Claude Karnoouh
Adieu Gutenberg*
Dès l’instant même où Christophe Colomb mit pied sur le sol d’Hispaniola (aujourd’hui Haïti), l’homme occidental a été pris dans un vertigineux et incessant mouvement d’extension de son espace de domination, et, simultanément, il s’est confronté au rétrécissement de différences de plus en plus minces et de moins en moins contrastées. A chaque fois que de nouvelles terres étaient mises à la disposition des hommes d’Occident, la planète devenait de plus en plus isomorphe et homogène. Au fur et à mesure que les Occidentaux s’éloignaient un peu plus de leurs sites propres, de leurs traditions marquant leurs expériences existentielles séculaires, le nouveau, le moderne, le changement, devint le motto de leur devenir et du devenir en général.
Le journal matinal d’abord, la radio ensuite, la télévision enfin, ont mis à la disposition de chacun des images du monde qui semblaient rapprocher les hommes des uns des autres. Mais ces mots, puis ces images ressortissent à une sorte d’irréalité. Outre que personne ne pouvait en saisir ni la provenance ni le contexte, la surabondance même d’informations qu’ils véhiculent, a finit par annuler leur pertinence. Le monde mis à la disposition de tous est devenu un monde totalement médiatisé, un monde filtré par diverses volontés toujours dissimulées au sujet-récepteur, qui reçoit sans pouvoir émettre. N’en déplaise à Habermas, il n’y a là rien moins qu’un simulacre de communication dès lors que celle-ci se déploie en sens unique, toujours du média vers l’homme médiatisé sans que celui-ci puisse véritablement lui porter contradiction. Aussi le « transcendantalisme communicatif », généralisé et transparent, assurant échanges honnêtes et débats démocratiques se présente-t-il, une fois encore, comme l’une de ces fadaises métaphysiques, illusoires et trompeuses. Le barde du politiquement correcte dans sa version teutonique a probablement oublié (et, sait-on jamais, peut-être s’est-il autocensuré ?) que la grande presse et les grand médias audio-visuels appartiennent à de puissants groupes financiers aux intérêts multiples ; or, je n’ai jamais ouï-dire que ces groupes fussent portés à défendre la transparence de leurs pratiques et que les jeux d’influences politico-économiques auxquels ils se livrent, ne seraient point justement la manifestation du détournent du sens propre de la pratique démocratique moderne.[1] Pour eux le mot information s’identifie à son sens littéral originel, à savoir infra-former, c’est-à-dire, ramener l’interprétation des événements du monde soit à des réponses données à des stimuli émotionnels, soit à des explications univoques confirmant les discours des pouvoirs politiques et économiques.[2] Ce que jadis l’on a appelé la presse d’opinion et qui s’affichait comme tel, a disparu devant ce qui s’autoproclame, à juste titre, — si l’on prend le titre au pied de la lettre — la presse d’information.
L’arrivée d’Internet avec son réseau mondial de sites en nombre théoriquement infini, a prétendu changer cet état de chose, redonner à l’échange communicatif, aux débats, une double, une triple, une quadruple, voire de multiples directions. Sur le Net d’aucuns “ branchés ” trouvent tout et n’importe quoi, n’importe quelle marchandise, n’importe quelle information, n’importe quel interlocuteur pour aborder n’importe quel sujet. Le Net, plus encore que la multiplication des canaux de télévision, incarne le monde regardé et reconstruit en la guise du “ zapping ”, c’est-à-dire dans le champ d’une simultanéité désarticulée, et, de ce fait, installée dans une totale discontinuité discursive. En effet, sur le Net on ouvre simultanément des « fenêtres » où l’on peut lire les dernières productions philosophiques, sociologiques, biologiques, géologiques, écologiques, etc., de professeurs possédant leur site personnel, regarder une annonce pour acheter je ne sais quel objet, un appareil photo, un fusil d’assaut, un livre d’art, des médicaments, ou contempler sur les sites du « Hard porn », les photos des corps maltraités de femmes ou d’hommes. En d’autres mots, le Net est une poubelle, mieux, c’est la poubelle, à la fois virtuelle et réelle, du monde compris comme la somme des objets qui s’y produisent.
