Kelly Basilio
Université de Lisbonne, Portugal
Kellybb@netcabo.pt
Alcools comme calligramme musical
Alcools as calligram
Abstract: The structure of Apollinaire’s Alcools, as well as its writing, partakes, in my opinion, of the aesthetics of the cryptogram, the kind of cryptogram that tends to bear the form of a calligram. Furthermore, I contend that the work itself is indeed a crypt calligram. Even if it is true that the poet adhered to the original form of that very ancient poetic genre by accepting the plural as title, at least in this singular form, in the two senses of that adjective, where it is implicitly, and even unconsciously, used as a figure of speech that is aesthetically structuring of Alcools, he goes even further, in a most audacious manner, to extend its traditional graphic meaning to include the musical sense.
Alcools is thus a complex musical calligram, using both juxtaposing and overlapping, and therefore designing either sequentially or simultaneously various harmonic forms.
Keywords: calligram; cryptogram; structure; music; poetry; aesthetic.
Tout comme son écriture, la structure d’Alcools relève, à mon sens, fondamentalement d’une esthétique du cryptogramme, ce cryptogramme tendant à revêtir la forme du calligramme. J’irais peut-être jusqu’à dire que l’œuvre elle-même ne serait qu’un calligramme crypté. Un double calligramme en réalité: graphique – ou plastique, cubiste plus exactement, comme je tente ailleurs[1] de le montrer – et musical, comme j’essaierai ici de le défendre.
Rencontre, ainsi, particulièrement féconde que celle du poète de l’Esprit Nouveau avec ce très ancien genre qui lui doit désormais son nom, en lequel il aura reconnu la forme même de son génie transsémiotique. Ce qui n’est pas seulement le fait du recueil proprement dit de Calligrammes, où Apollinaire, pour mieux célébrer ce genre si à sa mesure, s’y exerce expressément, mais qui, de façon plus latente, transparaît dans l’ensemble de sa création poétique, et notamment dans Alcools.
C’est le poème le plus hermétique peut-être, à première vue, de cette œuvre qui m’en a paru receler la clef – au sens, donc, également musical du terme. Relisons-le:
Chantre
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Dans son insolite, et insolente, brièveté, ce poème me paraît, en effet, condenser à lui seul le triple défi conjugué représenté par Alcools : défi grammatical, défi sémantique, indissociable du premier sans s’y réduire, défi poétique enfin qui, subsumant les deux autres, les transcende et les magnifie par le projet esthétique, et notamment musical, qu’il signifie et qu’il incarne. Chantre : défi majeur à la poésie par le poème minimal du recueil, étant constitué, on le sait, d’un seul vers, phrase unique, de surcroît, à l’impossible syntaxe, par la double agrammaticalité de l’attaque copulative et de l’absence de verbe, qui l’institue à la fois en suite d’un introuvable début et en début d’une introuvable suite. Pure incantation verbale, dirait-on… Ou bien peut-être, qui sait, formule sibylline, nous invitant par là même à son déchiffrement : forme-signe – quoi d’étonnant de la part du poète de Signe, dans ce même recueil justement ? – ou, mieux encore, l’idéal même de l’œuvre littéraire et, par excellence, poétique : « forme-sens » (Meschonnic), autrement dit, calligramme, au sens surtout mental du terme (l’expression sens « figuré » dénonçant plus que jamais dans ce cas sa flagrante impropriété) : la littérature, et notamment la poésie, n’est-elle pas structurellement, tout comme la musique d’ailleurs, art conceptuel[2] ?
L’hypothèse est donc la suivante : Chantre constitue lui-même ce double calligramme qu’est l’œuvre qui l’intègre et dont il se pose ainsi comme l’image en raccourci, comme son emblème en somme, son enseigne. C’est surtout, encore une fois, du second calligramme, du calligramme musical, qu’il sera question ici.
Le titre du poème nous donne d’emblée le la. Le poète: un “chantre” avant tout, comme dans la plus pure tradition classique. Ses poèmes : avant tout, donc, des « chansons » – comme exemplairement l’illustre dans le recueil La chanson du mal aimé ; ou bien, dans la veine épique, des « chants » : “Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie” clame justement (en guise de postface appellative) la dernière pièce d’Alcools.
