Corin Braga
Universitatea Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
CorinBraga@yahoo.com
Antiutopies critiques post-apocalyptiques /
Post-Apocalyptic Critical Dystopias
Abstract: Contemporary series of books and movies for teenagers and young adults, such as The Giver by Lois Lowry, The City of Ember by Jeanne duPrau, The Hunger Games by Suzanne Collins, The Maze Runner by James Dashner, Divergent by Veronica Roth or Aeon Flux, imagine a dystopian future in which small communities of survivors from a global (artificial) catastrophe are subject to monstrous genetic, social and mental experiments. Conceived on the pattern of the ancient myth of the Minotaur in Crete, they present the trials that young heroes have to pass in order to survive. The labyrinth is a metaphor for the future dystopian societies; survival from its ordeal, as well as the destruction of the occlusive system, offer a new hope for these “critical dystopias.”
Keywords: Critical Dystopias; Post-apocalyptic Societies; “Maze Ordeal”; The Giver; The City of Ember; The Hunger Games; The Maze Runner; Divergent; Aeon Flux.
Après la marée antiutopique (« the dystopian tide ») du XXe siècle (Zamiatine, Orwell, Huxley, Bradbury, etc.), plusieurs espèces utopiques plus ambiguës, comme les utopies critiques et les antiutopies critiques, ont provoqué une sorte de reflux du défaitisme général. Ce que les commentateurs anglo-saxons appellent des « critical dystopias » se proposent de « negotiate the necessary pessimism of the generic dystopia with a militant or utopian stance that not only breaks through the hegemonic enclosure of the text’s alternative world but also self-reflexively refuses the anti-utopian temptation that lingers in every dystopian account[1] ». Ces auteurs « critiques » re-introduisent le « principe d’espérance » dans les visions tourmentées des contre-utopistes, laissant entrevoir la possibilité que la société totalitaire et cauchemardesque, qui a séquestré le futur de l’humanité, soit à son tour abolie. Ou, selon les commentaires de Raffaella Baccolini et de Tom Moylan, si les antiutopies modernistes canoniques procèdent à une forclusion de l’espoir de leurs univers imaginaires, les antiutopies critiques contemporaines (postmodernes ?) acceptent le retour d’un espoir de rédemption autant chez leurs personnages que chez leurs lecteurs[2].
Dans ce travail, nous nous occuperons d’un corpus d’antiutopies critiques, appartenant à ces dernières décennies, qui assument l’inévitabilité d’une catastrophe future et se placent, donc, dans un avenir post-apocalyptique, tout en envisageant une chance de salut pour l’humanité survivante. Grâce à leur succès de librairie, la majorité de ces livres ont été continués dans des séries thématiques : le tétralogie de Lois Lowry The Giver (1993), Gathering Blue (2000), Messenger (2004) et Son (2012) ; la tétralogie de Jeanne DuPrau The City of Ember (2003), The People of Sparks (2004), The Prophet of Yonwood (2006) et The Diamond of Darkhold (2008), la trilogie de Suzanne Collins, The Hunger Games (2008), Catching Fire (2009) et Mockingjay (2010), la tétralogie de James Dashner, The Maze Runner (2009), The Scorch Trials (2010), The Death Cure (2011) et The Kill Order (2012), et la trilogie de Veronica Roth, Divergent (2011), Insurgent (2012) et Allegiant (2013).
Aussi, en accord avec la stratégie des médias actuels et des producteurs de Hollywood, de grandes compagnies cinématographiques ont acheté les droits de ces romans pour en tirer des films et faire « recette ». The Giver a été produit en 2014 par Walden Media, de même que The City of Ember en 2008 ; Color Force et Lionsgate ont porté à l’écran The Hunger Games (2012), Catching Fire (2013) et Mockingjay (divisé en deux parties : 2014 et 2015) ; 20th Century Fox a abordé la série de The Maze Runner (2014), The Scorch Trials (2015), The Death Cure (annoncé pour 2017) ; alors que Summit Entertainment a adapté à l’écran Divergent (2014), Insurgent (2015) et Allegiant (annoncé pour 2016). À ce corpus de films nous ajouterons Aeon Flux, produit par Paramount Pictures en 2005 à partir non d’un livre, mais d’une série télévisée de dessins animés créée par Peter Chung.
La stratégie de vente et de diffusion de ces livres et de ces films cible un public spécifique, les adolescents (« young adults »). De ce fait, un pattern, sinon un stéréotype, peut y être identifié, celui des rites de passage et d’initiation. Les auteurs et les directeurs de film explorent les inquiétudes et les problèmes d’intégration des jeunes dans la société contemporaine et imaginent des scénarios plus ou moins héroïques, voire archétypaux, pour offrir des « corrélatifs artistiques » et des solutions symboliques à ces angoisses liminales souvent non-verbalisées. Afin de mieux mettre en relief les conflits psychologiques et sociaux des jeunes, ils projettent les aventures dans un « décor mythique », repris aux genres de l’(anti)utopie et des apocalypses contemporaines. Les difficultés de mûrir deviennent ainsi des épreuves initiatiques qui se vivent dans des univers périlleux et terrifiants. De l’échec ou de la réussite des héros dépendra non seulement leur destin, mais aussi l’avenir de ces sociétés au bord du gouffre.
En règle générale, tous ces romans et leurs adaptations cinématographiques sont placés dans un futur post-apocalyptique, après une catastrophe naturelle ou artificielle qui a quasiment anéanti la civilisation humaine. Jeanne DuPrau imagine dans City of Ember et ses suites qu’une hécatombe de nature non précisée (arme biologique, virus létal ?) aura exterminé l’humanité, à l’exception d’une cité construite sous la terre. Pour éviter les traumatismes psychologiques, les survivants ont été laissés par les Constructeurs dans l’ignorance du monde du dehors et de la catastrophe qui l’a détruit. Une valise sigillée a été transmise en héritage au maire de la « ville d’ambre » pour qu’on l’ouvre dans deux cents ans, quand les effets nocifs de la catastrophe auront disparu ; la valise contient des indications sur la voie de retour à la surface.
Dans The Hunger Games, les États-Unis auront été réduits, après un cataclysme global, à une communauté située quelque part dans les Monts Appalachiens (ou peut-être dans les Rocky Mountains), composée d’une capitale et treize provinces fonctionnant comme des succursales de la métropole. La condition d’îlot de survivants de l’humanité n’a pas empêché Panem d’avoir sa propre guerre civile, qui a mené à la destruction (partielle) du treizième district et à la soumission brutale des autres. Dans le cycle de James Dasher, qui commence, du point de vue chronologique, avec le quatrième roman, The Kill Order, la Terre est ravagée par des éruptions solaires qui brûlent et font mourir la moitié de la population. Pire encore, le gouvernement lance un virus du cerveau, « The Flare », qui, au lieu de permettre le contrôle des individus, provoque la folie et menace le reste de l’humanité. Dans Aeon Flux, c’est toujours un virus, créé artificiellement, qui est responsable, en 2011, de la mort de 99% de la population du globe, à l’exception des rescapés de la cité enclave de Bregna.
Parfois, même si les apocalypses n’auront pas annihilé l’humanité dans son ensemble, elles auront suffi pour amener le gouvernement (des États-Unis) à prendre des mesures radicales. Lois Lowry, dans son cycle The Giver, préconise un avenir où la planète aura été ravagée par des guerres, luttes intestines, violences, famines et autres désastres dus aux défauts de l’être humain, de sorte que l’État survivant aura construit des communautés isolées afin d’expérimenter une rééducation et un changement de cette nature humaine même. De même, dans le cycle Divergent, Veronica Roth voit la cité de Chicago, dévastée par « The Purity War » (à la suite d’expérimentations génétiques désastreuses), comme une enclave isolée par le gouvernement pour explorer la possibilité de stimuler par une politique des castes les qualités morales des individus.
À l’instar de toutes les utopies, les sociétés humaines de ces œuvres sont attentivement séparées du reste du monde (supposé disparu) et de la nature en général (considérée infestée et toxique). La Cité d’Ambre se cache dans les profondeurs de la terre, pour éviter la contamination avec les germes de la surface. Tout Panem de Hunger Games semble isolé dans des vallons des Monts Appalachiens, alors que ses districts sont délimités par des barbelés pour en empêcher la sortie. Chicago en ruines du cycle Divergent est entourée de palissades futuristes qui le réduisent à une sorte de camp d’expérimentation. Bregna d’Aeon Flux est séparée du monde extérieur par un grand mur aseptique, censé bloquer l’accès des virus, mais aussi d’empêcher l’évasion des individus. Les Communautés de The Giver sont construites sur un grand plateau montagneux, difficilement accessible, entouré de déserts de sable et de neiges, et finalement d’un écran énergétique qui bloque la mémoire des habitants. Quant au cycle de Maze Runner, les groupes qui ont encore le contrôle de leur destin, comme le WICKED, sont protégés militairement, dans des casemates, alors que le reste des survivants fouinent dans les ruines des anciennes villes et les déserts créés par les radiations solaires.
