Toma Monica Alina
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
toma_monique@yahoo.com
Hybridité et fragmentation dans l’univers dystopique et
posthumain du film Immortel (Ad Vitam)
Abstract: The term posthuman reveals the contemporary crisis of humanity, which is confronted with the idea of a new identity that embraces alterity and hybridization with technical elements. This type of vision implies not only that the body can be invaded and transformed technologically, but also that the human being in its entirety can be decentralized and subjugated by the use of technology. Enki Bilal’s science fiction film, Immortal (Ad Vitam), introduces us into a hybrid and dystopical world, which mirrors the anxieties of an alienated and fragmented future society that the present realities seem to envisage.
Key words: Hybridity; Fragmentation; Posthumanity; Dystopia; Technology; Cyborg.
Les dernières années ont vu se multiplier le nombre de productions traitant du possible avènement d’une époque posthumaine située dans un climat ultra-technologisé. À travers ce type d’œuvres, les auteurs postmodernes s’interrogent sur les développements que les enjeux présents (la révolution technologique, les violations bioéthiques, les régimes dictatoriaux, le terrorisme) pourraient provoquer dans un avenir relativement proche. En parlant de ce courant, Elaine Despres affirme :
Depuis quelques années, le posthumain est de plus en plus présent dans la pensée et les arts occidentaux, sous différentes formes, prenant de multiples significations. En effet, la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique et des biotechnologies, a déclenché un véritable foisonnement de questionnements sur les devenirs de l’humain : entre technophilie et technophobie[1], le posthumain permet de repenser, sur un mode euphorique ou dysphorique, les frontières et la définition de l’humain. Ainsi, si les origines de l’Homo sapiens se pensent en termes phylogénétiques, son avenir semble plus incertain et protéiforme. Des mutants aux cyborgs, en passant par les intelligences artificielles, les manipulations génétiques, la numérisation de l’esprit et le cyberespace, c’est le rapport entre le corps, l’esprit, l’environnement et la société qui est à repenser, sans pour autant oublier ce que nous enseignent l’histoire et les mythes.
La création d’Enki Bilal ne déroge pas à ce courant. Encadré dans une esthétique cyberpunk, son univers déglingué, marqué par la violence et la pesanteur, témoigne de sa vision futuriste angoissante. Gagnant sa renommée de ses bandes dessinées dystopiques, dont les plus connues sont la Trilogie Nikopol[2] et la Tétralogie du Monstre[3], l’auteur français d’origine yougoslave a réalisé et co-scénarisé trois longs-métrages (Bunker Palace Hotel, Tykho Moon et Immortel (ad vitam)). Sorti en 2004, le film Immortel (ad vitam) représente une adaptation inédite de la Trilogie Nikopol, où Bilal reprend trois personnages de cette trilogie (Horus, Nikopol et Jill), mais il en modifie l’histoire et en ajoute quelques éléments visuels qui appartiennent à la Tétralogie du Monstre.[4]
Oscillant entre le réalisme magique, la science-fiction et l’histoire fantastique et empruntant à la BD, à l’animation et aux jeux vidéo, Immortel, ad vitam est, sans conteste, une création hybride qui ne ressemble à rien de connu, un film bien spécial qui regroupe tous les genres : l’œuvre d’anticipation, le thriller policier futuriste, l’histoire d’amour, etc. Son univers référentiel n’hésite pas à s’inspirer de Blade runner, Le Cinquième Élément, Metropolis, Final fantasy ou Brazil, tandis que sa thématique est extrêmement vaste, couvrant l’existence des divinités, les magouilles politiques ou les avancées biotechnologiques.
