Julie Beslay
Université Bordeaux Montaigne, France
juliebeslay@free.fr
L’Espace théâtral de Wajdi Mouawad pour suppléer la défaillance des langues
The theatrical representation of Wajdi Mouawad, to fill in the failure of languages
Abstract: A contemporary playwright born in Lebanon in 1968, Wajdi Mouawad has developed his theatrical work amid historical and political conflicts, however, taking care to remove from them any real and accurate reference. The thematic axis of personal and family conflict is juxtaposed to warlike contextual data and participates in the foundation of his dramaturgy, a dramatic work where the Personal and the Universal meet, where the Other resonates with the “Me” and where the (re) construction of identity is the culmination and goal of a quest. The starting point of this reconstruction, the questioning of an initial situation, and the questioning of languages lead the protagonist to confront reality and to discover the multiplicity of otherness that is achieved through other people, places, languages or spaces. These findings are a crucial part of the establishment of the identity puzzle that incorporates all these facets. His overall work, especially his tetralogy “Blood of Promises”, leads us to wonder about the conquest of the ego of an individual face that surrounds it. About “Incendies”, a play created in 2003, Mouawad asks “Who is the Other? How to live with him? “And he offers a path close to that of an odyssey in order to stage the reconstruction of the self through the integration of others.
Key Words: Theatre; Languages; Identity; Alterity; Wajdi Mouawad.
Wajdi Mouawad est un auteur, comédien, metteur en scène et directeur de théâtre né au Liban en 1968 et ayant vécu en France et au Québec. Exilé lui-même en raison de la guerre, il écrit et met en scène des personnages qui ont vécu un déchirement, et dont la cellule familiale et personnelle, et par conséquent l’identité ont été ébranlées par les conflits, mettant en perspective individualité et collectif. Depuis ses premières pièces, comme Alphonse ou encore Willy Protagoras enfermé dans les toilettes jusqu’à sa tétralogie du Sang des Promesses, il a montré que l’individu peut s’appuyer sur un événement traumatique pour reconstituer le puzzle de son existence. Avec comme contexte géographique et historique les conflits du Moyen Orient, bien que la dénomination du lieu exact reste souvent elliptique ou fictive, les protagonistes de ses pièces sont amenés à mener une véritable enquête sur la terre de leurs ascendants et/ou à découvrir des secrets de famille enfouis afin de rompre le silence des non-dits et d’accéder à un nouvel état, celui d’adulte. Ayant en commun le déracinement et l’exil, ils côtoient les conflits du XXe siècle et confrontent leur histoire personnelle avec la grande Histoire. Ainsi, alors que les personnages sont de jeunes adultes souvent « héritiers » d’une histoire personnelle floue, qui repose sur la migration parentale, le silence et l’occultation, c’est sur la terre des ancêtres, au sens spatial mais aussi au sens temporel, que se mène la recherche des origines.
Les pièces que nous allons étudier appartiennent essentiellement à la tétralogie du Sang des promesses, laquelle peut se lire comme un ensemble mais également comme quatre pièces indépendantes, les récits n’étant ni suivis ni imbriqués. Il est impossible de les résumer brièvement mais on peut en dégager les points communs : sur fond de guerre, les protagonistes doivent se réapproprier une histoire, celle de leurs parents et par conséquent la leur, à travers des rencontres qui placeront leur quête entre devoir de mémoire individuel et collectif, le rapport à l’Autre, à sa langue, à sa culture et donc au monde étant central au fur et à mesure des rencontres.
Mouawad revendique non seulement la relecture des textes fondateurs, des mythes antiques mais également une écriture faite de rencontres et d’interactions, et de ces inspirations il crée un théâtre où la confrontation avec l’Autre est une composante nécessaire à l’aboutissement de l’unité identitaire recherchée. Nous montrerons que c’est grâce à l’Autre que l’individu peut s’identifier comme tel, et que par-delà les incompréhensions liées aux différentes langues, les modes relationnels et communicationnels pour se faire entendre et non plus seulement écouter se doublent, au théâtre particulièrement d’un langage non verbal qui va compenser voire se substituer aux défaillances de la langue. Aristote déclarait que le langage n’était pas inhérent à l’homme mais que la « parole [était] un luxe sans lequel la vie [était] possible » mais c’est sûrement la complémentarité entre verbal et non verbal qui induit le rétablissement de la communication et l’interaction entre les hommes.
