Christophe Pérez
LAPRIL, Université Bordeaux 3, France
perezchristophe13@yahoo.fr
Croire et savoir : la nouvelle incarnation
Believe and know: the new embodiment
Abstract: In the 11th century, Saint Anselme exercised a profound influence on the thought of the Middle Ages, by his intellectual attitude consisting in believing to understand (« Credo ut intellegam »). Until 17th century, indeed, belief and knowledge are confidentially connected, and it will be only in the next centuries that science and religion will bring in opposition. After the temptation to reduce philosophy to theology during medieval period, the modernity had the temptation to reduce the philosophy to the positive sciences. Is not there a constituent link between the philosophy on one hand, then the science and the monk on the other hand? The separation of the mythos and of does logos explain partially the crumbling of the philosophy today? Following the complete revision of the religions because of the scientific evolutions, are not we returning to the monk by a science which discovers its own limits and which sometimes wonders of its own discoveries? By trying to understand (include) the evolution of the western culture, we shall succeed in understanding (including) in which measure science and religion are profoundly united, while remaining separate.
Keywords: Science; Religion; Embodiment; Desincarnation; Training; Faith; Knowledge.
Introduction
Le XVIIIe siècle a cru trouver dans la méthode scientifique une arme efficace contre les « superstitions » de la religion. Certes, la séparation entre le logos et le mythos n’est pas totalement consommée, et la science de Newton a encore pour objectif de découvrir les lois de la nature pour y trouver Dieu. Ce sera le siècle suivant, avec Feuerbach et les trois philosophes du soupçon, que la religion sera conçue comme une puissance aliénante, au nom du réalisme rationnel. Or, force est de constater qu’il y a toujours des religions, et que celles-ci ne peuvent être simplement réduites à un obscurantisme réactionnaire. Paradoxalement, la tentative de supprimer le mythos par le logos a été conduite par des philosophes, au nom de métaphysiques diverses (scientisme, matérialisme, pragmatisme vital, marxisme, positivisme, etc.), alors qu’une lente remise en question de la philosophie en tant que discipline a été consécutive à cette séparation du religieux et du scientifique. Dans le monde moderne en effet, la philosophie a autant de mal à trouver sa place face à la science ou aux sciences humaines, qu’en face du pouvoir religieux durant le Moyen Âge. Il existe donc un lien entre la philosophie, la religion et la science, et le divorce entre ces deux dernières a forcément eu des conséquences sur la première.
Quel est ce lien ? Pourquoi la religion et la science dans leur séparation remettent en cause la philosophie dans sa pratique ? Et enfin, quelles sont les conséquences à tirer en ce qui concerne le statut de la philosophie d’une part, et la scission entre le mythos et le logos d’autre part ?
I. Le savoir et l’éthique
Nous ne pouvons comprendre la rupture entre science et religion, si nous ne l’inscrivons pas dans un processus plus vaste.
Au Moyen Âge, la religion n’est pas un ensemble de croyances auquel l’individu pourrait en conscience adhérer ou non ; les médiévaux n’avaient pas de rapports extérieurs avec la religion : nous étions chrétiens parce que nous naissions chrétiens, au même titre que nous naissons homme ou femme, noble ou roturier. La « religion » n’existait pas au Moyen Âge, car elle n’était pas dissociable de la société, elle était la société. La réalité même du monde social, dans toutes ses dimensions, était chrétienne. L’incarnation christique étant le principe central du christianisme, c’est l’ensemble du monde chrétien qui s’organisait selon le principe de l’incarnation.
Dès le XIe siècle, l’articulation du spirituel et du corporel trouve sa représentation sociale dans les deux composantes de la société de l’époque, à savoir l’homme spirituel (le clerc) et l’homme sécularisé (le laïc). Cette incarnation obéit à un processus en trois étapes : la distinction, la hiérarchisation et l’articulation. Tout d’abord, le spirituel et le corporel sont différenciés. Ensuite, le spirituel est considéré comme supérieur au corporel. Enfin le corporel est perçu comme un élément indispensable au spirituel pour que ce dernier soit révélé aux hommes. Cette dialectique de l’incarnation a été appelée par certains médiévistes « l’articulation hiérarchique »[1].