Immortel est un film d’expérimentation qui fait de la bigarrure une technique stylistique.[5] Bilal n’hésite pas à mêler le septième art avec la peinture et le dessin pour nous introduire dans un univers créé quasiment en totalité par des images de synthèse, qui mélange des acteurs réels et des acteurs artificiels. Ce monde aux facettes multiples et riches regorge de personnages des plus divers : des dieux égyptiens aux corps parfaits, des politiciens véreux, des êtres innocents, des extra-terrestres, des mutants, des animaux (comme le dayak, une espèce de requin marteau rouge) et même des êtres cytoplasmiques, qui confèrent un côté étrange et amusant au film. La plupart des personnages ont été réalisés en images de synthèse,[6] l’aspect synthétique devant refléter leur modification génétique totale par Eugenics. En même temps, le corps des acteurs a été retravaillé par des effets spéciaux pour mettre en évidence leur caractère de mutants.[7]
Les effets spéciaux, qui sont intégrés avec un soin impressionnant, mènent à la réalisation d’une matière visuelle très élaborée, qui confère au film un niveau artistique spécial. Qu’il s’agisse de l’environnement, des technologies futuristes, des personnages ou bien des petits éléments originels tels les messages subversifs de l’Esprit de Nikopol, chaque morceau de pellicule dévoile la richesse extraordinaire et même frappante d’un monde bien à part, où le virtuel semble saboter le réel. Les divers éléments sonores (la musique envoûtante et les sons clairs des moteurs des véhicules, des portes massives et des lignes électriques sur lesquelles glissent les taxis) s’épanouissent, en relevant de l’ampleur, de la dynamique et de l’impact.
La technique hybride bilalienne consiste en un assemblage de références diverses, combinant des motifs et des situations qui n’ont originellement rien en commun. Témoignant d’une sorte de liberté, son art « baroque » est essentiellement marqué par l’excès, qui est perçu comme une atteinte aux normes établies. Ainsi, dans un univers sclérosé, obsédé par le contrôle, surgit l’impression d’un scénario chaotique, qui évite tout automatisme par l’utilisation constante d’éléments hétéroclites. Bilal perturbe le déroulement mécanique des événements en se servant de l’anormalité, de l’accident et de l’imprévisible pour remodeler l’histoire à chaque instant.
L’action du film se passe à New York, en 2095, en pleine campagne électorale. Dans le cadre de la ville peuplée de mutants, d’extraterrestres et d’humains, une pyramide volante, abritant quelques divinités égyptiennes, fait son apparition au-dessus de Manhattan. Parmi ces divinités se trouve Horus d’Hiérakonopolis, qui a été condamné pour rébellion par ses paires. En train de perdre son immortalité, le dieu à tête de faucon n’a que sept jours à passer sur la Terre, à la création de laquelle il a contribué. Son intention est de conserver son immortalité en laissant un descendant. Pour atteindre son but, il doit trouver la femme qui lui permette de se reproduire et aussi un corps d’homme sans organes synthétiques, qui soit capable de supporter son être divin.
Sur ces entrefaites, une capsule cryogénique, qui congelait le dissident Nikopol, s’écrase et le prisonnier se retrouve libre, mais avec une jambe en moins. La société Eugenics, contre laquelle le révolutionnaire avait mené un combat féroce, le traque pour le mettre à mort. Dans ces conditions, le dissident blessé est découvert par Horus, qui prend possession de lui et le fait flotter jusqu’à une station de métro. Le dieu greffe une jambe métallique dans un rail du métro et l’intègre à l’organisme du révolutionnaire, en s’emparant du corps de celui-ci. Nikopol et Horus partent à la recherche d’une des rares femmes qui possède le pouvoir de procréer avec les dieux.
Ils rencontrent Jill, une non-humaine mystérieuse, dont l’origine est inconnue et les organes n’ont que trois mois. Capturée par Eugenics, puis recueillie par le docteur Elma Turner, qui s’intéresse à elle, la femme aux cheveux et aux larmes bleus a un étrange ami, John, qui lui fait prendre des pilules pour empêcher son passé de ressurgir. En oubliant son ancienne identité, Jill essaie de devenir humaine, perspective qui l’effraie et l’attire en même temps. D’ailleurs, l’acquisition de l’humanité par la femme ira de pair avec sa découverte de l’amour.