Pour cela, nous verrons que l’individu, dont l’identité est lacunaire mais stable, est ébranlé par un deuil, une perte ou une remise en cause et que c’est grâce à la confrontation à autrui, à l’acceptation de l’impossibilité d’une compréhension strictement parlée et au déplacement spatio-temporel concentré sur la scène du théâtre, qu’il peut accéder à un nouveau statut et trouver une place parmi ses semblables.
Les protagonistes des œuvres de Mouawad n’ont qu’une connaissance partielle et lacunaire de leur identité, liée à la méconnaissance de leur passé notamment. Dans Littoral, Wilfrid est « un homme [qui] doit trouver un endroit où enterrer la dépouille de son père ; il retourne au pays de ses origines où il fera des rencontres significatives qui lui permettront de retrouver le fondement même de son existence et de son identité » (préface de Littoral, p. 6), qui ne connaît pas sa mère, morte en couches et à peine son père. C’est sa mort brutale qui survient au début de la pièce, et c’est la recherche d’une sépulture qui va remettre en cause l’existence du protagoniste, et ce qu’il sait de lui-même. Il répète de façon récurrente qu’il ne se connaît pas, dès la première scène il annonce au juge « Mais je ne suis rien » (p. 11) puis à son ami imaginaire Le Chevalier « Je ne sais même plus qui je suis » (p. 22) et cette absence de repères familiaux le pousse à retourner sur la terre de ses parents et à dépasser son statut d’enfant-orphelin pour prendre place dans le monde adulte. Au début de la pièce, il ne sait donc rien de la vie de ses parents, il ne connaît pas leur pays ni leur langue. La découverte d’un autre système de pensée, de raisonnement mais aussi de culture linguistique impose au protagoniste d’user d’autres moyens de communication et d’intégrer l’incompréhension verbale.
De même dans Incendies, les jumeaux Jeanne et Simon sont nés de père inconnu et le silence de leur mère sur le sujet s’est doublé d’un mutisme réel les cinq dernières années de sa vie. La fracture communicationnelle avec leur mère n’est au premier abord pas liée à une difficulté linguistique mais à l’effacement soudain de la parole qui cause une séparation immédiate dans les rapports humains qu’elle pouvait avoir. Ce n’est qu’à sa mort que les enfants vont découvrir qui ils sont en mettant d’abord à jour qui était leur propre mère, et vont rétablir de façon posthume l’échange avec elle. Dans ces deux pièces, les orphelins se déplacent sur la terre ancestrale et revivent l’exil de façon inversée. La rencontre avec le pays d’origine dont ils n’ont jamais entendu parler auparavant, que l’on devine être au Moyen-Orient, c’est-à-dire porteur d’un changement culturel et linguistique, provoque la remise en cause de leur identité. La dimension langagière prend une tournure importante, tant dans le déplacement de la recherche des origines que dans les malentendus voire les conflits que génère cette différence. Comment trouver réponse à ses questions si elles ne peuvent être comprises ?
Dans Forêts, la jeune Loup, dont la mère morte depuis quatre ans n’est toujours pas enterrée, procède à une enquête avec le paléontologue Dupontel afin de reconstruire la genèse de sa naissance et découvrir sa généalogie sur plusieurs générations. Ce déplacement, uniquement temporel et non plus spatial, suit néanmoins le même processus d’exhumation d’un passé jusque-là inconnu et permet de verbaliser les non-dits et autres malentendus familiaux.
