature comme traducteur du Guzman d’Alfarache. A-t-il oublié ce détail lorsque, devenu le bras droit de Colbert, il était chargé de faire, pour la plus grande gloire du monarque, la police des lettres ?
Fielding avait peut-être raison de voir dans la quatrième catégorie d’Aristote la possibilité d’inventer un « comic romance », donc le roman d’aujourd’hui ; ce genre, si c’en est un, existait en fait déjà, au moins depuis le Lazarillo de Tormes. Les doctes continuaient à le ranger dans l’épopée, tout en notant qu’il était en prose, et parfois en regrettant qu’il fût en prose. On verra Gustave Planche reprocher à Brizeux d’avoir fait, avec ses Bretons, non une épopée, mais un méprisable « roman » ; il critiquait la composition par épisodes ; était-il choqué par la condition sociale des héros, petits paysans sans illustration ?
On a plus d’une fois soutenu que Cervantès, dans le discours qu’il prête au chanoine, avait énuméré quatre grands genres, ou quatre « Dichtweisen », en suggérant que le roman[20], avec son écriture souple, permet à un auteur d’apparaître à son gré comme « épico, lírico, trágico, cómico ». [21] S’agit-il de genres, au sens où le sonnet est un genre ? Admettons-le provisoirement. Nous en serons plus à l’aise pour remarquer que cette liste, qui offre quelque ressemblance avec le plan de l’Art poétique de Boileau, ne correspond ni à la trichotomie de la doctrine classique, ni au système d’Aristote. Comme cette dernière, elle est en partie dominée par l’opposition du noble et du croquant. En partie seulement, car l’introduction du lyrique n’est pas compatible avec la double dichotomie qui sert de base au philosophe.
L’aporie majeure de la doctrine classique tardive est probablement là : diverses astuces rhétoriques cherchent à masquer la multiplicité réelle des systèmes en cause, s’il doit s’agir réellement de systèmes, commandés par des critères stricts, et non de classements qui, cherchant avant tout la commodité, peuvent se contenter de critères impressionnistes et s’accommoder d’exceptions sans fin. Il est remarquable que la doctrine ait commencé à souffrir à l’époque où s’effaçait très lentement le référent symbolique auquel s’accrochaient, de manière très différente, Aristote ou Boileau : la société de castes, où l’individu est défini par sa naissance, qui est supposée le pourvoir d’une nature propre. Curieusement, la crise qui se produit est également contemporaine d’une réévaluation de ce qui oppose prose et poésie. Pour Voltaire, « prosaïque » est un terme neutre, qui signifie « écrit en prose ». Pour Germaine de Staël, « prosaïque » renvoie au méprisable, à la grisaille du quotidien, à ce qui rabaisse l’humain, tout l’humain. La prose pourtant ne cesse de gagner du terrain, au théâtre, dans l’épopée devenue roman, et même dans la poésie lyrique : l’expression « poème en prose », même si elle fait sourire ou rager plus d’un critique, est bien antérieure à Baudelaire. L’effet des traductions, visible et important, n’est pas seul en cause
Un très ancien système, qui n’a jamais disparu, est alors d’un grand secours. La prose a malgré tout ses lettres de noblesse, puisqu’il existe des orateurs. On lira donc Bossuet, Fénelon, et aussi Lacordaire. On lira même Danton.
Le phénomène est curieux : dans l’enseignement français d’aujourd’hui, ces auteurs n’existent plus guère. Mais la question se pose de savoir s’il n’a pas fallu, à un certain moment, recourir à eux pour fournir à la grande « triade » un complément indispensable, le d’Artagnan des trois mousquetaires, ce fourre-tout que nous appelons généralement « l’essai », et où se glissent, avec la biographie, l’épistolaire et le journal intime, tout ce qui est censé intéresser, plus que tout autre genre d’écrit, le public contemporain.
Grâce à ce secours, la trilogie reste utilisable, commode. Et l’on a sauvé l’idée que la théorie des genres peut se présenter comme un système intemporel, qu’il resterait, malgré tout, à fonder en raison. Mais la raison s’accommode-t-elle d’idées qu’il faut sauver à tout prix ?
Notes
[4] René Wellek, « Genre Theory, the Lyric, and Erlebnis », Discriminations, Yale University Press, 1970, p. 225 sq.
[6] La terminologie du XVIIe siècle français se distingue de la terminologie grecque, qui opposerait des « kaloï kagathoï « à des « kakoï » ; les notions sont fondamentalement les mêmes. On est toujours dans une société de castes.
[7] Plus d’un manuel scolaire, au début du siècle dernier, propose des « morceaux choisis de prose et de poésie », et non des échantillons des trois grands genres. Par « prose », on n’entend pas souvent « roman », mais bien plutôt sermon, oraison funèbre, leçon, conférence, article critique… Les orateurs sont toujours là, ceux que l’on « fabrique », alors que les poètes naissent tels quels. Fiunt oratores, nascuntur poetae. La formule est à coup sûr antique, mais nul n’en a découvert l’auteur.
[10] Il est curieux de voir combien les dictionnaires répugnent à mettre en avant ce phénomène pourtant incontestable : dans nombre de textes, « épos » signifie hexamètre dactylique, et non « épopée » ou « tonalité épique ».
[11] On observe que Goethe a utilisé le terme d’ « élégie » aussi bien dans son sens métrique, dans ses Elégies romaines, que dans le sens émotionnel, dans son Elégie dite « de Marienbad », qui n’utilise pas le distique, mais le pentamètre iambique.
[13] Le poète anglais, dans ce passage, s’est un peu écarté de son original. L’interprétation est délicate. Je crois pourtant que le savant auteur du précieux commentaire donné dans l’édition citée, H.T.Swedenberg, Jr., a tort de supposer que Dryden se dit en français Benserade. Le vers sur Benserade n’a pas d’équivalent dans le texte anglais, alors que les vers sur Racine, tirés il est vrai vers un sens nouveau, sont malgré tout faciles à reconnaître dans la traduction.
Fairfax was He, who, in that Darker Age,
By his just Rules restrain’d poetic Rage.
Edward Fairfax a publié, en 1600, une traduction de la Jérusalem délivrée. Dryden le connaît mieux sans doute que Boileau ne connaît Villon.
[15] Il y a beaucoup à dire sur le rôle mythique qu’on fait jouer à Goethe dans cette affaire. La théorie des trois « Dichtweisen » n’est pas, quoi qu’on en dise, un système des genres. Je me permets de renvoyer là-dessus à mon essai, Le Poème narratif dans l’Europe romantique, PUF, 2003, p. 137.