Elena MARCHESE
Université d’Ottawa, Canada
ÉCRIRE EN EXIL, ÉCRIRE L’EXIL
Abstract: In this article, I intend to analyze how it is said and lived the exile in the novels of Abla Farhoud, Le bonheur a la queue glissante (1998) [Happiness has the slipping tail] which gained the France-Quebec price in 1999, et Splendide Solitude (2001) [Splendid loneliness]. Abla Farhoud, an author of Lebanese origin from Quebec, lived the uprooting in her own youth when she left Lebanon, with her family, to settle in Quebec. In her novels, where the personal experience is often combined with the fiction, the female protagonists must face the condition of the exile, they must learn how to be reinvented in order to create a new identity and to find again their love for life. Although the exile is represented in a different way in the two novels, one can however affirm that the protagonists live the exile not only as immigrant, but also as women who remain still excluded from certain social functions. In Le bonheur a la queue glissante, the protagonist, Dounia, lives a triple exile. Initially, she is exiled to have left her native land. Then, she is also exiled on the social standing because, as a woman, and especially an immigrant woman, she seems to be able to fulfill herself only like a mother and a wife, within her family. Finally, the linguistic exile deprives Dounia of her word, and consequently, she does not have the possibility of being affirmed. In Splendide Solitude, the protagonist is a woman who, after a life devoted to her family, finds herself alone and has to think about her life. Her loneliness thus becomes a metaphor of her alienation, of seclusion not only from the others but also from herself. The exile seems to be a difficult condition to support especially when the women are confronted with it. However, it is thanks to their sensibility that they can find in themselves the impulse to survive, to live.
Keywords: Lebanese literature, Abla Farhoud, exile, the status of women
« C’est un dur métier, l’exil. »
Sergio KOKIS, Le pavillon des miroirs.
Abla Farhoud, écrivain québécoise d’origine libanaise, a remporté le prix France-Québec en 1999 avec son roman Le Bonheur a la queue glissante. Auteur de pièces théâtrales et de romans, Abla Farhoud a vécu le déracinement lorsqu’elle a quitté son petit village du Liban, avec sa famille, à cause des conflits ethniques et religieux qui dévastaient le pays[1]. Très jeune, Abla Farhoud se voit confrontée à l’expérience déchirante de l’exil qui provoque en elle plusieurs questionnements et qui, d’ailleurs, se retrouvent dans son œuvre.
L’écriture devient ainsi le moyen par lequel exorciser l’exil, décortiquer et analyser cette expérience afin de chercher une réponse, de trouver la liberté tant souhaitée et, apparemment, si difficile à atteindre. Le terrain de l’écriture semble être le seul espace permettant à l’écrivain de se sentir libre et de se forger une appartenance qui franchit toute frontière géographique et linguistique.
Dans cette étude, je tenterai de montrer les multiples représentations de l’exil dans deux romans d’Abla Farhoud, Le Bonheur a la queue glissante et Splendide Solitude, où les protagonistes sont deux femmes bien différentes dont l’existence est ponctuée de divers types d’exil. D’où la nécessité de se questionner sans cesse pour trouver des solutions à la douleur et au malaise provoqués par cette situation, et pour favoriser l’émergence d’une identité englobant toutes les expériences vécues.
Sur un fond autobiographique, se tisse ainsi le lien entre l’exil et l’écriture. Écrivain exilée, Abla Farhoud parle de l’exil, de la difficulté des personnages de se construire une identité, de ce déplacement territorial qui entraîne aussi un déplacement des autres, de soi, une migration à travers les frontières géographiques et non seulement. Selon Lucie Lequin, « la problématique de l’exil multiforme échappe au cadre géopolitique et dit les négociations quotidiennes, un corps à corps, entre l’enracinement et le déracinement. L’exil, c’est le hors jeu, le hors champ, c’est vivre l’arrachement de son espace et tenter d’apprivoiser son lieu d’asile »[2].
Dans Le Bonheur a la queue glissante, la problématique de l’exil est évidente, elle est posée dès le début du roman par la protagoniste, Dounia, mère de famille et épouse fidèle qui semble vivre et s’épanouir uniquement à l’intérieur de son univers familial. Dounia est une exilée non seulement parce qu’immigrée au Québec, mais aussi en tant que femme et surtout femme arabe.
