Alain Vuillemin
Université d’Artois et Université Paris Est, France
alain.vuillemin@refer.org
L’Émergence des littératures digitales
The Raise of Digital Literature
Abstract: ”Digital literature” was born long before the term ”digital literature”, borrowed from English, was translated into French. Around 1995, the concept of ”digital literature” initially named the foundation of “digital” edition as ”hypertext” and “hypermedia”, on the www. It was primarily an editorial concept applied to the transfer of literary texts from their earlier printed supports, the books, to new technological supports called ”IT supports”, ”E supports”, ”cyber supports”, ”digital supports”, ”technological supports”, ”multimedia”,”hypertext” or ”hypermedia”, and, more recently, ”hyperliterature”. The wide variety of notions used within this field provoked debates and conflicts about the nature and scope of this research and these experiments both on a literary and an aesthetic level. This led to an epistemological breakdown. The ”digital literature” is now an established field. Its development has proved to be a very complex process that involves several steps. This study aims to analyze its internal intuition, experiments and contradictions.
Keywords: Digital literature; Literary data processing; Free verse electronic; Oulipo; Potential literature; Computerisation of literature.
Les « littératures digitales » sont nées longtemps avant que l’expression de « littérature digitale » ait été fabriquée en français. Le premier exemple d’une application de l’informatique à l’étude d’un texte littéraire dont on puisse faire état remonte à 1949 et aux travaux fondateurs de Don Roberto Busa sur la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin. C’est en 1959 qu’un ordinateur – on disait encore un « calculateur » – a produit en allemand le tout premier recueil de « vers libres électroniques ». C’est aussi en 1959 que François Le Lionnais et que Raymond Queneau fondent un éphémère « séminaire de littérature expérimentale » qui deviendra, en 1960, l’Oulipo, l’« Ouvroir de Littérature Potentielle ». Ce cercle, l’Oulipo, a été le premier en Europe où des écrivains reconnus comme Umberto Eco, Italo Calvino, Stanley Chapman, Harry Matthews, Georges Perec, Jacques Roubaud ou Florence Delay, aient accepté d’explorer les virtualités, les « potentialités », que la science naissante du traitement de l’information, l’informatique, proposait à la création littéraire, que ce soit dans la poésie, dans le récit ou au théâtre. De génération en génération, le relais est pris en 1981 par l’ALAMO, l’« Association pour la Littérature Assistée par la Mathématique et l’Ordinateur », fondée par des dissidents de l’Oulipo dont, notamment, Jacques Roubaud, Jean-Pierre Balpe et Florence Delay. En 1989, l’association LAIRE (pour « Lecture, Art, Innovation, Recherche, Expérimentation »), devenue depuis « Mots-Voir », fondée par Claude Maillard, François Develay, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp et Philippe Bootz, lance la revue alire[1], la toute première revue de « poésie animée » par ordinateur dans le monde. Les premiers « romans électroniques », à savoir les tout premiers « hypertextes » de fiction en langue française apparaissent en 1994 et 1995[2]. En 1995, l’ouverture du réseau international de télécommunications numérisées « Internet » au grand public provoque le début d’une mutation considérable de l’édition. C’est aussi à cette époque que l’expression de « littérature digitale » apparaît en français, par un emprunt au terme anglais « to digit », « numériser », pour désigner les nouveaux modes d’informatisation de la littérature qui surgissaient. Mais le phénomène était plus ancien. Il avait commencé dès le début des années 1950 avec l’élaboration des premiers systèmes de traitement des textes aux Etats-Unis et la naissance de la linguistique informatique. Il reste difficile à analyser en raison de l’extrême variété de ses dénominations. Qu’en est-il ? Quelles ont été les étapes de ce processus d’émergence des littératures digitales ? Que peut-on dire de ses phases successives d’intuitions, d’expérimentations et de contradictions ?
