Mercedes Montoro Araque Université de Grenade, Espagne mmontoro@ugr.es
Trahison des images ou épiphanie de l’inaperçu? L’imaginaire chez Sylvie Germain /
The Betrayal of Images or the Epiphany of the Unnoticed ? Sylvie Germain’s Imaginary
Abstract: Is it possible to divorce the pictorial image from the verbal image? Should we see them as signs, symbols or myths? Sylvie Germain’s work brings to the fore such relationships by various means; on the one hand, she sees images (both poetic and pictorial) as signs reworked from a very personal view of subjectivity and, on the other, she analyzes those images from the point of view of intersubjective archetypes, symbols and myths. The pictorial images which this author often resorts to are employed to both make up for possible lacks in the use of the verbal sign and to enrich those same signs. However, what if the originality of Chateauroux’s author laid actually in her ability to underline the impossibility of separating both media, the verbal and the pictorial? Can we say that images betray language or do they, instead, allow a metaphorical leap into the occult?
Keywords: Images; Imaginary; Ut pictura poesis; Ekphrasis; Deforming Mirrors; Occult.
Ne pouvant figurer l’infigurable transcendante, l’image symbolique est transfiguration d’une représentation concrète par un sens à jamais abstrait. Le symbole est donc une représentation qui fait apparaître un sens secret, il est l’épiphanie d’un mystère.
(Durand 1993 : 12-13).
… et la lumière fut (introduction)
Comme pour Magritte, dans son célèbre tableau, pour qui « ceci » n’était « pas une pipe », comme pour Alfred Korzybski[1] à l’origine de la sémantique générale, pour qui « la carte » n’était « pas le territoire », entre l’objet et sa représentation, si réaliste soit-elle, une barrière insurmontable surgit. De ce caractère arbitraire du signe, mais surtout, du caractère « non arbitraire » et « non conventionnel » voire « épiphanique » du symbole (Durand 1993 : 13), le langage poétique de Sylvain Germain se nourrit, comme on le verra, sans cesse. L’objet et la modalité de sa représentation (image poétique ou picturale), miroitant à l’infini entre les lignes, soulèvent un questionnement, un dialogue qui ne demande qu’à être entendu et dévoilé. Y aurait-il donc, un fil tissé par l’auteur entre signifiant et signifié, lui permettant de surmonter cette barrière de l’arbitraire, aux dires des sémiologues et linguistes[2], infranchissable ? Existerait-il un lien quelconque, voulu par l’auteur, entre verbe et image lorsque ces deux « moitiés » s’avèrent indispensables et constitutifs d’un ensemble symbolique[3] invitant tout lecteur à une « inépuisable éphiphanie[4] » (Durand 1993 : 16)? Le visible et le lisible dans la prose germainienne constituent-ils donc, le chemin d’accès à ce monde de « l’entre-deux » du monde imaginal[5], dont parlait Henry Corbin ? Sylvie Germain n’hésite pas à écrire :
« la lumière est le génie du processus du feu », dit Novalis. Il faut qu’elle sourde et qu’elle s’épanche pour que le monde advienne au visible et que confluent le visible et l’invisible. Pour que le monde soit pleinement monde, et qu’il se fasse et lisible et scriptible. (Germain 1998a : 23-24)
Ainsi nous oblige-t-elle à « regarder » :
[Il faut] regarder intensément et rêveusement le visible, pour voir vraiment, pour tout à la fois déployer et affûter sa vue et l’éblouir alors de visions −, non pas de fantasmagories, d’hallucinations, mais d’images bien concrètes saturées de matière, de couleurs, de présence, et par là même infusées d’invisible, poreuses et résonantes. (Germain 1998a : 20)
L’écriture et la création en générale, se concevant en tant que processus où la lumière semble jouer un rôle alchimique, thaumaturgique voire démiurgique évident :
Donner une carnation aux mots. Les pourvoir d’un volume, d’une couleur[6], d’une saveur, d’une texture et d’une tessiture. Les doter d’une capacité de réverbération, au sens sonore[7] et au sens lumineux. Tel est le travail qui incombe au romancier répondant à l’appel des personnages. (Germain 2004: 31)
Des mots, donc, à la couleur, de l’enchaînement horizontal et temporel sur la page papier à la verticalité volumineuse et spatiale sur la toile, de la matière scripturale en définitive à la texture picturale[8]. Voyons comment.
De « la poésie comme peinture parlante » ou de« la peinture en tant que poésie muette » ?
Le célèbre aphorisme attribué à Simonide par Plutarque va constituer l’axe de réflexion de départ pour pouvoir établir, ensuite, une esquisse de taxinomie concernant le rapport, ô combien complexe, que l’art entretient avec la littérature dans l’œuvre qui nous occupe. Sylvie Germain étant, tout autant, auteur d’essais sur Johannes Vermeer, Piero della Francesca et Georges de la Tour qu’auteur de romans où l’ecphrasis constitue un procédé récurrent, certes, mais pas le seul, permettant à l’écrivaine non seulement le déclenchement de l’engrenage narratif mais également l’expression d’un univers symbolique recréé, comme le suggère G. Durand, « dans le creuset d’une liberté[9] ».