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Sémiotiquement tout au moins, une apparente cohérence lie le poème à son titre, son vers unique se maintenant dans ce même champ musical défini par celui-ci. Mais sémantiquement ? Que peut vouloir signifier ce simple rappel, à première vue, de définition: la trompette marine est, en effet, contrairement à ce que son nom laisserait entendre, un instrument à cordes, ou plutôt à corde, l’« unicité » de celle-ci étant justement ce qui le caractérise. Or c’est la lettre elle-même mais aussi le rythme du poème qui nous invitent à dépasser, tout en l’intégrant, la simple entrée de dictionnaire.
Effectivement, le poème fait porter avant tout l’accent sur cette « unique » corde de la « trompette marine » que l’« unique » vers, qui également le caractérise, paraît ainsi dessiner, le constituant de la sorte en calligramme. Ce poème-vers (ou ce vers-poème) serait donc la figuration même de cette unique corde (ou de cette corde unique) d’Alcools – ou de son « chantre », sa corde vocale en quelque sorte, son unique instrument : la corde unique qui, telle celle de la « trompette marine », répercute à l’infini ses vibrations sonores, la corde du vers. Ce qui suffit à suggérer les inépuisables potentialités musicales de la poésie, capable d’arracher de cette « unique » corde dont elle dispose une telle richesse de résonances. D’où la remise en question du fameux cliché qui attribue plus d’une corde à l’arc du talent ; lui, le poète, ne revendique, excusez-le du peu, qu’une seule corde, et même une toute petite, un « cordeau », pour en faire jaillir toute une œuvre sonnante. Fierté que traduit l’emphase de la conjonction initiale et que rend encore ce pluriel des « trompettes marines », contrastant singulièrement avec l’ « unicité » du « cordeau » ; sans parler de la savante harmonie alliant la pompe de l’alexandrin quaternaire aux accents d’une valse à trois temps :
Tatatá – tatatá – tatatá – tatatá.
Pompe, dirait-on, versaillaise, évoquant les sonorités de l’instrument qu’on imagine, à tort peut-être, présidant les solennités de Louis XIV, la trompette justement : n’est-ce pas pour la similitude de ses sons avec ceux de ce cuivre que la trompette marine a été ainsi désignée ? Mais il faut rappeler également que la trompette marine était d’usage courant au XVIIe siècle, témoin le goût que M. Jourdain manifeste à son égard.
Et c’est ainsi que, sous les doigts du poète, cet instrument quasi oublié a le pouvoir paradoxal de réveiller en les revisitant les sons désormais éteints de la classique – et romantique – lyre ; de même qu’il ranime, ravive et renouvelle le genre antique, mais pourtant jusque-là innommé, faut-il croire, du calligramme, dont, par une étonnante économie des moyens, il décuple encore les potentialités, comme dans cette pièce singulière qui fait aussi entendre ce qu’elle dessine, calligramme phonique, hymne à une poésie « uniquement » ? – ou simultanément par là même ? – musicale. Ce qui élève également ce vers « unique » au rang de manifeste, art poétique verlainien revisité.
Cependant ce poème minimal est décidément inépuisable car non content de nous avoir révélé cette importance structurale de la musique pour le recueil, il nous aidera encore à entrevoir des critères ou tendances qui gouvernent la composition de celui-ci. Essayons donc de débrouiller quelques fils de ce « cordeau ». Car ce petit mot, ce diminutif, est un véritable condensé polysémique.
Mais revenons tout simplement à son sens premier, « petite corde », et à l’usage, la fonction première de celle-ci : une corde est avant tout un objet qui sert à lier. Ce qui, reprenant cette même ligne d’interprétation du poème qui nous a induits à poser une équivalence calligrammatique entre l’ « unique » vers qui le constitue et cette « unique cordeau » qui le figure ; ce qui nous mène à conclure que le vers est de la sorte désigné par le poète-« chantre » comme étant l’« unique » instrument de liaison utilisé dans le recueil. Le lien interne du poème et son lien externe aux autres poèmes est donc le même : c’est le vers et le vers seul, autrement dit, l’élément même constitutif du poème en tant que tel, tout comme de la poésie. Le principe compositionnel d’Alcools ne doit donc pas être cherché en dehors de sa propre substance poétique.