I. Le temps des intuitions
Le temps des intuitions correspond à la période qui va de 1959 à 1979. Les réflexions qui sont entreprises à cette époque par des pionniers, des cercles restreints ou des individus isolés, sont menées pendant ces vingt années en dehors de tout recours, pratiquement, à des machines. Les équipements matériels sont encore très complexes. Ils sont réservés à une élite de spécialistes. Ils sont aussi excessivement coûteux. Les traitements effectués sont enfin très lents. Ils n’opèrent que sur du texte car les écrans n’existent pas encore. Il faut savoir que, jusqu’en 1979, la communication avec les ordinateurs, les « calculateurs », s’effectue seulement par l’intermédiaire d’un clavier en amont et d’une machine à écrire en aval. Les expériences menées sont donc très ponctuelles. Dès 1959, à Stuttgart, en Allemagne, un linguiste Max Bense, assisté d’un ingénieur, Théo Lutz, réussit à programmer un « calculateur » pour qu’il fabrique, en allemand, les premiers vers libres « électroniques ». On y est parvenu pour l’anglais dès 1960. En 1973, Richard W. Bayley a publié sous le titre de Computer Poems[3] une brève recension, une sorte d’anthologie, de ce qui avait pu être élaboré dans ce domaine, entre 1960 et 1971, aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Ce petit livre, publié aux États-Unis, révèle comment, en une dizaine d’années, la plupart des voies de la création poétique par ordinateur avaient déjà été explorées. En français, c’est seulement en 1964 qu’un informaticien québécois, Jean A. Baudot, réussira à faire fabriquer Le Premier recueil de vers libres rédigés par un ordinateur électronique[4] à l’aide d’un logiciel appelé Phrase. Rebaptisé Rephrase, ce même logiciel sera utilisé en 1967 pour élaborer les répliques d’une pièce de théâtre, Équations pour un homme actuel, de Pierre Moretti, créée en 1967 à Québec et présentée en France, en 1968, lors du festival international du théâtre universitaire de Nancy. Ce sont ces initiatives qui semblent avoir incité Raymond Queneau et François Le Lionnais à créer l’Oulipo à Paris, dés 1959, sous l’égide de l’Institut de la Pataphysique. C’est dans ce cadre qu’on a mené en Europe les premières réflexions sur l’utilisation des ordinateurs, ces « machines écrivantes » comme François Le Lionnais les dénomme dans ses manifestes successifs, écrits en 1961 et parus en 1973 dans le premier ouvrage publié par l’Oulipo, La Littérature potentielle[5]. Italo Calvino les prolongera en Italie en 1980 dans ses essais sur la « cyberlittérature » réunis dans La Machine Littérature[6]. Ce que l’on sait moins, c’est que, dès 1959, les principaux fondateurs des revues Noigandres et Invençâo au Brésil, à São Paulo, Haroldo et Augusto do Campos et leur ami Décio Pignatari, s’étaient aussi engagés dans une exploration analogue, sur la langue portugaise, sous l’égide du « concrétisme ». Un critique, Jacques Donguy, l’a révélé en France en 1985 dans son livre sur la poésie contemporaine, 1960-1985. Une génération[7]. Ailleurs, en d’autres pays, en Roumanie ou au Portugal, c’est à des chercheurs isolés, Pedro Barbosa à Porto, Solomon Marcu à Bucarest, que l’on doit d’autres tentatives de formalisation qui aient été menées en des langues latines, en portugais ou en roumain, sur la création littéraire par ordinateur. Dès le début des années 1970, les premiers « synthétiseurs » ou « générateurs » de textes interactifs avaient été conçus. Mais c’est seulement en 1974, lors d’une exposition internationale intitulée Europalia, à Bruxelles, en Belgique, que l’Oulipo a présenté ses premières réalisations expérimentales au grand public, essentiellement dans le domaine de la poésie. Tous les genres littéraires avaient donc été considérés d’emblée. Avec l’apparition des micro-ordinateurs personnels à la fin des années 1970, les conditions matérielles et techniques de travail des pionniers, qu’ils aient été regroupés ou isolés, vont changer d’une manière radicale. À la période des intuitions et des spéculations abstraites, théoriques, sur ce que l’informatique pouvait apporter d’une manière « potentielle » à la littérature allait succéder une phase d’expérimentations concrètes, empiriques et systématiques.