Ces existences, aussi lacunaires soient-elles sur le plan identitaire, sont néanmoins stables et c’est la survenue d’un événement traumatique qui les remet en cause, mêlant le drame individuel, comme un deuil, à un drame collectif. La mort du parent survivant (le père de Wilfrid dans Littoral, celle de la mère de Simon et Jeanne dans Incendies, de la mère de Loup dans Forêts) constitue bien souvent le point de rupture, celui où la connaissance d’une identité parcellaire n’est plus suffisante et où des facteurs exogènes forcent à la recherche, souvent contre le gré des protagonistes eux-mêmes, qui craignent un ébranlement certain, mais que les rencontres successives vont transformer.
Comme l’a écrit François Ouellet dans un article portant sur la filiation et la refondation du sens chez Wajdi Mouawad, les thèmes de la guerre, du deuil et de la perte en général alimentent des « discours de survivance », où la remise en cause identitaire induit une interrogation sur l’existence de façon générale et sur le rapport à Autrui. « Discours de l’identitaire, le récit de survivance est nécessairement un discours de l’altérité. » C’est en se confrontant à l’autre et en ayant un nouveau regard sur soi-même que la survivance peut être dépassée. Ainsi, dans sa tétralogie, le dramaturge cherche à redonner un sens le nom du père ou de la mère afin que les sujets puissent s’inscrire dans une filiation qui leur avait partiellement ou totalement échappé.
Le choc brutal auquel sont confrontés les personnages principaux est un traumatisme que la verbalisation et le dépassement par l’action permettent d’accepter. Le récit de survivance est en partie un récit de deuil, c’est pourquoi la mort est constitutive d’un nouvel état de vie. Cette verbalisation, la réalisation langagière, n’est possible que par l’action.
Dans Littoral, la mort du père de Wilfrid lui est annoncée au téléphone alors qu’il est en plein ébat sexuel et cette situation l’amène à culpabiliser, les deux actions s’unifiant en un parricide symbolique. Or le décès de sa mère, morte en couches 26 ans auparavant, le mettait déjà dans une position de culpabilisation, doublée d’un sentiment ambivalent à l’égard de ses parents, lesquels étaient conscients que la mère ne survivrait pas à la naissance de Wilfrid. Leur décision, conjointe, de privilégier le « nom du père » explique la première idée du fils, à savoir enterrer son père auprès de sa mère, avant que sa famille ne s’y oppose. Elle le considère comme un assassin : « Il est temps pour toi, mon petit Wilfrid, de savoir que c’est ton père qui a tué ta mère » (p. 46, l’oncle Émile), et lui-même n’a pas osé reparaître devant son fils en raison de sa culpabilité, ce qui explique leur peu de liens. Mais, pour Wilfrid, le processus de déculpabilisation est enclenché quand il se met à la recherche d’un lieu d’inhumation autre, ce qui le mène à entamer sa quête identitaire, attendant une contrepartie de son choix de sépulture : « je traînerai les restes de mon père en un lieu propice et reposant pour son âme, mais en retour, en retour, je veux savoir ce que je suis venu faire sur la terre ! » (p. 93) Le deuil ne peut s’achever qu’une fois que le mort aura un lieu de repos pour son âme à lui mais également pour son fils.
La compréhension des raisons de la mort de la mère de Loup implique également un choix, celui d’avoir refusé d’avorter le lendemain de l’attentat de l’école Polytechnique qui a eu lieu le 6 décembre 1989 à Montréal :
Aimée : […] On n’ira pas à la clinique, Baptiste.
Baptiste : Tu n’y es pour rien !
Aimée : Je n’en tuerai pas une quinzième !
Baptiste : La quinzième, ce sera toi ! (Forêts, p. 37)
Cette décision suppose de sacrifier sa propre vie au profit de sa fille car le traitement par chimiothérapie qu’elle doit recevoir n’est pas compatible avec une grossesse. Bien que quatre ans se soient écoulés entre sa mort et les recherches du professeur Dupontel, ce n’est qu’après avoir pris connaissance des méandres de sa filiation, des décisions familiales prises par le passé qu’elle pourra comprendre puis écrire à sa mère une lettre de réconciliation posthume, dans la scène finale et ainsi la maintenir présente dans sa mémoire.