Néanmoins, à l’exception de la tétralogie de James Dashner, dans les autres cycles la Nature semble, à la différence de la civilisation humaine, avoir survécu aux cataclysmes ou être finalement revenue à son état normal. Katniss Everdeen et Gale Hawthorne de Hunger Games se faufilent souvent hors de leur très pauvre District 12 pour se procurer de la nourriture en chassant ou en cueillant des fruits, mais aussi pour se retrouver eux-mêmes au milieu de la nature. L’espace naturel situé en dehors des communautés emmurées de Divergent, Aeon Flux ou The Giver, bien que déclaré invivable et létal par les leaders qui font des expérimentations sur ces groupes humains, s’avère bénin, riche, charmant. Quant à Lina et Doon, les deux fugitifs de la Cité d’Ambre, pour eux le monde de la surface, solaire, fécond et sain, est une véritable Terre Promise où ils conduiront le reste des survivants prisonniers dans les entrailles terrestres.
La nature aura donc survécu aux désastres provoqués par l’homme (ce n’est que dans Maze Runner qu’une catastrophe naturelle se combine avec un désastre artificiel pour anéantir autant le milieu naturel que l’humanité) et les communautés isolées apparaissent plutôt comme les dernières survivantes de ce mal généralisé qu’est l’humanité elle-même. Pour sortir du cycle de la destruction, il faut que ces noyaux malins se rouvrent vers l’extérieur, qu’ils se laissent et se fassent soigner par la Mère Nature. La sortie de la demeure souterraine est l’unique solution de survie pour la population en pleine décrépitude de la Ville d’ambre. La destruction de la muraille qui entoure Bregna et la reprise du contact avec la nature extérieure sont la garantie que l’humanité d’Aeon Flux récupérera sa capacité de reproduction naturelle. La percée du mur d’ondes psychiques qui entourent les communautés de The Giver refait non seulement la liaison des individus avec le monde extérieur, mais aussi avec la nature intérieure de l’homme (ses sensations, ses souvenirs, ses sentiments, etc.).
Ce rapport axiologique entre l’intérieur et l’extérieur va à l’encontre de la distribution qui caractérise l’utopie classique. Les défenses terrifiantes, naturelles et artificielles, qui entourent la majorité des cités idéales ne sont plus censées protéger l’Utopie face à la barbarie, la violence et la monstruosité qui grouillent à l’extérieur, sinon empêcher les citoyens à fuir la cité prison où ils ont été claustrés par la catastrophe globale, ou, pire encore, où ils sont les sujets d’une quelconque expérimentation perverse. Sur le schéma polaire du genre utopique, les textes et les films dont nous traitons ici suivent la distribution des toutes les contre-utopies, en attribuant le bien à un passé pré-apocalyptique perdu et regretté, et le mal à un présent post-apocalyptique rendu encore pire par les survivants eux-mêmes. Ce que la caractérisation d’« antiutopie critique » rajoute à cette structure c’est la possibilité que les citoyens de la « Cité du mal » puissent en sortir ou même la détruire. Le futur sans horizon des protagonistes des antiutopies modernes (Zamiatine, Orwell, Bradbury, etc.) fait place à l’espérance que les communautés des survivants pourront revenir à un état des choses d’avant le moment où la civilisation s’est détruite elle-même, par l’intermédiaire de ses propres inventions et de son progrès technologique.
Car ce sont bien les innovations scientifiques qui ont provoqué les apocalypses de tous ces textes et films. Dans les enclaves des survivants, ont voit à l’œuvre des machines et des artefacts qui font partie de l’arsenal de la science-fiction. Par contraste soit avec les anciennes villes de gratte-ciels en ruines, soit avec les paysages désertifiés, ou encore avec la nouvelle nature triomphante, les communautés disposent d’appareils et de techniques parfois dignes d’une civilisation future développée et resplendissante. Les innovations les plus modestes se retrouvent peut-être The City of Ember, ville souterraine qui commence à ressembler, dans sa déchéance, avec les cités dévastées de la surface. Toutefois, la technologie nécessaire pour concevoir et maintenir, pendant plus de deux cent ans, un monde souterrain, avec sa source d’énergie, est le signe d’une avancée scientifique dont les Constructeurs (« Builders ») avaient su en tirer profit.
Par contraste avec l’état misérable, dégénéré et humble des simples survivants, les groupes, les castes ou les cliques dominantes de tous les autres récits détiennent des ressources scientifiques et technologiques qui n’ont rien à envier aux romans d’anticipation optimiste. Ils possèdent tous des techniques de manipulation génétique, qui leur permettent de se reconstruire physiquement (The Hunger Games), de se cloner et de vivre ainsi éternellement (Aeon Flux), de créer par sélection des « Immunes » (The Maze Runner) ou de créer des individus ayant des qualités standardisées, en utilisant des gènes spécialisés (Divergent, The Giver).
L’organisation WICKED (World In Catastrophe: Killzone Experiment Department) de The Maze Runner dispose de moyens pour construire de gigantesques labyrinthes dont les pièces mobiles sont peuplées de monstres biotechnologiques (« Grievers »). Les « Érudits » de la série Divergent ont en leur possession, pour tester les individus, des sérums capables de susciter des simulations mentales complexes, des « épreuves » tellement vraies qu’elles peuvent provoquer la mort. Les concepteurs des « jeux de la faim » utilisent des dispositifs électroniques et des champs énergétiques à même de projeter et de matérialiser des décors complets (comme l’Arène où se déroulent les jeux mortels), avec des monstres tels les « mutts », des mutants issus des bêtes et des joueurs morts. Dans le cycle The Giver, si la technique dont disposent les « communautés » est minimale (rappelant la simplicité voulue des toutes les (e)utopies phalanstériennes et physiocrates), en revanche le technologie utilisée par le gouvernement pour créer des enclaves expérimentales est suffisamment complexe pour pouvoir contrôler (lobotomiser) la psyché des individus par des champs de force.
Si toutes ces communautés sont des enclaves de survivants après des catastrophes globales, certaines ont aussi le rôle de « laboratoires d’expérimentation ». Des gouvernements ou des élites secrètes ont construit ces « pièges à rats », le plus souvent avec les meilleures intentions, à savoir le désir non seulement de conserver la race humaine en voie d’extinction (The City of Ember, Aeon Flux), mais de l’améliorer par des sélections et des mutations génétiques capables de la préserver de futures apocalypses. Et si, dans les utopies, de telles procédures puissent faire évoluer et progresser l’humanité, dans les antiutopies elles mènent à des déviations monstrueuses et à des échecs patents.
Ces récits réussissent une « mise en abyme » du mécanisme intime de toute pensée utopique : la construction imaginaire d’un espace où l’utopiste puisse faire des « expériences de pensée » sur la société. Il s’agit de démonstrations par l’absurde : les auteurs partent d’hypothèses ou de propositions apparemment positives et les mettent en œuvre, pour voir ce qui advient du groupe cible. L’intention des « expérimentateurs » est d’habitude de séparer les traits positifs des traits négatifs de la nature humaine, de rendre plus forts les premiers et de faire disparaître les seconds. Mais si dans les utopies la procédure débouche sur des résultats bénéfiques, dans les antiutopies elle mène à la détérioration et à l’annihilation de l’être humain. Les antiutopistes font le procès de la procédure même de sélection et d’extrapolation utopique et démontrent qu’elle est anti-humaniste.
Ainsi, dans le cycle The Maze Runner, les savants de WICKED soumettent-ils des jeunes aux épreuves d’un labyrinthe létal pour en faire émerger les individus immuns au virus « Flaire ». L’expérience suppose la suppression de la mémoire des « cobayes », pour qu’aucun savoir antérieur n’interfère avec les épreuves ; il est moins évident cependant comment les périls presque insurmontables, appartenant plutôt à un jeu de massacre sadique, puissent vraiment stimuler les traits immunitaires nécessaires pour trouver le « remède » de la maladie. De sorte que la formule « Wicked is good », inoculée à maintes reprises aux protagonistes, est un oxymoron spécifique de toute vision prétendue utopique qui se manifeste de façon antiutopique.