Ainsi, c’est dans une chambre d’hôtel[8] que les destins de ces trois personnages convergent pour nous offrir le tableau d’un étrange ménage à trois. Horus rend la femme enceinte en utilisant le corps du révolutionnaire, mais il permet aussi que Jill et Nikopol tombent amoureux l’un de l’autre. Poussés l’un vers l’autre par la volonté du dieu, la femme et le prisonnier vont découvrir l’amour, qu’ils perçoivent comme une délivrance. D’ailleurs, la relation oscillante de l’être surhumain Horus et de l’humain Nikopol avec Jill est troublante. Au bout des quatre jours passés ensemble, Horus fait oublier à Jill tout ce qui s’est passé, ce qui offre à la femme la chance d’un nouveau commencement. La fin du film, où Nikopol rejoint Jill (qui a déjà eu l’enfant d’Horus), peut être interprétée comme un message d’espoir.
Immortel nous introduit dans un univers des limites, de l’exclusion et de la dissolution du moi, où la technique redéfinit complètement la nature humaine. Bilal nous dévoile un milieu déclinant, dans lequel l’homme est aux prises avec un système oppressant et avec une société qui anéantit non seulement l’individu, mais aussi le progrès. Ces aspects inscrivent le film dans le courant dystopique, qui occupe un espace important dans le cinéma actuel. En se référant à ce courant, Mehdi Achouche écrit :
Le courant dystopique peut être considéré aujourd’hui comme étant le plus intéressant et le plus efficace pour mettre la littérature, le cinéma et la science en regard. Prenant sa source dans l’explosion technologique d’un XIXe siècle qui voit l’essor de l’ère industrielle, le récit dystopique, écrit ou filmé, dépeint encore aujourd’hui un futur sombre où la société s’évertue à contrôler le citoyen de manière absolue. Dans le but de réaliser une certaine forme d’unité sociale et politique, l’État fait ainsi éclater la notion d’individualité, bien souvent au moyen d’un progrès technologique qui permet le contrôle total des individus et des procédés de communication.[9]
Considérée comme une « métaphore de la psyché des grandes terreurs de notre temps »[10], la dystopie se caractérise par une vision pessimiste du futur, dans laquelle l’homme devient le créateur d’une société d’oppression absolue, organisée technologiquement par un régime qui ne supporte aucune opposition. En dénonçant les dérapages de la science, elle dévoile les inquiétudes de la société actuelle et tire des sonnettes d’alarme en présentant des futurs noirs, carcéraux et déshumanisés. Selon Mehdi Achouche, il y a, dans la dystopie, un isolement temporel et spatial qui vient d’une volonté de séparation ou d’exclusion, d’un refus de toute influence extérieure. En ce qui concerne le temps, il identifie même une abolition de cette notion, car, en parlant du récit dystopique, il affirme :
Mais ce qui est important, c’est que la notion même de temps est abolie, y compris le futur. En effet, c’est ici une caractéristique majeure du roman d’anticipation dystopique : le récit prend place dans un cadre temporel particulier où la société est régie par des lois qui empêchent l’idée de progrès, cette absence de temporalité renforçant cet état de stagnation de la société. Ce type de récit, où le temps semble figé dans une sorte d’atemporalité inquiétante, est alors situé dans ce qui est plus communément appelé « uchronie ». Construit de la même manière que le substantif utopie (u-topia), selon la définition de Frédéric Rouvillois : « le lieu qui n’est pas », «u-chronos » pourrait être traduit par « le temps qui n’est pas ». Cependant, en tenant compte du propos qui nous intéresse, une meilleure définition donnerait plutôt: « le temps qui n’est pas encore », voire « le temps qui risque d’être ». C’est une traduction plus pessimiste, mais elle semble mieux correspondre à la nature du récit d’anticipation dystopique […].[11]
En suivant cette ligne de pensée, on observe que le film Immortel témoigne d’une tension entre futur, passé et présent[12] qui apparaît aussi dans d’autres créations de Bilal. Si l’action est projetée dans un futur proche, que notre présent semble annoncer, le surgissement de la pyramide avec les dieux de la mythologie égyptienne précipite la ville de New York des millénaires en arrière. Ce procédé plonge le spectateur dans un jadis inimaginable, en lui donnant le sentiment d’étrangeté, de surréel spécifique à l’esthétique cyberpunk. En même temps, la dictature économique eugénique, en tant que caricature d’un régime totalitaire, fait référence au présent et au passé[13] de l’humanité, créant la sensation de répétition, de déjà vécu.