Ces aboutissements ne peuvent avoir lieu qu’après la rencontre d’individus croisés le long de leurs recherches.
Les protagonistes des œuvres de Mouawad appartiennent au monde, ils sont issus d’origines ou de cultures diverses, parfois entrés en interaction en raison d’événements conflictuels et bien que la tentative d’occulter des éléments passés ait été dominante pendant une importante période de latence, le retour aux origines se fait nécessaire au moment d’un deuil à porter, comme nous l’avons vu précédemment. Cette quête se formalise spatialement et géographiquement, comme dans Littoral ou Incendies, où les enfants reviennent sur les terres du père et/ou de la mère, dans un lieu qu’on devine être le Liban malgré le peu d’indications précises et l’absence de toponymes. La présence d’indices, comme une autre langue, d’un climat chaud, de culture différente suffit à « faire comprendre » le déplacement. La mise en scène parfois quasi-cinématographique compense le fait de ne pas nommer lieux et individus. Dans Incendies, le trajet entre Montréal, terre d’exil de la mère et lieu où ont grandi les jumeaux, et Beyrouth se double d’une réelle odyssée à rebours sur les divers lieux où a vécu Nawal Marwan, retraçant pas à pas son existence tout en remontant son fil (Montréal, la prison de Kfar Rayat, Kisserwan, etc.). Qu’il s’agisse de Wilfrid ou de Simon et Jeanne, la découverte d’une autre terre passe par des sensations nouvelles, car c’est la découverte de l’altérité comme partie de l’identité individuelle qu’il faut réintégrer. Comme dans la tragédie grecque, l’altérité est une confrontation interne et externe à laquelle il faut faire face.
Les voyages entrepris s’apparentent plus à une relecture de L’Odyssée, autre mythe antique « revisité » par Mouawad qu’à un simple périple, car se succèdent différentes rencontres qui sont des épreuves voire des rites qui permettent de valider et de donner un sens au pays des parents : elles forment un ensemble cohérent qui complète la déambulation afin d’aider les personnages à accomplir leur quête. La rencontre de l’Autre est par conséquent d’abord spatiale, puis devient temporelle. Simon et Jeanne, dont les parcours spatiaux sont au début de la pièce dissociés, sont aidés par le notaire Lebel, qui agit par professionnalisme et par amitié pour la défunte, son assistante ; il les guide progressivement vers le Liban, tel un Mentor, sans rien leur avouer de la vérité qu’il connaît. Là-bas, les rencontres successives – Abdemassad Darazia (p. 77, scène 22) qui envoie Jeanne à la prison de Kfar Rayat rencontrer le guide (p. 81, scène 24) qui la dirige vers Fahim, concierge de l’école et ancien gardien de la prison, (p. 92, scène 26) qui la conduit à son tour vers Abdelmalak, le paysan qui a recueilli les jumeaux à leur naissance (p. 97, scène 28) – permettent à Simon et Jeanne de remonter le temps et de remplir les silences de leur mère quant à son passé.
Dans les trois premières pièces du Sang des promesses, Wilfrid, Simon et Jeanne sont ainsi poussés par des adjuvants dont la fonction maïeuticienne est évidente. Parfois pour des raisons personnelles plus qu’empathiques, comme le professeur Dupontel dans Forêts qui aide Loup afin de lui-même résoudre le mystère de la tumeur osseuse dans le crâne de sa mère, parfois pour des raisons que l’on peut estimer professionnelles, comme le notaire libanais d’Incendies, mais aussi parfois pour des raisons amicales. C’est cette amitié qui prend tout son sens dans le rapport à l’autre, car bien qu’il ne soit rien attendu en retour, c’est l’inscription dans un nouveau mode relationnel qui peut donner un autre sens à tout un ensemble. L’accompagnement dans la découverte de la vérité ne se fait pas par le verbe mais par un encouragement à l’action, comme si le langage ne suffisait pas à donner un sens mais qu’il fallait que la verbalisation soit un phénomène inhérent à l’individu. Ainsi, Wilfrid fait la rencontre de Joséphine, qui amasse les annuaires et écrit les noms des morts pendant la guerre sans exactement savoir quoi faire de ces individus disparus et c’est la réunion des deux qui permet de trouver une sépulture, la mer, à la fois au père de Wilfrid et aux morts. La dénomination collective va de pair avec la reconstruction individuelle, joignant le symbolique au langagier.