Dans le cycle Divergent, un gouvernement central invisible a divisé la communauté qui survit dans un Chicago post-apocalyptique en cinq factions, en vue d’expérimentations sur les traits de caractère nécessaires afin de réformer la nature humaine et en extirper la propension à la violence et à la guerre. Les cinq vertus sont l’Abnégation, l’Amitié, la Candeur, la Bravoure et l’Érudition ; à la fin de l’adolescence, tous les jeunes sont testés par des simulations mentales et distribués à la faction qui leur correspond le mieux. Ceux dont la vocation n’est pas évidente deviennent des « sans faction », des parias, alors que ceux à multi-vocation sont traités de « divergents » et éliminés de la société. Veronica Roth y reprend en quelque sorte l’expérimentation utopique de Platon, qui divisait déjà l’État idéal en une hiérarchie des classes représentant les facultés mentales dominantes : les rois et les prêtres – l’intellect (le nous), les guerriers – la volonté (le thymos), les travailleurs – les appétits et besoins du corps (l’epithymia). Apparemment, par la sélection génétique des traits positifs de la nature humaine, extrapolés dans des classes sociales, les tensions et les conflits qui ont mené à la quasi destruction de la race humaine devraient disparaître.
Or, voilà qu’au lieu d’instaurer un régime de l’harmonie et de la paix, la communauté de Chicago non seulement rejette et persécute les anomiques, mais échoue dans une conflagration intestine quand les Érudits, manipulant par des implants cérébraux les Braves, exterminent la faction de l’Abnégation et en viennent à soumettre les deux autres. Veronica Roth semble faire une « expérience de pensée » sur les relations entre les facultés de l’âme, un test qui montre que l’intellect risque d’être pris en possession par l’orgueil, que la bravoure est souvent aveugle et manipulable, que l’abnégation, l’amitié et la candeur sont passives, naïves et incapables de réagir. Malgré ce que pensent des chefs de factions comme Jeanine, ce n’est pas l’exclusion des « gènes mauvais » et la pureté des types de personnalité qui peuvent assurer la survie, puisque ces typologies finissent par se concurrencer, mais le mélange et la cohabitation des facultés. Béatrice (Tris), la protagoniste, en tant que « divergente » à 100%, s’avère être la personnalité totale recherchée par les auteurs de l’« expérience Chicago » comme solution pour la race humaine.
L’expérience la plus radicale pour purifier et améliorer la race humaine est peut-être celle de la série The Giver. La communauté du roman a l’aspect d’une utopie. Isolée soigneusement sur une plateforme montagneuse, avec un climat contrôlé, sans froid ou chaleur excessifs, neige, tempêtes ou canicules, elle pratique les vertus que toute éthique utopique propose pour une société parfaite. Les biens appartiennent en totalité à la communauté, de manière qu’il n’y ait pas de concurrence, envie, haine, violence. Chaque citoyen se dédie à son travail, sans commentaires ou défaillances. Les miroirs sont interdits pour éviter le narcissisme et l’égoïsme. Le « Livre des règles » de conduite est suivi aveuglement, les transgressions ne sont que des accidents mineurs, punis par des excuses publiques et des réprimandes polies. Ceux qui ne désirent toutefois pas se soumettre au régime de vie communautaire sont « libérés », c’est-à-dire exclus et envoyés vivre « autre part » (« Elsewhere »).
Quoique les membres de la communauté n’en soient pas conscients, le lecteur comprend bien vite que la société présentée comme idéale comporte des malformations et des dysfonctionnements. Les vêtements sont réduits à des uniformes, la tonsure est standardisée pour les hommes et les femmes, les noms sont limités à un stock récurrent (le même nom est ré-attribué à la disparition du porteur précédent), les dissemblances entre les individus dues aux yeux, à la stature, au sexe, au tempérament sont passées sous silence. Les couples sont planifiés en fonction des besoins publics, les familles sont limitées à deux enfants, un garçon et une fille, les enfants sont conçus dans des chambres incubatrices et les surnuméraires sont « libérés ». Le monde de Lois Lowry a mis en pratique l’ancien principe des utopies égalitaires : l’uniformisation. L’idéal commun est la « Sameness » : tous les individus ont été manipulés génétiquement pour que les différences entre eux soient réduites aux maximum[3].
En fait, la manipulation de la race perpétrée sur la Communauté de The Giver s’avère bien plus monstrueuse. La libération, découvre Jonas, le héros du roman, ne signifie pas départ ou exil, mais simplement mise à mort. À cette nuance près que ni ceux qui la mettent en pratique ni le reste des citoyens, ne sont capables d’en comprendre la signification. La Communauté a été soumise à une lobotomisation, tous se comportent comme des schizophrènes incapables de saisir la dimension réelle des évènements. Dopés chaque jour depuis la naissance, ils n’ont pas d’émotions, ils n’ont pas de mémoire collective du passé, ils ont perdu jusqu’aux sens des couleurs, des goûts, du froid et du chaud.
La communauté imaginée par Lois Lowry met en pratique, dans une sorte de laboratoire social clos, l’expérimentation utopique à l’état pur. Si la race humaine est, de par sa nature, féroce et destructrice, il faut extirper, par le contrôle génétique, l’eugénisme et l’éducation dirigée, toutes ses pulsions primitives, « animales », les instincts, les sensations, les rêves, les souvenirs, les sentiments. Ce qui en résulte est une humanité aseptisée, décérébrée. Le prix à payer pour l’éradication de la violence, de la souffrance, de la guerre, pour la sécurité et l’harmonie collective, est la déshumanisation. Souffrant d’un orgueil démiurgique malsain, les projets utopiques mélioratifs ne font que détruire la complexité naturelle de l’individu, sa spontanéité, sa joie de vivre, son humanité même. Réduit à l’extrême du bien moral, privé du choix et du libre arbitre, le sujet de l’utopie devient une marionnette, un automate.
Une situation plus spéciale est celle de The Hunger Games. Dans la série de Suzanne Collins, les douze districts de Panem sont obligés, depuis la rébellion d’il y a 75 ans qui a mené à la destruction du treizième district, d’envoyer, en guise de « tribut », un jeune homme et une jeune fille entre 12 et 18 ans participer aux « jeux de la faim » du Capitole. Les jeunes sont transformés en une sorte de gladiateurs postmodernes, des condamnés à mort, dans une nouvelle Rome qui met en pratique, par son président Snow, le principe machiavélique « panem et circenses », le contrôle par le pain et le cirque. Néanmoins, en dépit des autres renvois onomastiques au latin et à l’Empire romain (Cato, Cinna, Sénèque, etc.), le pattern qui sous-tend la série est celui du mythe de la Crète minoenne qui, afin de punir Athènes « l’ancienne », l’obligeait à envoyer des jeunes pour être sacrifiés au Minotaure du Labyrinthe. Dans le futur dystopique de Suzanne Collins, le progrès des sciences et des inventions a été accompagné d’une croissance exponentielle des différences entre les riches du Capitole, menant un vie de splendeur décadente, et les pauvres des districts, réduits à la famine et à l’esclavage.
Les futurs post-apocalyptiques décrits par ces séries sont des plus déprimants. Ce qui sépare néanmoins ces fictions contemporaines des antiutopies du XXe siècle est leur optimisme sous-jacent, qui les transforme justement en des « antiutopies critiques ». À la différence de Zamiatine, Huxley, Orwell ou Bradbury, qui n’envisagent aucune solution pour abolir les sociétés dysphoriques, DuPrau, Lowry, Collins, Roth ou Dashner entrouvrent une voie de sortie du cauchemar et de rédemption des communautés totalitaires. De ce fait, leurs récits sont beaucoup plus dynamiques : au statisme de la description spécifiquement (anti)utopique ils opposent les récits des aventures par lesquelles les protagonistes arrivent à démembrer les systèmes en place.