Bilal accorde une grande importance à la représentation visuelle de cet univers aliénant, et notamment de la ville, qui constitue, par son cloisonnement géographique, l’espace idéal de l’organisation collective. En tant que milieu privilégié de la dystopie, la ville, dessinée et modelée par le pouvoir, offre une représentation spectaculaire du monumentalisme architectural spécifique à toute dictature. Transformé par l’évolution scientifique et technique, cet espace, organisé pour le « bonheur » collectif, devient l’instrument d’un système oppressif et déshumanisant qui étouffe la liberté de l’individu, en l’emmenant dans un état de fragmentation et d’aliénation. De l’imaginaire utopique et dystopique de la ville, Mehdi Achouche écrit :
L’importance de la ville dans les utopies s’explique par sa faculté à représenter les principes fondamentaux de la société. Véritable laboratoire de la modernité, elle est l’illustration du changement social. Les immenses métropoles concentrent la société et matérialisent les mutations sociales, notamment par la transformation de sa structure qui illustre le processus de fragmentation qui détruit progressivement l’homogénéité de la ville. La représentation de la ville passe ostensiblement de la vision utopique d’un espace urbanisé idéal, à celle d’une machine infernale aux ramifications tentaculaires, elle devient l’espace de la dépersonnalisation organisée. Les réalités démographiques et structurelles bouleversent littéralement l’image idéalisée de la ville traditionnelle des utopies classiques. Mais surtout la place accordée au progrès qui modifie fondamentalement l’extrapolation de la société idéale. En effet, située dans un ailleurs qui n’est pas dans les utopies classiques, elle est désormais imaginée dans le futur, et la fragmentation de l’espace, que formulait le mouvement futuriste au début du XXe siècle en ces termes : « l’espace n’existe plus », se traduit par la vision éclatée dans la représentation des villes […][14]
Bilal nous introduit dans une ville entièrement fascisée, où l’enfermement atteint son paroxysme et où les pires choses sont possibles : la société oppressante et destructrice Eugenics, dont le nom ressemble à l’eugénisme, n’hésite pas du tout à capturer les êtres pour les transformer dans des cobayes : – les différents niveaux séparent les «humains » des « non humains », qui vivent dans une sorte de ghetto ; le culte de la jeunesse et de la beauté est poussé à l’extrême (une femme est détruite parce qu’elle veut changer son métabolisme ; un barman remplace ses organes par d’autres qui sont neufs, artificiels, etc.).[15] Bilal nous présente un urbanisme futuriste caractérisé par dégénérescence et misère, avec des décors délabrés et des lieux désagrégés, où même les endroits qui devraient être élégants et somptueux sont sales et décrépits. Cette réalité vétuste, qui nous offre la sensation d’une décomposition générale de l’environnement, de l’organisation sociale et même des êtres, inscrit le film dans la lignée des créations anti-utopiques.