Ces rencontres ont lieu au fil d’un cheminement qui s’apparente initialement à une errance, dont la finalité est inconnue, ou alors vague, mais certains personnages agissent comme des adjuvants, éclairant le chemin à prendre. Joséphine symbolise l’aide bienvenue pour Wilfrid puis devient une compagne dont l’action d’« emmerer », c’est-à-dire d’inhumer le corps dans la mer, les cahiers de noms pour faire revivre en mémoire les morts ne prend son sens qu’avec le rituel funéraire du père Wilfrid. En l’embrassant devant le cadavre du père, elle réunit non seulement deux individus mais aussi deux peuples déchirés par la guerre et par extension l’humanité. L’errance initiale devient alors un « rite déambulatoire » comme l’a formalisé Claudine Lambreville en 2002, c’est-à-dire le dégagement d’une ligne collective et non plus uniquement individuelle.
La spécificité spéculaire des rencontres va avec la coexistence sur scène de personnages qui n’appartiennent pas à la sphère réelle mais relèvent de l’imaginaire ou du fantasme. À la coexistence de deux ailleurs géographiques sur scène se superpose la coexistence de plusieurs strates temporelles.
Les mises en scène choisies par Mouawad excluent tout réalisme, décloisonnent lieux et époques, utilisent différents supports artistiques et placent le spectateur à l’intérieur même du théâtre, illustrant la définition d’Artaud à propos du Théâtre de la cruauté : « Nous comptons baser le théâtre avant tout sur le spectacle et dans le spectacle, nous introduirons une notion nouvelle de l’espace utilisé sur tous les plans possibles et à tous les degrés de la perspective en profondeur et en hauteur, et à cette notion viendra s’adjoindre une idée particulière du temps ajoutée à celle du mouvement. » Aux nouvelles technologies, aux projections de photographies également (dans Forêts ou Incendies des photographies représentant les absents sont projetées sur tous les murs du théâtre à leur évocation) s’ajoute un décloisonnement de l’espace où se répondent morts et vivants, individus de chair et imaginaires. La volonté de ne pas traduire certains dialogues suppose à la fois que le spectateur n’en sait pas plus que le protagoniste mais aussi que la langue étrangère est la source de l’incompréhension humaine mais aussi le moteur de l’action qui permet le dépassement. De même, la superposition entre réel et irréel témoigne de l’avancée de la réflexion individuelle du personnage, brouillant la fonction traditionnellement communicationnelle de la parole. Le dialogue entre Wilfrid et son père (tableau 10) montre que celui-ci ne se taira qu’une fois inhumé et que son personnage de fantôme, à la fois comique et tragique, continuera à servir de guide :
Wilfrid : […] Je veux dire t’es mort, t’es mort non ? T’es mort ?
Le Père : Tu compliques toujours tout !
Wilfrid : Je rêve ! Je rêve !
Le Père : Pourquoi tu t’énerves ?
Wilfrid : Tu es mort, c’est pour ça que je m’énerve !
Le Père : Je suis mort, je suis mort, et alors !
Wilfrid : Alors ce n’est pas normal ! Les morts c’est les morts et les vivants c’est les vivants ! Mais toi, mort, avec moi, vivant, ce n’est pas normal.
Le Père : Qu’est-ce que ça change ?
Wilfrid : Rien, sauf que je capote un peu, je ne sais plus ce qui se passe, je ne sais même plus si je rêve, je ne sais même plus si je dors, je ne sais même plus si je suis encore vivant. Je ne sais même plus qui est mort ! Qui est mort entre toi et moi, qui ?
