Ioan Muşlea
Tribuna Review, Cluj-Napoca, Romania
muslea@yahoo.com
Alexander Soljenitsyne – in memoriam
Abstract: Alexander Soljenitsyne was one of the most courageous writers of the twentieth century. He broke the wall of silence and spoke freely about the true essence and the crimes of communism. He wrote novels (Ivan Denisovitch, The First Circle and Cancer Ward), poems (Prussian Nights) but his most important work remains The Goulag Archipelago. In 1974, Soljenitsine was expelled from the Soviet Union. He is the author of an extraordinary Nobel Prize speech. The return from exile, in 1994, was disappointing.
Keywords: Communism; Russian disidence; Alexander Soljenitsyne; Goulag Archipelago; Ivan Denisovitch; The First Circle; Cancer Ward.
Au début des années soixante, les Roumains ne s’étaient pas encore remis du cauchemar stalinien et de l’enfer des prisons/camps, mais presque n’importe qui pouvait lire une douzaine de journaux et revues soviétiques dont les anostes Nouvelles de Moscou qui – comme par hasard – avaient commençé à publier – en feuilleton – le récit assez bizarre d’un inconnu. Le récit s’appelait Une journée d’Ivan Denissovitch et l’inconnu n’était autre qu’Alexander Soljénitsyne, le futur lauréat du Prix Nobel. Jusqu’en 1989, aucun autre écrit du même auteur n’est paru chez nous, en Roumanie, à l’exception du récit de l’Inconnu de la gare de Krétchétovka, publié dans la revue Secolul XX.
La parution en Russie Soviétique de cette même Journée d’Ivan Denissovitch, fût un choc extraordinaire, personne n’ayant eu jusqu’alors le courage de parler ouvertement de l’existence des camps et du système concentrationnaire. Il paraît quand même qu’en URSS, l’année 1962 fût assez spéciale, la lutte pour le pouvoir (et pour faire tomber Khruchtchev), ayant atteint un niveau inquiétant qui aurait convaincu ce dernier de la nécessité de faire publier à tout prix ce récit tellement étrange; au fond, il ne s’agissait que d’un écrivain, qui pourrait, naturellement, disparaître et tomber dans l’oubli dès qu’il aurait rempli son … devoir. Mais comme il arrive parfois, les calculs se sont avérés complètement erronés et l’écrivain ne s’est pas laissé faire: l’intégrité et la force morale de l’inconnu dépassaient de loin les qualités du légendaire homme soviétique! Les grands pontes du parti et du KGB n’ont pas su ni pu faire taire cet ancien zek [surnom des prisonniers politiques des camps], cet ancien combattant et ancien cancéreux (guéri par miracle!) qui voulait dire toute la vérité sur son expérience des camps, profondèment conscient qu’il n’avait plus rien à perdre.
Soljénitsyne fût à son tour surpris – d’une part – par la rapidité de la sortie dans les librairies de cette Journée d’Ivan Denissovitch et, d’autre part, de constater qu’il se fût lui même imprudemment découvert et offert comme une proie (apparemment des plus faciles!) pour les forces de la répression, mais plus spécialement pour la pléthore des activistes et fonctionnaires du parti, mécontents à cause de la dénonciation des abominables crimes du communisme. Se sâchant traqué sans pitié, l’écrivain a imaginé des mesures de sécurité tellement efficaces (racontées dans ses mémoires, intitulées Le chêne et le veau) qu’il réussit à terminer et faire sortir du pays deux de ses écrits les plus connus: Le Premier Cercle et Le Pavillon des cancéreux. Ce premier cercle (de l’enfer) a existé dans le … paradis communiste sous la forme des prisons spéciales où travaillaient des savants et des chercheurs considérés dangereux. En échange de certaines conditions de vie presque supportables, ils devaient mener à bien des projets faramineux, issus directement du paranoïa de Staline.
Le fait que, pendant quatre ans, Soljénitsyne lui-même avait „travaillé” dans une prison semblable explique comment il a survécu à une condamnation de huit ans dans un camp. Son expérience et son talent l’ont aidé plus tard à évoquer avec une maîtrise hors du commun les scènes d’arrestation et interrogatoire, mais l’effet le plus saisissant il l’a obtenu „en plongeant” le lecteur au sein même des interminables discussions des savants-prisonniers, torturés par l’essence empoisonnée du pacte conclu avec l’esprit du mal.