Primo, lorsque le texte s’appuie inexorablement sur l’image, peut-on parler de déficience de la langue ? En tant qu’objet de référence, l’art suffit-il à combler les lacunes scripturales ? Si l’auteur, tout comme son personnage Joachym Brum, se veut appartenir à la race des « nomades immobiles », de « ceux pour lesquels un tableau est un pays aux étendues illimitées et aux visions profuses, et les mots, les mots surtout, sont miracles d’espace, de mouvement, d’échos » (Germain 1996a : 18-19), la peinture constitue, sans doute, un élément d’ouverture aux horizons incommensurables, dont les limites en apparence strictes du récit semblent s’emparer. Insondable espace de visibilité, offert par l’image qui ne fait qu’élargir l’univers d’un texte, déjà en soi, illimité et infini. Analysons, donc, dans les lignes qui suivent quelques exemples dans l’œuvre romanesque de S. Germain, prenant l’image picturale comme point de départ et nous permettant alors de reprendre la formule, « poésie comme peinture parlante ».
Certains tableaux ou styles picturaux sont évoqués simplement, dans la description des personnages. Ainsi, dans Hors Champ le sourire de Gladys semble à Aurélien « empreint de retenue et de grâce » à tel point qu’il « lui évoque celui des jeunes modèles de Léonard de Vinci. Un sourire », précise l’auteur, « un peu flottant, comme une brume rose et dorée qui s’évapore des lèvres à peine décloses et poudroie sur toute la surface du visage » (Germain 2009 : 46).
Or d’autres procédés sont bien plus intéressants : le recours, par exemple, à des termes rappelant des techniques picturales dans le titre même des chapitres et constituant une espèce de métadiscours, servant à introduire et à apporter de la couleur à l’intrigue. Enluminure, sanguine, sépia, fusain, et enfin, fresque permettent à l’auteur de L’Enfant Méduse (1991) de nous introduire dans la vie paisible d’une petite fille, Lucie Daubigné, au cœur des landes et des marais. Une vie soudain brisée par un inceste dont seule la force de ses « yeux, immenses et noirs » (Germain 1991 : 26) réussira à vaincre l’ogre du nom de Ferdinand, son demi-frère. Aussi bien le choix du prénom du personnage féminin parmi ceux offerts par l’onomastique chrétienne, que l’omniprésence de la figure méduséenne dès le titre du roman, ou l’importance accordée à la vue[10], au regard, à la lumière, tout converge aisément dans ce roman pour mettre en exergue la primauté octroyée à la matière visuelle. Les couleurs s’accentuant dans des tonalités rougeâtres virant vers le pourpre, voire même, vers un brun très foncé touchant le noir du charbon pour recréer la douleur, la violence et la haine ayant pris racine chez cette jeune fille[11]. Enfin, les couleurs semblent se délayer à l’eau dans la grande fresque murale clôturant le récit et ouvrant l’existence du personnage principal à une certaine sérénité dans un chapitre intitulé « patience ».
Par ailleurs, chaque expérience visuelle offerte au lecteur s’accompagne dans ce roman d’une légende : le terme devrait-il être interprété en tant que récit de la vie d’un saint, sainte Lucie[12], plus particulièrement? En tant que simple représentation d’un fait réel embelli par l’imagination? Ou enfin, et tout simplement, en tant que simple titre ou note explicative accompagnant une image ? Si l’on retient, entre autres[13], surtout cette dernière idée, sommes-nous en train de justifier l’insuffisance de l’image comme moyen d’expression ou plutôt la complicité recherchée de l’image au texte dans cet « essaim » symbolique germainien ?
L’auteur y répond clairement dans ce récit, à propos de Lucie : « il arrive parfois que les yeux des chats colorent et éclairent certains mots » mais « il arrive aussi que les mots se glissent au-dedans des choses, dans l’épaisseur d’un tissu, d’un pétale de fleur ou d’une chevelure » (Germain 1991 : 53). Visible et scriptible miroitent à l’infini dans une prose qui se veut kaléidoscopique. Michel Foucault souligne bien à propos du célèbre tableau de Magritte, combien d’un côté, on assiste à un « texte en image » mais aussi, de l’autre, à la représentation d’une pipe qui « prolonge l’écriture plus qu’elle ne vient l’illustrer et combler son défaut » (Foucault 1973 : 17). Sylvie Germain procède de façon similaire, car ses récits sont construits comme des textes en images : d’un côté, ses textes investissent l’image à différents degrés et donnent à voir et de l’autre, ses images prolongent l’écriture, soit en l’illustrant soit en la revisitant.