La vision dystopique s’étend aussi dans le mélange du gris[16] cafard avec le bleu sombre et le vert émeraude, couleurs qui expriment la pesanteur, l’immobilisme et l’enfermement de cet univers. Les quelques touches de rouge sang qui ponctuent le cadre et les bleus irréels des cheveux, des lèvres et des larmes de Jill Bioscop contribuent à créer une atmosphère unique et irréelle. D’ailleurs, la grande force de cette production fantasmagorique et grandiose consiste dans son ambiance quasi onirique. Les commentateurs du film ont remarqué le grand soin apporté aux ambiances surréalistes de ce monde artificiel, aux textures froides et métalliques, aux éléments étranges et fantastiques. La pyramide flottante au-dessus de New York, Horus en train de voler dans Manhattan, les immeubles grisâtres obstruant l’horizon, le bar glauque où Nikopol et Horus rencontrent la femme aux cheveux bleus, la chambre d’hôtel délabrée, en même temps familière et étrange, Jill marchant telle une somnambule sur une poutre au milieu des véhicules volants, Horus portant la femme dans ses serres, le musée qui présente l’histoire de l’homme, toutes ces images originelles, réalisées avec méticulosité, fascinent ceux qui préfèrent les productions inhabituelles et les expériences inattendues.
Mélangeant la technophilie avec une technophobie puissante, ce film porte la marque du courant post-humaniste, qui s’interroge sur la marche d’une société qui hésite entre hyper-modernité, régression et mutation. Dans sa création, Bilal dépasse la frontière qui sépare l’homme de la machine, en nous introduisant dans un monde où même les choses naturelles sont simulées par des moyens artificiels. Immortel nous présente un univers changé par la révolution technologique, où la technique remet en cause l’hégémonie de l’homme, en devenant un moyen de contrôle de l’individu, un instrument de son aliénation ou même un danger pour son existence. Dépossédé de lui-même, l’humain subit une fragmentation qui est visible, premièrement, dans la condition physique des personnages, ce qui confère un côté grotesque à l’œuvre bilalienne. En abordant cet aspect, Aurélien Mérard affirme :
L’œuvre de Bilal est en cela grotesque, puisant dans notre réel, elle réarrange ses éléments constituant un monde nouveau qui n’aura de cesse de déranger. Mais ce constat se prolonge également sur le corps des personnages. Hybrides, mutants, corps contrôlés et asservis, clones, sont autant de manifestation de ce « foisonnement [qui] devient dissolution ». Le principe même du grotesque (le « foisonnement ») coïncide avec la dissolution du sujet. Dominique Iehl multiplie les lieux de ce glissement : « la luxuriance se transforme en pénurie, l’extension en réduction, l’hypertrophie créatrice en déformation, l’excentricité en folie, le déploiement organique en automatisation, l’amalgame vivant en hybridité. » Nous avons là le tableau, profondément grotesque donc, d’une « humanité [qui] en serait venue à s’expulser, pour ainsi dire, elle-même de son être » via la technologie.[17]
Chez Bilal, l’hybridité et la fragmentation ne se limitent pas à la condition physique des personnages, qui sont massacrés violemment. Elles apparaissent également dans le manque considérable d’unité et d’homogénéité physique et psychique des protagonistes. Les beaux « héros » de Bilal sont des êtres à la dérive, exilés dans des métropoles, qui ont perdu leurs repères par rapport au temps et à l’espace. Dans un univers marqué par les stigmates de la perte de l’humanité et d’une liberté confuse, les personnages bilaliens se présentent comme assujettis par un pouvoir totalitaire ou par une entité supérieure. Privés de leur libre arbitre, aliénés, ils subissent toujours une pression et se plient aux exigences d’un pouvoir surhumain. Envahis physiquement par des êtres à nature divine, qui prennent même le contrôle de leurs pensées, les protagonistes se transforment en des êtres hybrides corporellement, en des cyborgs, aspect qui leur donne une allure d’indestructibilité, mais aussi d’imperfection, de fragmentation. Selon Mehdi Achouche, le cyborg constitue la figure centrale de l’imaginaire contemporain, qui symbolise la fusion entre le biologique et le mécanique, entre le naturel et l’artificiel. En parlant de la place importante que ce « mythe » occupe dans l’imaginaire américain, il affirme :
Le cyborg, dans son acception concrète mais surtout en tant que symbole d’un nouveau rapport et d’une nouvelle perception de la technologie, s’impose ainsi rapidement dans l’imaginaire américain comme figure et métaphore culturelle centrale du posthumanisme mais aussi des « peurs de voir les êtres humains être remplacés par, et devenir, des machines (Holland, 159-160). Comme l’écrit Glass, le cyborg est un « signifiant dense et concis » (40), la projection de la peur liée à une technologie autonomisée, l’angoisse devant la symbiose moderne entre l’individu et les technologies omniprésentes qui promettent tout autant la sublimation que la disparition du corps humain, la métaphore de la déshumanisation par les machines, et la métaphore de l’aliénation de l’individu […].[18]
L’intrigue du film est construite autour d’Horus, Nikopol et Jill. Horus, dieu lui aussi dissident, rebelle, est en réalité le metteur en scène des vies des deux autres personnages centraux, celui qui déclenche toute action. Le dieu tout puissant, qui emploie ses capacités à manipuler les gens et les choses en sa faveur, est mis en opposition avec Nikopol, anti-héros qui semble être complètement en décalage avec le temps et les circonstances où il se trouve.
