Nelly Sanchez Academie de Bordeaux, France san.nelly@yahoo.fr
Ève n’est pas Lilith /
Eve Isn’t Lilith
Abstract: The evocation of this collage helps to understand how the title is important for understanding the image and finding a meaning.
Key Words: Collage; Title; Interpretation; Eve; Lilith; Nelly Sanchez.
Je tire la matière de nos collages de magazines, de cartes postales, d’imprimés sur papier glacé glanés au cours de nos flâneries et au fil de nos lectures. Je m’inscris dans la mouvance surréaliste puisque nombre de mes œuvres procèdent d’association sinon de matériaux, découpés aux ciseaux ou au scalpel, du moins d’idées. Mes collages sont des jeux de symboles, des jeux de couleurs.
Ève n’est pas Lilith, est un collage réalisé en juillet 2015. C’est un petit format : 31 x 27 cm. Il est composé de peu d’éléments. Sur le fond noir se détache une femme pâle et nue, les cheveux longs détachés, en escarpins. Elle est au centre de l’œuvre. Sa tête a basculé en arrière et son bras gauche se replie. Ses yeux sont fermés et sa bouche peinte entrouverte. Manifeste-t-elle de l’horreur, du désir ? Une main d’homme, à l’avant-bras tatoué de bleu, la saisit fermement par la taille, comme pour l’extirper du cadre. Au premier plan de cette scène, une pluie de fleurs roses, seule note claire, qui cache en partie le visage de la femme. Il y a également une pierre bleue, comme un bloc de cristal. Ce dernier détail peut être anecdotique.
Comment est venue l’idée de ce collage ? Je ne sais plus, cette création résulte certainement de l’association d’un faisceau d’éléments comme cette page de magazine de mode, où se pâme cette femme en talon haut, ou comme la réminiscence de notre article Lilith, la première femme désespérée consacré à la pièce de théâtre de Remy de Gourmont, Lilith (1892). De la même façon, je ne sais plus comment s’est imposé le titre. A-t-il été inspiré par cette nudité féminine ? Par la puissante virilité émanant de la main ? Toujours est-il que ce collage fut intitulé Ève n’est pas Lilith quand il fut exposé, pour la première fois, en septembre 2015 à L’Altigone, à Saint-Orens de Gameville, près de Toulouse.
Si, depuis ma première exposition, je m’applique à donner un titre à mes œuvres, ce n’est pas tant pour les identifier que pour rassurer le public. J’ai en effet remarqué que la mention « Sans titre » ne satisfait pas : le spectateur a besoin que soit défini ce qui lui est donné à voir. Une œuvre dépourvue de titre paraît dénuée d’existence et, par voie de conséquence, de sens. Nommer est l’étape ultime de la création puisque cet acte délimite l’œuvre, la singularise et lui confère une identité. D’une certaine façon, ce n’est pas le visiteur qui découvre l’œuvre : il ne fait que valider ou non son existence, sa qualité, son esthétique ; le véritable découvreur est l’artiste lui-même puisqu’il dévoile, révèle une réalité jusque-là insoupçonnée. Ainsi doté d’un titre, et par conséquent d’un sens, Ève n’est pas Lilith ne devait pas interpeler plus qu’un autre collage le public.