Le monde médiéval vivait dans un système original d’alliance des contraires, dont les exemples abondent. Nous savons que l’Eucharistie est l’incarnation du corps et du sang du Christ sous les apparences du pain et du vin, que le pèlerinage était un chemin spirituel incarné dans un chemin réel, et enfin, que l’Église spirituelle s’incarne dans les institutions cléricales. Les structures sociales étaient elles aussi incarnées dans la société : le marché économique n’était pas une entité abstraite, mais il s’incarnait dans les corporations de métier et les liens familiaux. L’étroite cohésion qu’il y avait entre la science et la religion n’était pas une exception, puisque toute la société fonctionnait en maintenant les contraires ensemble tout en préservant leurs différences propres. Ce que Jacques Le Goff appelle « le naturalisme chartrain » du XIIe siècle, dans lequel l’explication rationnelle des phénomènes naturels coexiste avec un Dieu qui respecte les lois qu’il a données à la Création, est tout à fait caractéristique de cette réalité.[2]
Toutefois, ce principe d’incarnation devait fatalement être attaqué sur les deux fronts qu’il essayait d’unir, c’est-à-dire par les partisans du spirituel et par les partisans du corporel, ce qui l’obligea à établir un système de défense complexe pour maintenir ensemble les contradictions. L’apparition de la scolastique au XIIIe siècle répondit brillamment à ce problème. Cependant, condamnée à construire un appareil logique de plus en plus lourd pour tenir les contradictions entre elles, la civilisation de l’incarnation se déchira durant les Réformes protestantes du XVe et XVIe siècle, puis à la séparation du spirituel et du corporel dans le dualisme cartésien au XVIIe siècle.[3]
Nous vivons, depuis, un processus de désincarnation, et nombre de phénomènes telles que l’individualisation ou la sécularisation de nos sociétés, trouvent dans ce processus leur raison profonde. Le processus de désincarnation, qui n’a cessé de s’approfondir, consiste à séparer deux entités étroitement unies, puis à transformer ces entités en réalités autonomes et autorégulées en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Pour ne prendre que l’exemple le plus marquant, la séparation du marché et de la société a été suivie par la constitution du marché en sphère autonome et autorégulée selon le principe de la main invisible. La Grande Transformation que Karl Polanyi écrit en 1945, n’est pas autre chose que l’analyse des conséquences d’une économie désincarnée, ou en d’autres termes d’une économie où l’homme est séparé de sa force de travail, où les sociétés humaines sont conçues indépendamment de la terre qu’elles occupent, et où la monnaie devient une entité autonome, à la fois moyen pour échanger des marchandises et marchandise elle-même.[4] Le philosophe Jacobi avait très bien perçu la réalité de ce processus avec une lucidité surprenante, quand il reproche à la science moderne de produire un savoir replié sur lui-même, qui oublie les référents extérieurs.[5] La désincarnation aboutit à une monadologie dans le sens leibnizien du terme, c’est-à-dire à la constitution d’entités en soi, autoréférentielles, « sans portes ni fenêtres », et dont le paroxysme se trouve dans les rêves de l’intelligence artificielle, par la création d’un système intelligent absolument autonome, en soi et pour soi. Contrairement à ce que nous prétendons souvent, nous ne vivons pas dans un monde matérialiste : le monde de la désincarnation est un monde de la dématérialisation progressive. Ce qui nous menace est bien plus l’immatérialisme, dont les différents mondes virtuels sur les réseaux informatiques mondialisés ou les nanotechnologies en sont les manifestations les plus connues. La crise actuelle, qu’elle soit économique ou écologique, est la conséquence de ce processus de désincarnation qui commence à se heurter à ses propres contradictions. La religion et la science furent séparées dans le cadre de ce processus, avec l’ambition de transformer le religieux et le scientifique en sphères autonomes et autoréférentielles.