Dans Splendide Solitude, il n’est pas vraiment question d’exil géographique, la protagoniste étant une femme qui se retrouve seule après que ses enfants sont partis et que son mari l’a quittée. Dans sa solitude, elle parcourt à rebours sa vie pour trouver une réponse à sa condition présente. Il s’agit donc d’un exil existentiel, symptôme d’une aliénation personnelle et intime. On peut donc parler d’exil initiatique puisque ce voyage au fond de sa mémoire et d’elle-même correspond à un cheminement personnel entrepris dans le but d’atteindre la connaissance de soi et à la fin duquel la protagoniste peut naître renouvelée, découvrir sa liberté et s’acheminer ainsi vers le bonheur. Toutefois, ce cheminement implique la solitude, le détachement et la séparation des autres.
Deux conceptions de l’exil qui semblent donc opposées mais qui mettent fortement l’accent sur la sensibilité féminine et la force des femmes capables de survivre aux pires épreuves que la vie leur réserve.
Le triple exil de Dounia
Dans son premier roman, Abla Farhoud raconte la vie de Dounia, une femme âgée de soixante-quinze ans qui vit à Montréal depuis plusieurs années avec sa famille, après avoir quitté le Liban. Le roman est écrit sous la forme d’un monologue intérieur car Dounia, qui prend la parole très rarement, est ici la protagoniste de sa narration. Elle commence à raconter sa vie et laisse le lecteur pénétrer dans les plis les plus secrets de sa mémoire et de sa vie. Comme le souligne Silvie Bernier,
En choisissant le monologue intérieur, Abla Farhoud donne accès à la conscience de son personnage et réussit à montrer le contraste entre la pensée simple mais combien lucide de Dounia et son expression malhabile. C’est le décalage entre ce qui se vit de l’intérieur et ce qui s’offre aux autres qui amplifie pour le lecteur l’impression de solitude[3].
Le motif déclencheur de ce processus de remémoration est la volonté d’une des filles de la protagoniste, Myriam, une écrivaine, d’écrire un livre sur sa mère. Dounia commence donc à se rappeler de sa vie, de son passé douloureux, à raconter ses souvenirs. C’est ainsi qu’elle entreprend cette descente en soi qui lui permettra, à la fin du roman, de retrouver, du moins en partie, une certaine liberté.
L’exil géographique
On sait que la première définition de l’exil a trait à sa signification spatiale. Le mot exil signifie quitter son pays natal, volontairement ou non, pour s’installer ailleurs pour des raisons d’ordre économique, culturel, politique ou autre. Selon Claude Drevet, « l’exil est l’expulsion hors de la patrie. Par suite, c’est un séjour hors du lieu où l’on voudrait être. […] L’exil désigne donc la distance d’un lieu ou l’éloignement de certaines personnes particulièrement liées avec nous, que ce lien soit privé, ou d’ordre public »[4]. Le déracinement géographique entraîne évidemment une série de changements importants pour celui qui quitte son pays. Non seulement il doit s’installer dans un pays nouveau et apprendre à le connaître, mais il doit redéfinir son identité, ses valeurs et les repères acquis jusqu’à présent.
S’installer en terre d’accueil signifie souvent apprendre une langue nouvelle, des coutumes et des valeurs différentes de siennes, s’adapter avec effort à une vie nouvelle. D’ailleurs, l’exil géographique, cette traversée de l’espace, est souvent problématique même pour ceux qui l’ont choisi librement, car il engendre une redéfinition identitaire de la part de l’exilé. Ce dernier vit une rupture profonde, il demeure partagé entre deux univers, l’ancien et le nouveau, le passé et le présent, qui n’arrivent presque jamais à se fondre, confondre harmonieusement mais qui, par contre, semblent presque toujours s’opposer. Ainsi, comme l’affirme Rosi Braidotti, « the exile’s discourse is characterized by a sense of loss and dislocation, always looking back to some originary home with nostalgia »[5].
