Louis Bertin Amougou
Université de Dschang, Cameroun
louisbertin_amougou@yahoo.fr
Tragédies africaines postcoloniales et poétique de la défaillance des mots
Postcolonial African Tragedies and the Deficiency of Words
Abstract: Sub-Saharan Africa is the theater of an unending series of postcolonial tragedies. The literary attempts by African writers to take stock of these crises through various discursive strategies confront them with the inadequacy between the means offered by language and reality, especially the inability of words to name beyond words and incommunicable experiences. A critical analysis of two of these attempts, the narratives of civil wars by children-soldiers and the project “Rwanda: écrire par devoir de mémoire”, shows that the novels struggle to depict the ineffable. Instead, authors and narrators acknowledge the deficiency of language in general and of their language in particular to capture the unspeakable. For this reason, the present study postulates that those narratives are actually arenas of a dramatic, impossible quest for words, to be used by man, through fiction, to represent collective African human experience. Language here is to be considered as a theme that brings up to date the fundamental issue of the “power(s)” of literature.
Key Words: Postcolonial Tragedies; Chidren-soldiers; Genocide; Language Deficiency; Limit-experience; Ineffable; Unpower.
Fille d’un événement historique et politique dont les tenants de la pensée postcoloniale affirment qu’il a profondément bouleversé la vie de trois-quarts de l’humanité soumis à l’impérialisme occidental autant qu’il a reconfiguré le visage des anciennes puissances coloniales, la littérature africaine dès son berceau semble s’être assignée pour mission de dire cette réalité. La colonisation puisqu’il s’agit d’elle, événement fondateur incontestable, a suscité des vocations littéraires et imprimé une orientation éthique au corpus littéraire africain dont il n’est pas possible aujourd’hui de dire qu’elle appartient au passé comme c’est le cas pour d’autres champs littéraires plus autonomisés. Après la colonisation sont venues les indépendances sous la chape de plomb des dictatures sanguinaires douées dans la reproduction mimétique de la violence coloniale. Parsemée de coups d’États sanglants à répétition et de guerres civiles criminelles, l’histoire post-indépendance du continent africain a atteint le sommet indépassable de la tragédie, de l’expérience-limite, avec le génocide rwandais des Tutsis et des Hutus modérés 1994. Le décompte macabre de cette catastrophe au superlatif a affiché plus de 800 000 morts dans le silence assourdissant des Africains, la complicité présumée de quelque puissance occidentale, l’embarras et l’impuissance de la communauté dite internationale. À travers cette barbarie, l’Afrique et les Africains découvraient, à la fois honteux et ahuris, ce que Patrice Nganang dans un essai appelle la folie auto-exterminatrice[1] dont ils étaient capables, eux aussi, après des décennies de récits victimaires de l’Africain opprimé par le méchant Blanc. Depuis lors, d’autres tragédies à une échelle moindre ont eu lieu ici et là, confirmant l’hypothèse du retour récurrent de la catastrophe comme paradigme majeur de l’histoire de l’Afrique ancestrale, coloniale et postcoloniale comme on peut le lire chez les écrivains africains tous bords inclus, aussi bien ceux qui se réclament de la littérature engagée que leurs confrères qui s’en défendent.
En tout état de cause, de nombreux écrivains toutes générations confondues, des pères de la négritude à Jean-Luc Raharimanana, de Mongo Beti ou Ahmadou Kourouma à Patrice Nganang, ont cru devoir, ou mieux encore, pouvoir dire cette histoire tout à la fois chaotique et tragique par les moyens de l’art, à tel point que, comme le note Lilyan Kesteloot, « la première évidence qui frappe les analystes de cette littérature […] est cette collusion avec une histoire profondément perturbatrice des consciences comme des inconscients[2] ». Les multiples efforts de rendre compte de cette histoire butent cependant sur ce que la présente réflexion subsume sous la notion de poétique de la défaillance du langage à configurer les tragédies africaines. De ce fait, les écritures font du conflit entre le vouloir et le devoir dire la réalité et la défaillance des moyens qu’offre le langage pour le faire leur thème structurant, alors même que la réalité de la guerre civile et du génocide excède tout réalisme à la Kourouma ou à la Raharimanana. Le premier, dans un entretien avec Thibault Le Renard et Comi M. Toulalour, déclarait en effet :
J’écris des choses vraies. Je n’écris pas pour soutenir une théorie, une idéologie politique, une révolution, etc. […] J’écris les choses comme elles sont.[3]
Quant au second qui ne fait pas mystère de son engagement, il décline ce qui semble être son projet littéraire en citant les vers suivants de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi :
Nommer – Tout nommer, nommer jusqu’à ce que la gueule démissionne/ Tu veux ? Nommer le monde/ Avec moi Remplir chaque/ Chose de la douce aventure/ De nommer […].[4]
Cette mise en équation du réel (les choses vraies, les choses comme elles sont, le monde) et de la fiction, des choses et des mots, par l’un et l’autre auteur occulte la tension dont le langage est l’enjeu dans les récits de guerres civiles d’enfants-soldats africains et son inadéquation à dire le génocide, deux tragédies africaines postcoloniales sur l’écriture desquelles s’appesantit la présente réflexion.
Des mots d’enfant-soldat pour dire l’horreur : quand le langage fait défaut
L’implication directe des enfants dans la guerre civile en Afrique sub-saharienne ne date pas des décennies 1990 et 2000, la guerre du Biafra qui a ravagé le nord-ouest du Nigeria de 1967 à 1970 pouvant être considérée comme la genèse de ce phénomène. Cependant, ces années ont connu un développement exponentiel de cette pratique criminelle dans les conflits fratricides au Liberia, en Somalie, au Burundi, au Rwanda, en République démocratique du Congo, au Congo Brazzaville, au Soudan, en Côte d’Ivoire, en République centrafricaine, etc. Pour l’opinion internationale, « l’image de l’enfant africain porteur d’une kalachnikov plus grande que lui d’ailleurs est devenue le symbole d’une violence typiquement africaine, une violence barbare qui dépasse l’acceptable et le rationnel pour le regard occidental[5] ». L’enfant-soldat est ainsi le symbole d’un continent africain à la dérive, la métaphore du « cœur des ténèbres ».