Il est pourtant celui qui suscite le plus de questions. Ce n’est pas la nudité qui déroute le spectateur, ni même le contraste entre la pluie de fleurs et la violence de l’enlèvement : ce qui déconcerte, c’est le titre. Plutôt que d’expliquer ou de commenter l’œuvre, Roland Barthes dirait « connoter l’image, […] lui « insuffler » un ou plusieurs signifiés seconds[1] », celui-ci déstabilise, égare le public. Qui est, en effet, représentée au centre de ce collage ? Ève ou Lilith ? C’est vers moi que l’on se tourne pour avoir une explication, une piste pour appréhender cette œuvre : qui est cette femme ? La réponse des visiteurs incertains à qui je retourne la question est souvent : « C’est Ève, non ? ». Pourquoi ? « Lilith, je ne connais pas ». Ce démon féminin de la tradition juive est, en effet, fort peu connu : il serait la première femme d’Adam, créée comme lui à partir de terre rouge et d’eau. Refusant de se soumettre au premier homme, Lilith s’enfuit et refusera de revenir vers Dieu. Elle prendra par la suite pour époux le démon Samaël et régnera dans la Vallée de Hinnom… Le manque de référence culturel pourrait expliquer qu’Ève n’est pas Lilith demeure hermétique pour qui n’a étudié ni le Talmud ni la Kabbale ni même la littérature décadente[2]. Mais l’incapacité à construire un sens est-elle seulement consécutive à cette ignorance ? Le malaise paraît davantage lié à l’impossibilité de faire coïncider le titre et l’image, le signifiant et le signifié. À bien y réfléchir, cette correspondance est doublement inconcevable. Ainsi la phrase déclarative négative qui constitue le titre, Ève n’est pas Lilith, informe le visiteur qu’il doit envisager ces femmes mentionnées comme des figures antithétiques. Or laquelle des deux est mise en scène ? Comment saisir l’antagonisme de ces féminités si l’on ne peut identifier le référent ? À cette impossible identification s’ajoute le fait que le titre exprime la négation d’une caractéristique, d’une attribution. Cette propriété absente n’est pas non plus appréhendable dans la mesure où ce qui est donné à voir relève de l’action. Le titre a-t-il alors valeur de constat ? Cet enlèvement symbolise-t-il le point ultime de convergence entre Ève et Lilith ? Laquelle ne se serait-elle jamais faite enlever ? Mais se faire enlever par qui ? La main qui étreint la figure centrale devient à son tour suspecte : est-elle celle de Dieu, d’un Adam disproportionné, de Satan ou symbolise-t-elle simplement la séduction du Serpent ? Ce serpent qui tenta Ève et qui fut, selon certains textes religieux, une métamorphose de Lilith. On le voit, cet intitulé qui devait élucider ce qui est offert au regard, aider à formuler un sens, entre au contraire, en concurrence avec l’image. À aucun moment ne se retrouve un des deux systèmes qui régit l’art occidental ainsi que le rappelle Michel Foucault : « il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre subordination : ou bien le texte est réglé par l’image […] ou bien l’image est réglée par le texte[3] ». Aucune hiérarchie n’est possible. Le titre agit même comme un trompe-l’œil : le public ne verra pas ce qu’il énonce et ne comprendra pas ce qu’il voit. Il est un piège puisque loin de résoudre l’énigme de l’œuvre, il enferme celle-ci dans l’énigme que lui-même représente.
Il est intéressant de constater que ce collage n’est pas la seule œuvre faisant référence à Lilith qui déconcerta le public. Ainsi le tableau du britannique John Maler Collier, Lilith, réalisé en 1892, souleva quelques interrogations. Ce portrait en pied d’une femme nue sur fond de paysage ensoleillé et paisible, à la longue chevelure défaite, enlacée à un serpent, ne convenait pas, du fait de sa blondeur et de sa blancheur, à son titre. Selon la tradition talmudique, Lilith serait en effet une rousse aux yeux noirs et à la peau mate… Ni ce peintre préraphaélite ni moi-même n’avons prémédité de décontenancer le public, de « brouiller les pistes de réflexion » et d’empêcher la construction d’un sens. Ce n’est pas la démoniaque Lilith qui est responsable de cette énigme dans laquelle s’enferment ces œuvres mais bien le statut de l’artiste. Le mien est à rapprocher de ce que « Max Ernest (et le surréalisme) dit avec raison : « […] le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui[4] ». Ma démarche créative s’apparente ainsi à l’assemblage d’un puzzle puisque je tâche d’identifier et de rassembler les pièces nécessaires à la matérialisation de l’Image. Contrairement aux peintres qui élaborent tous les éléments de leur œuvre, je suis tributaire des matériaux que je trouve. À coups de ciseaux ou de scalpel, ces éléments sont extraits de leur contexte (détail de publicité, fragment de photo de mode, bribe de paysage) et sont dépouillés de leur signification première. Leur dimension, leur matière, leurs couleurs même influencent le sens futur de l’Image. Mes collages sont en effet délibérément exempts de perspective, aucune proportion n’est respectée : cette absence de profondeur renoue d’une certaine manière avec la perspective inversée chère à l’art pictural byzantin et médiéval. Ainsi la taille des pièces retenues est proportionnelle avec leur importance symbolique ; la distance avec l’œil du spectateur n’est à aucun moment pris en compte. Cette absence de perspective signifiante auquel s’est habitué le public participe de l’énigme dont s’environne chacun de nos collages. Aucune place ne lui est assignée : en somme, il n’est pas tant spectateur qu’intrus.