La philosophie est la discipline qui a eu le plus de difficulté à survivre face à cette séparation du logos et du mythos. Il est nécessaire pour comprendre quelles en sont les raisons, de revenir aux fondamentaux. Nous savons que le terme de « philosophie » vient du grec philia (ami) et sophia (sagesse). Si le philosophe est « ami de la sagesse », reste à savoir de quelle sagesse nous parlons. Nous avons en effet la sagesse comme savoir et la sagesse comme éthique. Par « savoir », nous entendons la sagesse qui consiste, par un effort intellectuel méthodique, à mettre de l’intelligibilité dans le monde afin de le comprendre. Cette sagesse se fait sur le mode de l’avoir, car elle est la prise de possession d’un ensemble de connaissances que nous pouvons cumuler, et dont le savant se présente comme le détenteur légitime. En revanche, l’éthique est la sagesse pratique relative au comportement concret que l’individu adoptera face à ce monde (autrui faisant partie du monde), et dont le mode de relation se construit non plus sur l’avoir mais sur l’être. L’objectif de la philosophie est de comprendre le monde pour adopter ensuite un comportement conséquent, en allant du descriptif au normatif.
Le savoir trouve sa pleine réalisation à travers la science. Cette dernière se conçoit comme une méthode d’investigation rigoureuse visant à une objectivité dépouillée de toutes valeurs ou de toute sentimentalité. La science est une recherche indéfinie, qui cumule les connaissances et les découvertes acquises, ou considérées comme telles. Dans sa forme la plus pure, la religion est la sagesse comme éthique. Les religions ne visent pas à l’objectivité, mais à l’évaluation du comportement individuel ou collectif en établissant des rites et des règles gérant la vie du croyant. De là nous comprenons pourquoi la religion durant le Moyen Âge, puis la science de nos jours, ont revendiqué des droits sur la philosophie, ces deux domaines constituant les deux extrêmes de la sagesse elle-même. La séparation entre la science et la religion a déchiré la philosophie de l’intérieur, puisqu’elle voyait ses deux éléments constitutifs devenir autonomes et se replier dans leurs sphères de légitimité respectives : si le religieux nous donne les valeurs nécessaires à une vie d’homme, et si la science nous donne le savoir nécessaire à cette même vie, alors pourquoi une « philosophie » ? C’est pour cette raison que les philosophes de la modernité se sont ingéniés à vouloir dépasser la philosophie par une autre discipline, que ce soit la psychologie chez Nietzsche, la poésie chez Kierkegaard ou la phénoménologie chez Husserl, ou encore pourquoi certains philosophes ont élaboré une philosophie se repliant soit sur le savoir exclusivement, soit sur une éthique plus ou moins laïcisée. Comme le signalait Jeanne Hersch, « les penseurs ne se contentent plus d’argumenter les uns contre les autres comme ils l’ont toujours fait, ils vont plus loin, – ils vont jusqu’à contester que ce que font les autres soit encore de la philosophie. »[6] ; cette situation est due à la séparation du logos et du mythos, où l’un ne reconnaît pas la légitimité à l’autre.
Quelles sont donc les conséquences sur la pratique de la philosophie ? Devons-nous tenter de trouver une unification entre la science et la religion pour retrouver une philosophie plus unifiée dans sa pratique et son statut ?
II. La philosophie de l’incarnation
Paradoxalement, ce n’est pas René Descartes, le fondateur du rationalisme moderne, qui fut le théoricien de la séparation du logos et du mythos, mais son jeune adversaire, Blaise Pascal, homme double, à la fois savant et mystique. Selon l’auteur des Pensées, la réalité se divise en trois ordres distincts et incommensurables les uns par rapport aux autres : l’ordre des corps (la politique et l’économie), l’ordre des esprits (la science) et l’ordre de la charité (la religion). Laissons de côté le premier ordre qui ne concerne pas directement notre exposé, pour comparer les deux derniers. Si le religieux se soumet au surnaturel en obéissant à l’autorité des dogmes, le scientifique, quant à lui, se soumet au seul examen de sa raison parce qu’il se réfère à la nature.[7] En conséquence, le religieux ne doit pas se mêler des débats scientifiques en imposant son autorité, et le scientifique ne doit pas se mêler de débats religieux en imposant l’examen rationnel, car nous sombrerions dans la tyrannie, que Pascal définit comme le « désir de domination universel et hors de son ordre. »[8] Le secrétaire de Port-Royal n’a pas séparé le pouvoir, le savoir et la foi pour des raisons simplement idéologiques, il les a séparés pour répondre aux problèmes de son temps : persécutions religieuses, condamnation de Galilée, controverses théologiques, etc. Les critères pascaliens n’en restent pas moins pertinents encore de nos jours ; s’ils étaient strictement appliqués, les débats sur le créationnisme n’existeraient pas, puisque cette doctrine appartient à l’ordre religieux et non à l’ordre scientifique comme elle le prétend ; et inversement, la science n’a pas à remettre en cause le « dessein intelligent », à partir du moment où celui-ci se présente pour ce qu’il est, c’est-à-dire un pur acte de foi qui a toute sa valeur et sa dignité, mais qui ne peut prétendre à la connaissance scientifique. Cependant, si d’un point de vue épistémologique et éthique, la répartition pascalienne des trois ordres est pertinente, elle ne permet pas d’avoir une vision unifiée de la réalité. En outre, la philosophie, qui se trouve défaite depuis la séparation du scientifique et du religieux, doit se redéfinir sur de nouvelles bases. Nous devons bien avoir conscience de cette situation infiniment délicate, où nous devons unifier le savoir et la foi, tout en évitant les dangers que cela a pu produire par le passé et peut encore produire aujourd’hui.