Le Père : Si tu étais mort, tu le saurais ! Crois-en mon expérience. (pp. 36-37)
De même, le recours au personnage imaginaire du Chevalier Guiromélan symbolise la fin de l’enfance de Wilfrid, et sa disparition coïncide avec la mort du père-fantôme. Ces personnages présents sur scène contribuent à abolir les frontières entre réalité et imaginaire et c’est par leurs actions métathéâtrales que le spectateur peut le comprendre.
La présence concomitante sur scène de Nawal à trois âges différents (14 ans lors de la naissance de son premier fils, 35 ans lorsqu’elle accouche des jumeaux et 60 ans quand elle reconnaît son fils comme étant le bourreau dont les viols répétés lui ont donné ses jumeaux –scène 35, p. 125) sert à la résolution de l’origine des enfants tout en évitant le recours à la narration et en donnant à la fonction scénique et spectaculaire sa pleine dimension.
La co-représentation et la multi spatio-temporalité se distinguent d’une dramaturgie classique où se succèdent scènes ou tableaux, mais ce choix de mise en scène et de l’écriture de la pièce participe pour Mouawad d’une lecture globale de la reconstruction identitaire du protagoniste que le spectateur découvre simultanément. Les monologues successifs, les personnages sur scène qui parlent sans échanger ou encore la représentation du même personnage à différentes époques ne sont pas des caractéristiques d’une « dramaturgie de l’émiettement » (Jean-Pierre Ryngaert) car elles participent à une vision ordonnée de la pièce. Ces fragments se recoupent, présentent des points de vue différents et se complètent, comme le récit d’Abdelmalak (p. 97) qui explique à Jeanne qu’elle et son frère sont issus des viols répétés du bourreau Abou Tarek et quelques pages plus loin (scène 35, pp. 123-124) l’ancien chef Chamseddine déclare à Simon que son père Abou Tarek et son frère Nihad sont la même personne :
Ton père est ton père. Il a changé de nom. Il a oublié Nihad. Il est devenu Abou Tarek […] Le fils est le père de son frère, de sa sœur. (p. 124)
Ce sont des relais dans la narration, en fonction de la focalisation du personnage qui enquête. Ainsi, dans Incendies, les scènes sont une succession de résolutions effectuées à travers le point de vue d’un personnage en particulier. Comme une mise en abyme du théâtre dans le théâtre, des événements sont rejoués et le personnage se trouve comme un élément du coryphée, entre les spectateurs et un récit antérieur. Bien qu’appartenant à la diégèse, il se retire temporairement tout en apparaissant sur la scène, et devient un intermédiaire entre le tableau qui se joue et les spectateurs.
Ces recherches successives ou simultanées fonctionnent comme un puzzle qui ne prend forme qu’à la fin des pièces. Cette résolution finale explique le morcellement et la fragmentation des scènes ainsi que le chevauchement des époques et le recours à des techniques de mise en perspective des personnages principaux. Page 12 (scène 2), Wilfrid est mis en scène comme un acteur de cinéma dans le but de montrer qu’il se sent extérieur à sa propre vie : « Je ne sais pas d’où me vient cette manie d’avoir toujours l’impression que je suis en train de jouer dans un film » (p. 13, scène 2) et ce n’est qu’après avoir fait disparaître le Chevalier imaginaire qu’il pourra être adulte : « Je dois être seul. […] L’enfance est terminée, chevalier, et tu vas me manquer. » (pp. 99-101, scène 45) Cette intériorisation du double imaginaire propre à l’enfance ne peut avoir lieu que parce que Wilfrid a rencontré Joséphine, dont il est semblable : « Josephine : Mais toi et moi on est pareils, tu l’as dit » (p. 94, scène 41).
On retrouve cette complémentarité dans la gémellité de Simon et Jeanne, mais également dans la figure incestueuse d’Abou Tarek/Nihad Harmani, père et frère des jumeaux. Dans Forêts, les jumeaux sont au nombre de six et rendent complexent la généalogie, biologique et adoptive de Loup, dont Charlotte Farcet rappelle, dans la postface de la pièce, qu’elle a été en partie inspirée par une photographie de Vladimir Clavijo-Telepnev sous-titrée par Mouawad « l’enfant-puzzle ». Elle représente une enfant, qui se tient dans l’angle d’une pièce, vêtue d’une robe trop grande, semblant avancer lentement et dont Farcet dit que « sur son visage se lit la conscience du silence ». Cette image représente symboliquement la multiplicité identitaire que portent les individus mais aussi la difficulté à assembler les pièces, voire l’impossibilité de les faire correspondre parfaitement.