Au plan littéraire, ce phénomène a suscité une floraison de récits pour l’essentiel portés par des enfants-soldats. On avait déjà connu, avec l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa, Sozaboy[6], l’adolescent apprenti-chauffeur « embrouillé » (p. 29) par les événements qui ont conduit à la guerre civile dans laquelle il a été engagé sans trop savoir pourquoi, ni pour qui ni contre qui, mais dont il doit faire la relation dans un « anglais pourri ». Dans le champ francophone, pour ne citer que ceux qui nous intéressent, Ahmadou Kourouma publie Allah n’est pas obligé en 2000 alors que Transit d’Abdourahman Waberi paraît en 2003. Birahima comme Bachir Benladen, les enfants-soldats et narrateurs des deux textes, sont enrôlés malgré eux dans les guerres civiles qui embrasent leur pays et, comme Sozaboy le petit « minitaire », c’est à travers leur regard d’enfants et surtout le « blablabla[7] », le « parler approximatif [8] », « un français passable[9] » de l’un et le « parler à tort et à travers » de l’autre que le lecteur croit voir se dérouler sous ses yeux les horreurs dont ils ont fait l’expérience. Pour traduire en mots un monde complexe et d’une violence extrême que leur âge ne leur permet pas encore d’appréhender rationnellement, pour dire l’indicible, nos trois narrateurs en culotte courte n’ont donc que leurs émotions et pour tout langage que ces attelages discursifs insolites forgés de toutes pièces dans l’école de la rue et les champs de guerre qu’ils ont fréquentés plus longtemps que l’école classique.
Michael Rinn affirme que les travaux consacrés à la relation d’une expérience-limite soutiennent tous que le concept de l’indicible est l’héritier d’une longue tradition philosophique, théologique et littéraire et que, « pris au sens absolu, l’indicible se réfère à un modèle langagier qui bloque la translation véridique d’une chose ou d’un fait donné[10] ». Toutefois, poursuit-il, un examen précis révèle l’extrême relativité de ce concept selon ses contextes et ses emplois : certains critiques l’ont envisagé comme une simple manifestation de l’ignorance ; d’autres l’ont interprété comme une divergence entre un vécu personnel « limite » et son expression verbale[11]. Dans le cas des guerres civiles africaines et des récits qu’en donnent les enfants-soldats, il apparait clairement que l’indicible est la conséquence de la conjonction d’au moins trois facteurs : d’abord le caractère paroxystique de l’expérience vécue qui dépasse l’entendement des adolescents ; ensuite leur ignorance des tenants et des aboutissants ainsi que des enjeux de l’événement ; enfin leur maîtrise imparfaite du langage, unique outil grâce auquel les victimes de guerre et les témoins de graves atrocités peuvent s’essayer dans l’exercice hautement ardu d’actualiser le souvenir de la tragédie et donner du sens au monde. Pour rester sur ce dernier point, il y a lieu de dire que si la maîtrise de la langue est loin d’être un acquis chez les adolescents, elle est encore plus problématique pour nos trois narrateurs non seulement parce que l’anglais ou le français ne sont pas leurs langues maternelles mais encore et surtout parce qu’il n’ont pas eu le privilège de les acquérir à l’école classique où tous les trois ont fait un passage éclair. Écoutons chacun nous présenter son bref parcours scolaire. D’abord Sozaboy :
On m’a né à Doukouna et c’est là que je suis allé à l’école. Je suis le fils unique de ma maman et je n’ai pas de papa. C’est ma maman qui m’a envoyé à l’école St Dominique de Doukouna où j’ai brillamment terminé mon cours moyen. En fait, je suis un garçon très intelligent à l’école et toujours j’aime travailler fort. C’était très dur pour ma maman de payer mon école mais elle a tout fait pour me faire finir dans cette école-là. Quand j’ai été admis à l’examen du cours moyen, je voulais aller ensuite au collège mais ma maman m’a dit qu’elle ne peut pas payer l’argent. Ҫa m’a fait trop mal parce que je voulais devenir grand type comme avocat ou docteur qui a voiture et parle gros gros anglais.[12]
Birahima ensuite dont l’histoire est en plusieurs points similaire de celle de Sozaboy :
Et deux… Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux. J’ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien, même pas le pet d’une vieille grand-mère […] Mais fréquenter jusqu’à cours élémentaire deux n’est pas forcément autonome et mirifique. On connaît un peu mais pas assez ; on ressemble à ce que les nègres noirs africains indigènes appellent une galette aux deux faces braisées. On n’est plus villageois, sauvage comme les autres noirs nègres africains indigènes : on entend et comprend les noirs civilisés et les toubabs […] Mais on ignore géographie, grammaire, conjugaisons, divisions et rédaction.[13]
Enfin, celle de Bachir Benladen qui révèle le même parcours :
J’ai peur de rien […] C’est ça qu’on a appris à l’école de la rue parce que la vraie école c’est loin loin derrière […] L’école c’était pas mon dada, bien sûr j’ai fini jusqu’au CM2 comme tout le monde pace que école-là chez nous c’est vraie pyramide. Si tu as la chance seulement tu peux décrocher gros diplôme sinon tu vas dans la rue comme moi. Quand je finis CM2, ils m’ont dit apte à la vie active.[14]
Comme on peut le voir, les trois récits s’ouvrent sur l’expression, sur un ton enjoué qui ne trompe cependant pas le lecteur, d’une immense frustration liée à une incompétence langagière caractéristique de nombreux récits africains similaires. Sozaboy se désole de n’avoir pas pu acquérir à l’école le « gros gros anglais ». Birahima ne cache pas le manque d’« autonomie » langagière que confère la maîtrise de la grammaire, des conjugaisons et de la rédaction dont il souffre. Quant à Bachir Benladen, avec son seul « CM2 » et sans les « gros diplômes », il se retrouve dépourvu de la compétence langagière qui lui aurait été indispensable pour pouvoir appréhender la réalité autour de lui et en témoigner. Au cœur des textes se déploie donc la problématique de la défaillance du langage qui rend incertaine la saisie d’un réel lui-même insaisissable puisqu’à la fois inédit, complexe et absurde. Il faut certainement lire ces textes non pas comme des récits d’un réel tragique pour les enfants qui en font l’expérience mais comme la quête jamais satisfaite, rarement satisfaisante, des mots où le monde qui s’effondre (Chinua Achebe) autour d’eux pourrait être logé et par conséquent trouver une explication.