C’est de cette rupture déchirante qu’il est question dans Le Bonheur a la queue glissante lorsque Dounia et son mari Salim quittent le Liban avec l’espoir d’une vie meilleure au Québec, à Montréal. Toutefois, Dounia vit un triple exil géographique, car elle émigre une première fois lorsqu’elle marie Salim. Elle quitte donc Chagour, son village natal, pour aller vivre à Bir-Barra. Ensuite, dans les années cinquante, elle émigre avec sa famille au Canada pour rentrer au Liban après une quinzaine d’années. Enfin, après quelques années au Liban, lors de la guerre, Dounia et sa famille retournent définitivement au Canada.
Dounia fait l’expérience du déracinement très jeune, lors de son mariage, car c’est au village de son mari que, pour la première fois, elle vit le sentiment de la différence, elle se sent donc une étrangère. Bien que pour son fils Abdallah, émigrer « c’est changer de pays, traverser les océans, aller au bout du monde »[6], pour Dounia, la vie dans un village nouveau permet de « faire des comparaisons, voir les différences, vivre le manque et la nostalgie, avoir envie d’être ailleurs sans pouvoir y aller, [se] sentir étrangère » (BQG, 45). Vivre dans un pays nouveau signifie prendre conscience de sa différence par rapport aux autres en vertu d’un accent différent, des goûts et coutumes divers. Ensuite, l’arrivée au Canada est bien plus dramatique que son premier exil puisque Dounia est dépaysée, elle ne parle pas français, donc elle ne peut pas comprendre ce qui se passe autour d’elle. Elle doit donc tout apprendre car, comme elle le souligne, « quand on change de pays, on doit changer aussi tout ce que l’on connaît sur la vie. On doit apprendre vite » (BQG, 73).
On croit souvent que pour l’exilé, le retour au pays natal est la solution à tous ses maux, dont la nostalgie est sans aucun doute le plus difficile à supporter, mais parfois ce n’est pas du tout le cas. D’abord, parce que le pays qu’on retrouve n’est plus celui de nos souvenirs, il ne correspond plus à l’image qu’on gardait dans la mémoire. Ensuite, parce que l’exilé aussi a changé au cours de sa vie en terre d’accueil, son regard renouvelé fait en sorte que le retour au pays natal soit aussi dépaysant que l’immigration en terre nouvelle. C’est ce qui se passe lorsque Dounia et sa famille rentrent au Liban. Le changement fait peur et renforce le sentiment d’étrangeté que l’on ressent sur son propre sol natal. Si Dounia avait déjà fait l’expérience de la différence suite à son immigration au Canada, le retour au Liban l’accentue encore plus car, malgré le fait qu’elle parle arabe, elle se sent presque incapable de communiquer avec les gens, elle ne ressent plus d’affinités avec eux. Elle redevient encore une fois étrangère, à l’identité fluctuante, indéfinie, sans ancrage et sans appartenance :
Au Liban on nous appelait « les Américains », au Canada, les premières années, on nous appelait « les Syriens », au village de mon mari, on m’appelait par le nom de mon village. Quand j’y pense, je n’ai été appelée Dounia que dans mon village natal… (BQG, 115).
La problématique du nom est intimement liée à la question identitaire, à son tour en relation avec le déplacement dans l’espace. C’est l’espace qu’on occupe qui détermine la manière dont les autres nous perçoivent. Changer de pays bouleverse complètement la vie de l’exilé, sans repères, en proie aux souvenirs, il doit construire une nouvelle vie, une identité mobile qui ne se définit à jamais et qui est toujours ouverture à l’autre. Malgré tous ces changements, ces déracinements, Dounia affirme que son pays « ce n’est pas le pays de [ses] ancêtres ni même le village de [son] enfance, [son] pays c’est là où [ses] enfants sont heureux » (BQG, 22). Après des exils douloureux, Dounia comprend que la patrie n’est plus un simple espace géographique, celui de la naissance ou de l’enfance, mais plutôt c’est la patrie du cœur, de l’amour infini qu’elle porte à ses enfants, sa seule raison de vie, et lien trop fort pour une mère qu’aucun déracinement peut briser.