Si je tâche d’être fidèle à ces images qui s’imposent à moi, force est de constater que leur sens m’échappe jusqu’à la fixation définitive. Celui-ci se dégage de l’agencement de ces éléments, du faisceau de symboles qu’ils sont susceptibles de tisser entre eux. Cette bouche rouge, qui se retrouve dans nombre de mes collages, n’est pas seulement bouche : elle représente, suivant son nouvel environnement, la Parole ou le Mensonge, la Dévoration ou le Baiser, le Désir ou la Matrice… voire un poisson. Dès lors, la signification de Ève n’est pas Lilith ne repose pas tant sur une appréhension globale de l’œuvre que sur une interprétation des éléments qui la composent et de leur mise en résonnance. Ce collage échappe à toute définition, à toute finitude. Il n’y a donc pas d’interprétation unique, chaque regard élabore sa propre interprétation suivant les symboles identifiés et les relations qu’il peut établir entre eux. D’une certaine manière, le public projette, parfois au sens freudien du terme, ce qu’il veut voir. La dimension érotique ou mystique attend d’être sollicitée par le regard, elle ne s’impose jamais. Et le titre alors ? Il n’est qu’une des interprétations possibles de ce qui est donné à voir : si l’artiste projette et matérialise l’Image, il est également regard lorsque celle-ci est enfin fixée. Le titre est une proposition d’interprétation, non une définition. Il est un élément surnuméraire qui ne déchiffre ni ne rationnalise l’œuvre. En réfléchissant sur la difficulté qu’avait le public à appréhender Ève n’est pas Lilith, j’ai pris conscience qu’il n’était pas le seul de mes collages à entretenir cette relation de concomitance avec son titre. Je ne citerai que cet Autoportrait à l’éventail (2015) comme autre exemple. Il représente une femme aux cheveux rassemblés en chignon, en robe en dentelle noire, tenant à la main un éventail en dentelle noire largement ouvert. De son visage ne subsiste qu’une bouche qui flotte, tel le sourire du chat de Chester dans Alice aux pays des merveilles, sur un fond bleu clair à la fluidité aquatique. Ce portrait est agrémenté d’arabesques dorées. Cette œuvre est jugée « très ressemblante » voire « très réussie ». Le lien entre le titre et l’œuvre n’est pourtant pas problématique dans ce cas précis puisque l’auteur est la référence, est identifiable. Le public ne fait cependant qu’établir un lien entre le titre et l’artiste, occultant totalement ce qui est donné à voir… Personne n’a encore envisagé que cet autoportrait pouvait être celui du spectateur dans la mesure où celui-ci, en projetant ce qu’il a envie de voir, en arrive à se voir lui-même.
Notes
[1] Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, coll. « Tel Quel », éditions du Seuil, 1982, pp. 18-19.
[2] Cette figure démoniaque a inspiré de nombreux auteurs de la fin du XIXe siècle pour camper la Femme Fatale. On la retrouve notamment chez Anatole France, La Fille de Lilith (1889), chez Marcel Schwob, dans Lilith, nouvelle contenue dans Cœur double (1891) ou encore chez Remy de Gourmont avec Lilith (1892)…
[3] Michel Foucault, « Klee, Kandinski, Magritte », Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, Fata Morgana, 1986, pp. 39-40.
[4] Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, p. 34, cité in Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, coll. « Folio Essais », Paris, Gallimard, 1964, pp. 30-31.