Sozaboy, Birahima et Bachir Benladen ne nous expliquent pas l’enfer dans lequel ils ont été happés par l’imbécilité cupide des adultes. Ils ne le comprennent pas mieux que le lecteur même le moins au fait des réalités politiques de l’Afrique postcoloniale. Ce n’est pas eux qu’il faut lire pour comprendre les logiques criminelles intérieures et extérieures aux États de ces événements abominables. Ils sont trop jeunes pour cela et quand ils essaient de décrypter les connexions internationales mafieuses de ces conflits barbares, comme c’est le cas dans les romans de Kourouma et de Waberi, beaucoup moins chez Ken Saro Wiwa, leurs récits perdent de leur crédibilité et le lecteur un tant soit peu avisé soupçonne la présence derrière le rideau d’un souffleur. Leurs histoires n’ont d’intérêt que parce qu’elles affrontent le lecteur non pas tant aux horreurs des guerres civiles africaines qu’à la défaillance des mots pour configurer le réel, quel qu’il soit, et davantage encore quand il s’agit de la catastrophe. Dans ce sens, le récit d’un enfant-soldat devrait être lu, en parodiant Jean Ricardou parlant du Nouveau Roman mais avec l’extrémisme théorique de ses tenants en moins, plus comme l’aventure d’un récit ou d’un langage lacunaire que comme le récit d’une aventure tragique. Aventure d’un langage fortement carencé mis au service d’un réel que les mots même les plus appropriés ne sauraient nommer. L’indicibilité de la guerre civile dont il est question n’est pas le seul fait de sa puissance rétive au langage. Elle doit sa force au caractère déficient du langage de ceux à qui les écrivains confient la prise en charge énonciative des atrocités. Sur la question du processus d’acquisition de la langue par l’enfant, Daniel Delas écrit :
L’enfant parle en même temps qu’il apprend à parler, il investit progressivement les mots, de manière physique, avec sa famille et ses pairs, il leur donne force par la maîtrise de la syntaxe, mais il n’a pas la capacité d’assumer d’un coup la pleine énonciation de sa parole et ne peut donc pas être en ce sens totalement le sujet de son discours, ce que la seule pratique de l’écriture, de la rhétorique et des stratégies discursives pourra lui donner un jour.[15]
L’enfant dont parle Daniel Delas est un enfant dont la personnalité, ou disons l’identité, se construit harmonieusement sur la base d’une interaction active avec son environnement grâce à laquelle il acquiert les données familiales, sociales, culturelles (dont le langage est un aspect) susceptibles de compléter ses dispositions innées :
Lorsque le contexte est favorable, l’enfant va pouvoir s’enrichir sans arrêt, en cumulant très précisément les très nombreux référents identitaires qui jalonnent son histoire personnelle. Devenu grand, il pourra s’adapter et continuer à se perfectionner jusqu’à la phase de plateau qui caractérise ce sentiment d’avoir enfin acquis une identité stable.[16]
Ce qui est loin d’être le cas de l’enfant narrateur pris dans le tourbillon de la guerre civile chez qui l’investissement est au contraire très carencé et dont l’identité s’appauvrit presqu’autant que les fonctions intellectuelles ordinaires dont le langage. L’implication précoce de l’enfant dans la guerre civile lui fait payer un lourd tribut humain et le prive du sentiment d’appartenance à une famille et à une collectivité humaine, ce que Bachir Benladen déplore en ces termes :
Aujourd’hui, papa et maman sont plus là pour m’expliquer les choses j’arrive pas à comprendre. J’ai pas trop de chance, je suis tout seul, sans frère et sœur dans un pays où chaque famille peut faire équipe de foot à elle seule ou envoyer directos une brigade de secours dans les planètes-là comme Star Trek.[17]
Plus grave encore dans la perspective de notre réflexion, elle lui enlève aussi toute possibilité d’acquérir une compétence langagière suffisante. Voilà pourquoi au sortir de ces textes, le lecteur est plus marqué par le combat que le narrateur livre avec le langage que par l’univers que ses mots s’avèrent impuissants à nommer, par ce que Birahima appelle se « mélanger les pédales dans les gros mots[18] » et dans tous les mots qui composent le bricolage langagier dont tous usent.
Nous avons jusqu’ici parlé de la défaillance du langage chez des individus qui n’ont pas pu l’acquérir dans des conditions normales, on peut aller plus loin et postuler avec Pascal Quignard que la langue est par essence défaillance puisqu’elle ne nous constitue pas au moment de la naissance et qu’elle peut nous quitter à tout moment. Un tel postulat fait du langage la définition même de l’humain :
Nous sommes un défaillir du langage acquis. Nous sommes sous la menace d’une défaillance sans cesse possible du langage jamais tout à fait acquis. Nous sommes une langue qui n’est pas installée dans la bouche mais qui vacille sur le bout de la langue, qui cherche sur les lèvres à jamais ce qui ne s’y trouve pas. Penser c’est chercher des mots qui font défaut.[19]
Si donc la langue n’est jamais tout à fait acquise, ce qui met l’homme en situation de faillite langagière permanente et si, à cause de cet état précisément d’insécurité langagière constante, penser, c’est chercher les mots qui font défaut, écrire ou raconter qui sont des formes de pensée deviennent automatiquement aussi des quêtes des mots jamais définitivement acquis, jamais tout à fait à portée des lèvres ou de la plume. Pour l’enfant-soldat narrateur, dire la guerre civile n’est rien d’autre qu’une tentative désespérée de combler la faille ou le vide langagier dont il est le siège. Son récit apparaît alors comme la scène d’un véritable duel à l’issue incertaine avec le langage : le vainqueur n’étant pas toujours le narrateur et le vaincu le mot. On voit Birahima et Bachir Benladen chercher les mots, les confondre, trébucher sur leurs sens, tenter de les expliquer ou plus précisément de se les expliquer, court-circuiter les lois de la grammaire et de la syntaxe grâce auxquelles la langue produit pourtant du sens. C’est son absence d’« autonomie » langagière que Birahima essaie de juguler par le recours aux quatre dictionnaires obtenus en héritage : le dictionnaire Larousse, le Petit Robert, l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et le dictionnaire Harrap’s. Et ce n’est pas un fait du hasard si c’est la réception de cet héritage qui lui inspire l’idée de raconter son aventure. À l’arrière du véhicule qui le ramène de son odyssée … :
Je feuilletais les quatre dictionnaires que je venais d’hériter (recevoir un bien transmis par succession) […] C’est alors qu’a germé dans ma caboche (ma tête) cette idée mirifique de raconter mes aventures de A à Z. De les conter avec les mots savants français de français, toubab, colon, colonialiste et raciste, les gros mots d’Africain noir, nègre, sauvage, et les mots de nègre de salopard de pidgin.[20]
On est là au sommet de la confusion langagière et l’on peut prévoir que la réalité qu’elle va tenter de représenter ne peut être qu’une réalité tout aussi confuse. Comment, dans cette situation, prétendre nommer le monde ? Comment donner un sens à la violence absurde de la guerre quand on ne dispose que de bribes de langue, d’un langage en lambeaux ou plus exactement d’un bouillon langagier ? Comment dire l’adversité extrême de la guerre quand le langage se dresse devant vous comme un véritable adversaire, comme la barrière infranchissable qui vous isole de la réalité ?