II. Les temps des expérimentations
De 1979 à 1995, avec la diffusion massive de la micro-informatique et des micro-ordinateurs individuels, qui sont dotés désormais d’un écran, puis de la couleur et du son à partir de 1985, les expérimentations vont se multiplier. L’Alamo en prend l’initiative dès 1981. À partir de 1989, l’association « LAIRE », alias « Mots-Voir », devenue depuis 2003 « Transitoire-Observable », se concentrera sur la poésie. À partir de 1990, aussi, la création des « Ou-x-pos », c’est-à-dire d’associations dérivées de l’Oulipo, débordera sur d’autres genres, du roman populaire ou policier à la peinture en passant par la bande dessinée, la peinture, la photographie, l’histoire ou la tragi-comédie. Les initiatives individuelles, parallèles, divergentes ou excentriques, se multiplient aussi, un peu partout. Plusieurs domaines de recherches distincts apparaissent. De Jacques Roubaud à Paul Braffort, Jacques Lusson ou Jean-Pierre Balpe, les membres de l’Alamo ont plutôt préféré explorer les voies de la « génération » et de la « synthèse » des textes littéraires et la conception de « littéraciels » (des logiciels de création littéraire), ce dont Paul Valéry avait eu la prémonition dès 1922 dans Variété. La revue Action poétique s’en est fait l’écho à plusieurs reprises, en 1983 et en 1991. Les derniers prolongements en ont été la réalisation et la présentation, à Paris, au Centre « Georges Pompidou », en 1999, du premier « opéra numérique » multimédia, Trois mythologies et un poète aveugle de Jean-Pierre Balpe, Henri Deluy et Joseph Gugliemi, construit sur une utilisation interactive de trois séries de synthétiseurs de sons, d’images et de textes. Un autre opéra numérique, Alletsator, conçu en portugais par Pedro Barbosa, y a fait écho en 2001, à Porto, au Portugal, au théâtre « Sa e Fe ». C’est un genre littéraire nouveau qui était né. Parallèlement, un auteur anglais, Alan Ayckbourne, avait tenté de transposer dès 1976 la démarche des récits à déroulement multiples qui avaient été explorés par l’Oulipo dans une série de pièces intitulées Intimate Exchanges. En 1993, Alain Resnais en a tiré le premier « film multiple », Smoking-No Smoking[8], dérivé de cette pièce de « théâtre multiple ». En 1992, en fondant l’Outrapo (pour l’« Ouvroir de Tragicomédie Potentielle »), c’est un autre Anglais, Stanley Chapman, qui s’est efforcé d’introduire les principes de l’esthétique de la littérature potentielle au théâtre. Entre temps, à partir de 1989, les fondateurs de la revue alire avaient déjà tenté de faire reconnaître l’originalité des nouvelles formes d’expression poétique qui surgissaient. En 1996, un cédérom multimédia, le n°10 de la revue alire (élaboré en association avec la revue Doc(k)s) a ainsi proposé une compilation systématique, riche d’une cinquantaine d’œuvres inédites, conçues en France mais aussi venues d’Espagne, d’Italie, du Portugal, de Belgique, de Grande-Bretagne, des États-Unis et du Brésil. Les numéros 11 et 12 d’alire ont conservé la même démarche. Ces réalisations avaient été élaborées par des auteurs qui ne se connaissaient pas auparavant. Pour la première fois, des initiatives dispersées avaient été repérées, inventoriées, réunies. Ce faisant, le contenu de ce n°10 de la revue alire donne une idée de la richesse et de la variété des voies qui avaient déjà été explorées, un peu partout, en Europe et ailleurs, par des auteurs qui s’ignoraient pendant cette période de tâtonnements et d’expérimentations initiales, menées dans l’anonymat et dans l’obscurité sur ces formes de littératures qu’on n’appelait pas encore « digitales ».
III. Le temps des contradictions
La dernière période, de 1995 à 2005, est un temps de grandes contradictions. L’essor du réseau Internet a provoqué une effervescence considérable depuis cette date, sur le plan intellectuel, dans les milieux littéraires et éditoriaux. Ce phénomène masque, toutefois, de profondes régressions, notamment depuis l’année 2000. Il contribue aussi à marginaliser et à étouffer la plupart des recherches antérieures, situées trop à l’avant-garde peut-être par rapport au mouvement général qui s’est produit depuis. En matière d’édition littéraire, le bouillonnement des initiatives est devenu vertigineux. Que ce soit sous une forme « hypertexte » ou « hypermédia », le volume des ressources numériques proposées en ligne sur le réseau Internet est devenu colossal. Les articles, les revues, les publications, les sites éditoriaux, les collections de textes numérisés, les portails de références se dénombrent désormais par milliers, voir par dizaines de milliers en toutes les langues. L’édition a commencé à se numériser vraiment, en bousculant les réticences et les résistances des milieux éditoriaux. Ce processus avait été préfiguré dès le début des années 1990 par la création en France de la base de données Gallica par la Bibliothèque Nationale de France (BNF), autour d’un corpus initial de trois cents mille volumes des collections de la BNF qui avaient été reproduits en fac simile électroniques. Entraînée dans un processus de surenchères, la société américaine Google se proposait dès 2004 d’ouvrir à la consultation des sites où se trouveraient réunis, en mode « texte », des ouvrages par dizaines de millions. À l’inverse, les approches proposées de la lecture demeurent très traditionnelles. La « digitalisation » de la littérature opère seulement une substitution du support matériel de textes littéraires. Les livres imprimés sont remplacés par des « livres électroniques » mais la manière de les lire n’est pas modifiée. Un texte « affiché » sur une page-écran d’ordinateur se déchiffre exactement comme il le serait sur une page de livre imprimé. L’acte de lecture demeure inchangé. Les acquis de la linguistique informatique et de la lecture interactive sont méconnus. Ces modes d’édition numérisés ignorent d’une manière délibérée ce que l’environnement technologique du réseau Internet pourrait apporter de spécifique. Plus l’édition se numérise, plus ce recul est manifeste, plus ce nouvel obscurantisme éclairé se manifeste. C’est en effet un véritable raz-de-marée éditorial. Il en résulte aussi une première conséquence, à savoir l’émergence d’une réflexion critique « hypertextuelle » ambiguë qui tend à amalgamer les approches précédentes de la création littéraire informatisée au seul recours aux « hypertextes ». On se refuse de concevoir la création autrement. C’est une démarche très réductrice. La perception de ce qu’on entend par la « littérature digitale » en est brouillée. Les efforts qui ont été entrepris depuis les années 1959-1960 par un nombre finalement très restreint de cercles, d’associations ou d’individus, pour explorer ce que des formes d’expression et de création technologiques pouvaient apporter d’inédit sont, en effet, en quelque sorte étouffés ou submergés par un nouveau conformisme critique. On ne veut pas accepter l’idée que la création littéraire par les nouvelles technologies puisse procéder autrement qu’au temps du livre imprimé. De rares sites, Alamo en France, Akenaton en Corse, Hermeneia en Espagne, L’Astrolabe au Canada, Paragraphe en France, E-Poetry sur Internet, tentent de préserver l’héritage des pionniers. Sur ce point, l’explosion de « la » ou « des » littératures dites « digitales » est extrêmement équivoque.