Dans le second tome du Miroir des Limbes, André Malraux a bien saisi les différences essentielles entre la science et la religion. Selon l’écrivain, les religions posent d’emblée un modèle humain qui sert de critère pour former le comportement et la personnalité des croyants. L’homme religieux se forme à l’aune de Jésus, Bouddha, Moïse ou Mahomet, parce que « la formation de l’homme passe par un type exemplaire : saint, chevalier, caballero, gentleman, bolchevik et autres. L’exemplarité appartient au rêve, à la fiction. »[9] Nous restons bien ici dans le domaine de la sagesse comme éthique. Au contraire, la science, au lieu de postuler un modèle humain dès le départ, en fait son objet de recherche par le biais de différentes disciplines et de différentes méthodes d’investigation. La science vit selon la croyance que le progrès scientifique lui apportera inéluctablement une réponse dans le futur, de sorte que « la fiction de la science, c’est la science-fiction », écrit Malraux.[10] Or, une civilisation déspiritualisée qui ne vivrait que selon des vérités scientifiques, serait une civilisation dans laquelle l’homme n’aurait pas de formation, car si les hommes religieux « ont voulu vivre selon le Christ ou le Bouddha, […] comment vivraient-ils selon Darwin, Mendel ou qui vous voudrez ? »[11] D’où la conclusion du romancier : « Ce qui commence à disparaître, c’est la formation de l’homme. La science peut détruire la planète, elle ne peut pas former un homme. […] L’homme occidental reste informe parce qu’il attend. »[12]
Or, si tous les hommes ne sont pas des scientifiques, tous les scientifiques sont des hommes ; et en tant que tels, ils ont aussi besoin d’une formation, d’autant plus que leur responsabilité est importante. Les épistémologues modernes nous ont appris que nous n’arrivons pas face au donné empirique avec un regard neutre, mais que nous lisons le donné avec les théories déjà connues.[13] Pour un homme de l’Antiquité, par exemple, une étoile était une perforation de la voûte céleste qui laissait filtrer la lumière, alors que pour un homme de la modernité, une étoile est un astre incandescent dans un univers beaucoup plus vaste et en constante expansion. Selon les théories, nous n’avons pas à faire aux mêmes objets. Mais nous oublions souvent que si les objets que nous percevons dépendent des théories scientifiques qui nous les font percevoir, il en est de même avec les croyances. Un homme qui persévère dans une constante formation éthique, parce qu’il est orienté vers un modèle humain qui incarne une transcendance, ne percevra ni le même monde, ni les mêmes objets, que l’homme qui prétend ne croire qu’en son incroyance, et n’a devant lui qu’un monde à conquérir par la science et la technique. Nous ne voulons pas dire que les théories scientifiques sont conditionnées par les croyances religieuses, mais que les théories scientifiques n’ont pas le même sens selon les croyances, parce que selon les croyances, les scientifiques n’ont pas devant eux les mêmes objets. Il est clair que Teilhard de Chardin était un scientifique qui adhérait à la théorie de l’évolution, mais l’évolution avait une signification radicalement différente pour lui que pour un scientifique athée. Selon le Père Teilhard, la matière n’étant qu’un épiphénomène de l’esprit, la vie est orientée vers toujours plus de conscience ; de la biosphère à la noosphère, puis de la noosphère à la théosphère, l’homme était une étape nécessaire.[14] Ainsi, selon les croyances, les objets sont ontologiquement différents, et même si cela ne modifie pas les théories scientifiques, cela modifie leur sens profond : l’évolution prenait un tour particulier pour Teilhard de Chardin, parce que les objets de l’évolution (l’animal, l’homme, la vie, etc.) sont ontologiquement différents de par les croyances particulières qui les font percevoir.