L’autre roman, Le Pavillon des cancéreux, nous raconte la vie de plusieurs malades hospitalisés dans un dispensaire pour cancéreux, perdu quelque part dans les steppes de l’Asie centrale. En fait, Soljénitsyne recourt á presqu’une transcription de son expérience acquise dans le même type d’hôpital; d’ailleurs, dans le personnage principal, Oleg Kozlogotov, ancien zek, ancien combattant et ancien cancéreux (guéri par miracle!), nous pourrons facilement reconnaître l’auteur lui même.
Dans Le Pavillon des cancéreux, on rencontre très souvent des personnages qui ne sont pas ou sont très peu impliqués dans les engrenages du socialisme triomphal; cependant, manipulés par les spécialistes de l’agitprop, ils ne peuvent rien comprendre ou ils comprennent tellement peu de ce qui se passe réellement dans le pays des soviets (perçu comme la normalité même sinon comme le meilleur des mondes!). Tenter de les confronter à la réalité toute nue, l’auteur frisait l’absurde, mais dans l’hôpital il y avait des gens capables de tenter cette aventure: il s’agissait de l’un des malades bénéficiant du statut de cancéreux, le seul qui puisse accorder á ces malheureux – pratiquement condamnés á mort – une liberté inimaginable: ils pouvaient dire la vérité toute nue malgré la présence d’un activiste responsable de centaines de dénonces, terrorisé ou plutôt suffoqué par tout ce qu’il entend et qui tente vainement de remettre les choses á leur place. Un autre personnage, apparemment moins que secondaire, la vieille Stéphanie, nous laisse percevoir pour un instant le monde mystérieux des justes auquel l’écrivain a dédié un récit d’une étrange beauté (La maison de Matriona) évoquant le monde des saints qui sont les survivants d’un monde à jamais disparu.
De nos jours, l’écriture de Soljénitsine pourrait être regardée comme datée ou faisant preuve d’une certaine naïveté, mais son importance, sa puissance et singularité consistent tout d’abord dans le dévoilement et la mise en accusation POUR LA PREMIERE FOIS ET JUSTEMENT AU CŒUR MÊME DE LA PATRIE DU MAL de la vraie nature de l’univers communiste avec ses hordes apparemment omnipotentes et infaillibles d’activistes, agents du KGB et dénonciateurs infâmes, instruments aveugles de tous les abus, tous les crimes, la misère et les horreurs d’un système répressif sans pareil.
Á l’exception d’Ivan Denissovitch, les deux romans ont été confisqués brutalement par la police politique et n’ont jamais été lus dans la Russie communiste; sauf dans les tirages incroyables du fameux samizdat. Heureusement, Soljénitsine avait pris toutes ses précautions et, en 1968, tous ses écrits (publiés et traduits par les maisons d’édition russes de l’exil), ont connu un succès extraordinaire à l’Ouest. En Roumanie, au commencement des années ’70, beaucoup de gens ont dévoré des fragments „copieux” de tous ces écrits „maudits” dans les pages de l’hebdomadaire L’Express qui – en 1974 – a reproduit aussi un grand extrait de l’extraordinaire discours de réception Nobel.
On connaît dans une moindre mesure les autres écrits de Soljénitsine (pièces de théâtre, poèmes en prose ou certains récits assez modestes), mais on devrait signaler et insister sur l’importance des Nuits prussiennes, un poème-fleuve qui compte 2.000 vers. Même si la formule n’est pas des plus heureuses, le texte – dans son ensemble – constitue un témoignage unique sur les crimes et les atrocités perpétrés par l’Armée Rouge libératrice dans sa marche vers Berlin.