La dernière fresque introduite par le biais du procédé de l’ecphrasis et dévoilée dans la partie « légende » nous permet de constater le procédé d’illustration que nous venons d’évoquer, autrement dit, le procédé selon lequel un simple détail, même ancré dans la mémoire du personnage, suffit au rappel d’une scène picturale servant à illustrer le parcours d’un des personnages. En effet, ce « halo de lumière jaune paille qui baigne si doucement la scène » dans l’Annonciation aux bergers de Taddeo Gaddi que Lucie avait aperçu lors de sa visite à Florence quelques années auparavant dans une chapelle de l’église Santa Croce, est incorporé à la reproduction que « Lucie contemple » à présent. « Et Lucie », souligne l’auteur, « ne parvient toujours pas à s’expliquer ce qui, dans cette image, retient ainsi son attention et la met en arrêt au bord extrême de l’émoi », « d’autant plus intriguée » qu’il s’agit d’une reproduction contenue dans une carte postale que son ami Louis-Félix, ignorant son « intérêt particulier » porté « à cette fresque », vient de lui envoyer (Germain 1991 : 263):
Connais-tu cette fresque de Gaddi, L’Annonciation aux bergers ? La lumière surnaturelle qui s’irradie de l’ange ne te rappelle-t-elle rien ? Malgré la faiblesse de la reproduction, regarde bien ; nous avons vu tous les deux quelque chose d’un peu semblable. C’était il y a très longtemps, presque trente ans ! L’éclipse de soleil à laquelle nous avons assisté dans la cour de l’école. Depuis j’en ai vu bien d’autres, mais je garde toujours un souvenir ému de cette première vision. (Germain 1991 : 264)
C’est évidemment, la lumière annonçant la renaissance au monde de Lucie à la fin de sa vie dans cette « nuit de Nativité » (Germain 1991 : 281), qui lui apportait déjà paix et joie. Oxymore scriptural en définitive, clôturant le récit qui fait sans doute, écho au clair-obscur pictural annoncé dès les premières pages et tout au long du texte. Image poétique en définitive qui, non seulement sert à l’intrigue en apportant enfin réconciliation, patience et amour au personnage, mais aussi met en exergue le va-et-vient constant opéré de l’image au texte et le vaste réseau de sens que l’élément visuel permet à la matière scripturale et viceversa.
Un autre exemple concernant, au premier abord, le simple procédé d’illustration, explicitement cité dans le récit, s’avère L’Origine du monde de Courbet. Lorsque Aurélien, dans Hors Champ, de plus en plus obsédé par son vide existentiel et son apparent simple « chagrin d’enfant », demande à son collègue Maxence quand il a éprouvé un « émoi particulièrement fort, magnifique dans son enfance », ce dernier lui répond sans hésitation, « la première fois que j’ai vu le sexe d’une femme, pour de vrai » (Germain 2009 : 67). Après son méticuleux discours sur cette femme exhibée devant lui gamin, Aurélien ajoute :
histoire vraie ou fantasme ? On dirait une mise en scène du tableau de Courbet, L’Origine du monde… (Germain 2009 : 69)
Certes, il s’agit bel et bien d’une mise en scène d’un référent artistique. Ainsi, dans un premier temps, Maxence débute son monologue sur l’identique émotion ressentie quelques années plus tard en regardant le fameux tableau, pour ensuite, souligner quelques différences essentielles : l’« obscénité » de la femme réelle laissant sa place à la « placidité » de la femme peinte ou bien, le décor présent dans son expérience s’opposant au vide total existant autour du sexe sur la toile. Car le tableau « lui, ne propose rien », continue Maxence :
autour du sexe étalé, aucun accessoire, ni corps ni visage ni jour, juste l’entrejambe, les bulbes des fesses en dessous et le gras du haut des cuisses, la masse tendre du ventre troué par le nombril, la courbe d’un sein au téton rose dressé, et pas d’autre lumière que la clarté nacrée de la peau nue. Ce n’est même pas une femme-tronc, mais une femme-bas-ventre. (Germain 2009 : 70)
Et Maxence de conclure, « pas de distraction, aucune échappée possible, le regard est happé, assigné à fascination, il est comme aveuglé » (Germain 2009 : 70). Autant dire que pour Maxence la toile devance la réalité, le regard se trouvant face à un « interdit » représenté, face au néant, face à ce « rien » qui pétrifie. Ce à quoi Aurélien rétorque :
et délivré. Le regard est affranchi de toute illusion, de toute idéalisation, de toute mythologie. (Germain 2009 : 70)
Fascination, donc, et liberté procurées par la toile s’opposant ou se complétant, selon les différents spectateurs. Quelques lignes plus bas, l’auteur nous raconte les impressions d’Aurélien, désireux de se trouver, même sur internet, face à une reproduction de cette peinture, qualifiée de « peinture à éclipses et à secrets » (Germain 2009 : 74).