En outre, le modèle humain vers lequel est orienté le croyant, n’est pas une adulation naïve pour un homme divinisé. Cet homme n’a de valeur et ne peut devenir un modèle éthique, que dans la mesure où il incarne des valeurs qui sont par nature invisibles et immatérielles. Par son comportement et son exemplarité, le fondateur de religion donne à voir l’Amour, la Charité ou la Miséricorde. En somme, le modèle religieux est celui qui permet à ses fidèles de voir l’invisible à travers sa personne, et par là il permet que ses fidèles aient la possibilité d’incarner l’invisible à leur tour, enclenchant ainsi la dynamique de la transmission spirituelle à travers les siècles. Ceci n’est pas seulement une vérité réservée au processus religieux, ce processus ne faisant que nous donner le modèle du comportement éthique le plus quotidien. Le courage, par exemple, ne se voit pas, dans la mesure où il est une valeur abstraite. En revanche, c’est parce que j’ai aimé un homme ou une femme qui, dans leurs vies, ont incarné le courage, qu’ils m’ont donné à voir le courage par leur exemplarité, que je suis dans la mesure de prendre en charge par le biais de mon propre corps le courage que j’ai vu. La mort joue ici un rôle capital, car nous n’agissons souvent qu’au nom de la mémoire d’un être cher qui nous a quitté : « Aurait-il aimé que j’agisse ainsi ? » La mort est ce qui métamorphose l’éthique en morale, c’est-à-dire le comportement en loi.
Si par mes croyances et par mon comportement éthique je fais être l’invisible, cela signifie que l’éthique produit de l’être, dans la mesure où elle est incarnation de croyance dans un comportement concret. Le mythos produit la vérité là où le logos se contente de la découvrir. Le christianisme ne vaut pas par la vérité qu’il dévoilerait à nos yeux, mais par les 2000 ans de civilisation qu’il a produits. C’est en croyant en des « rêves » ou des « fictions » comme l’écrivait Malraux, c’est-à-dire en croyant à des vérités plus éprouvées que prouvées, que l’homme est aspiré vers la transcendance à laquelle il croit, qu’il fait être les valeurs par son comportement, et qu’il produit de l’être par l’action qu’il mène sur la réalité au nom de ce qu’il incarne. C’est en dressant des cathédrales, en bâtissant les nations, en inventant l’histoire ou le temps en flèche, que le christianisme a permis qu’il y ait une science historique, une science politique ou une science physique qui étudient ces objets. Comme le notait très justement l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan : « Newton, imprégné de religion chrétienne, incarna bien cette science occidentale, cette urgence à rechercher dans les lois de la nature le reflet de Dieu. La science ne naquit pas en Chine, où furent pourtant inventées la poudre et la boussole, parce que la notion d’un Dieu créateur régissant l’univers avec ses lois y était absente. »[15]
La science a toujours revendiqué un progrès vers une lucidité croissante sur la réalité, de sorte que la définition de la vérité scientifique revient souvent à une adéquation de l’esprit à l’objet à comprendre. Or, il ne peut y avoir de vérité adéquate à l’être que dans la mesure où il y a de l’être. La vérité-adéquation du logos implique et présuppose la vérité-production du mythos : le mythos précède le logos.
L’ordre traditionnel de la philosophie, qui tente de produire un savoir pour finir sur une éthique, s’en trouve bouleversé. Face à une désincarnation qui s’approfondit sous nos yeux, nous devons produire une éthique pour produire un savoir, c’est-à-dire qu’il nous faut produire de la croyance pour produire de l’être, sur lequel il y aura un savoir. Contrairement à la philosophie du passé, qui s’est voulue comme une puissance démystificatrice, la philosophie de l’incarnation aura un travail de mythification, pour rendre possible une incarnation de valeurs par l’imythation (imitation d’un comportement incarnant un mythe) et permettre une production ontologique.