Le rôle de rédempteurs revient aux jeunes, les romans et les films de ce sous-genre ciblant le public des adolescents (« teen-agers », « young adults »). Les commentateurs n’ont pas manqué d’observer que les antiutopies critiques pour jeunes comme The Giver, The Hunger Games ou Divergent explorent les anxiétés de l’adolescence : changement du groupe d’âge, séparation des parents et de la famille, déterritorialisation (« losing a sense of localized home identity »), choix d’un parcours éducatif et d’un métier futur, prise en main de son propre destin, remplacement des copains d’enfance avec de nouvelles catégories d’amis, pression des traditions héritées et de l’opinion publique, intégration dans et / ou confrontation avec un nouveau milieu social et professionnel, etc.[4]
De ce fait, les récits rejoignent, parfois à l’insu des auteurs, les scénarios des « rites de passage », plus exactement, la classe de ce que Arnold Van Gennep définit comme des « rites d’initiation ». L’atteinte de l’âge de la puberté, tant physiologique que sociale, était marquée dans les sociétés traditionnelles par l’initiation dans une nouvelle classe d’âge et dans divers types de confréries : magiques, religieuses, secrètes, de caste, de classe sociale ou de profession, etc.[5] Or, dans la plupart des séries envisagées ici, les systèmes centraux ont créé des cérémonies d’entrée dans l’une des divisions sociales, professionnelles ou morales de la société respective : à douze ans, Jonas et ses collègues de The Giver reçoivent la nomination pour une des professions pratiquées dans la Communauté ; de même, Lina et Doon de City of Ember sont assignés au travail pour lequel ils semblent les mieux préparés ; Tris et ses compagnons d’âge de Divergent doivent choisir, après un test mental, entre les cinq factions psychologiques de Chicago ; entre 12 et 18 ans, les jeunes des douze districts de Panem sont tirés aux sorts pour participer aux Hunger Games ; de même, les savants de WICKED choisissent leurs cobayes humains parmi les adolescents, pour les jeter, après avoir annihilé leur mémoire, dans des labyrinthes artificiels.
Partant de The Maze Runner, on pourrait caractériser le schéma rituel de tous ces récits par ce que Mircea Eliade appelle « l’épreuve du labyrinthe [6]». Les jeunes athéniens étaient envoyés au labyrinthe de Cnossos pour être sacrifiés au Minotaure ; en survivant à l’épreuve et en tuant le monstre, Thésée est devenu le sauveur d’Athènes. Chez James Dashner, en échappant aux épreuves du Labyrinthe (« the Maze ») et puis de la Terre calcinée (« Scorched Earth »), Thomas et les autres « Gladers » démontrent qu’ils ont les gènes nécessaires pour permettre la fabrication du « remède » et sauver ainsi l’humanité restante. De même, Katniss Everdeen sort indemne, deux éditions à la suite, des labyrinthes artificiels conçus par les ingénieurs des « jeux de la faim » et, à la tête de la révolte des districts, finit par provoquer la mort du « Minotaure » du Capitole, le président Snow. À leur tour, Lina et Doon réussissent à trouver une sortie des souterrains où est construite la « Ville d’ambre » et, jouant sur une image figurale du mythe platonicien de la caverne, retrouvent la lumière et rendent à leur communauté en train de dépérir l’occasion de revenir à la surface et à la vie.
Dans les autres séries, les labyrinthes sont présents aussi, bien que de manière plutôt métaphorique que littérale. Les communautés de The Giver, Divergent et Aeon Flux sont isolées par des murs impénétrables du monde extérieur. Mais, à la différence des défenses des cités idéales, censées protéger Utopia de l’assaut de l’extérieur, dans ces antiutopies les murailles sont destinées à empêcher la fuite des citoyens, à les contenir par la force dans une société cœrcitive. C’est en trouvant le « fil d’Ariadne » que les jeunes héros défont le système et sauvent leurs semblables du monde clos où ils sont soumis à des expériences inhumaines. Le labyrinthe symbolise la société ou la communauté post-apocalyptique pour laquelle les antiutopistes critiques pensent avoir trouvé le salut.
Ces récits ne narrent plus le voyage initiatique dangereux certes, mais réconfortant, que des voyageurs utopiques devaient entreprendre pour rejoindre un « point suprême » de la mappemonde, sinon le trajet que des individus révoltés contre l’ordre régnant doivent suivre pour anéantir ces régimes et libérer ses captifs. Il s’agit d’un trajet initiatique inverse : les jeunes héros se trouvent déjà dans le labyrinthe (le monde futur post-apocalyptique), ils doivent le parcourir jusqu’à son centre de ténèbres pour conjurer le monstre, pour vaincre le mal et ouvrir ainsi la prison de la topie négative.
L’épreuve du labyrinthe rend possible l’avènement d’un espoir, la découverte d’une solution qui mette fin au règne de la destruction. C’est comme si, au cœur de la détresse et de la mort, se trouvait le germe de la renaissance et de la vie. Lina et Doon retrouvent la valise perdue qui contient les instructions pour sortir de la cité engloutie, le « grain » d’information qui permette à l’humanité d’« éclore » à nouveau. Tris, de Divergent, Insurgent et Allegiant, passe les épreuves de la division de la société en des factions sur des critères psychiques et moraux et, démontrant qu’elle est une « divergente » qui possède les qualités de toutes les typologies, elle ouvre littéralement la « boîte à tests » par laquelle le gouvernement central annonce la fin de l’expérimentation menée à Chicago. Défaisant le complot d’Oren Goodchild et détruisant le « Relical », le dirigeable contenant les échantillons d’ADN à partir desquels sont clonés les citoyens de Bregna, Aeon Flux arrête le cycle des clones et redonne une chance à l’humanité survivante de se reproduire par voie naturelle ; c’est le dirigeable lui-même qui, dans sa chute, détruit le mur qui isolait la communauté aseptique de l’intérieur, de la nature exubérante de l’extérieur.
Finalement, dans le cycle The Giver, en s’enfuyant de la Communauté et en brisant le mur d’énergie psychique qui maintenait les individus dans un état de privation sensorielle et mnésique, Jonas rend à ses semblables l’accès aux sensations et aux sentiments perdus, aux souvenirs du passé et au sens de la vie. Il met fin à une expérimentation qui se proposait de protéger l’humanité des désastres de la violence et de la guerre en annihilant l’instinct de vie lui-même. Il met fin à une utopie monstrueuse, qui soumet ses sujets à une mancurtisation psychique. L’épreuve du labyrinthe, menée à bon terme par les jeunes protagonistes de ces séries de romans et de films, signifie justement la voie de salut pour les communautés post-apocalyptiques, la sortie de l’antiutopie.
This work was supported by Romanian National Authority for Scientific Research within the Exploratory Research Project PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Bibliographie
Suzanne Collins, The Hunger Games, New York, Scholastic Press, 2008.
Suzanne Collins, Catching fire, New York, Scholastic Press, 2009.
Suzanne Collins, Mockingjay, New York, Scholastic Press, 2010.
James Dashner, The Maze Runner, New York, Delacorte Press, 2009.
James Dashner, The Scorch Trials, New York, Delacorte Press, 2010.
James Dashner, The Death Cure, New York, Delacorte Press, 2011.
James Dashner, The Kill Order, New York, Delacorte Press, 2012.
Jeanne DuPrau, The City of Ember, New York, Random House, 2003.
Jeanne DuPrau, The People of Sparks, New York, Random House, 2004.
Jeanne DuPrau, The Prophet of Yonwood, New York, Random House, 2006.
Jeanne DuPrau, The Diamond of Darkhold, New York, Random House, 2008.
Lois Lowry, The Giver, Boston, Houghton Mifflin, 1993.
Lois Lowry, Messenger, Boston, Houghton Mifflin, 2004.
Lois Lowry, Son, Boston, Houghton Mifflin, 2012.
Veronica Roth, Divergent, New York, Katherine Tegen Books, 2011.
Veronica Roth, Insurgent, New York, Katherine Tegen Books, 2012.
Veronica Roth, Allegiant, New York, Katherine Tegen Books, an imprint of Harper Collins Publishers, 2013.
Notes
[1] Raffaella Baccolini & Tom Moylan, Dark Horizons. Science Fiction and the Dystopian Imagination,New York &London, 2003, p. 7.
[4] Voir par exemple Susan Dominus, « Choose Wisely », in The New York Times, May 15, 2011; Ashley Ann Haynes, « The Technology Question: Adolescent Identities of Home in Dystopic Young Adult Literature Post-Hunger Games » (2014), Graduate Theses and Dissertations. Paper 13813, Iowa State University, http://lib.dr.iastate.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=4820&context=etd
[5] Arnold Van Gennep, Les rites de passage : étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, Paris ; La Haye : Mouton ; New-York: Johnson reprint corporation ; Wakefield, England : S. R. Publishers Ltd, 1969, chap. VI.