D’où la question fondamentale de savoir pourquoi les auteurs recourent au discours de l’enfant pour représenter les monstruosités de la guerre car on sait tout compte fait que derrière l’enfant-narrateur balbutiant se cache le souffleur dont nous avons déjà parlé, l’adulte fictionnaliste, l’auteur de l’inventivité langagière prêtée au premier institué en héros narrateur. Pour comprendre la pertinence de ce retour à l’enfance du langage, il faut resituer la problématique d’ensemble dans le contexte global de la prise en charge de l’indicible par le langage humain. Si, comme il a été suggéré, la langue est par essence défaillance puisqu’acquise plutôt qu’innée, et si par ailleurs elle s’avère inapte à nommer le réel, on peut comprendre que les écrivains dans le cas d’espèce cherchent à repousser ses marges, à étendre ses limites de manière à lui donner une chance d’effleurer la vérité qu’elle ne cesse de vouloir nommer sans succès. Sous cet angle, la parole de l’enfant, puisqu’elle libère l’écriture de toute contrainte, que celle-ci soit lexicale, syntaxique, sémantique ou rhétorique, offre l’opportunité à l’écrivain de sonder les abîmes de la langue dans l’espoir d’y trouver des ressources pour dire l’abîme du monde. Le langage maîtrisé, une écriture contrôlée ne peuvent représenter qu’un réel tout aussi maîtrisé et contrôlé, un monde dans lequel l’ordre règne. Par contre, une parole débridée, libre de toute forme d’assujettissement, peut être nécessaire, en tout cas plus apte à représenter un monde devenu fou : le monde sans lois de la guerre civile, comme la langue qui tente de l’appréhender. Dans ce sens, le langage soit disant de l’enfant-soldat n’est que technè, une stratégie discursive pour configurer une expérience au-dessus ou en deçà de tout langage.
Les Récits du génocide rwandais : les mots-béquilles
La vague de folie meurtrière qui a ravagé le Rwanda en avril 1994 a pris la sinistre appellation de génocide. Elle répondait en effet à l’ensemble des caractéristiques développées par Bernard Jouanneau dans la définition qu’il propose du génocide :
1. Le génocide procède d’une idéologie qui trouve son expression politique dans un plan concerté visant à la destruction en tout ou en partie d’un groupe de personnes à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance à une nation, une ethnie, une religion. 2. La destruction du groupe de personnes […] s’entend de la contestation ou de la négation de son droit à l’existence en tant que groupe […]. 3. Le génocide est ensuite un crime d’État […]. 4. Paradoxalement, les crimes ou actes de guerre contraires aux lois de la guerre ne sont que les instruments ou relais nécessaires à l’exécution du crime collectif […]. 5. Le génocide est donc consubstantiellement un crime contre l’humanité […]. En cela, le génocide apparaît bien comme la négation même de la personne humaine.[21]
Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur l’historique de l’idéologie qui a nourri la logique de haine et d’extermination d’un groupe ethnique par un autre au Rwanda. Une abondante documentation existe sur le sujet. Qu’il nous suffise, en nous appuyant sur un article de Charles Jimono[22], de rappeler quelques faits utiles pour l’analyse qui va suivre. Royaume indépendant avant 1895, le Rwanda passe sous le protectorat allemand puis, en 1916, sous mandat belge. Les missionnaires belges, les « pères blancs », s’occupent de l’enseignement et ce sont eux qui ont propagé la perception mondiale de la réalité ethnique de la région selon laquelle les Tutsis, d’origine éthiopienne ou égyptienne, constitueraient une aristocratie féodale dominant les serfs hutus. Pour cela, ils favorisent la promotion des Tutsis dans un premier temps. À partir des années 1950, ils forment des intellectuels hutus, présumés plus dociles. Certains d’entre eux créent le Parmehutu, un parti ethnique. 1959 : les pogroms anti-tutsis ensanglantent le pays, les structures de l’ancienne monarchie sont démantelées et des milliers de Tutsis fuient vers l’Ouganda. En 1962, La République est proclamée et l’administration coloniale belge transmet le Rwanda à un pouvoir hutu. Onze ans plus tard, Juvénal Habyarimana prend le pouvoir et installe la dictature de son clan appelé familièrement l’Akazu. En 1990, le Front Patriotique rwandais attaque à partir de l’Ouganda. Le pouvoir hutu est sauvé par l’intervention de l’armée française tandis que ses milices procèdent au massacre de plusieurs milliers de civils. Les accords de paix d’Arusha signés en 1993 entre le FPR et le régime de Kigali sont rejetés par les durs du régime et, en 1994, l’avion d’Habyarimana est abattu en plein vol. Commencent alors le nettoyage ethnique des Tutsis et le massacre des Hutus modérés, ceux que ne marquait pas leur adhésion à l’idéologie génocidaire du Hutu Power que Jimono qualifie comme étant un pan-bantouisme applicable également au Burundi et au Congo-Kinshasa et la réponse à un complot tutsi mythique :
Un discours familier aux oreilles européennes : il suffit de remplacer « Tutsi » par « Juif » et « Hutu » (ou « Bantou ») par « Aryen ». Ou comment un régime raciste passe de la discrimination aux pogroms, et de ceux-ci à la solution finale. Loin de constituer un dérapage, l’anti-tutsisme fait partie intégrante d’une idéologie. Des textes de base en furent publiés au grand jour dès 1990. Idéologie totalitaire […] [m]achisme exacerbé, mystique fanatique, obsession du sang et de l’espace vital […]. On a parlé de nazisme tropical. La précision climatique n’ajoute rien.[23]
C’est donc bien en tant que groupe ethnique que le droit à la vie a été contesté aux Tutsis. Les similitudes entre la Shoah et le génocide rwandais favorisent une approche théorique similaire quant à la figuration d’une expérience-limite. Pour Michael Rinn, celle-ci s’inscrit dans une triple problématique. La première est extraite d’un article qu’Yves Bonnefoy a consacré au peintre et survivant des camps Miklos Bokor et dans lequel il écrit :