Les trois volumes de l’Archipel Goulag – dans lesquels Soljénitsine réussit à mettre en pièces l’horreur du mécanisme concentrationnaire – ont connu le même parcours triomphal! En fait l’écrivain ne faisait que clamer l’essence répressive et criminelle du communisme qui s’appuie essentiellement sur un système de coercition proche de la perfection. Le fait que Soljénitsine a élevé sa voix avec une telle puissance et un tel courage l’a transformé – de son vivant – dans un véritable héros de notre temps. Pour rédiger cette véritable monographie des camps staliniens, l’écrivain s’était minutieusement documenté en réussissant une formidable synthèse: il a mis bout à bout toutes les informations qui lui ont été confiées par des centaines et des centaines d’anciens zeks. L’ouvrage est systématisé de telle manière qu’il réussit à couvrir intégralement les situations-limite présentes dans tous les compartiments de la vie des camps. On peut ainsi disposer de toutes les informations et connaître tous les détails concernant la vie des femmes et des enfants enfermés dans le Goulag ou bien à celle des étrangers ou des prêtres, ainsi qu’un compte rendu terrifiant sur les tentatives d’évasion et de révolte et, finalement, sur cette invention diabolique qui permit la soi-disant cohabitation des criminels ou droits communs avec les politiques. La publication à l’Ouest de l’Archipel est devenue très visible au cours des années ’70, agissant comme une onde de choc avec un impact extraordinaire sur la pensée et les convictions idéologiques des intellectuels occidentaux, presque tous tributaires du marxisme.
En 1970, l’Académie suédoise allait décerner á Soljénitsine le Prix NOBEL (pour la force morale qui lui a permis de continuer les grandes traditions de la littérature russe). Au fond, ce fût aussi une tentative de protéger l’écrivain traqué et menacé de partout. Soljénitsine savait parfaitement que ses ennemis espéraient qu’il irait à Stockholm, mais qu’ils ne lui permettraient jamais de revenir chez lui; c’est pour cela qu’il renonça de partir, mais – en revanche – il prépara pour les occupants du Kremlin une terrible bombe à retardement: l’extraordinaire texte du discours de réception (qu’il lira à peine en 1974!) qui constitue un document, une performance littéraire unique, hors du commun et digne de connaître la plus large diffusion, de figurer comme introduction ou conclusion á l’occasion de toute commémoration des victimes du Holocauste Rouge.
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En 1974, après avoir longuement hésité, le pouvoir communiste a trouvé la solution qui pouvait mettre fin au „scandale Soljénitsine” et empêcher cet élément corrompu de nuire davantage: on décida à l’unanimité son expulsion. C’est à peine à ce moment-là qu’on a pu apprendre le contenu de l’extraordinaire discours de réception conçu pour la cérémonie Nobel.
Il me semble assez bizarre que l’écrivain (devenu fameux et ayant pratiquement triomphé du système!) ait réagi si violemment au choc du dépaysement et au contact prolongé de l’étranger; en fait – pendant les vingt années de l’exil – il était devenu un tout autre personnage qui vous laisse tout d’un coup, découvrir son vrai visage. À ses anciennes convictions anticommunistes se sont substituées – d’une part – l’obsession d’une terrible menace, d’un complot qui mettait en danger le statut et le rôle historiques de la Mère Russie qu’il tendit finalement à confondre avec l’Union Soviétique et, d’autre part, une préoccupation presque maladive de percer les mystères de l’effondrement de l’ancien empire du tzar pendant les années 1914-1917. Après un travail harassant, il réussit à terminer et faire publier le cycle de la Roue Rouge qui compte cinq parties et des milliers de pages. Ce ne fut pas un succès…
Pendant ces mêmes vingt ans d’exil, il semble aussi avoir découvert le côté trouble, décadent du Monde Libre qu’il avait dénoncé avec acharnement, tout en criant son désespoir devant le spectacle – inoubliable! – de l’ancienne Union Soviétique en train de se désintégrer. Son retour en Russie, en 1994, passe presque inaperçu; la plupart de ses anciens concitoyens le perçoivent comme un étranger, un inconnu bizarre. Ses messages sont rarement compris par plus d’une poignée de nostalgiques animés par un fort penchant nationaliste. Les discours de l’écrivain commencent à revêtir des accents panslavistes anachroniques et l’essence des ses harangues s’avère des plus rétrogrades surtout quand il évoque le mythe de la Troisième Rome.
Soljénitsine est mort en 2008, au mois d’août. Peu avant sa fin, le premier ministre russe, Vladimir Putin, est venu le voir et l’écrivain s’est entretenu tranquillement avec l’ancien officier du KGB. Parmi les personnalités officielles qui ont participé aux funérailles de l’ancien ennemi mortel du communisme russe, tout le monde a de nouveau remarqué la présence de Vladimir Putin.