Le vers se lie donc au vers et Alcools ne serait que cette corde plus longue formée par la liaison entre elles de cordes plus petites, de « cordeaux ».
Ce sens est d’ailleurs d’emblée suggéré par l’attaque elle-même du poème qui n’est autre, rappelons-le, que la conjonction de coordination « et », soit l’outil linguistique générique de la liaison, ce qui, du coup, éclaire son anomal usage à cette place initiale. Ainsi Chantre fait-il lui-même ce qu’il proclame, étant à la fois déclaratif et performatif, poème à la fois et métapoème. De même qu’il est, en même temps, injonctif, dans la mesure où il peut jouer aussi comme avertissement au lecteur, l’invitant à ne pas chercher dans cette œuvre de principe structurant plus compliqué.
Alcools, de la sorte, ne prétendrait pas être autre chose qu’une pure concaténation de vers. Et le message de Chantre serait ainsi de proclamer cette continuité du recueil, la continuité de son chant, comme chant, son unité donc indivisible. Alcools ne constituerait qu’un « unique » poème ou, mieux encore, un unique chant ininterrompu, impression confirmée encore par l’absence totale de ponctuation, sans même un point final, prolongeant ainsi virtuellement à l’infini son continuum.
Est-ce à dire pour autant que l’œuvre serait à tonalité unique, ce qui, mutatis mutandis, la rapprocherait du genre musical de la suite ? Il suffit d’un rapide coup d’œil aux premiers poèmes du recueil pour constater la variété, au contraire, de leurs registres. Quoique monocorde, l’instrument dont Alcools paraît se réclamer dans Chantre, la trompette marine, possède une caisse de résonance et requiert un archet.
L’archet pourrait être représenté par le poète-« chantre », avec son art, ses divers modes d’en jouer, de faire vibrer la corde du vers dans l’œuvre – laquelle, à son tour, figurerait la caisse de résonance – pour interagir avec elle, avec ses autres vers : les vers antérieurs, auxquels il fait écho, et les suivants qu’il appelle, cela, selon les règles les plus diverses de combinaison, c’est-à-dire d’harmonie. Ce n’est que par abus de langage que monocorde peut signifier monotone.
Le chant d’Alcools paraît bien plutôt cultiver le contrepoint, voire, plus librement encore, la rhapsodie. N’est-ce pas cela même d’ailleurs que semble suggérer cette conjonction « et » – toujours elle ! -, arborée à l’incipit de Chantre, étant justement générique et donc apte, pour ainsi dire, à tous les usages de la coordination : sans forcément se limiter à la fonction copulative à laquelle elle tend tout platement à être le plus souvent réduite, elle peut même être disjonctive, adversative, ou simplement servir à la juxtaposition, remplir en somme le rôle de la virgule, comme dans les écritures anciennes qui ignorent la ponctuation – ou dans celle d’Apollinaire, qui s’en passe ! Ce qui, à l’occasion, pourrait même aboutir à l’inverse de ce à quoi cette même conjonction nous faisait conclure tout à l’heure : au lieu de la continuité, la discontinuité.
En réalité, ces deux modalités ne seraient pas forcément incompatibles : Alcools cultiverait la discontinuité dans la continuité. Le principe de continuité devrait être recherché, comme on l’a vu, dans cet « unique » instrument de liaison du vers faisant écho au vers; et le principe de discontinuité, dans la liberté de ce lien harmonique. Liberté par laquelle le recueil esquisserait un capriccio ou une fantaisie…
J’ai, bien sûr, volontairement laissé pour la fin le plus important, l’évidence du sens de ce « cordeau » qui constitue l’« unique » vers de Chantre. Car si « cordeau » est, en effet, une petite corde, on ne peut certes pas oublier que cette petite corde est dévolue à un usage, et ainsi à une acception, quasi exclusifs : tendue entre deux points, nous dit le Petit Robert, elle sert à obtenir une ligne droite. Néanmoins, dans le poème, on vient de le voir, cette rigidité dénotative du mot est aussitôt contrariée par le détournement de fonction, partant de signification, qui lui est imposé et par lequel d’ailleurs elle ne fait que retrouver son sens et son statut originels de simple petite corde – mais une petite corde dont on peut tirer de tels effets !