Le qualificatif employé, « peinture à éclipses et à secrets », n’annonce-t-il pas déjà le procédé de revisitation et transformation auquel l’auteur soumet l’image ? De fil en aiguille, et tel un palimpseste, le lecteur découvre sous le détail d’une toile, un autre d’autant plus évocateur : L’Origine du monde laissant apparaître ainsi Le Désespéré, toujours de Courbet, puis, son Château de Blonay. Des simples parallélismes d’abord établis entre des détails de l’image – comme cette « nuée de poils quadricorne posée sur le pubis de la femme » de L’Origine du monde faisant écho « à la moustache et à la barbiche du jeune Courbet tel qu’il s’est représenté dans Le Désespéré »ou alors cette « fissure étroite et verticale du sexe féminin » se faisant « faille horizontale de la bouche du jeune homme »(Germain 2009 : 75) – cèdent leur place aux enchaînements des mots : « lèvres du dehors et lèvres du dedans »,« cavités », « et au sein de ces cavités, la langue, la vulve », « la nuit du corps » (Germain 2009 : 75). À nouveau le terme « cavité » permet le retour à l’image, avant de revenir aux mots : « des cavités, Courbet en a peint bien d’autres encore, amples et minérales, celles où naissent les sources, et aussi celles des fosses noires, abruptes, ouvertes dans la terre pour y déposer les morts, mi-déchets mi-engrais »(Germain 2009 : 75). Un va-et-vient continu qui permet un nouveau saut du mot « terre » au « paysage » pictural : « Il s’agit du Château de Blonay, panneau peint par Courbet pour servir de cache à sa sulfureuse Origine du monde ». L’ecphrasis s’impose alors :
Un ciel d’hiver, vaste, gris blême, la masse obscure du château dressée sur une colline noire, et au premier plan, des arbres nus sur fond de neige. Il contemple longuement le tableau, s’imprègne de ses tons froids, de son austérité, de son silence. (Germain 2009 : 76)
La mise en veille de l’ordinateur est l’occasion d’un nouveau passage de l’effacement de l’image, « l’écran [se laquant] de noir », à l’émergence des mots, et trahissant par là, l’image originale :« c’est en lui qu’il ranime l’image, et peu à peu celle-ci se transforme, elle s’étend, l’horizon recule, tirant une ligne bleuâtre entre le ciel blafard et la terre enneigé »(Germain 2009 : 76). Une recréation toute personnelle, mêlée de souvenirs, parfums, et amour maternel surgit alors.
Secondo, la peinture, peut-elle cesser d’être parlante pour devenir poésie muette ? L’image, cède-t-elle définitivement, sa place au verbe ?Eh bien non, pas tout à fait… L’image continue de renvoyer au texte et le texte, lui, à l’image, dans un entre-deux inépuisable. Ainsi, dans un premier temps, le rôle prépondérant semble être accordé à la parole, à la langue, à la littérature lorsque Tobie trouve refuge dans les images poétiques de Verlaine, Saint-John Perse ou surtout de Jules Supervielle, entre autres. « Saint-John Perse », précise l’auteur, « à cause de la sonorité soyeuse de son nom, et plus encore de l’ampleur de ses phrases, de leurs lourds flux de mots plus insolites les uns que les autres » (Germain 1998b : 84). Ou alors, « Verlaine dont certains vers flottaient en lui longtemps après qu’il les avait lus » (Germain 1998b : 85). Mais vite, l’encre se fait peinture et « le goût des mots » lui permettent l’accès et à des « secrets sommeill[ant] dans des pages abandonnées au silence », et à la découverte « d’autres paysages d’encre » (Germain 1998b : 85) chez Gottfried Benn :
Tobie avait ouvert le recueil et dès la première page il avait ressenti, non plus une émotion, mais un choc, un éblouissement noir. Et il avait lu, relu, – une lecture de l’ordre de la manducation tant il y avait là des phrases dures qu’il fallait mordre, broyer, pour en expurger l’âpre beauté, et d’images crues à déglutir. (Germain 1998b : 86)
Paysage d’encre qui se fait « touffe d’herbes urticantes dans les mains de l’enfant » (Germain 1998b : 87), paysage d’encre qui doit se mâcher pour mieux être digéré, paysage enfin, pétrifiant, aveuglant et permettant l’accès à une amère et abrupte beauté. Du texte-paysage ou du paysage à lire à l’image poétique où les synesthésies règnent en accord avec le parcours du personnage; et de l’image poétique à la littérature-musée : « chaque livre pouvant se révéler salle d’exposition de phrases et de termes encore non identifiés ». Les poèmes du recueil La Morgue se révèlent ainsi un musée à lire pour Tobie, mais aussi « salle de dissection du langage », le « ventre des mots » faisant surgir « des images » de plus en plus « étonnantes » (Germain 1998b : 88).
Tertio enfin, avec Éclats de sel s’ouvrant avec la description d’un hêtre aperçu, telle une toile, dès la fenêtre d’un train. Où situer ici l’objet, sa représentation et sa modalité de représentation (picturale ou scripturale) ? Examinons le texte :
Un hêtre isolé se dressait, là-bas, au milieu d’un paysage plat surplombé par un ciel en remous aux tons d’ardoise et de lavande. Il se tenait très droit au cœur de cette double immensité de terre rase et de froide lumière, de cette double nudité, et il portait très haut dans le bleu du silence sa cime globuleuse couleur d’ambre et de rouille. Un hêtre en sobre majesté qui conversait avec le vent, avec le vide, avec sa propre ombre, dans le déclin du jour. (Germain 1996a : 15)
Les termes utilisés dans la description n’offrent pas d’équivoque : « chromatisme pauvre », « ligne d’horizon », « trait austère » (Germain 1996a : 15)… Cette description à mi chemin entre le récit littéraire et la description artistique[14] joue le rôle de transition vers un sujet à nouveau appelant image et texte. Ludvík reprend « la revue d’art » et recommence la lecture d’un « article consacré à La Cène de Léonard de Vinci » (Germain 1996a : 16) :
Un second article proposait une étude de la construction de la Cène et analysait la dynamique des poses et des gestes des personnages ; cet exposé était illustré de reproductions, particulièrement des détails des mains. Celles écartées du Christ, délimitant un vide central, et celles des disciples, d’une telle expressivité qu’elles semblaient avoir pris la parole, s’étonnant, s’exclamant, s’entre-interpellant, quêtant du sens, soupesant le poids de l’instant. Un poids tragiquement lourd, car chargé de la révélation que le Maître vient de faire aux apôtres. L’un d’entre eux va le trahir. (Germain 1996a : 17)
Notons l’association des détails visuels[15] aux précisions langagières soulignant l’étonnement, l’exclamation, l’interpellation, la quête du sens ainsi que le soupèsement de l’instant de la part des disciples, après cette lourde révélation du maître. Mais notons également le rapprochement de la scène avec le récit biblique[16], de sorte que l’univers symbolique est convoqué tout aussi bien par le biais de cette « redondance de gestes » que de « relations linguistiques » ainsi que « d’images matérialisées par » l’« art » (Durand 1993 : 15). Sommes-nous loin de la définition durandienne du symbole, selon laquelle le symbole est « le signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe […] par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation » (Durand 1993 : 18) ?