Bokor a vécu l’expérience, on le sait, il est donc de ceux qui devraient réparer l’oubli, désigner le mal. Mais quels mots, quelles images pourraient parler pour la personne qui fut privée de mots, précisément, privée des images ? Quel témoin aura jamais les moyens d’évoquer en ce qu’ils furent, ou peuvent être ces états-limites que la parole ordinaire, même en ses partis-pris les plus aveugles et destructeurs, ne peuvent vraiment concevoir ?[24]
Le second argument concerne l’inadéquation entre les mots et les formes pour dire cet événement, car d’après Robert Antelme :
Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, on est toujours amené à se servir de formes d’expressions préexistantes pour dire un cataclysme sans précédent. Le problème se pose avec la plus grande acuité dans le domaine de l’art ou de l’écriture, où toute œuvre s’élabore à partir d’œuvres antérieures.[25]
Antelme quant à lui avoue : « Il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage et cette expérience […][26] » aux confins de la parole et de ses fonctions.
La troisième et dernière raison, Michael Rinn la juge moins péremptoire quant à l’impossibilité de dire le génocide. Il observe qu’il peut même y avoir différents degrés d’impossibilités selon le genre artistique emprunté. Ainsi par exemple, si on en croit Ertel, l’anéantissement ne peut être narré :
Le genre narratif ou romanesque […] se heurte à des frontières infranchissables. Toute tentative d’explication, nécessaire, indispensable même, semble réductrice, insuffisante.[27]
Jorge Semprun ajoute à cela que « le réalisme, en somme, trahit cette réalité, celle-ci lui est essentiellement rétive[28] ». La fiction n’est pas pour autant rejetée unanimement au contraire du document brut qui généralement suscite refus ou déni comme le soutient Maurice Olender[29]. Au total, dans le schéma synthétique qu’il dresse, Michael Rinn établit le dilemme qui se pose à l’art confronté à la figuration du génocide : dire ou taire. Dans le premier cas, avec la langue, on peut tout dire (J. Semprun) ou, à travers l’esthétique, dire quelque chose (R. Antelme). Dans le second, il apparaît une inadéquation entre mots et formes (R. Ertel) ou une distance entre mots et expérience (R. Antelme) ; la fiction ne peut actualiser un monde inhabitable (esthétique, D. Sallenave), le genre narratif ou romanesque est réducteur et insuffisant (esthétique, R. Ertel), le réalisme trahit la réalité (esthétique, J. Semprun) alors que le document brut suscite refus et déni (esthétique, M. Olender)[30].
Ces oppositions traversent les récits issus du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire ». Plutôt que de se taire, ce qu’ils reprochaient aux élites intellectuelles et politiques africaines, ou de taire l’horreur survenue sur les collines du Rwanda, les dix écrivains qui ont pris une part active au projet ont choisi de le dire. Leurs textes expérimentent les limites du langage et explorent ses potentialités face au mal absolu. De quel pouvoir disposent les mots confrontés à l’indicible, à l’inaudible ? Que peut le langage fictionnel quand le mal est consommé, la tragédie parachevée ? Que peut-il remédier ? Telles sont les questions lancinantes qui rythment les intrigues des romans d’Abdourahman Waberi, de Boubacar Boris Diop et de Koulsy Lamko, pour s’arrêter sur ces trois auteurs.
Dès la préface de Moisson de crânes, l’écrivain d’origine djiboutienne esquisse des réponses à ces interrogations. Pour lui comme pour tous les écrivains qui ont participé à cette aventure littéraire, la tragédie rwandaise était une invitation à « hisser leur écriture à la hauteur de la souffrance[31] ». Défi éthique donc au départ mais comme on ne va pas tarder à s’en rendre compte, défi fondamentalement langagier à l’arrivée se traduisant par la quête incertaine d’une poétique, d’un art du langage approprié sous-tendu par la redoutable question de Paul Celan après la Shoah, à savoir, « Comment écrire après Auschwitz ? ». Abdourahman Waberi commence par reconnaître les pouvoirs effrayants de nuisance du langage dans notre monde chaotique et dans une Afrique frappée par la disette d’espérance. Pour cette raison, écrit-il, le langage mériterait, à défaut d’être mis en procès, qu’on prenne une distance salutaire avec lui. Par ailleurs, selon lui, cet épouvantable pouvoir du langage à véhiculer voire à produire le mal se double de son extrême inadéquation à dire le monde qu’il contribue plus que souvent à désorganiser :
Combien de corps tombant, trébuchant, rattrapés par la pointe des cheveux, achevés, émasculés, souillés, violés, incendiés ? Combien ? On le voit à chaque crise, inadéquats à dire le monde et toutes ses turpitudes, les mots restent de pauvres béquilles mal assurées, toujours à fleur de déséquilibre.[32]
Devant l’horreur paroxystique, le langage apparaît comme un excès, un luxe inaccessible à beaucoup, aux victimes plus souvent qu’à leurs bourreaux, aux vaincus plus qu’aux vainqueurs dont la parole fait souvent partie du butin de guerre, pour dire leur version de l’histoire, toujours la même : l’histoire des vainqueurs, qui prépare déjà le retour de la tragédie. Est-ce pour autant qu’il faut lui tourner le dos pour laisser le terrain au seul silence, celui justement que le projet initié par l’écrivain Nocky Djedanoun et le festival Fest’Africa entendait combattre ? La parole ne reste-t-elle pas, en dépit de ses pouvoirs monstrueux et de son impuissance à dire le réel, le seul attribut fondamentalement humain, attaché à notre humanité et la définissant quand bien même nous avons ravalé celle-ci au-dessous de la bestialité ? À cette question, l’auteur de Moisson de crânes répond, hésitant et comme désespéré : « Et pourtant, si l’on veut qu’un peu d’espoir vienne au monde, il ne nous reste comme armes miraculeuses que ces béquilles malhabiles[33] ».