L’exil social
L’exil géographique que Dounia vit entraîne aussi des conséquences assez graves sur sa condition de femme. Non seulement elle est une immigrée, mais elle est, de plus, une femme arabe immigrée, ce qui la rend doublement marginale. Elle se trouve donc dans une position d’infériorité à l’échelle sociale. Sa réussite est entravée par le fait qu’elle ne parle pas français et donc est incapable de s’intégrer à tous les niveaux. Mais aussi à l’intérieur de sa famille, Dounia ne jouit pas d’une grande autonomie car, en tant que femme, elle n’est pas tout à fait libre. Celita Lamar précise que les œuvres d’Abla Farhoud évoquent souvent l’expérience des femmes immigrantes au Québec, en particulier des femmes arabes qui se retrouvent marginales dans la nouvelle société. À ce propos, les personages
participating only marginally in the relatively improved conditions for women in Quebec, the Arab woman immigrant often finds herself isolated. Lacking the full support of friends and an extended family, notwithstanding its disadvantages, she is also for the most part denied full access to freedom in her new homeland, and she is subjected to conflicting pressures from within her family and from all those with whom she comes in contact[7].
Cet exil social conduit la protagoniste vers l’aliénation de soi. C’est uniquement grâce à la parole reconquise que, à la fin du roman, Dounia peut briser son aliénation qui l’accable depuis sa jeunesse pour retrouver, en partie, une certaine liberté.
Si d’habitude les immigrés reconstruisent leur monde perdu à l’intérieur de la cellule familiale – parfois c’est uniquement à la maison qu’ils peuvent parler leur langue, vivre selon leurs coutumes, en préservant ainsi leur identité individuelle – pour Dounia la maison n’est pas non plus un endroit où elle jouit d’une grande liberté. Elle dépend complètement de son mari et aussi des enfants qui, ayant appris le français à l’école, peuvent l’aider. Bien que son mari ait eu lui aussi des difficultés à s’adapter à une vie très différente de celle qu’ils conduisaient au Liban, Salim est un homme qui a réussi à créer une petite fortune pour sa famille et à lui assurer une vie assez stable économiquement. Salim, mari et père autoritaire, parle sans écouter les autres, il impose sa volonté sans prendre en considération les opinions d’autrui, nie la parole à sa femme en lui imposant le silence. Dounia affirme de ne rien savoir faire toute seule, elle dit : « J’ai toujours eu besoin de mon mari et de mes enfants pour la moindre action à l’extérieur de la maison […] Un jour, j’ai composé le 911 et on ne m’a pas comprise quand j’ai donné mon adresse… Je ne sais rien faire seule » (BQG, 95).
Dounia se perçoit comme un poids pour ses enfants, sans instruction et en ne parlant pas français, elle n’est aucunement indépendante ni à l’intérieur de la maison ni à l’extérieur. Toutefois, elle se sent en sécurité chez elle, elle affirme : « À la maison, j’étais protégée par les murs, par le toit, par tout le travail que j’avais à faire, par Salim qui parlait la même langue que moi. À la maison, j’avais une raison d’être, dehors, je n’étais plus rien » (BQG, 131). Elle se souvient de la fois où elle était sortie avec sa petite dernière pour aller à l’école de ses filles chercher leurs bulletins, et de la peur soudaine qui l’avait saisie lorsqu’elle s’était rendu compte de ne pas être capable de répondre si quelqu’un lui avait posé une question : « Je rougissais de peur, la peur que quelqu’un m’arrête dans la rue et me pose une question. J’avais peur de monter que je ne savais pas parler, que je venais d’ailleurs » (BQG, 131).
Dounia ressent donc des sentiments contradictoires, en sécurité à la maison malgré le peu de liberté qui lui est offert par son mari, elle redoute beaucoup plus le monde extérieur parce qu’elle ne possède pas les moyens pour l’apprivoiser afin de tenter ainsi de dominer l’inconnu.