Rendu impuissant par la perte de sa jambe naturelle, le dissident symbolise l’homme brisé, fragmenté, dont la faiblesse est montrée par la blessure et l’écoulement de sang. En gagnant un semblant de mobilité lorsque le dieu lui greffe la jambe métallique, Nikopol devient un être hybride homme-machine, un cyborg avec une jambe en acier. L’aspect composite de mi-chair et mi-métal sert à signaler l’intrusion d’un élément extérieur, qui transforme le protagoniste dans un individu aliéné, qui ne contrôle plus son organisme.
Puisque la jambe est trop lourde pour son corps humain, Nikopol n’est plus capable de se mouvoir que par l’intermédiaire du dieu faucon. Ainsi, l’acquisition de cette mobilité partielle, qui va de pair avec la naissance du duo Nikopol-Horus, renforce l’inégalité du rapport de forces entre les deux personnages, en déclenchant le jeu de pouvoir et de contrôle mené par le dieu. Nikopol devient un être doublement aliéné : d’une part à cause de sa jambe métallique, qui l’empêche de se déplacer sans la médiation de Horus, et d’autre part en raison du contrôle que le dieu a sur son corps et sa vie.
Ainsi, l’aliénation n’apparait plus seulement dans le monde technologique qui entoure le personnage, mais aussi à l’intérieur de l’individu même, qui est réduit, la plupart du temps, à un rôle purement fonctionnel. La dissolution du sujet se voit aussi dans le cas de Jill, le mal-être de ce personnage semblant provenir, en grande partie, de sa façon problématique de se rapporter à sa propre identité et à la temporalité.
Immortel, qui se remarque par sa capacité à proposer des images saisissantes et spectaculaires, donne une description négative du développement technique et biologique, en jetant aussi un regard concerné sur l’asservissement de l’homme à l’aide de la technologie. Mais la critique réelle adressée par ce film ne porte pas tant sur la science que sur son utilisation par un certain pouvoir ou par l’individu lui-même. La vision d’un tel futur a une valeur d’avertissement concernant le présent. D’ailleurs, Bilal déclare : « […] si je dessine ces mondes en chaos, ces dystopies tyranniques, c’est seulement parce que je rêve d’autre chose pour les hommes. C’est peut-être ma façon d’appeler au changement. Cela devient urgent. »[19]
Références bibliographiques :
Adela Cortijo, « ‘La frontière tirée au cordeau de sang dans La Ville’ : Les Lieux-Sarajevo dans la narrative graphique d’Enki Bilal », dans Quaderns de Filologia. Estudis literaris, Vol. XII, 2007
Aurélien Mérard, Enki Bilal : explorations d’un posthumanisme, Art&Com, Université de Toulouse, 2012
Elaine Després et Hélène Machinal (dir.), Posthumains : frontières, évolutions, hybridités, Presses Universitaires de Rennes, 2014
Enki Bilal, Ciels d’orage, Conversations avec Christophe Ono-dit-biot, Paris, Flammarion, 2011
Enki Bilal invité du festival de la langue Française pour son nouveau film, Immortel. 2095: Horus revisité, Vivre sa ville, Cinéma, Boulogne-Billancourt, 2004
François Rodriguez Nogueira, La société totalitaire dans le récit d’anticipation dystopique de la première moitié du XXe siècle et sa représentation au cinéma, Littérature Comparée et Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Nancy