Conclusion
L’émergence de la notion de « littérature digitale » est un phénomène récent et ambigu. Empruntée à l’anglais, l’expression désigne au départ, vers 1995, la naissance de l’édition numérique, en mode hypertexte et hypermédia, sur le réseau Internet. C’est d’abord un concept éditorial qui veut s’appliquer au transfert des textes littéraires de leurs supports imprimés antérieurs, les « livres », vers des supports technologiques nouveaux, appelés « informatiques », « électroniques », « cybernétiques », « numériques », « technologiques », « multimédias », « hypertextuels » ou « hypermédias » et, plus récemment « hyperlittéraires ». La conception de la lecture et de l’acte de création littéraire n’est en rien transformée par cette substitution des supports. Un texte qui est « affiché » sur un écran s’élabore et se « lit » comme s’il avait été « imprimé » sur un livre. L’héritage du passé récent, les acquis de la recherche linguistique et informatique depuis les années 1960, les apports de l’« écrilecture » et de l’interactivité à la création littéraire, sont délibérément ignorés ou méconnus. La découverte de l’originalité du statut épistémologique des « textes électroniques » au temps des premières intuitions, entre 1960 et 1980, est oubliée. Les résultats des expérimentations oulipiennes, alamaniennes ou parallèles, ne sont plus guère signalés, sur Internet, que sur de rares sites, ceux des associations concernées, ou sur certains « portails » universitaires. Ils sont submergés, annihilés, par l’énorme mascaret de sites littéraires qui se sont créés en une dizaine d’années sur presque tous les sujets littéraires, sur presque tous les mouvements esthétiques et sur presque tous les écrivains reconnus. L’ambiguïté du phénomène réside dans le fait qu’il affecte de tout ignorer du nouvel environnement technologique des sociétés digitales contemporaines. La période récente, depuis 1995, est devenue une phase de bouillonnement dont l’effervescence masque la régression générale des initiatives qui avaient été entreprises, jadis, pour explorer ce que l’informatique pouvait apporter comme enrichissement à l’édition, à la lecture et à la création. Ce rappel est nécessaire pour mieux comprendre la portée des débats contradictoires qui se sont engagés aujourd’hui sur l’émergence de ce qu’on appelle les « littératures digitales ». Ce qui est sûr, c’est que, quelles que soient les controverses qui se sont engagées, une rupture épistémologique s’est produite, que ces littératures sont nées et qu’un chapitre inédit de l’histoire de la littérature mondiale s’est ouvert.
Notes
[2] Voir Vuillemin, Alain : “Les romans électroniques en langue française (Fragments d’une histoire (1994) de J.-M. Lafaille, Frontières Vomies (1995) de J.-M. Pelloquin et 20 % d’amour en plus (1996) de F. Coulon)”, in Anals do Colloquio Internacional de Literatura. I – Romance (18-21 março de 1997), Florianópolis (SC), Brésil, Université Fédérale de Santa Catarina (UFSC), p. 171-179, repris dans Dos Santos (Alckmar) ed : Lugares Textuais do romances, Florianopolis (SC), Brésil, Université Fédérale de Santa Catarina et Université de Picardie – Jules Verne (France), Primavera de 2001, p.251-261.
[3] Bailey, Richard W. : Computer Poems, Drumond Island (Michigan), Etats-Unis, Potagonnissing Press, 1973.
[4] Baudot, Jean A. : La Machine à écrire, mise en marche et programmée par Jean A. Baudot : le Premier recueil
de vers libres rédigés par un ordinateur électronique, Montréal (Québec), Canada, Editions du Jour, 1964.