L’exil linguistique
Dounia, nom qui en arabe signifie « monde », est une femme qui, après presque toute une vie passée en silence, retrouve la parole peu avant sa mort. En racontant quelques souvenirs à sa fille Myriam, Dounia se remémore son passé, sa vie, le silence qui semble l’avoir caractérisée. L’exil linguistique de la protagoniste ne découle pas uniquement du déracinement vécu lors de son immigration au Canada, mais aussi de son exil social. Dounia est une vieille femme qui a fait l’expérience de la marginalité dans sa famille et dans la société patriarcale dans laquelle elle a vécu. Son silence a des origines lointaines. Elle n’a pas été toujours muette, mais elle l’est devenue lorsqu’elle a été dépassée par les événements de la vie.
Encore enfant, Dounia se souvient des moments de tendresse passés avec sa mère, de leurs conversations si chéries. Une fois orpheline, on dirait qu’elle le devient aussi de la parole, car son père, un prêtre orthodoxe, se rendra coupable, avec son mari Salim, d’une trahison terrible. C’est donc à cause des hommes de sa vie que Dounia perd la parole, que son long silence débute. Frappée en plein visage par la botte de son mari, alors qu’elle lui demandait simplement de ne pas partir en vue de son accouchement, Dounia reçoit la plus amère des hontes: être frappée par son mari devant son père, témoin silencieux et impuissant. Trahie par les deux hommes qu’elle aimait le plus dans sa vie, la protagoniste cherche refuge dans le silence et dans ses enfants, dans l’amour immense qu’elle leur porte. Par contre, son amour envers Salim se transforme au fil des ans en haine, et sa rage s’enfouit au plus profond d’elle-même :
Durant toute ma vie, j’ai essayé de me calmer, d’être douce, de ne pas répondre au mal par le mal, de m’oublier dans le travail. je me suis acharnée à nettoyer, à mettre de l’ordre… Comment mettre de l’ordre quand tout peut éclater à n’importe quel moment ?… Toute ma vie… non, pas toute ma vie… depuis mon mariage, j’ai toujours essayé de prendre sur moi, de patienter, de me cacher dans le silence… J’ai attendu longtemps pour élever la voix (BQG, 139).
Cet exil dans sa propre langue, l’arabe, se double lorsqu’elle immigre au Canada car l’arabe devient une barrière linguistique contribuant ainsi à son exclusion tant sociétale que familiale. Elle est donc isolée non seulement du monde extérieur mais aussi dans sa famille, car elle ne peut pas communiquer avec ses petits-enfants qui, fils de la deuxième génération, ne parlent pas l’arabe et, au contraire, s’intègrent dans la société d’accueil. L’exil linguistique conduit donc la protagoniste vers l’isolement. En même temps, et paradoxalement, posséder la parole est très difficile parce que cela signifie reconnaître certaines vérités douloureuses que Dounia préfère garder secrètes, qu’elle ne peut pas avouer ni aux autres ni à elle-même:
Comment m’avouer que c’est mon propre manque de dignité qui a détruit ma famille, que c’est ma propre faiblesse et mon manque de courage qui ont fait chavirer le bateau. Comment dire toutes les violences que j’ai subies sans réagir, comment parler de ma honte, de ma résignation, de ma rancœur, de mon amertume et de ma haine […] Comment dire la vérité que j’ai cachée si longtemps, comment dire que mon père est un lâche et un menteur […] Comment dire que je n’ai plus aucun respect pour mon mari, le père de mes enfants, que j’ai même parfois de la haine pour lui […] (BQG, 152-153).
Le silence de Dounia représente donc une sorte de protection contre une vérité difficile à assumer, presque impossible à avouer, contre la violence qu’elle a subie toute sa vie. D’ailleurs, Dounia a essayé de se cacher derrière les dictons arabes qui parsèment le roman et qui lui permettent de dissimuler la vérité. Ces dictons, qui renferment le savoir ancestral, « forment une langue à l’intérieur d’une autre »[8] que seule Dounia, la mère, connaît. Le silence et la marginalité de la protagoniste engendrent le motif de l’invisibilité. Dounia, tout au long du roman, est invisible, les autres ne s’aperçoivent pas d’elle à cause de son silence, elle passe presque toujours inaperçue.