Frédéric Strauss, Immortel (ad vitam), http://www.telerama.fr/cinema/films/immortel,163739.php
Immortal (Ad Vitam) (2004); “Immortel (ad vitam)” (original title), director: Enki Bilal , writers: Enki Bilal, Serge Lehman, http://www.imdb.com/title/tt0314063/
http://www.dts-phile.com/pages/critiques/immortel.php
Marianne St-Jacques, La mort du XX e siècle dans la Tétralogie du Monstre : postmodernité, posthistoire et posthumain dans l’œuvre d’Enki Bilal, Ottawa, 2011
Mehdi Achouche, L’Utopisme technologique dans la science-fiction hollywoodienne, 1982-2010 : transhumanisme, posthumanit´e et le rˆeve de ”l’homme-machine”, Musicology and performing arts, Universit´e de Grenoble, 2011
Olivier Bachelard, Un voyage visuellement magnifique, http://www.abusdecine.com/critique/immortel
Stephane Argentin, Critique : Immortel (ad vitam), http://www.ecranlarge.com/films/838328-immortel-ad-vitam/critiques
[1] En parlant de la technophobie, Mehdi Achouche remarque le fait que cette idée s’appuie sur une longue tradition dans laquelle les découvertes scientifiques et les inventions technologiques viennent se retourner contre leur créateur, en menaçant l’humanité toute entière. Voir Mehdi Achouche, L’Utopisme technologique dans la science-fiction hollywoodienne, 1982-2010 : transhumanisme, posthumanit´e et le rˆeve de ”l’homme-machine”, Musicology and performing arts, Universit´e de Grenoble, 2011, p. 1-2
[2] La Trilogie Nikopol est composée des volumes La foire aux immortels (1980), La femme piège (1986) et Froid équateur (1992).
[3] La Tétralogie du Monstre contient les albums Le sommeil du monstre (1998), 32 décembre (2003), Rendez-vous à Paris (2006) et Quatre ? (2007).
[4] Certains éléments visuels que le film comporte viennent du Sommeil du monstre et de 32 décembre.
[5] Immortel (ad vitam) a reçu aussi quelques mauvaises critiques : le scénario a été parfois considéré comme difficile à suivre; un nombre de personnages ont été perçus comme ratés ; on a reproché au film un certain goût d’imperfection et d’inachevé, etc.
[7] Enki Bilal affirme ainsi: « affronter le problème quasi-éthique de substituer visages, corps, chair de comédiens réels par de la texture synthétique, de nier leur apparence, de faire à l’insu de leur plein gré de la manipulation d’images génétiques ». http://www.dts-phile.com/pages/critiques/immortel.php
[8] La chambre d’hôtel représente le lieu transitoire par excellence. Cet endroit est en adéquation parfaite avec la situation instable des personnages.
[12] De cette oscillation entre passé, présent et futur, Bilal avoue : « Est-ce vraiment de la science-fiction ? Je préfère parler d’angoisses et de projections dans l’avenir ou de circulation entre les trois éléments qui composent le temps : le présent, la mémoire du passé et l’inconnu du futur. » À voir Enki Bilal invité du festival de la langue Française pour son nouveau film, Immortel. 2095: Horus revisité, Vivre sa ville, Cinéma, Boulogne-Billancourt, 2004
[15] Pourtant, une lueur d’espoir subsiste dans cet univers déglingué : le message de l’esprit de Nikopol.