Assis dans son fauteuil, l’œil rivé à l’écran de son ordinateur, la main crispée sur la “ souris ” ou le « track pad », l’homme nouveau, le petit prince du “ surfing ” internautique sillonne les sites du monde, lance des messages dans le vide, attend des réponses aléatoires, se repaît à satiété de milliers d’images et, ivre de cette lumière scintillante, comme un zombie, s’endormira la tête pleine de vide… L’internaute est l’homme d’une planète unifiée en sa totalité, il est l’enfant du “ global village ”, l’adulte du “ multiculturalisme ”, il a réduit sont langage au minimalisme univoque d’une même langue anglo-américaine[3]. Il est le personnage d’un individualisme illusoire, de fait, la répétition à l’infini de la “ mêmeté ”. L’internaute n’a plus l’horizon d’expérience de la vie hormis le monde virtuel concentré sur son écran. Enfermé entre les quatre murs d’une chambre ou d’un bureau, il ressemble à un prisonnier (mais à un prisonnier repu de protéines) qui rêve et vit par procuration. L’internaute ne regarde plus son lieu de vie propre, ne parle plus à ses proches, à ses voisins… puisqu’il communique avec tout le monde dans l’espace déréalisé de la proximité virtuelle. Pour lui toute chose ne se présente plus que sous les formes standardisées propres aux écrans (lettres, dessins, photos). L’internaute armé de son ordinateur n’a plus aucun rapport avec la matière brute : il ne connaît plus la sensation qui naît lorsque les doigts caressent le grain d’un papier, évaluent son glaçage, lorsque l’olfactif perçoit l’odeur singulière, agréable ou désagréable, de certains livres, des revues ou des journaux fraîchement imprimés. L’internaute ne sait plus percevoir les personnes au travers d’une forme d’écriture (saura-t-il un jour prochain encore tenir un stylo ou un crayon ?) ; il ne saisit plus les jeux changeant de la lumière propre à un objet placé dans un espace singulier. L’internaute vit dans une sorte de biotope aseptique et uniforme. Certes, sur l’écran il peut modifier les images ; il en joue, mais arrachant toujours et encore les œuvres à leur site propre, c’est un autre monde qui défile sous ses yeux. Dès lors, toutes les œuvres des hommes deviennent à la fois proches, à portée de main, et dans une totale extériorité par rapport au sujet…
On a souvent dit que les instruments techniques produits par les hommes ont, non seulement engendré un rapport artificiel au monde, mais, et de manière essentielle, ont produit un nouveau monde artificiel. Cette artificialité tient au fait que les instruments mécaniques, électromécaniques ou électroniques portent plus en eux-mêmes qu’une extension et une intensification des fonctions humaines élémentaires qu’ils tendent à décupler, à centupler, à surmutiplier. Les instruments transforment le monde et plus encore le rapport de l’homme au monde, et donc créent de nouveaux besoins, de nouvelles fonctionnalités qui, au bout du compte, engendre un nouveau monde. Se rapporter au monde avec un ordinateur dans le champ d’action défini et organisé par les contraintes imposées par la logique de l’instrument lui-même, rien de moins que de se soumettre à cette logique. Comme le dit avec force Georges Steiner : “ Les ordinateurs sont bien plus que des outils pratiques. Ils mettent en branle et développent des méthodes et des configurations de pensée non verbales, de prise de décisions, voire de perception esthétique. Ce sont eux qui forment les nouveaux ‘clercs’, jeunes, très jeunes et qui sont, de manière flexible, pré- ou anti-lettré. Les écrans ne sont pas des livres ; le récit d’un algorithme formel n’est pas celui de la narration discursive[4]. ” Au bout du compte, l’internaute ne serait-il pas le premier homme produit par la révolution anthropologique et génétique qui se profile à l’aurore de XXIe siècle, et le dernier homme de la modernité selon la prophétie nietzschéenne ?
* Il s’agit de la version largement remaniée d’un article paru pour la première fois en roumain dans la Revue Balkon, juin 2000, Cluj.
Notes
[1] Il suffit de constater les taux des abstentions rencontrés lors des élections législatives dans les pays occidentaux, pour avoir la preuve que les pratiques électorales contemporaines, les débats médiatiques qui les accompagnent de représentent plus l’expérience de la démocratie politique.
2 Voir le célèbre essai de Max Weber, Le savant et le politique où il mit en évidence ce trait singulier de la modernité, à savoir la symbiose entre les journalistes et les hommes politiques.
3 J’emploi avec quelque ostentation ces mots anglo-américains de manière à montrer que ce monde de l’ordinateur exige un lexique et une grammaire simplifiée pour une compréhension univoque.
4 Georges Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Gallimard, Folio, Paris, 1991, p. 144 (publication originale, Real Presences. Is there anything in what we say ?, Faber and Faber, Londres, 1989).