Corin Braga
Universitatea Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
CorinBraga@yahoo.com
Antiutopies critiques post-apocalyptiques /
Post-Apocalyptic Critical Dystopias
Abstract: Contemporary series of books and movies for teenagers and young adults, such as The Giver by Lois Lowry, The City of Ember by Jeanne duPrau, The Hunger Games by Suzanne Collins, The Maze Runner by James Dashner, Divergent by Veronica Roth or Aeon Flux, imagine a dystopian future in which small communities of survivors from a global (artificial) catastrophe are subject to monstrous genetic, social and mental experiments. Conceived on the pattern of the ancient myth of the Minotaur in Crete, they present the trials that young heroes have to pass in order to survive. The labyrinth is a metaphor for the future dystopian societies; survival from its ordeal, as well as the destruction of the occlusive system, offer a new hope for these “critical dystopias.”
Keywords: Critical Dystopias; Post-apocalyptic Societies; “Maze Ordeal”; The Giver; The City of Ember; The Hunger Games; The Maze Runner; Divergent; Aeon Flux.
Après la marée antiutopique (« the dystopian tide ») du XXe siècle (Zamiatine, Orwell, Huxley, Bradbury, etc.), plusieurs espèces utopiques plus ambiguës, comme les utopies critiques et les antiutopies critiques, ont provoqué une sorte de reflux du défaitisme général. Ce que les commentateurs anglo-saxons appellent des « critical dystopias » se proposent de « negotiate the necessary pessimism of the generic dystopia with a militant or utopian stance that not only breaks through the hegemonic enclosure of the text’s alternative world but also self-reflexively refuses the anti-utopian temptation that lingers in every dystopian account[1] ». Ces auteurs « critiques » re-introduisent le « principe d’espérance » dans les visions tourmentées des contre-utopistes, laissant entrevoir la possibilité que la société totalitaire et cauchemardesque, qui a séquestré le futur de l’humanité, soit à son tour abolie. Ou, selon les commentaires de Raffaella Baccolini et de Tom Moylan, si les antiutopies modernistes canoniques procèdent à une forclusion de l’espoir de leurs univers imaginaires, les antiutopies critiques contemporaines (postmodernes ?) acceptent le retour d’un espoir de rédemption autant chez leurs personnages que chez leurs lecteurs[2].
Dans ce travail, nous nous occuperons d’un corpus d’antiutopies critiques, appartenant à ces dernières décennies, qui assument l’inévitabilité d’une catastrophe future et se placent, donc, dans un avenir post-apocalyptique, tout en envisageant une chance de salut pour l’humanité survivante. Grâce à leur succès de librairie, la majorité de ces livres ont été continués dans des séries thématiques : le tétralogie de Lois Lowry The Giver (1993), Gathering Blue (2000), Messenger (2004) et Son (2012) ; la tétralogie de Jeanne DuPrau The City of Ember (2003), The People of Sparks (2004), The Prophet of Yonwood (2006) et The Diamond of Darkhold (2008), la trilogie de Suzanne Collins, The Hunger Games (2008), Catching Fire (2009) et Mockingjay (2010), la tétralogie de James Dashner, The Maze Runner (2009), The Scorch Trials (2010), The Death Cure (2011) et The Kill Order (2012), et la trilogie de Veronica Roth, Divergent (2011), Insurgent (2012) et Allegiant (2013).
Aussi, en accord avec la stratégie des médias actuels et des producteurs de Hollywood, de grandes compagnies cinématographiques ont acheté les droits de ces romans pour en tirer des films et faire « recette ». The Giver a été produit en 2014 par Walden Media, de même que The City of Ember en 2008 ; Color Force et Lionsgate ont porté à l’écran The Hunger Games (2012), Catching Fire (2013) et Mockingjay (divisé en deux parties : 2014 et 2015) ; 20th Century Fox a abordé la série de The Maze Runner (2014), The Scorch Trials (2015), The Death Cure (annoncé pour 2017) ; alors que Summit Entertainment a adapté à l’écran Divergent (2014), Insurgent (2015) et Allegiant (annoncé pour 2016). À ce corpus de films nous ajouterons Aeon Flux, produit par Paramount Pictures en 2005 à partir non d’un livre, mais d’une série télévisée de dessins animés créée par Peter Chung.
La stratégie de vente et de diffusion de ces livres et de ces films cible un public spécifique, les adolescents (« young adults »). De ce fait, un pattern, sinon un stéréotype, peut y être identifié, celui des rites de passage et d’initiation. Les auteurs et les directeurs de film explorent les inquiétudes et les problèmes d’intégration des jeunes dans la société contemporaine et imaginent des scénarios plus ou moins héroïques, voire archétypaux, pour offrir des « corrélatifs artistiques » et des solutions symboliques à ces angoisses liminales souvent non-verbalisées. Afin de mieux mettre en relief les conflits psychologiques et sociaux des jeunes, ils projettent les aventures dans un « décor mythique », repris aux genres de l’(anti)utopie et des apocalypses contemporaines. Les difficultés de mûrir deviennent ainsi des épreuves initiatiques qui se vivent dans des univers périlleux et terrifiants. De l’échec ou de la réussite des héros dépendra non seulement leur destin, mais aussi l’avenir de ces sociétés au bord du gouffre.
En règle générale, tous ces romans et leurs adaptations cinématographiques sont placés dans un futur post-apocalyptique, après une catastrophe naturelle ou artificielle qui a quasiment anéanti la civilisation humaine. Jeanne DuPrau imagine dans City of Ember et ses suites qu’une hécatombe de nature non précisée (arme biologique, virus létal ?) aura exterminé l’humanité, à l’exception d’une cité construite sous la terre. Pour éviter les traumatismes psychologiques, les survivants ont été laissés par les Constructeurs dans l’ignorance du monde du dehors et de la catastrophe qui l’a détruit. Une valise sigillée a été transmise en héritage au maire de la « ville d’ambre » pour qu’on l’ouvre dans deux cents ans, quand les effets nocifs de la catastrophe auront disparu ; la valise contient des indications sur la voie de retour à la surface.
Dans The Hunger Games, les États-Unis auront été réduits, après un cataclysme global, à une communauté située quelque part dans les Monts Appalachiens (ou peut-être dans les Rocky Mountains), composée d’une capitale et treize provinces fonctionnant comme des succursales de la métropole. La condition d’îlot de survivants de l’humanité n’a pas empêché Panem d’avoir sa propre guerre civile, qui a mené à la destruction (partielle) du treizième district et à la soumission brutale des autres. Dans le cycle de James Dasher, qui commence, du point de vue chronologique, avec le quatrième roman, The Kill Order, la Terre est ravagée par des éruptions solaires qui brûlent et font mourir la moitié de la population. Pire encore, le gouvernement lance un virus du cerveau, « The Flare », qui, au lieu de permettre le contrôle des individus, provoque la folie et menace le reste de l’humanité. Dans Aeon Flux, c’est toujours un virus, créé artificiellement, qui est responsable, en 2011, de la mort de 99% de la population du globe, à l’exception des rescapés de la cité enclave de Bregna.
Parfois, même si les apocalypses n’auront pas annihilé l’humanité dans son ensemble, elles auront suffi pour amener le gouvernement (des États-Unis) à prendre des mesures radicales. Lois Lowry, dans son cycle The Giver, préconise un avenir où la planète aura été ravagée par des guerres, luttes intestines, violences, famines et autres désastres dus aux défauts de l’être humain, de sorte que l’État survivant aura construit des communautés isolées afin d’expérimenter une rééducation et un changement de cette nature humaine même. De même, dans le cycle Divergent, Veronica Roth voit la cité de Chicago, dévastée par « The Purity War » (à la suite d’expérimentations génétiques désastreuses), comme une enclave isolée par le gouvernement pour explorer la possibilité de stimuler par une politique des castes les qualités morales des individus.
À l’instar de toutes les utopies, les sociétés humaines de ces œuvres sont attentivement séparées du reste du monde (supposé disparu) et de la nature en général (considérée infestée et toxique). La Cité d’Ambre se cache dans les profondeurs de la terre, pour éviter la contamination avec les germes de la surface. Tout Panem de Hunger Games semble isolé dans des vallons des Monts Appalachiens, alors que ses districts sont délimités par des barbelés pour en empêcher la sortie. Chicago en ruines du cycle Divergent est entourée de palissades futuristes qui le réduisent à une sorte de camp d’expérimentation. Bregna d’Aeon Flux est séparée du monde extérieur par un grand mur aseptique, censé bloquer l’accès des virus, mais aussi d’empêcher l’évasion des individus. Les Communautés de The Giver sont construites sur un grand plateau montagneux, difficilement accessible, entouré de déserts de sable et de neiges, et finalement d’un écran énergétique qui bloque la mémoire des habitants. Quant au cycle de Maze Runner, les groupes qui ont encore le contrôle de leur destin, comme le WICKED, sont protégés militairement, dans des casemates, alors que le reste des survivants fouinent dans les ruines des anciennes villes et les déserts créés par les radiations solaires.