Le thème du silence ou de l’absence du langage est un thème privilégié par l’auteur et représente, au-délà de la marginalité du personnage, sa « mort symbolique »[9]. Dounia tente alors de remédier à ce manque de la parole par un geste d’amour : la préparation des mets. La nourriture devient ainsi un substitut de la parole. Si Dounia, à la maison, ne peut pas s’exprimer librement, elle trouve un autre moyen d’expression, une autre voie/voix pour affirmer son immense amour à ceux qu’elle aime, elle prépare ainsi à sa famille de mets exquis.
Dounia retrouve brièvement la parole pour raconter à sa fille son passé, elle brise son silence même si pour constater sa défaite, son échec de ne pas avoir eu le courage de se rebeller. Toutefois, son monologue intérieur, cette introspection, lui a permis de retrouver une certaine liberté et de constater que, malgré tout, son amour envers ses enfants leur a permis de bien réussir dans la vie. Si Dounia a été un exemple de femme soumise, incapable de réagir, elle peut se réjouir à présent du succès obtenu par ses enfants dont Myriam, par exemple, est une écrivaine, et Kaokab une professeur de langues. Ainsi le roman que nous lisons est ce long monologue intérieur d’une femme aliénée qui retrouve sa voix, sans doute un peu trop tard, mais encore à temps pour pouvoir régler les comptes avec son passé.
Solitude et exil intérieur
Dans le deuxième roman d’Abla Farhoud, Splendide Solitude, dont le titre est assez révélateur, il est encore question d’une femme qui est en train de faire le bilan de sa vie au moment où elle se retrouve seule. Si la problématique de l’exil n’est pas présente dans les mêmes termes que dans le roman précédent, il est toutefois évident que la solitude de la protagoniste, avant de devenir splendide, et donc motif de bonheur et promesse d’un avenir heureux, est une forme d’aliénation qui la sépare des autres et d’elle-même.
L’exil participe ici de l’intime, du personnel, c’est un regard lucide sur soi-même, la prise de conscience de vivre un exil hors de soi, l’empêchement de s’accomplir librement. L’adjectif qui caractérise la solitude de la protagoniste laisse entrevoir une fin heureuse dans le sens que, malgré sa solitude, elle redécouvre la joie de vivre, l’enthousiasme pour la vie. Cela après un parcours de redécouverte de soi qui, paradoxalement, oblige la protagoniste à s’exiler pour enfin quitter son exil intérieur. Cet exil intérieur est une forme d’exil plus subtile, quasi ontologique qui a trait à l’intime de l’individu. Toujours selon Claude Drevet, l’exil intérieur « atteint les consciences singulières, […] [il] pousse à vivre loin des autres, à l’écart de la majorité, mais aussi dans le rêve personnel. Dans cet exil extrême la fuite n’est pas un changement de lieu mais un changement d’être : […] une fuite hors de soi »[10].
La protagoniste, en utilisant toujours le monologue intérieur, s’interroge sur le sens et les événements les plus significatifs de sa vie, sur la mort, la vieillesse, l’amour, en bref sur des questions universelles auxquelles tout individu cherche de donner des réponses. À ce sujet, elle affirme :
Combien de deuils une femme doit-elle faire avant d’arriver au deuil final ? Femme au singulier et au pluriel, Femme, incluant homme avec petit et grand H. Femme africaine, orientale, extrême-orientale, américaine, latino-américaine, européenne et celle de l’Océanie, celle qui a fait plusieurs thérapies ou de l’aérobie, celle qui a eu des enfants et celle qui en a voulu, mariée, concubine, célibataire, en bonne santé ou grabataire, femme riche ou femme pauvre, Femme, Femme, Femme combien de pertes et de deuils, Femme, combien de deuils et de pertes dans une vie ?[11]
Sans un lieu d’appartenance précis, sans un nom, garant d’un ancrage, qui semble la condamner ici à l’ailleurs, à la perte d’une origine, la protagoniste a perdu tout repère, elle se retrouve seule, dans le silence de la maison, sans savoir qui elle est. Toutefois, le manque du nom de la protagoniste peut aussi signifier le désir, de la part de l’auteur, de vouloir s’adresser à toutes les femmes, en posant des questions universelles qui transcendent la seule condition de l’exil. Son identité semble aussi s’écrouler sous le silence qui domine à présent son existence. Après une vie dédiée à sa famille, après avoir quitté son métier de musicienne, elle est désemparée, aliénée, elle doit affronter la vie toute seule.