Enfin, d’autres images trahissant le modèle pictural parsèment aussi ce roman. L’anthologie de poésie française de la première moitié du XXe siècle offerte à Joachym Brum par Ludvik quelques années auparavant lui revient, comme un boomerang. Il y retrouve, en guise de couverture et quatrième de couverture, deux tableaux de Paul Klee, « Ad marginem, au centre duquel flotte un soleil pourpre surplombé par un singulier petit oiseau accroché pattes en l’air et tête en bas » et « Le Fou de l’abîme, dont la face rouge sur fond nocturne esquisse un sourire drolatique tout en versant une grosse larme rouge » (Germain 1996a : 157). Des toiles qui s’enrichissent, à la fois, de sa propre « dédicace dont l’encre avait pâli », clin d’œil à nouveau à l’intime osmose texte-image :
Pour Joachym Brum, dont la pensée nomade sème les mots des poètes comme autant d’éclats de sel, de soleil et de lune. Avec respect et gratitude. Votre Ludvik. (Germain 1996a : 157)
Et la dédicace s’accompagne à nouveau d’une image-collage palimpseste au milieu des lignes :
Il feuilleta l’anthologie et découvrit un collage réalisé sur un carton du format d’une carte postale et servant de marque page […] Ce collage présentait un ciel démesuré, taillé dans les nuées de la Vue de Tolède du Greco, un paysage constitué de blocs rocheux aux pentes abruptes prélevés dans une fresque de Giotto, et, marchant à travers ce désert de roches et de ciel houleux, trois hommes immenses et filiformes, aux pieds énormes dont un talon cognait les nuages, la plante de l’autre pied pesant contre le sol. Les silhouettes méticuleusement découpées de statues de Giacometti. (Germain 1996a : 158)
« Encore un montage[17] confectionné par Ludvík », continue l’auteur, « qui se souvint qu’il s’amusait parfois à ce genre de jeu du temps de ses études, – disloquer des images, des textes, leur mettre la tête à l’envers, comme le petit oiseau du tableau de Paul Klee, les faire entrer en collision, en mouvement, en rotation » (Germain 1996a : 158).
Et si le processus de création singulier et original de Sylvie Germain consistait justement en cela ? Faire entrer en collision, en mouvement sans cesse texte et image, illustrant ou trahissant l’un l’autre, s’enrichissant respectivement et comblant ainsi les possibles lacunes de chaque support de communication ? Et si l’originalité de l’œuvre germainienne était justement de nous montrer l’indissociabilité de ces deux moyens d’expression, ainsi que leur mode de fonctionnement symbolique, dont le but serait la restitution de la mémoire personnelle et historique[18] ainsi que l’invitation à un voyage vers l’inaperçu ?
Clio ou la « muse au royaume infini » (conclusion)
Nous l’avons compris, en concevant l’œuvre germainienne comme un grand texte en images, les récits germainiens présentent différents degrés d’accessibilité à l’image. D’un côté, et dans un premier niveau, les récits romanesques ont recours à la comparaison, à un certain métadiscours pictural dans l’énoncé de chapitres, voire aux légendes-métaphores qui suivent… L’image picturale sert de tremplin au texte qui en résulte sans doute, enrichi. Et de l’autre, l’image picturale s’inscrit pleinement dans l’écriture, prolongeant le texte à l’infini et créant des labyrinthes référentiels à parcourir sans cesse. Soit alors la toile illustre le texte (ou est-ce le texte qui donne à voir la toile ?) par le biais de l’ecphrasis, soit enfin l’écriture la recrée en la multipliant à l’infini. Procédé complexe et non arbitraire sans doute, d’« emboîtements d’images », d’« inclusions de tableaux en fragments à l’intérieur d’autres tableaux », de « jeux de miroirs déformants » (Germain 1996a : 42), qui nous a permis de reprendre l’expression « poésie comme peinture parlante » dans les deux premiers cas, en réservant celle de « peinture comme poésie muette » pour ce dernier procédé, à notre avis, très proche du mode de fonctionnement symbolique.