Néanmoins, à l’exception de la tétralogie de James Dashner, dans les autres cycles la Nature semble, à la différence de la civilisation humaine, avoir survécu aux cataclysmes ou être finalement revenue à son état normal. Katniss Everdeen et Gale Hawthorne de Hunger Games se faufilent souvent hors de leur très pauvre District 12 pour se procurer de la nourriture en chassant ou en cueillant des fruits, mais aussi pour se retrouver eux-mêmes au milieu de la nature. L’espace naturel situé en dehors des communautés emmurées de Divergent, Aeon Flux ou The Giver, bien que déclaré invivable et létal par les leaders qui font des expérimentations sur ces groupes humains, s’avère bénin, riche, charmant. Quant à Lina et Doon, les deux fugitifs de la Cité d’Ambre, pour eux le monde de la surface, solaire, fécond et sain, est une véritable Terre Promise où ils conduiront le reste des survivants prisonniers dans les entrailles terrestres.
La nature aura donc survécu aux désastres provoqués par l’homme (ce n’est que dans Maze Runner qu’une catastrophe naturelle se combine avec un désastre artificiel pour anéantir autant le milieu naturel que l’humanité) et les communautés isolées apparaissent plutôt comme les dernières survivantes de ce mal généralisé qu’est l’humanité elle-même. Pour sortir du cycle de la destruction, il faut que ces noyaux malins se rouvrent vers l’extérieur, qu’ils se laissent et se fassent soigner par la Mère Nature. La sortie de la demeure souterraine est l’unique solution de survie pour la population en pleine décrépitude de la Ville d’ambre. La destruction de la muraille qui entoure Bregna et la reprise du contact avec la nature extérieure sont la garantie que l’humanité d’Aeon Flux récupérera sa capacité de reproduction naturelle. La percée du mur d’ondes psychiques qui entourent les communautés de The Giver refait non seulement la liaison des individus avec le monde extérieur, mais aussi avec la nature intérieure de l’homme (ses sensations, ses souvenirs, ses sentiments, etc.).
Ce rapport axiologique entre l’intérieur et l’extérieur va à l’encontre de la distribution qui caractérise l’utopie classique. Les défenses terrifiantes, naturelles et artificielles, qui entourent la majorité des cités idéales ne sont plus censées protéger l’Utopie face à la barbarie, la violence et la monstruosité qui grouillent à l’extérieur, sinon empêcher les citoyens à fuir la cité prison où ils ont été claustrés par la catastrophe globale, ou, pire encore, où ils sont les sujets d’une quelconque expérimentation perverse. Sur le schéma polaire du genre utopique, les textes et les films dont nous traitons ici suivent la distribution des toutes les contre-utopies, en attribuant le bien à un passé pré-apocalyptique perdu et regretté, et le mal à un présent post-apocalyptique rendu encore pire par les survivants eux-mêmes. Ce que la caractérisation d’« antiutopie critique » rajoute à cette structure c’est la possibilité que les citoyens de la « Cité du mal » puissent en sortir ou même la détruire. Le futur sans horizon des protagonistes des antiutopies modernes (Zamiatine, Orwell, Bradbury, etc.) fait place à l’espérance que les communautés des survivants pourront revenir à un état des choses d’avant le moment où la civilisation s’est détruite elle-même, par l’intermédiaire de ses propres inventions et de son progrès technologique.
Car ce sont bien les innovations scientifiques qui ont provoqué les apocalypses de tous ces textes et films. Dans les enclaves des survivants, ont voit à l’œuvre des machines et des artefacts qui font partie de l’arsenal de la science-fiction. Par contraste soit avec les anciennes villes de gratte-ciels en ruines, soit avec les paysages désertifiés, ou encore avec la nouvelle nature triomphante, les communautés disposent d’appareils et de techniques parfois dignes d’une civilisation future développée et resplendissante. Les innovations les plus modestes se retrouvent peut-être The City of Ember, ville souterraine qui commence à ressembler, dans sa déchéance, avec les cités dévastées de la surface. Toutefois, la technologie nécessaire pour concevoir et maintenir, pendant plus de deux cent ans, un monde souterrain, avec sa source d’énergie, est le signe d’une avancée scientifique dont les Constructeurs (« Builders ») avaient su en tirer profit.
Par contraste avec l’état misérable, dégénéré et humble des simples survivants, les groupes, les castes ou les cliques dominantes de tous les autres récits détiennent des ressources scientifiques et technologiques qui n’ont rien à envier aux romans d’anticipation optimiste. Ils possèdent tous des techniques de manipulation génétique, qui leur permettent de se reconstruire physiquement (The Hunger Games), de se cloner et de vivre ainsi éternellement (Aeon Flux), de créer par sélection des « Immunes » (The Maze Runner) ou de créer des individus ayant des qualités standardisées, en utilisant des gènes spécialisés (Divergent, The Giver).
L’organisation WICKED (World In Catastrophe: Killzone Experiment Department) de The Maze Runner dispose de moyens pour construire de gigantesques labyrinthes dont les pièces mobiles sont peuplées de monstres biotechnologiques (« Grievers »). Les « Érudits » de la série Divergent ont en leur possession, pour tester les individus, des sérums capables de susciter des simulations mentales complexes, des « épreuves » tellement vraies qu’elles peuvent provoquer la mort. Les concepteurs des « jeux de la faim » utilisent des dispositifs électroniques et des champs énergétiques à même de projeter et de matérialiser des décors complets (comme l’Arène où se déroulent les jeux mortels), avec des monstres tels les « mutts », des mutants issus des bêtes et des joueurs morts. Dans le cycle The Giver, si la technique dont disposent les « communautés » est minimale (rappelant la simplicité voulue des toutes les (e)utopies phalanstériennes et physiocrates), en revanche le technologie utilisée par le gouvernement pour créer des enclaves expérimentales est suffisamment complexe pour pouvoir contrôler (lobotomiser) la psyché des individus par des champs de force.
Si toutes ces communautés sont des enclaves de survivants après des catastrophes globales, certaines ont aussi le rôle de « laboratoires d’expérimentation ». Des gouvernements ou des élites secrètes ont construit ces « pièges à rats », le plus souvent avec les meilleures intentions, à savoir le désir non seulement de conserver la race humaine en voie d’extinction (The City of Ember, Aeon Flux), mais de l’améliorer par des sélections et des mutations génétiques capables de la préserver de futures apocalypses. Et si, dans les utopies, de telles procédures puissent faire évoluer et progresser l’humanité, dans les antiutopies elles mènent à des déviations monstrueuses et à des échecs patents.
Ces récits réussissent une « mise en abyme » du mécanisme intime de toute pensée utopique : la construction imaginaire d’un espace où l’utopiste puisse faire des « expériences de pensée » sur la société. Il s’agit de démonstrations par l’absurde : les auteurs partent d’hypothèses ou de propositions apparemment positives et les mettent en œuvre, pour voir ce qui advient du groupe cible. L’intention des « expérimentateurs » est d’habitude de séparer les traits positifs des traits négatifs de la nature humaine, de rendre plus forts les premiers et de faire disparaître les seconds. Mais si dans les utopies la procédure débouche sur des résultats bénéfiques, dans les antiutopies elle mène à la détérioration et à l’annihilation de l’être humain. Les antiutopistes font le procès de la procédure même de sélection et d’extrapolation utopique et démontrent qu’elle est anti-humaniste.
Ainsi, dans le cycle The Maze Runner, les savants de WICKED soumettent-ils des jeunes aux épreuves d’un labyrinthe létal pour en faire émerger les individus immuns au virus « Flaire ». L’expérience suppose la suppression de la mémoire des « cobayes », pour qu’aucun savoir antérieur n’interfère avec les épreuves ; il est moins évident cependant comment les périls presque insurmontables, appartenant plutôt à un jeu de massacre sadique, puissent vraiment stimuler les traits immunitaires nécessaires pour trouver le « remède » de la maladie. De sorte que la formule « Wicked is good », inoculée à maintes reprises aux protagonistes, est un oxymoron spécifique de toute vision prétendue utopique qui se manifeste de façon antiutopique.