Or ce détournement m’apparaît d’une portée historique considérable, équivalant, à mes yeux, à un geste poétique révolutionnaire. Il signifie, en effet, à lui seul la conversion de l’esprit, et principe, de géométrie, qui jusque-là a prévalu dans la poésie française, en esprit de finesse ; ce qui représenterait le changement même de paradigme en la matière, le passage du modèle architectural, classique et séculaire, au modèle, souple et subtil, de la musique.
C’est donc de cette « corde » musicale que découlera la seule linéarité d’Alcools, de même que le sens de ces eaux de vie qui doivent ce titre au recueil, une « unique » et ivre corde musicale laissée à toutes ses divagations :
Mon beau navire o ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Avons-nous assez divagué
Cependant, une corde est susceptible aussi de joindre ses deux bouts : quelle est alors sa fin ? et quel est son début ? N’est-ce pas d’ailleurs cette forme circulaire qu’a justement adoptée l’œuvre ? Et c’est pourquoi achevée, elle pourrait indéfiniment recommencer, telle une valse, un autre de ses calligrammes musicaux, cette fois également dansant, déjà rencontré, qu’elle ébauche.
Notons, en effet, que Vendémiaire se clôt sur ce même moment du lever du jour qui marque la fin de Zone. Ainsi l’excipit de l’œuvre s’apparenterait plutôt à un début. A l’inverse, son incipit est: « A la fin ». Ce qui d’ailleurs se vérifie aussi littéralement : Alcools, dont l’initiale est la première de l’alphabet, débute à la lettre par la dernière, l’initiale de Zone, son poème liminaire.
Circularité poursuivant l’ivresse et l’incantation, le poète cherchant ainsi à la fois à enchanter son angoisse de « mal aimé » et, à l’instar du batelier de Nuit rhénane, à nous ensorceler par son chant.
Pourtant, ainsi emporté par ce vertige musical, jamais il n’y égare son bien le plus inaliénable, sa précieuse lucidité – “Belle clarté Chère raison” –, qui assure à sa poésie sa distance ironique et cette liberté impertinente et ludique qui la caractérise.
Et c’est pourquoi le poème jamais ne s’achève par la totale emprise de son chant, le charme en étant, au contraire, systématiquement rompu :
Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire
Ce qui se manifeste par la forme lyrique – ou anti-lyrique – de la syncope, qui par excellence traduit cette résistance au bercement hypnotique, de même que son essentiel refus de l’auto-complaisance dans la douleur et la plainte, son rejet, en somme, du lamento.
C’est d’ailleurs dès le départ que le recueil donne le ton de cette modalité syncopée de l’auto-dérision qui sera si souvent la sienne : « coupé » n’est-il pas, symptomatiquement, le mot de la fin de son poème liminaire? De cette auto-dérision, ce poème, du reste, entonne d’emblée le chant distancié :
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille ;
changeant donc jusqu’au pronom définitoire de ce lyrisme dit « personnel » sous lequel Alcools est habituellement rangé. C’est même à cette deuxième personne que le sujet poétique débute sa plainte (« A la fin tu es las… »), la plaçant ainsi dès l’abord sous le signe grammatical de ce dédoublement qui traduit – et crée ? – un nouveau lyrisme, le lyrisme ironique.
La circularité de l’œuvre n’est donc plus celle de la « valse mélancolique » et du « langoureux vertige », l’ivresse qui la meut étant surtout ivresse de futur, de nouvelles aurores. “A la fin tu es las de ce monde ancien” est, encore une fois, son incipit, vers-manifeste, réclamant un nouveau monde et une poésie nouvelle. Plus que l’ivresse, Alcools exprime une soif immense que toute l’immensité de l’univers ne saurait étancher :
“Et je boirai encor s’il me plaît l’univers” chante Vendémiaire.