Le double, le multiple, sont la résultante de l’investigation de l’antériorité familiale, le « récit de filiation », comme l’a formalisé Dominique Viart, qui consiste à mieux connaître, mais également à reconnaître, au sens psychanalytique, ses parents, afin de se connaître soi-même. En effet, si dans la tradition lacanienne, le parent, le père reconnaît son enfant en le nommant pour l’inscrire dans la filiation, dans les pièces de Mouawad il apparaît que l’enfant doit aussi le reconnaître avec une certaine réciprocité. Or, nommer son parent ne peut se réaliser que si l’enfant dispose des outils linguistiques nécessaires. Quand ils sont absents ou défaillants, c’est grâce à la convocation d’autres moyens que l’acte peut se réaliser. Le deuil du « pourquoi ? » enfantin cède la place à l’impossibilité d’une seule et unique résolution et à l’acceptation de réponses multiples.
Ce passage s’obtient par la reconnaissance des parents par les enfants survivants et une nouvelle place accordée à la parole. Du statut d’infans, étymologiquement celui qui ne parle pas, le protagoniste devient adulte et intègre la parole, du parent absent et il lui permet de revivre également en le nommant. L’écriture et le devoir de mémoire accompagnent la libération de la parole, ainsi au silence de la mère dans Incendies succède l’épitaphe écrite sur sa tombe une fois la vérité découverte et les dernières lettres écrites à ses enfants leur permettent de s’inscrire dans une filiation car, leur dit-elle « vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silence ». Les noms des annuaires gardés par Joséphine, symboliques de la mémoire collective d’un pays endeuillé, auront une sépulture et leur écriture servira à compléter l’unification identitaire de Wilfrid mais aussi celle de tout un pays. De la même façon, la dernière réplique de Forêts est un monologue de Loup où elle s’adresse à sa mère en égrenant les noms constituant sa généalogie, accomplissant un devoir de mémoire vis-à-vis de tout ce qu’elle a pris conscience d’être mais aussi par rapport aux morts pendant la guerre, réhabilitant les identités cachées et les mensonges inhérents aux conflits. Le langage, sous la forme d’ensembles de signes, devient ici synonyme de réparation.
L’identité individuelle n’est donc pas un processus qui s’acquiert sans heurts et certainement pas dans la solitude. La rencontre avec l’Autre, la connaissance d’une généalogie et d’une culture familiales ancrent l’individu dans un monde où il ne peut trouver sa place que s’il est entré en interaction avec autrui, s’il a pris en compte la complexité des rapports existants. Le langage théâtral, qui inclut la mise en scène bien sûr mais aussi des techniques numériques plus récentes, comme la projection de photos, de vidéos ou de messages par écrans interposés complète la parole entendue. Complémentaires, ces techniques enrichissent le texte écrit et leur incompréhension a priori, comme les phrases projetées ou entendues dans une langue majoritairement inconnue pour les spectateurs, permet le dépassement du signifiant langagier. Les situations de refondation du nom symbolique du père ou de la mère développées précédemment n’ont de résolution que si elles sont intégrées à une réconciliation intergénérationnelle et fraternelle qui va au-delà de l’idée d’identité nationale ou individuelle, au-delà du langage et qui s’inscrit dans une humanité et une sémiologie universelle, et c’est la présence de l’Autre qui permet cette résolution : comme il est dit à Wilfrid (p. 116) à la fin de Littoral, « [t]a présence ici donne un sens à notre rencontre à tous. Tu nous révèles puisque tu nous redonnes nos noms. »
Éléments Bibliographiques
Corpus
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Réception de Wajdi Mouawad et références critiques
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