Dans tous les cas, le visible s’enrichit d’invisible, l’aperçu d’inaperçu grâce à cette lumière picturale et poétique[19] particulière à l’œuvre de Sylvie Germain que seul un texte également poétique et riche de sens pourrait rendre lisible. « Peintre, poète, orpailleur de lumière » (Germain 1996b : 23) célèbreraient ainsi sans cesse dans l’œuvre germainienne cette « cérémonie de noces entre la poésie et la peinture, entre le chant et la lumière, entre la beauté et les couleurs, entre le visible et l’invisible »(Germain 1996b : 23). Comment alors dissocier texte et image, en évoquant la déficience de l’un ou de l’autre, dans une œuvre où la toile se veut « pays aux étendues illimitées et aux visions profuses », et les mots, des « miracles d’espace, de mouvement, d’échos » (Germain 1996a : 18-19) ? Dans une œuvre où l’idéal horatien de l’ut pictura poesis[20] tel qu’il sera repris par la pensée romantique[21] tendant, comme on le sait, vers la fusion des arts, est évoqué jusqu’à satiété? Dans cette œuvre, la théorie des correspondances baudelairienne permettrait-elle de combler la déficience du langage par la richesse de l’image[22] ou si l’on veut la polyphonie de la langue par la trahison de/ou à l’image ?
Telle Clio, cette « muse au royaume infini », l’auteur de Châteauroux se plaît à célébrer sans cesse « l’éternelle alliance entre la poésie et la peinture, par-delà (ou bien est-ce en deçà, ou encore, en marge) les remous du temps et les tribulations humaines » (Germain 1996b : 21).
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Thomas, J. (1998) Introduction aux méthodologies de l’imaginaire. Paris, Ellipses.
Notes
[1]. Voir Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, dont la première édition paraît en 1934. Voir également, A. Korzybski, Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Éd. de l’Éclat, 2007.
[2]. « Il faut noter », précise G. Durand dans une note de bas de page, « que les philosophes utilisent signe et symbole à l’inverse des théologiens et des linguistes. Pour ceux-ci c’est le signe qui est plénier, voire naturel, et le symbole qui est conventionnel. » (Durand 1993 : 12).
[3]. Tout en faisant allusion à R. Alleau et son ouvrage, De la nature des symboles, G. Durand souligne, « en grec (sumbolon) comme en hébreu (mashal) ou en allemand (Sinnbild), le terme qui signifie symbole implique toujours le rassemblement de deux moitiés : signe et signifié. » (Durand 1993 : 13).
[4]. « H. Corbin », précise G. Durand dans une note de bas de page, « a bien insisté sur ce pouvoir de répétition instauratrice de l’objet symbolique, qu’il compare à l’‘interprétation musicale’ : ‘le symbole […] n’est jamais expliqué une fois pour toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même qu’une partition musicale n’est jamais déchiffrée une fois pour toutes, mais appelle une exécution toujours nouvelle’ » in H. Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958, p. 13. Cité par Durand 1993 : 16.
[5]. Henry Corbin évoquait un « monde imaginal », en tant que « monde séparé de la matière mais non de l’étendue, un monde où toute chair se transforme en caro spiritualis (chair spirituelle) », mais aussi en tant qu’« ‘entre-deux’ », « situé ‘au confluent des deux mers’, la mer de l’intellect et la mer de la perception sensible, la mer des Idées pures et la mer des objets qui tombent sous les sens » in H. Corbin, Cahier 1 de l’Université Saint-Jean de Jérusalem I, Paris, Éd. André Bonne, 1975, p. 39, cité par Thomas 1998: 130.
[6]. Sylvie Germain montre ici clairement son opposition à la théorie de Lessing, ainsi qu’à La Fontaine, anticipant sur Lessing, avec un siècle d’avance, par sa formule : “les mots & les couleurs ne sont choses pareilles ; / Ni les yeux ne sont les oreilles”. (La Fontaine, Conte du tableau, vv. 226-227. Cité par Rensselaer 1991: 19).
[7]. Pouvons-nous y lire, ne serait-ce qu’entre les lignes, le célèbre aphorisme attribué à Simonide par Plutarque, selon lequel, « la peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante » ? Nous le reprendrons en tout cas, en tant que titre, dans notre deuxième partie. (Plutarque, De gloria Atheniensium, III, 346f-347c, cité par Rensselaer 1991: 7).
[8]. Lessing, souligne Rensselaer W. Lee, avait la conviction « que le moyen utilisé par la poésie [était] fondamentalement apte à rendre l’action des hommes, et non à décrire: des mots qui se succèdent dans le temps ne peuvent en effet produire dans une description qu’une addition de détails successifs, une image vague et confuse, alors que le peintre rendra ces détails tels qu’ils coexistent dans l’espace et produira une image claire que l’on peut appréhender en un unique instant de temps. » (Laocoon, XVI-XX) (Rensselaer 1991: 18). En fusionnant les deux arts, S. Germain n’hésite point à établir dans ses œuvres des passerelles entre l’objet, les modèles picturaux et la description poétique. Si trahison de l’image il y a, c’est certainement, comme nous verrons plus bas, une trahison à l’image recherchée par l’auteur, dans un dessein de contourner voire dépasser la simple description de l’œuvre d’art via la revisitation créatrice.