Faire le deuil du passé, de ce qui a été une fois, est ainsi nécessaire pour redécouvrir les possibilités infinies que la vie offre. Pour la protagoniste, il s’agit donc de mettre de l’ordre dans sa vie, de ne plus vivre comme une trahison l’abandon de la part de son mari. Elle affirme à ce propos :
Je ne savais pas alors que perdre, c’est perdre. Que ce soit un chat, une plante qui nous ont tenu compagnie, une dent plantée à même notre chair et nos os, un travail, un enfant, un pays, sa jeunesse, sa beauté, sa santé ou l’amour de sa vie, c’est toujours perdre. C’est toujours la perte de ce qu’on a aimé […] la perte de ce qui nous compose, la perte de notre identité. Laisser partir. Se détacher de cette branche morte emportée par le courant. Faire le « travail du deuil », comme disent les spécialistes, c’est laisser cette branche s’en aller, ne pas s’y accrocher. […] C’est accepter qu’un jour tout s’en ira. Faire le deuil, c’est accepter la mort sous toutes ses formes, pour enfin accepter la vie sous toutes ses formes (SS, 175).
Ainsi, ne pas rester prisonnière du passé signifie, pour la protagoniste, accepter la fin d’un amour en ayant la certitude que l’avenir réserve encore le bonheur. Au lieu de s’acharner sur le passé, il vaut mieux reconnaître ses limites et essayer de les dépasser. « Je suis restée dans les coulisses de ma vie sans jamais me mesurer, sans jamais me mettre en avant » (SS, 187) affirme la protagoniste qui, un peu comme Dounia, a aussi choisi une certaine invisibilité, passivité, de peur de ne pas réussir ou par amour. Elle s’est sacrifiée pour les autres sans oser exister pour elle-même. Elle a vécu donc une sorte d’exil intérieur, d’aliénation, de vie paisible où elle s’est effacée pour céder la place aux autres, pour s’éclipser derrière un amour qui, comme toute chose, est fini. C’est à présent, dans sa solitude, que la protagoniste comprend l’importance d’agir, de s’affirmer, de se retrouver pour sentir encore qu’elle est bien vivante.
Ce processus d’autoanalyse, de remémoration et de réflexion sur la vie en général, permet à la protagoniste de se redécouvrir, car c’est uniquement en prenant possession d’elle-même qu’elle peut continuer à vivre :
Le passage à l’autre je ne l’ai jamais fait. Et je ne pourrai le faire tant que je ne rapatrierai pas ma constitution et les lambeaux effilochés et toutes les parties de moi oubliées qui ont perdu leur souveraineté en route. Recouvrer mon autonomie ne se fera qu’à ce prix (SS, 189).
Le silence, la solitude, comme pour Dounia, représentent donc un refuge, un monde d’illusions où l’on fuit la réalité. Cette étrangeté, ce sentiment d’impuissance qui accable la protagoniste, la pousse à trouver en elle-même la source d’une énergie renouvelée pour la vie. Cette recherche de soi se poursuit donc dans le silence et dans la solitude, et c’est ainsi que la solitude devient splendide, au moment où la protagoniste retrouve son élan pour la vie, le désir de réussir.
Si donc, au début du roman, la solitude semble se caractériser négativement et se définir comme absence des autres, des êtres aimés, à la fin, elle acquiert une signification positive parce que voulue, acceptée et nécessaire, car c’est dans cette solitude que la protagoniste peut finalement se retrouver.
La problématique de l’exil, dans ces deux romans, est donc posée de manière différente, toutefois, on peut remarquer que l’aspect le plus important est que les protagonistes trouvent en elles-mêmes la force de s’opposer à l’exil, soit-il spatial, culturel, intérieur ou linguistique.