Dans le cycle Divergent, un gouvernement central invisible a divisé la communauté qui survit dans un Chicago post-apocalyptique en cinq factions, en vue d’expérimentations sur les traits de caractère nécessaires afin de réformer la nature humaine et en extirper la propension à la violence et à la guerre. Les cinq vertus sont l’Abnégation, l’Amitié, la Candeur, la Bravoure et l’Érudition ; à la fin de l’adolescence, tous les jeunes sont testés par des simulations mentales et distribués à la faction qui leur correspond le mieux. Ceux dont la vocation n’est pas évidente deviennent des « sans faction », des parias, alors que ceux à multi-vocation sont traités de « divergents » et éliminés de la société. Veronica Roth y reprend en quelque sorte l’expérimentation utopique de Platon, qui divisait déjà l’État idéal en une hiérarchie des classes représentant les facultés mentales dominantes : les rois et les prêtres – l’intellect (le nous), les guerriers – la volonté (le thymos), les travailleurs – les appétits et besoins du corps (l’epithymia). Apparemment, par la sélection génétique des traits positifs de la nature humaine, extrapolés dans des classes sociales, les tensions et les conflits qui ont mené à la quasi destruction de la race humaine devraient disparaître.
Or, voilà qu’au lieu d’instaurer un régime de l’harmonie et de la paix, la communauté de Chicago non seulement rejette et persécute les anomiques, mais échoue dans une conflagration intestine quand les Érudits, manipulant par des implants cérébraux les Braves, exterminent la faction de l’Abnégation et en viennent à soumettre les deux autres. Veronica Roth semble faire une « expérience de pensée » sur les relations entre les facultés de l’âme, un test qui montre que l’intellect risque d’être pris en possession par l’orgueil, que la bravoure est souvent aveugle et manipulable, que l’abnégation, l’amitié et la candeur sont passives, naïves et incapables de réagir. Malgré ce que pensent des chefs de factions comme Jeanine, ce n’est pas l’exclusion des « gènes mauvais » et la pureté des types de personnalité qui peuvent assurer la survie, puisque ces typologies finissent par se concurrencer, mais le mélange et la cohabitation des facultés. Béatrice (Tris), la protagoniste, en tant que « divergente » à 100%, s’avère être la personnalité totale recherchée par les auteurs de l’« expérience Chicago » comme solution pour la race humaine.
L’expérience la plus radicale pour purifier et améliorer la race humaine est peut-être celle de la série The Giver. La communauté du roman a l’aspect d’une utopie. Isolée soigneusement sur une plateforme montagneuse, avec un climat contrôlé, sans froid ou chaleur excessifs, neige, tempêtes ou canicules, elle pratique les vertus que toute éthique utopique propose pour une société parfaite. Les biens appartiennent en totalité à la communauté, de manière qu’il n’y ait pas de concurrence, envie, haine, violence. Chaque citoyen se dédie à son travail, sans commentaires ou défaillances. Les miroirs sont interdits pour éviter le narcissisme et l’égoïsme. Le « Livre des règles » de conduite est suivi aveuglement, les transgressions ne sont que des accidents mineurs, punis par des excuses publiques et des réprimandes polies. Ceux qui ne désirent toutefois pas se soumettre au régime de vie communautaire sont « libérés », c’est-à-dire exclus et envoyés vivre « autre part » (« Elsewhere »).
Quoique les membres de la communauté n’en soient pas conscients, le lecteur comprend bien vite que la société présentée comme idéale comporte des malformations et des dysfonctionnements. Les vêtements sont réduits à des uniformes, la tonsure est standardisée pour les hommes et les femmes, les noms sont limités à un stock récurrent (le même nom est ré-attribué à la disparition du porteur précédent), les dissemblances entre les individus dues aux yeux, à la stature, au sexe, au tempérament sont passées sous silence. Les couples sont planifiés en fonction des besoins publics, les familles sont limitées à deux enfants, un garçon et une fille, les enfants sont conçus dans des chambres incubatrices et les surnuméraires sont « libérés ». Le monde de Lois Lowry a mis en pratique l’ancien principe des utopies égalitaires : l’uniformisation. L’idéal commun est la « Sameness » : tous les individus ont été manipulés génétiquement pour que les différences entre eux soient réduites aux maximum[3].
En fait, la manipulation de la race perpétrée sur la Communauté de The Giver s’avère bien plus monstrueuse. La libération, découvre Jonas, le héros du roman, ne signifie pas départ ou exil, mais simplement mise à mort. À cette nuance près que ni ceux qui la mettent en pratique ni le reste des citoyens, ne sont capables d’en comprendre la signification. La Communauté a été soumise à une lobotomisation, tous se comportent comme des schizophrènes incapables de saisir la dimension réelle des évènements. Dopés chaque jour depuis la naissance, ils n’ont pas d’émotions, ils n’ont pas de mémoire collective du passé, ils ont perdu jusqu’aux sens des couleurs, des goûts, du froid et du chaud.
La communauté imaginée par Lois Lowry met en pratique, dans une sorte de laboratoire social clos, l’expérimentation utopique à l’état pur. Si la race humaine est, de par sa nature, féroce et destructrice, il faut extirper, par le contrôle génétique, l’eugénisme et l’éducation dirigée, toutes ses pulsions primitives, « animales », les instincts, les sensations, les rêves, les souvenirs, les sentiments. Ce qui en résulte est une humanité aseptisée, décérébrée. Le prix à payer pour l’éradication de la violence, de la souffrance, de la guerre, pour la sécurité et l’harmonie collective, est la déshumanisation. Souffrant d’un orgueil démiurgique malsain, les projets utopiques mélioratifs ne font que détruire la complexité naturelle de l’individu, sa spontanéité, sa joie de vivre, son humanité même. Réduit à l’extrême du bien moral, privé du choix et du libre arbitre, le sujet de l’utopie devient une marionnette, un automate.
Une situation plus spéciale est celle de The Hunger Games. Dans la série de Suzanne Collins, les douze districts de Panem sont obligés, depuis la rébellion d’il y a 75 ans qui a mené à la destruction du treizième district, d’envoyer, en guise de « tribut », un jeune homme et une jeune fille entre 12 et 18 ans participer aux « jeux de la faim » du Capitole. Les jeunes sont transformés en une sorte de gladiateurs postmodernes, des condamnés à mort, dans une nouvelle Rome qui met en pratique, par son président Snow, le principe machiavélique « panem et circenses », le contrôle par le pain et le cirque. Néanmoins, en dépit des autres renvois onomastiques au latin et à l’Empire romain (Cato, Cinna, Sénèque, etc.), le pattern qui sous-tend la série est celui du mythe de la Crète minoenne qui, afin de punir Athènes « l’ancienne », l’obligeait à envoyer des jeunes pour être sacrifiés au Minotaure du Labyrinthe. Dans le futur dystopique de Suzanne Collins, le progrès des sciences et des inventions a été accompagné d’une croissance exponentielle des différences entre les riches du Capitole, menant un vie de splendeur décadente, et les pauvres des districts, réduits à la famine et à l’esclavage.
Les futurs post-apocalyptiques décrits par ces séries sont des plus déprimants. Ce qui sépare néanmoins ces fictions contemporaines des antiutopies du XXe siècle est leur optimisme sous-jacent, qui les transforme justement en des « antiutopies critiques ». À la différence de Zamiatine, Huxley, Orwell ou Bradbury, qui n’envisagent aucune solution pour abolir les sociétés dysphoriques, DuPrau, Lowry, Collins, Roth ou Dashner entrouvrent une voie de sortie du cauchemar et de rédemption des communautés totalitaires. De ce fait, leurs récits sont beaucoup plus dynamiques : au statisme de la description spécifiquement (anti)utopique ils opposent les récits des aventures par lesquelles les protagonistes arrivent à démembrer les systèmes en place.