[9]. Pour G. Durand, « le rôle profond du symbole » n’est autre que « ‘confirmation’ d’un sens à une liberté personnelle ». C’est la raison pour laquelle, continue-t-il, « le symbole ne peut pas s’expliciter : l’alchimie de la transmutation, de la transfiguration symbolique ne peut, en dernier ressort, s’effectuer que dans le creuset d’une liberté ». (Durand 1993 : 39).
[10]. Voir Germain 1991: 190.
[11]. La peinture joue un rôle si important dans le roman que le personnage principal finit même « par arracher à ses yeux des images », en se mettant « à dessiner et colorier tout ce qu’elle voyait, tout ce qui grouillait au fond de ses prunelles ». « Tous ces dessins », continue l’auteur, « sont pleins de couleurs ardentes et contrastées, et elle cerne chaque figure d’un épais contour noir. ‘Ma fille, déclarait Aloïse à propos des dessins de Lucie, dessine comme les primitifs et peinturlure comme les Fauves. Ce pauvre chat écorché joue au fauvisme!’ » (Germain 1991: 200-201).
[12]. L’auteur s’attarde sur la double légende qui entoure cette sainte, après le récit des doutes que la mort d’Anne-Lise a fait surgir chez Lucie : « même les images saintes les plus naïves, même les beaux tableaux glorifiant les martyrs, ne laissent pas d’être inquiétants si on les examine attentivement. À commencer par sainte Lucie dont elle porte le nom. Une double légende auréole cette vierge et martyre de Syracuse. On dit qu’elle eut les dents et les seins arrachés, puis qu’elle fut condamnée au bûcher, mais comme les flammes refusaient de la consumer, on lui trancha la gorge. On dit aussi qu’elle s’arracha elle-même les yeux et qu’elle les envoya à son fiancé qu’elle ne voulait pas épouser, afin de se consacrer à Dieu seul. Mais la Vierge offrit de nouveaux yeux, plus beaux encore, à la jeune fille éprise jusqu’à la folie de son divin Fils. Les peintres ont choisi cette légende, et les tableaux montrent sainte Lucie tenant ses yeux sacrifiés sur un petit plateau comme s’il s’agissait de fruits ou de fleurs, tandis qu’elle pose un regard paisible et assuré sur l’éternité avec ses yeux seconds offerts par la Vierge Marie. » (Germain 1991 : 66) Aucun doute : le personnage de Lucie est façonné des légendes autour de la sainte, mais surtout construit, comme le lecteur pourra apprécier à la fin du roman dans le chapitre intitulé « patience », vers ce « regard paisible et assuré sur l’éternité » revisité par les peintres que l’auteur souligne dès ces lignes (Germain 1991 : 280).
[13]. Qu’il s’agisse d’un récit s’inspirant ou non de faits historiques, le rôle joué par l’imaginaire autour de la sainte est évident. La récurrence à l’onomastique de Lucie, renvoyant à la lumière tout aussi bien selon l’étymologie que par son association avec la fête chrétienne du 13 décembre, – en honneur de Lucie de Syracuse –, coïncidant avec l’avent et le début des festivités de Noël où le rapport lumière-naissance n’est pas dépourvu de sens, ne devrait-elle pas nous faire accepter ces trois interprétations du terme « légende » ?
[14]. De quel hêtre s’inspire l’auteur ? Aux dires d’Isabelle de Le Court, « un grand défi de la peinture du paysage consiste à faire passer dans le paysage le caractère, les idées philosophiques du peintre lui-même. » Et d’ajouter, « l’exemple exposé par Sylvie Germain comporte un chromatisme pauvre, s’approchant plus de Corot et Rousseau que de Daubigny ». Certes, comme souligne toujours le même auteur, ce n’est pas un hasard, « puisqu’Éclats de sel expose la vie d’un Ludvík perdant peu à peu toute forme d’optimisme, mettant en scène le poids de la solitude grandissante » (de Le Court 2008 : 113). Isabelle de Le Court propose ensuite un deuxième tableau dont l’auteur aurait pu s’inspirer, à savoir, « celui de Caspar David Friedrich, L’Arbre solitaire (1822) », avant d’en conclure que cette scène d’ouverture du roman est inspirée plutôt « d’un amalgame d’œuvres » (De le Court 2008 : 113).
[15]. L’auteur ne rejoint-elle pas ici la célèbre théorie des mouvements de l’âme de De Vinci ? « La peinture est un langage », souligne Gabriel Seailles, « elle n’a de sens que si vraiment elle parle ». « Il faut », continue-t-il en citant Le Traité de la Peinture de De Vinci,« que les personnages aient l’attitude propre à leur action, qu’en les voyant on entende ce qu’ils pensent ou disent (g 115)[…] que les mouvements répondent à l’acte, que l’acte exprime la passion de l’âme (§ 367) […] Le bon peintre a à représenter deux choses principales: l’homme et l’état de son âme (il concetto della sua mente) ; la première est facile, la seconde difficile, car il n’a pour cela que les gestes et mouvements des membres (§ 180) […] La chose la plus importante qui se puisse trouver dans la théorie de la peinture, ce sont les mouvements appropriés aux états d’âme de chaque être, comme désir, mépris, colère, pitié (§ 122). Pour ‘montrer ce que le personnage a dans l’âme’ ce n’est pas seulement le visage, ce sont les mains, c’est le corps tout entier qui doit parler (§ 368 ). » (De Vinci, L. (1882) Traité de la peinture d’après l’édition de Heinrich Ludwig, Das Buch von der Maïerei, in Drei Bänden, Wien. Cité par Seailles 1892 : 310-311).