L’auteur refuse de tomber dans la tentation de vouloir nommer la réalité innommable du génocide et limite son projet littéraire à une pudique et modeste évocation :
Que faire d’autre sinon évoquer un instant les âmes et les êtres disparus, les écouter longuement, les effleurer, les caresser avec des mots maladroits et des silences, les survoler à tire-d’aile parce qu’on ne peut plus partager leur sort ? Les faire sourire aussi, si cela est possible, s’ils se prêtent au jeu et si cette tâche est à portée de nos forces. Dire le nom de tous ces humains empoisonnés très tôt, tous ces cours taris par la haine et l’égoïsme.[34]
« Évoquer », « effleurer », « caresser », « survoler », autant de verbes qui circonscrivent le pouvoir des « mots maladroits », de simples « béquilles mal assurées […] [m]alhabiles », c’est-à-dire défaillants en somme, à la surface ou à la périphérie des choses, encore que l’auteur reste dubitatif sur cette capacité qu’il prête au langage comme le souligne le « si cela est possible » et sur la capacité de l’écrivain et partant, de la littérature, à assumer efficacement cette tâche. Il se peut que celle-ci soit hors de leur portée.
Un fort sentiment d’impuissance à figurer le génocide par les moyens de la fiction aux fins de construire une mémoire contre l’oubli s’exprime de bout en bout dans Moisson de crânes au point de pousser l’auteur à s’excuser de l’existence même de son texte : « Cet ouvrage s’excuse presque d’exister[35] ». La même désolation habite Boubacar Boris Diop, l’auteur de Murambi le livre des ossements :
Tout cela est absolument incroyable. Même les mots n’en peuvent plus. Même les mots ne savent plus quoi dire.[36]
Des mots impuissants, des « mots faits néant », pour emprunter cette formule à Jean-Luc Raharimanana[37], devant l’immensité incommensurable et l’horreur hyperbolique de la réalité. Un certain espoir demeure cependant chez l’un et l’autre auteur par-delà le constat partagé des limites réelles de la parole devant l’énormité de la catastrophe. L’espoir d’aider, grâce aux mots, à la reconstruction des liens familiaux, sociaux et humains brisés par la survenue brutale de l’indicible et de l’inaudible. C’est la fonction thérapeutique de la littérature qui peut aider à survivre au lendemain du génocide, qui peut nous « tendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains autour de nous, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre[38] ». C’est la fonction somme toute modeste et à peu de frais que l’auteur de Moisson de crânes assigne au langage de la littérature des lendemains de l’extermination : celui de tendre la main aux survivants de tous bords pour les aider à ouvrir ensemble les nouvelles pages du livre du vivre-ensemble.
Très caractéristique de plusieurs récits du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » est une sorte de poétique de l’absence du génocide dans les textes et l’omniprésence de ses conséquences sur les survivants. Tout se passe comme si les auteurs, incapables de trouver les mots pour dire ce que le langage ne peut dire, s’interdisent d’aborder l’événement génocide de front. Les mots pour actualiser le passé leur font indubitablement défaut, les risques de trahison de la réalité ou de son esthétisation trop grands, d’où le changement de perspective que le lecteur observe dans chacun des textes. Nés d’un projet qui avait pour prétention de contrer le silence et d’écrire contre l’oubli, les récits semblent se détourner du passé indicible pour s’appesantir sur le présent et le futur des survivants, les traumatismes du moment et les possibilités de les guérir pour rendre à nouveau la vie possible. De véridiques qu’ils voulaient être par devoir de mémoire, les récits se muent en écritures spéculatives ou conjecturales sur un futur hypothétique. Celles-ci prétendent pouvoir ouvrir la voie à la pensée d’un avenir collectif qui entend reconnecter les liens sociaux, familiaux et affectifs qui ont volé en éclats, rétablir comme l’écrit Eugène Ébodé dans Souveraine Magnifique, « le circuit des échanges et du respect de chacun[39] » dans un pays sur lequel la solitude s’est abattue. Solitude que Boubacar Koulsy Lamko décrit comme « une île au milieu du vide[40] », « un océan de vide, un énorme gouffre dans la mémoire[41] ».