Ces deux romans, où les personnages féminins se cherchent, mettent en relief que c’est dans le fait de parler, d’avouer la vérité qu’ils peuvent trouver une source de positivité. C’est dans le dialogue avec elles-mêmes que ces femmes trouvent une réponse et, comme le souligne Silvie Bernier, « les protagonistes entrent en scène pour s’intenter un procès personnel qui les reconnaît finalement coupables de trahison à soi, à cette part de l’être la plus essentielle, l’âme pour certains, et qu’Abla Farhoud choisit d’appeler ‘le nom secret’ »[12].
Pour Abla Farhoud, écrire l’exil, écrire sur l’exil signifie non seulement sonder l’être humain dans ses préoccupations individuelles, mais surtout trouver une appartenance. C’est par le biais de l’écriture, de la création, qu’on peut trouver un espace habitable qui dépasse l’exil. L’écriture aussi est mouvement, déplacement, elle « oblige à cerner sa fuite devant la souffrance, devant son exil multiforme, l’écriture […] rapproche de [soi]-même et devient alors rapatriement, un rapatriement intime et intérieur »[13].
L’exil est déplacement tout comme l’écriture est mouvement. Abla Farhoud affirme que « toute écriture est un trajet vers l’inconnu donc toute vraie écriture est migrante »[14] ce qui indique un constant va-et-vient d’un espace à l’autre, espace physique ou culturel, espace de croisement et de métissage entre identités différentes.
Ainsi, par l’entremise de ces deux personnages féminins, Abla Farhoud montre comment le silence, l’aliénation, l’exil intérieur qui caractérisent leur existence peuvent être brisés par le courage et la volonté de se réapproprier de soi-même. Deux femmes qui sont devenues étrangères à elles-mêmes parce qu’elles ont choisi de se sacrifier, d’exister pour les autres, d’ignorer leurs désirs, deviennent enfin les vraies protagonistes de leur vie après un long et tortueux cheminement personnel qui leur a permis de surmonter leurs peurs et leurs faiblesses.
BIBLIOGRAPHIE
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VERDUYN, C., « Écrire l’invisible : éthique et écriture dans Les filles du 5-10-15 et Jeux de patience d’Abla Farhoud », Dalhousie French Studies, 64, Fall 2003, pp. 33-38.
NOTES
[1] Abla Farhoud est née à Aïn-Hirché au Liban. Elle arrive avec sa famille au Québec, au début des années 50, à l’âge de six ans, à Sainte-Rose, près de Montréal. À l’âge de dix-sept ans, son père décide de regagner le Liban, la contraignant ainsi à subir un nouveau déracinement. Avant que la guerre civile éclate, Abla Farhoud s’enfuit en France et ensuite elle s’établit à Montréal. Consulter, à ce sujet, l’article de Micheline Lachance, « Renaître au Québec », L’Actualité, 1er avril 2002, p. 66.
[2] Lucie Lequin, « D’exil et d’écriture », Le roman québécois au féminin, Gabrielle Pascal (dir.), Montréal, Triptyque, 1995, p. 23.
[4] Claude Drevet, « L’exil intérieur », L’exil, textes réunis par Alain Niderst, Strasbourg, Klincksieck, 1996, p. 213.
[5] Rosi Braidotti citée par Susan Billingham, « Migratory Subjects in Shani Mootoo’s Out on Main Street », Identity, Community, Nation. Essays on Canadian Writing, Danielle Schaub et Christl Verduyn (dir.), Jerusalem, The Hebrew University Magnes Press, 2002, p. 74.
[6]Abla Farhoud, Le Bonheur a la queue glissante, Montréal, l’Hexagone, 1998, p. 45. Les références à ce texte seront désormais signalées entre parenthèses précédées du sigle BQG.
[7] Celita Lamar, « Resetting the Margins : Abla Farhoud’s Dramatization of the Female Immigrant Experience in Quebec », Women by Women : the Treatment of Female Characters by Women Writers of Fiction in Quebec Since 1980, Roseanna Lewis Dufault (dir.), Madison / Cranbury, Fairleigh Dickinson University Press / Associated University Press, 1997, pp. 136-137.
[9] Christèle Verduyn, « Écrire l’invisible: éthique et écriture dans Les filles du 5-10-15 et Jeux de patience d’Abla Farhoud », Dalhousie French Studies, 64, Fall 2003, p. 34.