[16]. Voir notamment : (Jn XIII, 21-30)/ (Mc XIV, 17-21)/ (Mt XXVI, 20-25)/ Lc XXII, 21-23).
[17]. Citons un autre exemple lorsque Ludvík « se rendit à la Maison de la Cloche de Pierre où se tenait une exposition de Jiří Kolář », trouvant des « poèmes-objets; de curieux poèmes en épaisseur, en relief, en couleurs. Des poèmes-images sédimentaires composés de strates, de plis et de replis, à l’instar de la mémoire, du cœur, des pensées et des songes » (Germain 1996a: 41-12). Et l’auteur d’insister : « ce qui intrigua le plus Ludvík ce furent les emboîtements d’images, ces inclusions de tableaux en fragments à l’intérieur d’autres tableaux, ces jeux de miroirs déformants, ces fines lacérations de la peau du visible dans les interstices desquelles affleurent d’autres sources plastiques » (Germain 1996a: 42).Loin de se limiter à cette référence artistique, l’auteur n’hésite point à élargir l’éventail des comparaisons en faisant appel également à Baudelaire, faisant à nouveau un clin d’œil aux rapports littérature et art, texte et image (Germain 1996a: 42-43).
[18]. Le nom de Judas, par exemple, dans Éclats de sel, renvoie à la Judée et au peuple juif, mais également à celui qui a trahi Jésus pour de l’argent, tel que le recours à La Cène de Léonard de Vinci le montre. N’y aurait-il donc pas un lien avec les accusations de déicide et les vénalités dont les Juifs ont été victimes au cours des siècles et que Sylvie Germain n’hésite point à évoquer dans son œuvre ?
[19]. Koopman-Thurlings le souligne également concernant les essais germainiens : « le rôle divin du peintre, qui en fixant la lumière dans ses tableaux établit le lien entre le visible et l’invisible et ouvre ainsi la porte vers l’infini, traverse comme un leitmotif Patience et songe de lumière. La même idée sera reprise dans Bohuslav Reynek à Petrkov, où Sylvie Germain établit le lien entre la lumière et la parole du poète qui font tous les deux naître le monde. » ( Koopman-Thurlings 2007 : 139)
[20]. Voir Horace, Art poétique, v. 361-365. Aux dires de Rensselaer W. Lee, le célèbre passage horatien souligne dans son contexte originel « que la poésie devrait être comparée à la peinture, qui comporte non seulement un style de détail exigeant un examen rapproché, mais aussi un style large, impressionniste, qui ne plaît que lorsqu’on regarde de loin » (Rensselaer 1991 : 13).
[21]. Aux dires d’Anne Larue : « L’Ut pictura poesis ‘première manière’, si l’on peut dire, s’achève avec Laokoon. Mais après sa mort, elle renaît de plus belle. Aussi curieux que cela puisse paraître, le champ est libre, après Lessing, pour une poétique ‘seconde manière’, qui prend des voies parallèles en Allemagne et en France, celle-ci plus éclairée en l’occurrence que celle-là. C’est dans l’Allemagne romantique, chez les peintres-écrivains comme Runge, Carus ou Friedrich que la fusion des arts prend son accent le plus juste ; mais un Baudelaire lecteur d’Hoffmann n’est pas étranger, en France, à cet esprit. Delacroix théoricien, quant à lui, n’est pas toujours très avant-coureur dans ce domaine : le peintre romantique français s’en tient souvent à l’Ut pictura poesis première manière, qui compare les arts entre eux et les classe suivant une hiérarchie. Mais il est aussi sensible à l’esprit de ce qu’il appelle ‘poésie’, et qui est un principe fédérateur unique de tous les arts : la porte s’ouvre sur une nouvelle étape. Alors que vers les années 1830 se développe en France la ‘fraternité des arts’ romantique, Delacroix, peu lecteur des idées allemandes – sinon par le biais de Staël – mais sensible à l’air du temps, jette les bases de ce qu’on pourrait appeler, en empruntant le terme au vocabulaire alchimique, ‘fusion des arts’. La fraternité des arts est un mouvement dont on a pu contester la réalité concrète, et qui traduit une aspiration d’union entre les artistes plutôt qu’entre les arts ; en revanche, la fusion des arts veut unifier les spécialités, au prix d’une sorte de transmutation poétique ». (Larue 1998: article en ligne sans nº de page).
[22]. Dans son Traité de la peinture, Léonard souligne que « la poésie consigne ses objets au moyen de lettres produites par l’imagination, tandis que la peinture, tirant ses objets de l’œil qui lui en a fourni les ressemblances, les donne réellement, tout comme s’ils étaient naturels » (Léonard, Trattato, I, 2. Cité par Rensselaer 1991:159).