Conclusion
Les valeurs ne fondent pas la vérité, mais elles la précèdent nécessairement : la vérité est seconde. Peu à peu, tout ce que nous apprenaient les religions commence à être redécouvert par la science. Les paradoxes de la physique quantique, les théories morphogénétiques (théorie des structures dissipatives, théorie des catastrophes, théorie du chaos, etc.), ou l’étude systématique et clinique des expériences de mort imminentes (EMI) par le philosophe-médecin Raymond Moody et le professeur Pim van Lommel, en sont les exemples les plus significatifs. Après que la foi a dû péniblement admettre les conclusions de la science, c’est la science elle-même qui se surprend à rejoindre les certitudes de la religion. Nous revenons à une nouvelle incarnation, qui devra tenir compte des séparations qui l’ont précédée, mais qu’une philosophie nouvelle se doit de rendre compte.
Cela ne veut pas dire pour autant que religion et science se confondent dans leur pratique, car ces deux pôles restent bien distincts l’un de l’autre, mais cela veut dire que le mythos et le logos comprennent plus clairement leurs liens constitutifs et profonds dans un respect mutuel, tout en restant distincts l’un de l’autre. Si un scientifique peut éventuellement aimer, en comprenant que les hommes sont tous constitués de poussières d’étoiles, un religieux peut éventuellement comprendre les étoiles et les hommes en les aimant. Le premier comprend pour peut–être aimer, le second aime pour peut–être comprendre. La raison et la spiritualité ne pourront se retrouver que dans l’humilité.
Sigmund Freud disait que l’orgueil humain avait connu trois démentis, avec Copernic, qui démontra que la terre n’était pas au centre de l’univers, avec Darwin qui démontra que l’homme n’était qu’un animal parmi d’autres et avec Freud qui démontra que le Moi n’était pas maître dans sa propre maison. Mais Freud s’est oublié lui-même, lui qui croyait en la toute puissance de la raison et des sciences positives. L’effondrement de l’idéologie du progrès, les catastrophes écologiques et le primat du mythos sur le logos nous montrent que cette raison humaine si orgueilleuse de rabattre l’orgueil humain vient aussi de perdre son orgueil.
Notes
[1] Baschet, Jérôme, La Civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion, « Champs », 2006, p. 613.
[2] Le Goff, Jacques, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, éd. du Seuil, « Point-Histoire », 1985, pp. 56-57.
[4] Polanyi, Karl, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, traduit de l’anglais par Catherine Malanoud et Maurice Angeno, Paris, Gallimard, 1983.
[5] « La science, en tant que telle, consiste en l’auto-production de son objet ; […] le contenu de toute science, en tant que telle, consiste donc uniquement en un agir interne, et […] le mode nécessaire de cet agir en soi libre est toute son essence. » (Jacobi Friedrich Heinrich, Lettre sur le nihilisme, traduit de l’allemand par Ives Radrizzani, Paris, GF, 2009, p. 52.)
[6] Hersch, Jeanne, L’Étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1993, p. 454.
[7] Pascal, Blaise, Préface sur le traité du vide, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1998, pp. 453-454. Voir aussi, Lettre au Père Noël du 29 octobre 1647, op. cit., pp. 377-378.
[8] Pascal, Blaise, Pensées, édition de Michel Le Guern, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2000, p. 558, §54.
[9] Malraux, André, Le Miroir des Limbes II, La Corde et les souris, Paris, Gallimard, « Folio », p. 510.
[13] Voir à ce sujet, Chalmers, Alan F., Qu’est-ce que la Science ? Récents développements en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, traduit de l’anglais par Michel Biezunski, Paris, La Découverte, « biblio-essais », 1987, pp. 59-66.
[14] Teilhard de Chardin, Pierre, L’Énergie humaine, Paris, éd. du Seuil, « Points-sagesses », 1962, p. 72 : « La conscience n’a jamais cessé de grandir à travers les êtres vivants, et la forme réfléchie, personnelle, atteinte par elle en l’Homme, est la plus caractéristique que nous lui connaissions. »