C’est de cette béance d’après la tempête génocidaire que les écrivains espèrent de pouvoir combler par le truchement des mots. Dire quelque chose quand même mais en dire le moins possible sur le génocide proprement dit et surtout, nommer ses conséquences, tracer les voies d’un futur vivre-ensemble apparaissent finalement comme le maximum que l’écrivain peut faire faire au langage en s’entourant de toutes sortes de précautions langagières et, fait à la fois contradictoire par rapport au projet initial et révélateur de la défaillance des mots, du silence sur l’ineffable. Le silence qui donne parfois aux textes la texture des écritures du silence comme si les auteurs voulaient éprouver le mot d’Eschyle selon lequel « l’énigme se révèle à qui sait réserver le silence au sein de la parole ». C’est le seul moyen d’éviter les écueils du réductionnisme et d’insuffisance du récit romanesque dont parle Ertel et du piège de trahison de la réalité dont le suspecte Semprun :
On dit que la littérature, cette fabrique d’illusions, avec sa suspension d’incrédibilité, reste bien dérisoire. […] On se remémore […] la plume et le pouvoir symbolique de nombre d’intellectuels hutus […] ont été mobilisés pour la solution finale. On se prend à rêver après une longue phase de découragement et de dépression. On se dit que ce qui a été défait hier par le pouvoir mortifère de la plume peut être pansé aujourd’hui par la plume – à tout le moins, il n’est pas interdit de se mettre à l’essai.[42]
Dans Le Roman, le réel et autres essais, Philippe Forest soutient que le roman n’est possible que comme réponse à l’appel inouï du réel auquel tout être humain fait face. Il précise que sa condition de possibilité est intimement liée à l’impossible du réel :
Le possible du roman ne se conçoit pas sans l’impossible du réel. Cette phrase signifie : le roman n’existe que comme le lieu d’une expérience (possible) sans laquelle je ne saurais rien du réel (de son impossible). De cette expérience […] dépend mon existence, celle des autres autour de moi, la certitude du monde tel que je le perçois.[43]
Ainsi articulée, la définition du propre du roman, qu’il désigne comme son négatif, concilie parfaitement soucis esthétiques et préoccupations éthiques que les polémiques dans l’espace littéraire africain ont tendance à dissocier voire opposer arbitrairement. Quant à la nature de ce négatif, il met en garde de la confondre avec le réalisme littéraire :
Le réalisme littéraire, en effet (en tant qu’imaginaire […]) est ce qui programme la façon dont nous envisageons notre existence, le schéma qui détermine la possibilité de nos pensées, de nos gestes, de nos émotions […] Autrement dit, la « réalité », ce sont les romans qui nous enseignent ce qu’elle peut être, ce sont eux qui façonnent la forme du vraisemblable à nos yeux, qui déterminent les rôles stéréotypés que nous pouvons jouer en croyant les vivre, qui conçoivent les intrigues interchangeables dont nous aurons l’illusion qu’elles constituent le cours à nul autre pareil de notre propre histoire la plus secrète.[44]
Il faut en retenir que ce que le réalisme veut faire passer pour la réalité (la vérité selon Ahmadou Kourouma) n’est jamais que fiction et le roman la construction de la fiction de la fiction appelée « réalité ». D’où la thèse que la possibilité du roman dépend de la capacité du texte à répondre à l’appel du réel. De ce fait, le réalisme romanesque procède de l’existence dont elle produit une représentation qui rend compte de l’expérience vécue et dont se déduit une vérité : « le labeur de l’écrivain consistant à la reprendre sans fin, à s’en revenir sans cesse vers elle[45] ». La vraie littérature dans cette perspective est celle qui est gagée sur l’expérience : « La seule littéraire qui vaille est celle qui est gagée sur le réel et consciente pourtant de la trahison qu’elle opère à son égard, assume la culpabilité qui l’accompagne et prend acte de son impuissance essentielle.[46] »
L’impuissance de la littérature à dire le réel à l’appel duquel aucun écrivain sérieux ne saurait ne pas répondre est liée au défaut des mots et au potentiel de trahison de la réalité que le réalisme littéraire ne peut résoudre. Les écrivains africains, du fait de l’histoire politique singulière de leur continent et de la récurrence de la catastrophe qui la marque, ont été et sont peut-être, plus que d’autres, soumis à l’interpellation d’un réel plus que souvent tragique. La problématique qui traverse l’histoire de cette littérature depuis son berceau est incontestablement celle des modalités les plus appropriées de représentation de cette expérience collective. C’est elle qui structure cet espace littéraire en partisans et opposants de l’engagement, en adeptes du fond et de la forme. En d’autres termes, toute l’histoire de la littérature peut être appréhendée comme une quête incessante du langage pour dire l’impossible, l’indicible expérience humaine africaine. Cette quête des mots qui font défaut a pris des visages parfois insolites : si Fama Doumbouya dans Les Soleils des indépendances est un héros tragique victime de la nouvelle société à laquelle il ne peut s’adapter, il est surtout le symbole de la recherche par l’auteur d’un langage pour dire une réalité sans précédent qui résiste aux mots ; en choisissant de recourir à ce qu’il appelle la «fable » pour camper l’aujourd’hui de l’Afrique, Sony Labou Tansi exprime la même quête d’un langage pour nommer l’innommable ; Patrice Nganang fait « parler » un chien et Alain Mabanckou un porc-épic dans la même perspective. Les exemples peuvent être multipliés.
Le recours massif à l’enfant-soldat pour conter les guerres civiles africaines participe de la même quête langagière pour dire l’indicible. Il métaphorise la problématique de l’inadéquation entre les mots et les choses, l’écart entre l’objet, son identification et sa représentation, entre le langage et la tragédie au cœur de toute la littérature africaine. C’est ce même impossible discursif qui porte l’ensemble des récits du génocide rwandais que les mots-béquilles des auteurs figurent à la perfection. Dans l’avertissement aux récits d’enfants-soldats et du génocide, on pourrait, comme Magritte sur sa toile représentant une pipe avec la légende : « ceci n’est pas une pipe », faire figurer les mentions : « ceci n’est pas une guerre civile » et « ceci n’est pas un génocide ». Car le langage ici comme ailleurs chez plusieurs écrivains africains est moins un processus qu’une thématique qui révèle un affrontement sans merci opposant les narrateurs aux mots. Sami Tchak, interrogé par Boniface Mongo-Mboussa sur l’expression atypique du narrateur de son roman Place des fêtes, l’explique ainsi :
C’est clairement un jeu de lutte à mort avec cette réalité qu’on ne peut vaincre. Là où le narrateur et l’auteur se rejoignent, c’est dans leur vision fataliste qui consiste à poser la réalité comme victorieuse dans le corps à corps qu’il engage avec elle. Maintenant, comment se situer par rapport à cette réalité qu’on ne peut vaincre. Ce n’est pas en la niant. Mais l’affronter. Puis qu’on ne peut pas la vaincre, à quoi bon l’affronter ? Se résigner et reconnaître qu’elle a raison, qu’elle est plus forte ? Même en choisissant cette solution, elle ne nous épargnera pas. C’est donc une tauromachie où l’on a l’assurance de perdre. Le but de cette lutte, c’est d‘éviter, bien que vaincu, d’être écrasé.[47]
Les récits d’enfants-soldats et ceux du génocide rwandais sont les arènes par excellence de ce corps à corps caractéristique de la littérature africaine entre l’écrivain et la réalité par la médiation du langage, défaillant et traître par essence. Il se pose alors la question incontournable du pouvoir du langage, et partant, celle de l’« utilité » de la littérature dont il est la matière première. « Que peut donc la littérature à l’heure des répétitions catastrophiques de l’histoire génocidaire et de la menace polymorphe des fascismes rabaissants[48] », comme au Rwanda et dans les innombrables guerres civiles africaines postcoloniales à répétition, on pourrait répondre « rien[49] » ou « presque rien[50] » avec Emmanuel Bajou, « pas grand chose et même rien[51] » avec Philippe Forest. Pourtant, ce « rien » du langage confronté à l’impossible du réel, cet « impouvoir essentiel[52] » de la littérature qui bute et échoue sans cesse « devant le scandale même d’un réel sur lequel elle n’a pas de prise, qu’elle ne peut pas changer, dont elle ne peut même pas authentiquement rendre compte[53] » constitue sa raison d’être parce qu’il empêche d’« invisibiliser » le réel et dessine les contours de l’action rêvée.