Ce qui fait également de ce recueil un gargantuesque cri, ce mot ayant même été le titre primitivement prévu du poème d’ouverture de l’œuvre.
Débutant ainsi par un cri d’ardente impatience de vivre
– Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau de vie -,
l’œuvre s’achève comme un cri de soif exultante, traçant de la sorte un cycle évolutif et vitaliste (« Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore”), qui va de l’alcool anxieux à l’alcool joyeux, de « l’eau de vie » miséreuse de Zone au vin révolutionnaire de Vendémiaire. Commençant comme une élégie, élégie toutefois entrecoupée de cris d’impatient désir de vivre, Alcools se clôt par un hymne à la joie qui, comme celui de Beethoven, est en même temps un hymne aux nouveaux temps de liberté et d’ouverture, voire un opéra universel, le poète y donnant voix progressivement à toutes les villes de France, d’Europe et du monde. N’avait-il pas songé, en effet, à intituler son recueil L’Année Républicaine ? Alcools, hymne bachique renouvelé, pourrait ainsi apparaître également comme un chant révolutionnaire et internationaliste.
La circularité d’Alcools est donc ouverte, calligramme du cycle régénérateur de la vie, le phénix en étant l’emblème, ce phénix précisément placé en épigraphe, l’unique épigraphe, rappelons-le, du recueil, à son troisième poème, lui-même emblématique de l’œuvre qui aurait pu en porter aussi le titre, La chanson du mal aimé. Alcools est-il rien d’autre que cette chanson d’un mal aimé qui a su si puissamment sublimer sa douleur ?
Loin de l’enfermer dans l’élégie solipsiste attendue, d’emblée il l’élargit aux dimensions épiques du monde, voire du cosmos, et, « poète étoilé », l’élève jusqu’aux blanches harmonies sidérales :
Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
Alcools retracerait ainsi le parcours d’un voyage mémoriel et initiatique, dont la structure, fondamentalement musicale, l’apparenterait à une aventure et un chant orphiques, descente héroïque du poète à l’enfer des jours et des amours défunts
– “J’ai osé regarder les cadavres de mes jours” (Les fiançailles);
“J’ai hiverné dans mon passé” (La chanson du mal aimé) -,
nécessaire « saison en enfer » pour exorciser ce passé, en le brûlant au « brasier » de la poésie, cet « alcool ardent », cette « eau de vie » purificatrice, et, tel le phénix, en renaître rénové.
Alcools : calligramme musical complexe, esquissant des formes harmoniques diverses : suite, rhapsodie, fantaisie, hymne, valse, marche, symphonie, opéra… s’y succèdent ou s’y superposent, la forme du chant étant peut-être celle qui les subsume : tout type de chant, depuis les genres les plus variés de la chanson populaire (aubade, ballade, berceuse, romance, barcarolle, chanson à boire…) et du chant religieux, jusqu’à ses modalités plus ou moins érudites ou politiques, tel l’hymne ou l’opéra. C’est peut-être La chanson du mal aimé qui, miroir réduit de ce cantique des cantiques, renverrait l’image la plus fidèle de ce projet de composition contrapuntique : faire de la rhapsodie et de la liberté de ses charmes bigarrés et bizarres un chant unique, tout à la fois cyclique et évolutif, tel me paraît être le paradoxal défi représenté par ce recueil, son apparence composite dissimulant un savant et subtil travail de composition.
En poésie, la lettre a nom beauté, et le dire, c’est le faire. L’œuvre poétique d’Apollinaire n’est peut-être qu’un calligramme généralisé.
Notes
[1] In “Alcools como caligrama”, à paraître dans les actes du XVIIIème Congrès de l’AILC, de Rio de Janeiro, 2007.
[2] Ou pour le dire en termes genettiens, à régime d’immanence idéale (Genette, G., L’Oeuvre de l’art, I, Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 23). D’où la spatialisation et/ou la production d’images mentales dont l’un et l’autre art s’accompagnent, tant au niveau de la création que de la réception. D’où une même prétention de la musique au calligramme, que des titres d’œuvres comme Tableaux d’une exposition ou Symphonie en forme de poire ne font que corroborer.