Le rôle de rédempteurs revient aux jeunes, les romans et les films de ce sous-genre ciblant le public des adolescents (« teen-agers », « young adults »). Les commentateurs n’ont pas manqué d’observer que les antiutopies critiques pour jeunes comme The Giver, The Hunger Games ou Divergent explorent les anxiétés de l’adolescence : changement du groupe d’âge, séparation des parents et de la famille, déterritorialisation (« losing a sense of localized home identity »), choix d’un parcours éducatif et d’un métier futur, prise en main de son propre destin, remplacement des copains d’enfance avec de nouvelles catégories d’amis, pression des traditions héritées et de l’opinion publique, intégration dans et / ou confrontation avec un nouveau milieu social et professionnel, etc.[4]
De ce fait, les récits rejoignent, parfois à l’insu des auteurs, les scénarios des « rites de passage », plus exactement, la classe de ce que Arnold Van Gennep définit comme des « rites d’initiation ». L’atteinte de l’âge de la puberté, tant physiologique que sociale, était marquée dans les sociétés traditionnelles par l’initiation dans une nouvelle classe d’âge et dans divers types de confréries : magiques, religieuses, secrètes, de caste, de classe sociale ou de profession, etc.[5] Or, dans la plupart des séries envisagées ici, les systèmes centraux ont créé des cérémonies d’entrée dans l’une des divisions sociales, professionnelles ou morales de la société respective : à douze ans, Jonas et ses collègues de The Giver reçoivent la nomination pour une des professions pratiquées dans la Communauté ; de même, Lina et Doon de City of Ember sont assignés au travail pour lequel ils semblent les mieux préparés ; Tris et ses compagnons d’âge de Divergent doivent choisir, après un test mental, entre les cinq factions psychologiques de Chicago ; entre 12 et 18 ans, les jeunes des douze districts de Panem sont tirés aux sorts pour participer aux Hunger Games ; de même, les savants de WICKED choisissent leurs cobayes humains parmi les adolescents, pour les jeter, après avoir annihilé leur mémoire, dans des labyrinthes artificiels.
Partant de The Maze Runner, on pourrait caractériser le schéma rituel de tous ces récits par ce que Mircea Eliade appelle « l’épreuve du labyrinthe [6]». Les jeunes athéniens étaient envoyés au labyrinthe de Cnossos pour être sacrifiés au Minotaure ; en survivant à l’épreuve et en tuant le monstre, Thésée est devenu le sauveur d’Athènes. Chez James Dashner, en échappant aux épreuves du Labyrinthe (« the Maze ») et puis de la Terre calcinée (« Scorched Earth »), Thomas et les autres « Gladers » démontrent qu’ils ont les gènes nécessaires pour permettre la fabrication du « remède » et sauver ainsi l’humanité restante. De même, Katniss Everdeen sort indemne, deux éditions à la suite, des labyrinthes artificiels conçus par les ingénieurs des « jeux de la faim » et, à la tête de la révolte des districts, finit par provoquer la mort du « Minotaure » du Capitole, le président Snow. À leur tour, Lina et Doon réussissent à trouver une sortie des souterrains où est construite la « Ville d’ambre » et, jouant sur une image figurale du mythe platonicien de la caverne, retrouvent la lumière et rendent à leur communauté en train de dépérir l’occasion de revenir à la surface et à la vie.
Dans les autres séries, les labyrinthes sont présents aussi, bien que de manière plutôt métaphorique que littérale. Les communautés de The Giver, Divergent et Aeon Flux sont isolées par des murs impénétrables du monde extérieur. Mais, à la différence des défenses des cités idéales, censées protéger Utopia de l’assaut de l’extérieur, dans ces antiutopies les murailles sont destinées à empêcher la fuite des citoyens, à les contenir par la force dans une société cœrcitive. C’est en trouvant le « fil d’Ariadne » que les jeunes héros défont le système et sauvent leurs semblables du monde clos où ils sont soumis à des expériences inhumaines. Le labyrinthe symbolise la société ou la communauté post-apocalyptique pour laquelle les antiutopistes critiques pensent avoir trouvé le salut.
Ces récits ne narrent plus le voyage initiatique dangereux certes, mais réconfortant, que des voyageurs utopiques devaient entreprendre pour rejoindre un « point suprême » de la mappemonde, sinon le trajet que des individus révoltés contre l’ordre régnant doivent suivre pour anéantir ces régimes et libérer ses captifs. Il s’agit d’un trajet initiatique inverse : les jeunes héros se trouvent déjà dans le labyrinthe (le monde futur post-apocalyptique), ils doivent le parcourir jusqu’à son centre de ténèbres pour conjurer le monstre, pour vaincre le mal et ouvrir ainsi la prison de la topie négative.
L’épreuve du labyrinthe rend possible l’avènement d’un espoir, la découverte d’une solution qui mette fin au règne de la destruction. C’est comme si, au cœur de la détresse et de la mort, se trouvait le germe de la renaissance et de la vie. Lina et Doon retrouvent la valise perdue qui contient les instructions pour sortir de la cité engloutie, le « grain » d’information qui permette à l’humanité d’« éclore » à nouveau. Tris, de Divergent, Insurgent et Allegiant, passe les épreuves de la division de la société en des factions sur des critères psychiques et moraux et, démontrant qu’elle est une « divergente » qui possède les qualités de toutes les typologies, elle ouvre littéralement la « boîte à tests » par laquelle le gouvernement central annonce la fin de l’expérimentation menée à Chicago. Défaisant le complot d’Oren Goodchild et détruisant le « Relical », le dirigeable contenant les échantillons d’ADN à partir desquels sont clonés les citoyens de Bregna, Aeon Flux arrête le cycle des clones et redonne une chance à l’humanité survivante de se reproduire par voie naturelle ; c’est le dirigeable lui-même qui, dans sa chute, détruit le mur qui isolait la communauté aseptique de l’intérieur, de la nature exubérante de l’extérieur.
Finalement, dans le cycle The Giver, en s’enfuyant de la Communauté et en brisant le mur d’énergie psychique qui maintenait les individus dans un état de privation sensorielle et mnésique, Jonas rend à ses semblables l’accès aux sensations et aux sentiments perdus, aux souvenirs du passé et au sens de la vie. Il met fin à une expérimentation qui se proposait de protéger l’humanité des désastres de la violence et de la guerre en annihilant l’instinct de vie lui-même. Il met fin à une utopie monstrueuse, qui soumet ses sujets à une mancurtisation psychique. L’épreuve du labyrinthe, menée à bon terme par les jeunes protagonistes de ces séries de romans et de films, signifie justement la voie de salut pour les communautés post-apocalyptiques, la sortie de l’antiutopie.
This work was supported by Romanian National Authority for Scientific Research within the Exploratory Research Project PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Bibliographie
Suzanne Collins, The Hunger Games, New York, Scholastic Press, 2008.
Suzanne Collins, Catching fire, New York, Scholastic Press, 2009.
Suzanne Collins, Mockingjay, New York, Scholastic Press, 2010.
James Dashner, The Maze Runner, New York, Delacorte Press, 2009.
James Dashner, The Scorch Trials, New York, Delacorte Press, 2010.
James Dashner, The Death Cure, New York, Delacorte Press, 2011.
James Dashner, The Kill Order, New York, Delacorte Press, 2012.
Jeanne DuPrau, The City of Ember, New York, Random House, 2003.
Jeanne DuPrau, The People of Sparks, New York, Random House, 2004.
Jeanne DuPrau, The Prophet of Yonwood, New York, Random House, 2006.
Jeanne DuPrau, The Diamond of Darkhold, New York, Random House, 2008.
Lois Lowry, The Giver, Boston, Houghton Mifflin, 1993.
Lois Lowry, Messenger, Boston, Houghton Mifflin, 2004.
Lois Lowry, Son, Boston, Houghton Mifflin, 2012.
Veronica Roth, Divergent, New York, Katherine Tegen Books, 2011.
Veronica Roth, Insurgent, New York, Katherine Tegen Books, 2012.
Veronica Roth, Allegiant, New York, Katherine Tegen Books, an imprint of Harper Collins Publishers, 2013.
Notes
[1] Raffaella Baccolini & Tom Moylan, Dark Horizons. Science Fiction and the Dystopian Imagination,New York &London, 2003, p. 7.
[4] Voir par exemple Susan Dominus, « Choose Wisely », in The New York Times, May 15, 2011; Ashley Ann Haynes, « The Technology Question: Adolescent Identities of Home in Dystopic Young Adult Literature Post-Hunger Games » (2014), Graduate Theses and Dissertations. Paper 13813, Iowa State University, http://lib.dr.iastate.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=4820&context=etd
[5] Arnold Van Gennep, Les rites de passage : étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, Paris ; La Haye : Mouton ; New-York: Johnson reprint corporation ; Wakefield, England : S. R. Publishers Ltd, 1969, chap. VI.