Notes
[1] Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine. Pour une littérature préemptive, Paris, Éditions Homnisphères, 2007. Cet ouvrage est en cours de réédition dans la collection « L’un et l’autre en français », dirigée par Jean-Michel Devésa, aux Presses Universitaires de Limoges (France).
[2] Lilyan Kesteloot, « La Littérature négro-africaine face à l’histoire », in Afrique contemporaine, n° 1, 2012, p. 43.
[3] Thibault Le Renard et Comi M. Toulabor « Entretien avec Ahmadou Kourouma », in Lectures [En ligne], http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/075178.pdf, consulté le 29 avril 2016.
[4] Jean-Luc Rahariimanana, Les Cauchemars du gecko, Paris, Vents d’ailleurs, 2011, p. 8.
[5] Jean-Hervé Jézéquel, « Les Enfants-soldats d’Afrique, un phénomène singulier ? Sur la nécessité du regard historique », in Vingtième siècle, « Enfants en guerre », [en ligne], URL: http://www.cairn.info/revue-vingtième-siècle-revue-d-histoire-2006-1-page-99.htm, consulté le 2 mai 2016.
[6] Ken Saro-Wiwa, Sozaboy, trad. de l’anglais par Samuel Millogo et Amadou Bassiri, Paris, Actes Sud, 1998.
[7] Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2002, p. 9.
[8] Ibidem, p. 11.
[9] Abdourahman Waberi, Transit, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2003, p. 15.
[10] Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998, p. 7.
[11] Ibidem.
[12] Ken Saro-Wiwa, Sozaboy, p. 41.
[13] Ahmadou Kourouma, Allah, pp. 9-10.
[14] Abdouhraman Waberi, Transit, pp. 20-21.
[15] Daniel Delas, « Quelles voix pour l’enfance ? Sur les récits d’enfants-soldats africains », in ELA, n° 32, 2011, p. 57 [en ligne], URL : http://id.erudit.org/iderudit/1018642, consulté le 2 mai 2016.
[16] Malek Chebel, La Formation de l’identité politique, Paris, Éditions Payot Rivages, 1998, p. 11.
[17] Abdourahman Waberi, Transit, p. 21.
[18] Ahmadou Kourouma, Allah, p. 11.
[19] Pascal Quignard, cité par Camilo Bogoya Gonzalez, « Pascal Quignard : musique et poétique de la défaillance », thèse de doctorat en langue et civilisation françaises, [En ligne] ; URL : http://www.univ-paris3.fr/soutenances-de-theses-en-2011-ed-120-146158, consulté le 1 mai 2016.
[20] Ahmadou Kourouma, Allah, p. 224.
[21] Bernard Jouanneau, cité par Michael Rinn, Les Récits du génocide, p. 8.
[22] Charles Jimono, « Idéologie raciste et génocide », in RésistanceS, n° 2, novembre-décembre 1997, pp. 23-24.
[23] Ibidem, p. 24.
[24] Michael Rinn, Les Récits du génocide, p. 21.
[25] Michael R. Ertel, cité par Michael Rinn, Ibidem, p. 24
[26] Robert Antelme, cité par Michael Rinn, Ibidem.
[27] Michael R. Ertel, cité par Michael Rinn, Ibidem.
[28] Jorge Semprun, cité par Michael Rinn, Ibidem, p. 25.
[29] Maurice Olender, cité par Michael Rinn, Ibidem.
[30] Ibidem.
[31] Daniel Delas, « Écrits du génocide rwandais » in Notre Librairie, n° 142, octobre-décembre 2000, p. 21.
[32] Abdourahman Waberi, Moisson de crânes, Paris, Le Serpent à Plumes, 2000, p. 15.
[33] Ibidem, p. 15.
[34] Ibidem, pp. 15-16.
[35] Ibidem, p. 13.
[36] Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000, p. 124.
[37] Jean-Luc Raharimanana, L’Arbre anthropophage, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2004, p. 11.
[38] Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2014, p. 72.
[39] Eugène Ébodé, Souveraine Magnifique, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2014, p. 49.
[40] Koulsy Lamko, La Phalène de la colline, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002, p. 77.
[41] Ibidem.
[42] Abdourahman Waberi, Moisson, pp. 16-17.
[43] Philippe Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Allaphbed : Tome 3, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, p. 19.
[44] Ibidem, pp. 33-34.
[45] Ibidem, p. 8.
[46] Philippe Forest, « Que peut (encore la littérature ? Avant-propos », in Stéphane Audeguy et Philippe Forest (dir.), Que peut (encore) la littérature ?, in La Nouvelle Revue française, n° 609, Paris, Gallimard, 2014, p. 20.
[47] Boniface Mongo-Mboussa, Désir d’Afrique, Paris, Gallimard, 2002, p. 120.
[48] Emmanuel Bajou, « Oui, mais (encore). Puissance du roman contemporain », in Stéphane Audeguy et Phillipe Forest, « Que peut (encore) », p. 66.
[49] Ibidem.
[50] Ibidem.
[51] Philippe Forest, « Avant-propos », Ibidem, p. 17.
[52] Ibidem, p. 16.
[53] Ibidem, p. 14.